Corps de l’article

1. Introduction

Dans la plupart des classes de petite section des écoles maternelles françaises, la lecture d’album est une pratique très fréquente (Bouysse, Claus et Szymankiewicz, 2011). Cette lecture, portée par la voix de l’enseignant, est le plus souvent «ponctuée» d’énoncés d’élèves (commentaires, questions, descriptions...) qui s’expriment sur un élément du texte, de l’image, du thème ou de l’album. Ces élèves semblent engager des formes de dialogue avec au moins un des éléments de l’album qui leur donne à parler et à penser. Terwagne, Lafontaine et Vanhulle (1999) développent la notion de compétence transactionnelle ou «transaction littéraire», qui désigne l’énoncé que les élèves produisent en dialoguant avec l’album. Nous suggérons donc d’entendre par transaction un énoncé qui est le produit d’un dialogue, de l’échange, entre les «données» linguistiques et iconiques de l’album et la lecture subjective qu’en fait l’élève. Ces auteurs proposent une catégorisation de ces énoncés, de ce dialogue texte-élève, après avoir relevé six niveaux de transactions au cours de plusieurs séances de lecture interactive dans une classe d’élèves âgés d’environ huit ans. Chez les élèves de maternelle, âgés de 3 à 6 ans, Terwagne et Vanesse (2008) distinguent cinq niveaux de transactions: les transactions textuelles et iconiques, les transactions intertextuelles, les transactions personnelles, les transactions critiques, et les transactions expressives et créatives.

En nous appuyant sur la catégorisation proposée, dans cet article, nous chercherons à caractériser l’activité langagière de jeunes élèves âgés de 3-4 ans, qui assistent et participent à cinq séances de lectures d’un même récit illustré, et des discussions qui les prolongent. Cette étude a été conduite dans le contexte d’une classe de petite section de maternelle française dans laquelle nous avons enseigné en 2011-2012.

Nous chercherons en quoi l’analyse de ces transactions renseigne sur la capacité de ces jeunes élèves à s’engager dans une lecture littéraire de récit[1] (Tauveron, 2002).

Notre hypothèse est que la spécificité des objectifs des séances de lecture mises en oeuvre avec les élèves dans le cadre de cette étude favorise l’émergence d’énoncés d’élèves, et que dans l’ensemble de ces énoncés, une partie correspondra à des transactions littéraires, telles que Terwagne et Vanesse les ont caractérisées chez les élèves de maternelle.

Notre hypothèse est également que la nature et la proportion des transactions littéraires varient en fonction des caractéristiques des séances, et de leur place dans la séquence, et nous renseignent sur la capacité des élèves à inscrire leur activité langagière dans une perspective de construction collective de signification et d’engagement dans une lecture littéraire de récit.

Après avoir précisé le problème de recherche de cet article, nous développerons les caractéristiques du cadre théorique qui sous-tend la pratique enseignante dont il est question dans cette étude, et du cadre théorique de l’analyse de cette pratique.

2. Cadre théorique

Pour clarifier les choix faits dans ce protocole de recherche, nous verrons quels apports de la psychologie développementale nous aident à appréhender les caractéristiques cognitives et langagières de l’élève de 3-4 ans, puis nous développerons le rôle du langage dans l’appréhension d’un récit de fiction illustré à l’école, avant de conclure cette partie sur le rôle de l’école maternelle dans le développement de l’activité langagière du lecteur.

En accord avec Florin (2003), nous préciserons qu’ «un enfant n’est pas entièrement déterminé par son espèce, ses gènes ou la société: il est aussi l’acteur de son développement, car c’est lui qui traite l’information fournie par son environnement, selon ses possibilités et ses intérêts» (p. 8). Ce courant en psychologie propose de considérer «l’enfant dans sa globalité, ainsi que les interactions entre les différents aspects du développement» (Ibid.). C’est dans le cadre de cette approche socio-constructiviste du développement, et de l’apprentissage, que se situe l’étude que nous proposons. On trouve dans un article daté de 1933 de Vygotski (In Schneuwly et Bronckart, 1985) une mise en question du lien entre développement et apprentissage. Tout apprentissage proposé à l’enfant est à considérer par rapport à son niveau de développement mental. L’adulte, qui s’emploie à accompagner l’acquisition d’un apprentissage par un enfant, prendra en compte les acquis qu’a déjà cet enfant et les apprentissages qu’il est possible que cet enfant réalise, compte tenu de son niveau de développement.

L’apprentissage donne donc naissance, réveille et anime chez l’enfant toute une série de processus de développement internes qui, à un moment donné, ne lui sont accessibles que dans le cadre de la communication avec l’adulte et de la collaboration avec les camarades, mais qui, une fois intériorisés, deviendront une conquête propre de l’enfant.

Ibid., p. 112

Un apprentissage sera, dès lors, entendu comme un processus de construction dont les acteurs sont l’apprenant lui-même, l’adulte parent, l’éducateur ou l’enseignant, ainsi que les pairs de cet enfant.

Cette conception de l’apprentissage est également celle sur laquelle s’appuie le psychologue américain J. Bruner (1987) pour proposer un modèle de développement du langage. Nous retiendrons ici de son analyse que l’un des rôles fondamentaux de l’adulte dans le développement du langage du jeune enfant est de doser le traitement de ce qui est «nouveau» par rapport à ce qui est «connu», à l’intention de former l’enfant «aux conditions et exigences de la communauté linguistique, c’est-à-dire de la culture» (Ibid., p. 33).

À l’échelle de la classe, dans le contexte de séances autour de ce récit illustré, l’enseignante cherchera à conduire les interactions langagières maître/élèves en traitant ce qui est «nouveau» et ce qui est «connu» , afin d’engager ses élèves dans les «conditions et exigences de la communauté linguistique» spécifique à cette activité de lecture scolaire.

Prolongeons cette question des liens entre les échanges langagiers et le récit de fiction illustré en nous intéressant aux apports d’autres chercheurs. Au sujet de la fiction, François (1993) nous dit qu’elle

est d’abord anti-réelle. Mais elle comporte aussi des effets d’ouverture vers le champ des affinités, des associations. Elle nous fait «penser à». Et enfin, contradictoirement, on le sait, la fiction dialogue avec le réel en ceci encore qu’elle nous donne à voir le réel mieux que le réel ne se donne à lui-même.

p. 32

Dans le cadre de la petite section de maternelle, un récit de fiction propose d’autres aspects du réel par rapport à la brève expérience personnelle de l’enfant de trois ans, mais il propose aussi une prise de conscience de son expérience personnelle du réel[2], et des expériences de la fiction qu’a ce jeune lecteur. Ainsi, dans le cadre scolaire de la lecture oralisée d’un récit de fiction, l’enseignant pourra s’employer à ce que soient mis en perspective les nouveaux aspects du réel proposés par la fiction, avec les expériences personnelles et les expériences de la fiction des jeunes lecteurs scolarisés.

Si l’on considère le récit de fiction illustré comme l’un des genres de la littérature[3], et que l’on s’interroge sur l’enseignement de la littérature à l’école primaire, il est incontournable de se référer à la contribution fondatrice de Tauveron. Cette didacticienne propose que la littérature à l’école soit didactiquement conduite par un protocole de lecture qui accompagne les élèves dans le processus d’«apprendre à comprendre et à interpréter». Elle défend l’idée que «la tâche de l’école est d’introduire les élèves dans les modes de penser et de parler particuliers des pratiques littéraires» (1999, p. 13). Elle poursuit en précisant que «lire ce n’est pas comprendre, mais comprendre quelque chose» (Ibid.). Ce «quelque chose» doit se trouver dans une zone de plausibilité définie au sein de la «communauté de la classe», entre ce qui est écrit et ce qui peut être compris.

Cependant, Tauveron fait reposer le travail de cette «communauté de la classe» sur un engagement des élèves dans une écriture «au service de la compréhension et de l’interprétation […], de l’élaboration de la pensée et de l’échange des opinions» (Ibid., p. 31). Ces fructueuses propositions excluent de fait les élèves non scripteurs des deux ou trois premières années de la scolarité, mais peut-être peut-on néanmoins s’appuyer sur cette proposition que la «communauté de la classe» travaille à «l’élaboration de la pensée et de l’échange des opinions», en envisageant que ce travail se fasse dans le cadre de dialogues participant de la lecture magistrale d’un album.

Pour cela, nous nous appuierons sur un article de Boiron qui interroge la construction de l’activité du lecteur et du rapport aux oeuvres dans le cadre d’une lecture magistrale auprès d’élèves de 5-6 ans. «[L]es entrées dans le texte et les relations au texte sont partagées et se construisent dans un mouvement collectif au sein d’un groupe de lecteurs.» (2011, p. 49). Le maître réalisant une lecture oralisée d’un album offre un premier appui langagier à l’élaboration de significations, puisqu’il livre à la communauté de lecteurs, à travers les intonations et les mimiques qu’il utilise pour lire le texte, l’interprétation qu’il en fait. Il permet alors une première forme d’intersubjectivité. Le deuxième appui langagier à l’élaboration de significations que vivra cette communauté est celui que créent les échanges langagiers («commentaires, développement, questions, échanges de tout type») qui «accompagnent, précèdent ou prolongent» ladite lecture (Ibid.). Ce travail langagier collectif concourt à une construction de significations, qui familiarise le jeune lecteur avec l’idée que le rapport aux oeuvres se construit dans la singularité et dans l’altérité.

Cette mise en évidence de l’enjeu de l’activité langagière, dont les échanges langagiers sont «les facettes audibles, visibles, lisibles» (MEN, 2006, p. 10), dans la construction de significations en littérature, peut être enrichie des éléments apportés par Boiron (2010) sur les savoir-faire sur lesquels l’enseignant fonde la pratique de lecture d’album:

  • une lecture très expressive du texte qui cherche à favoriser la compréhension d’éléments linguistiques en l’enrichissant d’éléments corporels (vocalisation, gestes, etc.) proposant alors une diversité d’entrées perceptives qui peuvent aider les élèves dans l’accès au sens;

  • un décodage des illustrations;

  • une conduite adaptée des échanges langagiers oraux qui prolongent la lecture pour que le langage écrit, iconique et de chacun des membres de cette communauté de lecteur contribue à la construction collective de significations.

Enfin, si ces apports théoriques ont permis d’établir le déroulement des séances, c’est la notion de «transaction», dont nous n’avons pris connaissance qu’a posteriori, que nous avons retenue pour analyser une partie du contenu des séances de classe: les énoncés des élèves.

Nous rappelons que Terwagne et Vanesse distinguent cinq catégories de transaction pour les élèves d’école maternelle:

  1. Les transactions textuelles et iconiques regroupent les énoncés qui évoquent le texte écrit et les illustrations. Elles «forment l’ossature du travail que doit entreprendre un lecteur pour donner sens à quelque récit que ce soit» (2008, p. 75). Elles peuvent prendre trois formes:

    1. Les prévisions: Ce sont les hypothèses, les anticipations que les lecteurs formulent avant que le contenu de l’album ne leur soit révélé.

    2. Les clarifications: Ce sont les activités de précision de signification (d’un mot, d’un élément de l’illustration) ou d’explicitation de ce qui est suggéré, choisies par l’auteur: le cadre spatial, temporel, les actions et motivations des personnages.

    3. Les révisions: Ce sont les rappels des éléments de l’album mis à jour, mais aussi les vérifications explicites de prévisions.

  2. Les transactions intertextuelles réfèrent aux énoncés qui explicitent une analogie avec d’autres récits[4].

  3. Les transactions personnelles regroupent les énoncés de lecteurs qui expriment un lien entre le contenu de l’album et son expérience personnelle.

  4. Les transactions critiques procèdent d’une certaine mise à distance de ce que propose l’auteur. Elles peuvent prendre deux formes:

    1. Les opinions: Les lecteurs expriment leur avis sur leurs préférences, sur les personnages, sur les situations relationnelles mises en scène dans l’album.

    2. Les réflexions: Expression d’un point de vue, sur un thème identifié de l’album.

  5. Les transactions expressives et créatives, elles aussi, peuvent prendre deux formes:

    1. Les représentations (uniquement orales dans notre corpus, mais elles peuvent se trouver sous la forme de dessins ou d’écrits, chez des lecteurs plus âgés): Les lecteurs s’inspirent d’une scène de l’album pour la rejouer, en reprenant les propos des personnages et en les enrichissant de bruitages, d’intonations, de gestes, qui soulignent leurs états émotionnels.

    2. Les projections: Les lecteurs proposent des alternatives aux propos du personnage, et aux choix de l’auteur.

Après avoir circonscrit le cadre théorique dans lequel se situe notre démarche, nous allons en présenter la dimension méthodologique.

3. Éléments méthodologiques

Le recueil de données a été réalisé en 2011-2012, dans une classe de 24 élèves de petite section d’école maternelle d’une grande ville française. Ces élèves sont issus de catégories socio-économiques plutôt favorisées. Ce recueil porte sur cinq séances[5] de lecture d’un même album, Bonne nuit Petit Ours Brun. Les séances, d’une durée d’environ 20 minutes, ont été réparties sur cinq matinées dans deux semaines de la fin du premier trimestre (novembre). Elles ont toutes été enregistrées, à l’aide d’un dictaphone.

3.1 L’album

L’album proposé aux jeunes élèves a été choisi selon des critères proposés par Boiron et Rebière (2009): familiarité de l’intrigue avec le monde que l’enfant connaît, lisibilité du message linguistique, lisibilité du message iconique et cohérence narrative. En nous référant aux différents genres de récits précisés par Terwagne et Vanesse (2008), nous préciserons que cet album propose un «récit élémentaire du quotidien». Ces auteurs expliquent que, malgré une simplicité apparente, ce genre de texte va au-delà de «l’histoire-script», car un certain nombre de complications y sont introduites. En effet, la compréhension de l’histoire nécessite l’identification des différents personnages, de leurs actions, et de la raison de ces actions.

En complément du texte, l’album fournit au lecteur un ensemble d’illustrations et Grossman, s’interrogeant sur le rôle de «l’image dans le processus de construction du sens», souligne qu’ «elle permet à l’enfant non lecteur d’entrer dans l’objet texte et de peupler le monde textuel» (1996, p. 41). Précisons que dans le cas du récit de fiction illustré choisi, le texte constitue un objet autonome, mais les images ne fonctionnent pas uniquement comme une illustration de la situation. En effet, dans l’album choisi ici, l’illustratrice a enrichi chaque scène d’éléments qui ne sont pas évoqués dans le texte – notamment par la présence et les actions du chat de la maison. Grossman ajoute que c’est souvent cette source iconique qui suscite les commentaires de l’enfant au cours de la lecture magistrale.

Cet album met en scène le personnage de Petit Ours Brun au moment du coucher. À quatre reprises, et pour quatre motifs différents, il appelle ses parents qui se déplacent à tour de rôle et répondent en exprimant de plus en plus leur mécontentement, jusqu’à ce qu’il finisse par s’endormir, à leur grande satisfaction.

Nous ajouterons que l’album choisi fait partie de la collection Les livres-surprises; il a donc certaines caractéristiques qui diffèrent de celles de la collection habituelle, notamment un format plus grand (20 cm par 20 cm environ), ce qui permet aux élèves d’avoir un accès relativement aisé aux illustrations lors de la lecture magistrale.

Les caractéristiques de l’album utilisé dans le cadre de ce recueil de données ayant été précisées, considérons à présent les modalités des séances au cours desquelles il a été lu et discuté.

3.2 Le déroulement type d’une séance

La lecture d’album se situant fondamentalement dans le domaine de l’écrit[6], le choix a été fait de lire le texte écrit de l’album, sans interruption. L’album est continuellement ouvert face au groupe de lecteurs, favorisant ainsi la possibilité d’un contact visuel permanent du jeune lecteur avec les illustrations.

La lecture magistrale est immédiatement suivie d’une phase d’échanges langagiers[7] entre l’enseignante et les élèves, et entre élèves. Afin de ne pas négliger ce que le jeune lecteur a pu dire au cours de cette lecture, ces moments d’interactions langagières ont, comme point de départ, la reprise des énoncés d’élèves entendus au cours de la lecture magistrale.

En suivant ce principe, cinq séances collectives de lecture de ce même album ont été proposées aux jeunes élèves.

3.3 Les spécificités de chacune des séances

Les séances varient par le nombre d’élèves participant, et par leurs objectifs spécifiques.

Dans le contexte de la classe, tous les élèves parlent, avec plus ou moins d’aisance, tous sont capables de s’exprimer en utilisant une phrase plus ou moins complexe. Au cours des cinq premières semaines de l’année scolaire, nous avons observé quels élèves produisent des énoncés au cours de la lecture d’album et participent activement aux discussions qui les prolongent. C’est sur la base de cette observation que nous avons constitué deux groupes de lecteurs qui rassemblent respectivement le groupe de «grands parleurs» (GP) et le groupe de «petits parleurs» (PP) (Florin, 1995). Les séances 1, 2 et 3 (S1, S2 et S3) se sont déroulées en demi-groupe (de 12 élèves), afin de permettre à chacun de prendre la parole, et les séances 4 et 5 (S4 et S5) se sont déroulées avec le groupe classe entier.

Chacune de ces séances, composées d’une phase de lecture magistrale et d’une phase d’échanges langagiers, présente des caractéristiques spécifiques que nous allons présenter:

  • Séance 1: Lecture magistrale prolongée par des échanges langagiers à partir de la reprise des énoncés d’élèves entendus au cours de la lecture magistrale.

  • Séance 2: Lecture magistrale prolongée par des échanges langagiers à partir de la reprise des énoncés d’élèves entendus au cours de la lecture magistrale, et échanges langagiers autour d’éléments «affectivo-identitaires[8]» (Dufays, Gemenne et Ledur, 2005).

  • Séance 3: Lecture magistrale prolongée par des échanges langagiers à partir de la reprise des énoncés d’élèves entendus au cours de la lecture magistrale, et par des échanges langagiers à partir des obstacles cognitifs et culturels identifiés: le cadre spatio-temporel, et les intentions, croyances, désirs, émotions et besoins des personnages, soit cet ensemble d’états mentaux qu’Astington (2007) regroupe sous le nom d’esprit et qui détermine le plus souvent les actions humaines.

  • Séances 4 et 5: Lecture magistrale prolongée par des échanges langagiers à partir de la reprise des énoncés d’élèves entendus au cours de la lecture magistrale et par des échanges langagiers à partir des obstacles cognitifs et culturels qu’il paraît utile de rediscuter.

Dans cette expérimentation, nous tenions à amorcer les échanges langagiers entendus en s’appuyant sur les énoncés d’élèves entendus au cours de la lecture magistrale, mais les transcriptions montrent qu’elles ont été amorcées à partir des énoncés d’élèves retenus par l’enseignante. En effet, une petite proportion d’énoncés d’élèves a parfois été oubliée, mais le principe d’amorcer les échanges langagiers en s’appuyant sur les énoncés d’élèves entendus au cours de la lecture magistrale a été maintenu pour chacune de ces séances.

Les aspects méthodologiques des séances de classe ayant été précisés, nous proposons maintenant d’en préciser les critères d’analyse.

3.4 Critères d’analyse des données

À partir de la transcription des enregistrements sonores réalisés au cours de ces cinq séances, nous avons établi une catégorisation des énoncés des élèves en nous appuyant sur les cinq catégories de transaction présentées dans la partie théorique.

Afin d’illustrer chacune des cinq catégories de transaction, nous proposons des exemples extraits du corpus de cette étude afin de donner un aperçu de leur longueur, de leur teneur, et de leur place dans les échanges langagiers qu’occasionne la lecture collective de l’album.

 (suite)

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Poursuivons en présentant deux extraits de séance afin de donner un aperçu de la répartition des énoncés entre l’enseignante et les élèves, un aperçu du contenu des énoncés des élèves, et afin d’expliciter les éléments qui nous ont permis de catégoriser tel énoncé dans telle catégorie de transaction. Ainsi, sera présenté, dans un premier temps, un extrait correspondant à la phase de lecture magistrale où l’enseignante procède à la lecture de l’album et au cours de laquelle de rares énoncés d’élèves s’intercalent dans le déroulement du texte écrit oralisé. Dans un deuxième temps, nous donnerons à voir un extrait correspondant à la phase de discussion qui fait suite à cette lecture, au cours de laquelle la parole est explicitement donnée aux élèves.

3.5 Extrait d’un exemple de transactions textuelles et personnelles

L’échange qui suit est extrait de la lecture conduite dans la séance 3, avec le groupe des petits parleurs:

30. MAIT (elle lit): c’est maman ours qui dit, allez, dors bien mon chéri. Mais Petit Ours Brun n’a pas eu son histoire, qui va lui raconter?
31. SARA: papa
32. MEDI: papa l’ours
33. MAIT (elle lit): c’est papa ours qui dit, d’accord, d’accord, mais après tu dors! Papa ours raconte l’histoire, puis il chuchote: il faut dormir, il est tard (en chuchotant)
34. ANNE: quand il est tard, ben moi, j’ai dormi tout à l’heure, j’ai dormi, ron pschit, ron pschit

On observe que des petits parleurs produisent des énoncés, y compris pendant la lecture (ici en proportion de trois énoncés d’élèves pour deux énoncés d’enseignante). Certains de ces énoncés d’élèves ne contiennent qu’un ou deux mots mais nous estimons qu’ils méritent d’être considérés, car, comme l’explicite le document d’accompagnement «Le langage à l’école maternelle» (MEN, 2011, p. 6) permettant à tout enseignant d’en saisir les enjeux: tout énoncé représente la partie extériorisée de l’activité cognitive verbale qu’est le langage.

Le langage est le produit d’une activité, spontanée ou réfléchie selon le cas, d’un sujet s’exprimant au moyen d’une langue: cette activité suppose un fonctionnement psychique, interne, rendu possible grâce à l’activité neuronale. L’activité langagière se distingue de produits langagiers qui en constituent les facettes audibles, visibles, lisibles.

MEN, 2011, p. 6

Nous compléterons cette conception du langage par les apports de François (1993) qui précise que, aussi arbitraire que soit le système des signes qui organisent la langue (ici, les mots oralisés), il y a une subjectivité dans la façon dont l’émetteur de ce signe le dit, et une autre part de subjectivité dans la façon dont le récepteur de ce signe l’interprète. En effet, chaque signe est nourri pour chacun de l’expérience, du savoir, qu’il a de ce que ce signe désigne. Ainsi devient-il explicite que tout acte de discours est le reflet d’une activité cognitive, soit le traitement personnel d’un signe ou d’un ensemble de signes. C’est pourquoi tout énoncé, aussi bref soit-il, aussi ressemblant soit-il à celui d’un autre interlocuteur, sera considéré.

Si on étudie les prises de parole des élèves, on observe que l’énoncé de Sarah (31), comme l’énoncé de Médinatou (32), qui rappelle un élément du texte est, selon les catégories établies par Terwagne et Vanesse (2008), une transaction textuelle de révision. L’énoncé d’Anne (34) proposant un lien avec son expérience personnelle peut être qualifié de transaction personnelle.

À partir d’un extrait comme celui-ci, on voit que la phase de lecture magistrale ne se déroule pas dans un silence absolu: les élèves s’expriment et chacun de leurs énoncés, dans le cadre de cette étude, sera comptabilisé (pour cet extrait: deux transactions textuelles et une transaction personnelle). Nous allons maintenant nous intéresser à la phase qui prolonge la lecture magistrale: la phase de discussion, au cours de laquelle les élèves sont explicitement incités à s’exprimer.

3.6 Exemple de transactions textuelles et créatives

L’échange qui suit est extrait de la discussion qui a prolongé la relecture proposée dans la séance 2, avec le groupe des grands parleurs:

419. MAIT: attends, on va voir, Noa qu’est-ce que tu voulais dire?
420. NOA: que, elle est très en colère
421. MAIT: comment tu reconnais qu’elle est très en colère?
422. PIERR: i’veut des bisous
423. NOA: parce qu’elle lui dit que, il faut dormir, petit ours brun!
424. MAIT: oui, parce qu’elle lui dit qu’il faut dormir, elle lui dit, allez, bois ça et dors!
425. PIERR: et, il veut des bisous
[…]
429. NOA: papa ours, i’dit non, t’en as assez!
430. MAIT: tu en as déjà eu PLEIN, il dit!
431. ELIO: NON!

En proportion, on a six énoncés d’élèves pour quatre énoncés d’enseignante.

Sur le plan qualitatif, en 420, Noa complète l’action du personnage de la maman, qui apporte un verre d’eau, en précisant son état émotionnel. Pierre, en 422 et 425, invoque la cause de l’état de la maman. Alors que l’enseignante demande à Noa d’expliciter comment elle a identifié cet état émotionnel, elle répond en 423: par les propos du personnage et le ton de la lecture. Tous ces énoncés sont des clarifications qui relèvent, elles aussi, de transactions textuelles.

Les énoncés 429 et 431 relèvent quant à eux de la catégorie des transactions expressives et créatives: les lecteurs évoquent une scène sous forme de dramatisation. En effet, Noa reprend ici ce qui est signifié dans l’énoncé du personnage du papa («tu as déjà eu plein») en proposant avec une intonation ferme: t’en as eu assez! Eliot ajoute une exclamation de refus qui confirme la posture du personnage du papa en disant non!

Après analyse de ces extraits de corpus, et avant de nous intéresser plus quantitativement à la part d’énoncés d’élèves qui relèvent de transactions, nous proposons un aperçu global de la proportion d’énoncés d’élèves, tant pendant les lectures de l’album (L), que pendant la discussion qui fait suite à cette lecture (D), et ce, au fil des séances (S1, S2, S3, S4 et S5).

4. Analyse des résultats

4.1 Analyse quantitative d’énoncés d’élèves

Comme en témoignent, par exemple, les recherches de Florin (1991), pour une séance de langage en grand groupe ou en petit groupe, dans les trois premiers niveaux de maternelle (TPS, PS, MS), la quantité d’énoncés produits par l’enseignant est le plus souvent supérieure à l’ensemble des énoncés d’élèves. C’est donc l’un des premiers paramètres que nous chercherons à évaluer dans ce corpus.

Figure 1

Quantités d’énoncés d’élèves - Groupe des petits parleurs

Quantités d’énoncés d’élèves - Groupe des petits parleurs

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Figure 2

Quantités d’énoncés d’élèves - Groupe des grands parleurs

Quantités d’énoncés d’élèves - Groupe des grands parleurs

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Figure 3

Quantités d’énoncés d’élèves (Classe entière)

Quantités d’énoncés d’élèves (Classe entière)

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Les énoncés d’élèves sont toujours majoritaires, même dans le groupe des petits parleurs, à hauteur de 60 % minimum du total des énoncés produits à partir de cette lecture d’album. Ces résultats confirment ce que Florin (1991) a mis en évidence: c’est au sein des groupes homogènes que les conditions sont les plus favorables aux productions langagières de tout type d’élèves.

Si ces résultats renseignent sur la quantité d’énoncés produits, la longueur des énoncés n’a pas été considérée, mais on peut noter, par exemple, que lors de la lecture magistrale, les énoncés de l’enseignant peuvent faire jusqu’à 70 mots alors que ceux des élèves qui s’insèrent brièvement lors de la lecture sont composés d’un ou deux mots, et qu’ils peuvent aller exceptionnellement jusqu’à 20 mots. Lors de la phase de discussion, la longueur des énoncés d’élèves s’étend d’un à une vingtaine de mots, et ceux de l’enseignante d’un à une trentaine de mots.

Malgré cette absence d’appréciation quantitative moyenne de longueur des énoncés, il semble que l’on puisse considérer que cette situation de lecture d’album favorise l’expression des élèves, petits parleurs ou grands parleurs. Toutefois, dans cette analyse quantitative, nous ne nous sommes pas encore intéressés au contenu de leurs énoncés. Nous allons donc maintenant observer la proportion d’énoncés d’élèves relevant de transactions par rapport à l’ensemble de leurs énoncés.

4.2 Analyse quantitative de la proportion d’énoncés d’élèves relevant de transactions avec l’album

Parmi les énoncés d’élèves, le premier travail d’analyse a été de distinguer ce qui, selon nous, relevait des transactions de ce qui relevait des énoncés «non thématiques» (Florin, 1991), les énoncés «non thématiques» étant ceux qui sont en dehors du thème défini par le contexte (ici l’album, son texte, ses illustrations). Lors de la lecture d’album avec de si jeunes élèves, on peut se demander dans quelles proportions leurs énoncés relèvent des transactions avec l’album; nous avons pu établir qu’ils se répartissent ainsi:

Figure 4

Quantité d’énoncés relevant de transactions

Quantité d’énoncés relevant de transactions

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Dans chacune des séances, et quel que soit le groupe concerné (grand parleur, petit parleur ou classe entière), la quantité d’énoncés relevant de transactions représente environ 80 % de l’ensemble des énoncés d’élèves. Cette proportion est moindre dans le cas de la séance 1 avec les grands parleurs, où on relève beaucoup de «digressions» (seulement 65 % des énoncés relèvent de transactions), et dans le cas de la séance 3 avec les petits parleurs, où il y a eu divers événements annexes au cours de la lecture et de la discussion (67 % des énoncés relevaient néanmoins de transactions).

Cet histogramme indique que l’activité de lecture d’album incite les élèves, grands parleurs ou petits parleurs, à s’exprimer, à maintenir leurs énoncés, donc leur activité cognitive, sur cet objet culturel commun autour duquel les échanges langagiers s’organisent dans une perspective de construction de significations.

Nous allons maintenant observer si toutes les catégories de transaction sont représentées et comment elles se répartissent selon le profil des séances. En effet, au fil des séances et de l’appropriation de l’album, les transactions sont susceptibles de varier.

4.3 Répartition des catégories de transactions pour chacune des cinq séances

Dans cette partie consacrée à la répartition des catégories de transactions, nous distinguerons le groupe de petits parleurs et celui des grands parleurs.

4.3.1 Les transactions dans le groupe des petits parleurs

Figure 5

Répartition des catégories de transactions dans le groupe des petits parleurs

Répartition des catégories de transactions dans le groupe des petits parleurs

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Pour ces trois séances en groupe de petits parleurs, l’analyse des échanges langagiers permet de dégager quelques caractéristiques.

Toutes les catégories de transactions présentes dans ce recueil de données sont représentées dans le groupe des petits parleurs. La proportion importante de transactions personnelles atteste que les petits parleurs ont beaucoup évoqué le lien avec leur expérience personnelle, ce sujet permet à chacun de s’exprimer sans avoir peur de se tromper. En revanche, le déroulement de la troisième séance s’est fait sans transaction personnelle, ce qui amène à déduire que les activités de lecture et de discussion proposées lors des séances précédentes ont pu permettre aux élèves de ce groupe d’orienter davantage leur activité de lecture vers le texte et les illustrations de l’album (88 % de transactions textuelles et iconiques).

La proportion de transactions expressives et créatives pendant la lecture magistrale (S1 L., S2 L., S3 L.) correspond la plupart du temps à la répétition d’un passage à la tonalité affective particulièrement marquée que les élèves reprennent volontiers. Par exemple, lorsque l’enseignante lit le passage où un parent du Petit Ours Brun lui dit «Bois ça et dors!», ou «Des bisous? Tu en as déjà eu plein!», nous avons fréquemment entendu un élève reprendre Bois ça et dors! ou plein! avec une intensité plus marquée que celle proposée par la lecture de l’enseignante. Et cette reprise fait souvent l’objet d’une surenchère par un autre élève, qui propose une reprise à l’intensité encore plus marquée.

Si l’on observe une proportion non négligeable (30 %) de transactions critiques (opinions et réflexions) en S2 D., c’est probablement parce que cette deuxième séance propose aux élèves des échanges langagiers autour d’éléments «affectivo-identitaires» de l’album et que les élèves s’expriment volontiers sur leur personnage ou passage préféré: je, aime petit chat, j’aime comment il appelle ses, ses parents et sur telle situation de l’album, ici, une illustration: le chat, i’pourrait se casser la tête si y a des crayons qui tombent.

Si l’on observe une proportion importante (88 %) de transactions iconiques et textuelles en S3 D., c’est probablement parce que cette troisième séance proposait aux élèves des échanges langagiers autour des potentiels obstacles cognitifs et culturels que pouvait contenir cet album. Les élèves sont invités à s’exprimer sur les éléments du texte ou de l’illustration qui permettent de clarifier le cadre spatial, temporel (l’ordre des événements) et tout ce qui réfère aux actions, propos ou intentions des personnages: i’a le papa ours, i’se fâche, parce que le petit i’dort pas , il a dit i’lit l’histoire, et après, i’dort.

L’observation de ces trois premières séances, permet d’avancer que dans le groupe des petits parleurs, la répartition de la proportion des catégories de transactions évolue au fil des séances alors que la participation des élèves ne diminue pas (toujours aux alentours de 60 %, cf. Figure 1): Le degré de familiarisation avec l’album augmente, et, après de larges «détours» par le lien avec l’expérience personnelle, les échanges langagiers semblent pouvoir s’orienter vers l’album lui-même: son texte et ses illustrations.

Après avoir dégagé les caractéristiques saillantes de la répartition des catégories de transactions dans le groupe des petits parleurs, nous allons faire de même pour les grands parleurs et voir en Figure 6 comment se répartissent les différentes catégories de transactions au fil des séances avec le groupe de grands parleurs.

4.3.3 Les transactions dans le groupe des grands parleurs

Figure 6

Répartition des catégories de transactions dans le groupe des grands parleurs

Répartition des catégories de transactions dans le groupe des grands parleurs

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Pour ces trois séances en groupe d’élèves grands parleurs, l’analyse des échanges langagiers permet de dégager quelques caractéristiques.

Comme dans le groupe des petits parleurs, toutes les catégories de transactions présentes dans ce recueil de données sont représentées dans ce groupe.

Le lien avec l’expérience personnelle est moins représenté pendant les lectures magistrales que pour les petits parleurs, et ce, au profit des transactions textuelles et iconiques: ces élèves semblent d’emblée disposés à orienter leur activité langagière vers ce qui est lu et ce qui est représenté dans les illustrations. Cette orientation décroît au fil des lectures au profit des transactions expressives et créatives qui, là aussi, prennent le plus souvent la forme de dramatisation où les propos d’un personnage sont repris en étant répétés avec une intensité plus marquée à boire! ou des bisous, des bisous! Mais les transactions expressives et créatives prennent aussi la forme de projections alors que l’élève exprime comment il aurait réagi à la place de tel personnage, en complétant l’un de ses propos: allez mon chéri, dors bien, ou dans ton lit, ou bien des bisous, tu en as déjà eu plein! ou encore allez dors, tam, tam!

Une part des énoncés de ces élèves GP relevés pendant la lecture magistrale et que l’on ne trouve pas pendant les lectures avec les PP sont des transactions critiques, non pas sous forme d’opinion, mais plutôt de réflexions qui traduisent une capacité à mettre le texte à distance pour en dégager une réflexion plus générale: c’est pas rigolo d’aller dans la nuit, [le chat]i’ peut le griffer. Comme dans le groupe d’élèves PP, en S2 D., on observe une proportion non négligeable (30 %) de transactions critiques. Toutefois, cette fois-ci, elles apparaissent davantage sous forme d’opinion, ce qui pourrait confirmer que des échanges langagiers autour d’éléments «affectivo-identitaires» de l’album orientent l’activité langagière vers leur personnage ou passage préféré ou redouté: moi j’aime le chat, mais le chat, i’peut le griffer, ou moi, j’aime bien le papa ours et la maman ours, ou bien la lune elle est trop méchant.

Bien que la séance S3 D. eût pour objectif de proposer des échanges langagiers autour des potentiels obstacles cognitifs et culturels que peut contenir cet album, la proportion de transactions iconiques et textuelles n’est ici que de 49 % (88 % chez les élèves PP). En effet, les élèves, invités à s’exprimer sur les éléments du texte ou de l’illustration pour clarifier le cadre spatio-temporel et tout ce qui réfère aux personnages, le font pendant les deux tiers de la discussion qui prolonge la lecture. Néanmoins, ils manifestent le désir d’incarner les personnages pour rejouer les scènes de l’album, comme cela avait été fait de manière impromptue à la fin de la séance précédente. Ceci explique que l’on trouve une forte proportion de transactions expressives et créatives (32 %) dans cette troisième séance.

Après avoir analysé les transactions lors des lectures magistrales et discussions effectuées en demi groupe, nous allons nous intéresser à la répartition des proportions de transactions d’élèves lorsque la classe est réunie autour des quatrième et cinquième lectures.

4.3.3 Les transactions dans le groupe classe

Figure 7

Répartition des catégories de transactions (Classe entière)

Répartition des catégories de transactions (Classe entière)

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Pour ces deux dernières séances de lecture (S4 et S5), les énoncés d’élèves entendus pendant la lecture magistrale ainsi que l’évocation des obstacles cognitifs et culturels qu’il paraît utile de rediscuter servent de point de départ à la discussion qui la prolonge.

En séance 4, ce sont d’ailleurs des élèves issus du groupe des petits parleurs qui produisent encore, pendant la lecture, quelques énoncés en lien avec l’expérience personnelle. Ces transactions personnelles, reprises lors de la discussion, font s’exprimer autant d’élèves du groupe de petits parleurs que de grands parleurs. Mais c’est un élève du groupe des grands parleurs qui ouvrira l’échange d’opinions (transactions critiques) en énonçant se fâcher c’est pas bien, échange d’opinions auquel participera aussi un élève du groupe des petits parleurs, et un autre élève, non identifié.

Pour la cinquième séance (S5. L.), la familiarité avec le texte semble favoriser les transactions expressives et créatives pendant la lecture (50 %), mais appelle aussi à proportion égale (50 %), une bonne part d’anticipations, de clarifications et de révisions (transactions iconiques et textuelles) de la part des élèves. On ne trouve plus de transactions critiques, ni personnelles. Dans la phase de discussion, la proportion de transactions iconiques et textuelles atteint 92 %.

Lors de la cinquième séance, l’activité langagière que suscite cet album partagé s’est recentrée sur le texte et les illustrations sans qu’il n’y ait plus de «détours» par l’expérience personnelle, ni l’expression de critiques ou d’opinions. Ce qui semble traduire un maintien de l’activité langagière de l’enfant sur l’activité de lecture, ce dispositif s’efforçant d’instaurer «les conditions réelles d’échanges entre élèves, de véritables négociations de sens, de confrontations, de co-constructions dans et par le langage, tout comme l’établissement d’une culture commune» (Grandaty, 2001, p. 148).

5. Discussion

L’analyse des résultats de cette étude révèle que lors des séances de lecture et discussion autour de l’album, la majorité des énoncés sont ceux des élèves (Figures 1, 2 et 3), et la plupart de ces énoncés relèvent de transactions avec l’album (Figure 4). Par ailleurs, toutes les catégories de transactions sont représentées, à l’exception des transactions intertextuelles (Figures 5, 6 et 7), ce qui permettrait de nuancer certains constats selon lesquels l’activité langagière autour de l’album en maternelle se réduit à «laisser les enfants se parler sur le texte au lieu de parler avec le texte» (Tauveron, 2009).

En effet, la diversité de ces «transactions littéraires», ou «compétences transactionnelles», révèle que le jeune élève exprime ses préférences, donne son avis, interroge les actions des personnages, fait le lien avec son expérience personnelle et propose des alternatives à la version proposée par l’auteur ou des dramatisations de la version originale. Favoriser et développer les divers types de transactions à partir d’une lecture collective permet, selon nous, d’engager les élèves dans les caractéristiques spécifiques de la lecture littéraire. Cette étude porte sur un récit du quotidien, que nous ne nous avancerions pas à qualifier de littéraire, mais il s’agit d’une fiction, de l’expérience imaginée d’un personnage, qui permet de familiariser chacun des jeunes lecteurs avec le dialogue émotionnel, affectif et cognitif avec le récit. «La notion de transaction permet de mettre en évidence l’idée que la signification n’est ni dans le texte, ni dans le lecteur, mais qu’elle est construite par le lecteur à partir du texte.» (Terwagne et Vanesse, 2008, p. 74)

Lors de la mise en oeuvre de ce dispositif de cinq séances, dont nous avions déterminé le contenu avec les directrices de recherche de notre mémoire de Master (Lassère-Totchilkine, 2012), nous n’avions pas connaissance de la notion de transaction que Terwagne et Vanesse se donnent «pour tâche de favoriser et de développer lors de lectures de récits» (2008, p. 74) avec les enseignants, auprès des élèves des classes dans lesquelles ils ont mené leurs recherches. Il s’agit effectivement d’un outil d’ingénierie que nous nous autorisons à utiliser comme outil d’analyse des données de cette étude, car les «prévisions», «clarifications» et «révisions» (transactions iconiques et textuelles) ont semblé apporter un moyen précieux d’analyser les obstacles cognitifs et culturels auxquels nous avions jugé utile de consacrer des échanges langagiers. De même, les «opinions» et les «réflexions» (transactions critiques) ainsi que les transactions personnelles ont semblé apporter une analyse plus fine des éléments «affectivo-identitaires» auxquels nous avions jugé utile de consacrer des échanges langagiers. Enfin, les transactions expressives et créatives ont permis de nommer un phénomène dont nous n’avions pas anticipé la manifestation dans notre dispositif.

6. Conclusion et perspectives

Les catégories de transactions présentes dans ce recueil de données sont également représentées dans le groupe d’élèves grands parleurs et d’élèves petits parleurs, ce qui semble traduire la capacité de tout groupe de jeunes lecteurs à orienter son activité langagière vers la construction collective de significations permettant ainsi que les significations contenues dans ce support culturel qu’est le récit - qui contribue à fixer «les règles d’une vie commune faite de dépendance mutuelle» (Bruner, 1998, p. 48) - soient créées et négociées collectivement par les individus.

L’objet du présent article est de faire état de la diversité et de la répartition des transactions au fil des séances au sein des différents groupes d’élèves, mais pour avoir un aperçu de ce qui s’est construit pour chaque élève, ces cinq séances collectives ont été prolongées par une sixième, où l’élève a été mis en situation de faire le récit de cet album à sa famille. L’analyse de chacun de ces rappels de récits, enregistrés par la famille, pourra nous renseigner sur la compréhension de l’album pour chaque élève.

Ce dispositif de recueil des données, renouvelé en 2015-2016 et 2016-2017, est amené à être étendu à trois albums au cours d’une même année scolaire, afin d’observer les progrès et variations chez chaque élève au fil de l’année scolaire, et étendu à une autre classe de milieu socio-économique moins favorisé, afin d’observer les énoncés des élèves issus de milieux socio-économiques plus diversifiés. Il pourrait également être intéressant lors des analyses de ce nouveau corpus de distinguer les transactions textuelles des transactions iconiques afin d’évaluer la proportion de transactions effectivement accordée au texte, et celle accordée aux illustrations.