Corps de l’article

Introduction

Les approches inductives en recherche qualitative proposent de partir des données pour théoriser sur un phénomène à l’étude, contrairement aux approches déductives qui partent des théories et des connaissances établies pour les vérifier et/ou les tester à la lueur des données. La question des écrits scientifiques, des connaissances et de leur mobilisation présente donc un intérêt méthodologique majeur. En méthodologie de la théorisation enracinée, dite MTE (Glaser & Strauss, 1967; Luckerhoff & Guillemette, 2012), il y a une prise (recul) et une mise (interruption) de distance par rapport aux écrits. Du moins, a priori, une suspension temporaire est promue pour laisser émerger (induction) les théorisations à partir des données (empiriques la plupart du temps). Pour les collègues et les comités qui sont moins avertis et formés en MTE, cela suscite parfois des doutes et des questionnements (est-ce possible? Comment procéder?), voire une forme de suspicion (est-ce qu’il y a un désintérêt, un dénigrement, par rapport aux connaissances scientifiques antérieures?). Dans bien des approches scientifiques, la recension des écrits est devenue un terme fréquent. Au sens étymologique, le terme recension fait référence, d’une part, à un compte rendu, un dénombrement, une énumération et, d’autre part, à un examen, à un aspect critique développé. Le terme anglais literature review est souvent improprement traduit par revue de la littérature, en voulant faire référence à la « recension des écrits ». Lorsqu’elle est réalisée avant ou aux premiers moments de la recherche, on peut se demander si la recension n’implique pas plutôt une logique linéaire (pour définir un cadre, poser une hypothèse à tester par l’analyse qui prendra cours ensuite, avec le développement d’une approche critique des écrits) et une volonté de complétude (pour rendre l’hypothèse la plus solide possible). Lorsque la recension est réalisée à d’autres moments de la recherche, le fait d’utiliser les écrits scientifiques pour resituer et comparer des résultats d’une recherche dans un champ disciplinaire donné garderait un aspect linéaire, sans toutefois développer une volonté impérative de complétude. On peut aussi se demander si la mobilisation des écrits en tant que données à analyser de manière inductive ne serait pas plus circulaire, et donc plus cohérente avec le principe majeur de la circularité dans les approches inductives. Dans cet article, nous proposons de retracer la mobilisation des écrits que nous avons réalisée dans notre recherche doctorale. Plus précisément, à partir de l’analyse de notre journal méthodologique traité comme des données, nous exposerons notre théorisation émergente sur les trois façons dont les écrits ont été mobilisés dans notre thèse et celle sur les fonctions possibles de ces mobilisations.

1. Problématique et objectifs

La place et l’utilisation des écrits scientifiques dans les approches inductives suggèrent au minimum un questionnement méthodologique. D’une part, la recherche qualitative est souvent disqualifiée dans des contextes où la logique quantitative est promue. D’autre part, en recherche qualitative, les approches inductives sont disqualifiées par rapport aux approches hypothético-déductives (Popper, 1959). Chaque paradigme se présente comme plus rigoureux scientifiquement par rapport à l’autre. Or les approches hypothético-déductives et celles qui sont inductives permettent des recherches de qualité, qui répondent aux critères de scientificité relatifs au paradigme dans lequel la recherche s’inscrit. Et elles offrent toutes les deux une rigueur scientifique importante. Toutes les démarches qualitatives, dites interprétatives, offrent aussi une place de choix aux subjectivités humaines. Mais sur certains points, elles prennent cependant des chemins différents. La question de la mobilisation des écrits scientifiques en est un bel exemple. Dans le premier cas, la recension des écrits permet de considérer l’ensemble des théories existantes sur le sujet à l’étude, en visant l’exhaustivité. De cela, un cadre théorique et une hypothèse de recherche sont développés et le projet de recherche d’analyse est de vérifier, tester, confirmer ou infirmer l’hypothèse, par déduction, auprès des données. Dans le second cas, il y a un effort de prise et de mise à distance des écrits scientifiques pour s’ouvrir le plus possible aux données empiriques, aux vécus des personnes qui connaissent et vivent le phénomène à l’étude. L’intention majeure est que la compréhension et les théorisations se construisent à partir de ce qui émerge des données, par leur analyse et par l’interprétation de la personne qui mène la recherche. Les approches inductives favorisent ainsi l’innovation, dans une démarche interprétative rigoureuse. Ceci est le cas pour la Grounded Theory (GT), qui est la source de la MTE.

La GT a été proposée par Glaser et Strauss comme une approche méthodologique générale ayant comme but principal de générer de nouvelles théories en sciences humaines et sociales. C’est une approche de « découverte » et c’est en ce sens qu’elle prétend favoriser l’innovation […] Ainsi, la contribution scientifique des recherches en GT ne se situe pas dans une logique d’accumulation, mais plutôt dans une logique de reconstruction constante par une intégration des théories émergentes à l’architecture des connaissances dans un champ disciplinaire ou transdisciplinaire

Guillemette, 2006b, pp. 45-46

Lorsqu’une théorisation enracinée dans les données se révèle suffisamment fondée, alors – et la plupart du temps, alors seulement – les personnes qui mènent la recherche se réfèrent aux écrits scientifiques. Elles peuvent le faire pour plusieurs raisons : y découvrir les idées et des théories au sujet du phénomène à l’étude, les confronter, les comparer ou les situer par rapport à la théorie qui a émergé dans leur recherche, montrer les apports des résultats de l’analyse enracinée dans le champ des connaissances et, parfois, pour favoriser l’intégration des théories dans le développement théorique enraciné final, en utilisant les écrits comme des données (Glaser, 1978, 1992).

Dans les démarches inductives, les écrits scientifiques sont donc souvent mobilisés dans un second temps. Pourtant, d’autres formes de mobilisation des écrits sont possibles. En effet, en recherche qualitative, il existe plusieurs façons de « prescrire » la mobilisation des écrits. À partir d’une recherche inductive par un processus de MTE, Luckerhoff et Guillemette (2012) décrivent sept façons différentes de les mobiliser. Cela peut se réaliser a priori de la recherche et en amont, ainsi que pendant les premiers moments de la recherche. Elle peut se réaliser dans un moment plus avancé de l’analyse, où les écrits et leur recension éventuelle seront transformés en collecte de données. Elle peut aussi survenir après qu’une conceptualisation du phénomène à l’étude soit déjà bien avancée. Enfin, elle peut se réaliser par après, lorsque toute la théorisation enracinée a été complétée, notamment dans la discussion. Bien sûr, en recherche qualitative, il n’y a pas de distinction aussi précise entre la collecte des données et leur analyse, elles sont menées conjointement, avec circularité. Néanmoins, ces formes de mobilisation des écrits dans ces différents espaces/temps du processus de l’analyse comparative constante exercent d’autres fonctions et permettent d’autres apports. Résumons les sept manières de mobiliser les écrits scientifiques selon Luckerhoff et Guillemette (2012).

Premièrement, les écrits envisagés en amont du travail de recherche peuvent permettre de voir si la question de recherche n’a pas déjà fait l’objet d’une recherche semblable (Alvesson & Sköldberg, 2000; Chenitz, 1986; Morse 1994).

Deuxièmement, ils participent à clarifier la perspective selon laquelle le phénomène va être étudié, ce qui dépend de la discipline (Strauss, 1987) et/ou de l’école d’appartenance de la personne qui mène la recherche (Stauss & Corbin, 1994). Il importe néanmoins de maintenir une certaine distance par rapport à l’angle choisi afin de demeurer ouvert et ouverte aux autres perspectives pour rester dans l’induction (Dey, 1999). Cela a un impact sur la sensibilité théorique. Celle-ci intègre deux principes intimement liés, qui peuvent paraître en opposition. D’une part, il y a le fait de s’éloigner momentanément de ce qui est connu sur le phénomène à l’étude pour entrer dans la situation sociale et écouter les données avec le moins de présupposés possible, sans hypothèse à vérifier ou à tester (Starrin, Dahlgren, Larsson, &, Styrborn, 1997). D’autre part, il y a le fait de les écouter, riche de tout ce que la personne qui mène la recherche possède comme connaissances et expériences, ce qui la rend sensible à des aspects particuliers de la situation sociale et ce qui lui permet de dépasser l’évidence et d’appréhender la complexité du phénomène étudié. Sans cette sensibilité théorique, l’analyse risquerait d’être superficielle, descriptive et non spécifique. Ce qui semble opposé ne l’est pourtant pas. En effet, il ne s’agit pas d’avoir une tête vide, mais bien un esprit ouvert, comme le souligne Dey (1999).

Troisièmement, en lien avec la sensibilité théorique de la personne qui mène la recherche, un certain nombre de concepts sensibilisateurs vont être utilisés à partir des écrits scientifiques (Glaser, 1978, 1992, 1998, 2001, 2005), de son bagage théorique. Il s’agit des sensitizing concepts, qui sont évoqués par Blumer (1969) et repris notamment par Charmaz (2010), Glaser (1978, 2005), Glaser & Strauss (1967), Strauss (1987) et Van den Hoonaard (1997). Ce sont des concepts, issus de théories existantes, qui servent à écouter les données sous les angles de ces codes. En effet, afin de donner du sens aux données, la personne qui mène la recherche élabore des idées et des concepts pour comprendre le phénomène à l’étude. La réalité n’est pas appréhendée à partir d’une tabula rasa. Les données peuvent ainsi être analysées par des codes « in vivo », qui émergent directement des données, mais aussi par des codes issus de théorisations, des écrits scientifiques, que sont ces concepts sensibilisateurs. Il faut cependant se rappeler que l’utilisation de ces concepts constitue un point de départ et non un point d’arrivée (Charmaz, 1995). En d’autres mots, le processus de théorisation doit rester souple, selon ce qui émerge des données. Aussi, les relations entre les données et les concepts doivent être explicitées au mieux; il faut en rendre compte dans le journal de recherche, notamment afin d’assurer la retraçabilité des théorisations en émergence. En effet, dans les approches inductives, un souci majeur est maintenu pour ne pas appliquer, en tout ou en partie, des théories et des concepts aux données. Les concepts sensibilisateurs sont donc des tremplins provisoires, un moyen pour favoriser l’analyse et la théorisation et pour dépasser l’évidence et la description des données. Ils ne sont pas un but en soi.

Quatrièmement, la mobilisation des écrits permet de définir les termes utilisés pour décrire la problématique de recherche (Cutcliffe, 2000). Les définitions des termes peuvent être structurantes et, la plupart du temps, elles reposent sur des perspectives particulières de l’univers social et du champ disciplinaire. C’est pourquoi les définitions, tout comme les concepts sensibilisateurs, doivent bénéficier du principe de sensibilité théorique afin de favoriser des nuances et des prises de distance critiques.

Cinquièmement, par la recension des écrits, les extraits des autres recherches concernant le phénomène à l’étude peuvent être transformés en données à analyser, dans la perspective de la théorisation en cours (Chenitz, 1986; Glaser, 1998; Strauss & Corbin, 1998), selon le même processus d’emergent-fit mis en oeuvre par rapport aux données empiriques. Précisons que l’emergent-fit soutient le processus de circularité, par des allées et venues constantes entre les données et l’analyse des données, tout au long du processus de recherche. Il s’agit de comparer des données (les mêmes et d’autres) pour voir si les concepts et théorisations qui émergent (emergent) des données sont adéquats (to fit) entre elles et avec elles. Nous avons choisi de garder l’anglicisme du concept d’emergent-fit, qui rend compte des aspects circulaires, dialectiques et processuels, puisqu’aucune traduction française ne les recouvre selon nous.

Sixièmement, la mobilisation des écrits peut se réaliser après qu’une certaine théorisation et une conceptualisation avancée aient été élaborées. Dans ce cas, on voit alors si d’autres idées émergent pour compléter et enrichir davantage la théorisation et l’analyse ou faire des liens entre les modèles explicatifs qui existent et la théorisation qui a émergé de l’analyse (Glaser, 1978; Morse, 2001; Strauss, 1987).

Septièmement, le recours aux écrits peut enrichir la discussion des résultats de recherche, par un dialogue qui est élaboré entre les résultats obtenus et ceux des autres études sur le même phénomène, par une comparaison, une confrontation des résultats divergents, une mise en discussion des apports. Cela se réalise au bénéfice de la communauté scientifique par des débats féconds sur les résultats et cela favorise l’avancée des connaissances.

L’objectif de cet article consiste à présenter les manières spécifiques avec lesquelles nous avons mobilisé les écrits dans notre recherche doctorale et en particulier la façon que nous avons eu de considérer les écrits scientifiques comme des données. L’idée de mobiliser ainsi les écrits scientifiques remonte à Glaser (1978), et c’est Tourigny Koné (2014) qui l’a développée concrètement, de manière innovante en élaborant une réflexion au sujet de la recherche inductive exclusivement théorique, sans travailler à partir des données empiriques (Tourigny Koné, 2014). Une partie de nos travaux s’inscrivent dans la continuité de ces apports, tout en étant davantage en lien avec les données empiriques, les vécus des personnes sur le phénomène à l’étude et leur analyse. En effet, dans notre recherche doctorale, les écrits ont été choisis dans un second temps en fonction des résultats issus des données empiriques et ils ont été analysés pour poursuivre la théorisation, en continuité.

2. Méthodologie

Tout au long de cet article qui aborde des questions méthodologiques, nous présenterons des réflexions issues de notre recherche doctorale, en lien avec la mobilisation des écrits. Mais nous explicitons pour commencer la démarche en MTE qui a été mise en oeuvre pour la réalisation de cet article. En effet, l’approche inductive a été utilisée dans la démarche de notre recherche doctorale et nous l’avons également employé pour réaliser cet article. Par notre sensibilité théorique (la suspension de nos connaissances sur la mobilisation des écrits et en même temps grâce à nos expériences et connaissances méthodologiques sur le sujet), et selon le principe de la flexibilité méthodologique (aucune procédure ne doit entraver la compréhension d’un phénomène étudié, nous avons réfléchi et théorisé, à partir de notre recherche doctorale et du journal méthodologique traité comme des données, sur les fonctions de la mobilisation des écrits scientifiques. Ce sont les résultats de cette analyse qui sont présentés, soit notre théorisation sur la mobilisation des écrits scientifiques et ses fonctions. Ces résultats sont décrits dans le corps du texte et dans des schémas et des tableaux, avant de conclure sur une réflexion épistémologique.

3. Analyse et résultats de la réflexion enracinée

Nous présentons notre analyse et ses résultats en commençant par une mise en perspective, qui présente un tableau des processus itératifs mis en oeuvre et ensuite, nous expliciterons trois aspects émergents de la mobilisation des écrits scientifiques, issus de notre thèse.

3.1 Contextualisation

La question initiale de notre propos a été celle-ci : la méthodologie de la théorisation enracinée peut-elle utiliser les théories existantes sur le phénomène à l’étude et mobiliser les écrits scientifiques, et si oui, comment? En ce qui concerne la recherche doctorale que nous avons menée, ce sont des aléas méthodologiques, certains méandres réflexifs et notre souci de rigueur scientifique qui nous ont conduite à approfondir ce questionnement méthodologique, dont cet article témoigne. Comme ce fut notre cas, il n’est pas rare que les personnes qui mènent des recherches manquent d’une formation méthodologique adéquate et complète en recherche qualitative, avant de réaliser leur recherche. Cet état de fait peut d’ailleurs contribuer au manque de reconnaissance de ces recherches qui présentent pourtant une réelle pertinence sociale. Aller à la recherche d’une méthodologie par rapport à la posture de recherche souhaitée nécessite souvent du temps. Cette quête peut faire partie de la formation scientifique. Néanmoins, il nous semble qu’une meilleure connaissance et reconnaissance des méthodologies inductives et des formations fondées épistémologiquement à leurs sujets, inscrites dans les cursus académiques en formation initiale et continuée, permettrait un gain de temps et une économie estimable des ressources.

Pour la recherche doctorale que nous menions, nous avions d’abord lu des écrits scientifiques relativement au sujet à l’étude et aussi au sujet de la méthodologie et de l’épistémologie. Il s’agissait de s’inscrire suffisamment dans les façons de faire plus traditionnelles en psychologie et de répondre à des exigences institutionnelles. Par contre, nous n’avions pas réalisé de recension des écrits. Nous souhaitions étudier le phénomène du coming out chez les filles et les femmes. Dit simplement, le coming out est un processus identitaire et social complexe qui peut amener une personne à retirer son étiquette d’hétérosexualité, apposée sur elle dès la naissance. L’expression complète coming out of the closet signifie « la sortie du placard ». Celui-ci a des frontières et des portes, plus ou moins fluides, poreuses, mouvantes, opaques ou transparentes. Pour aborder cette complexité, nous souhaitions utiliser une approche inductive et partir des vécus des personnes. Le dévoilement n’est pas un objectif impératif ni une assurance au mieux-être, car c’est le soutien et l’acceptation qui sont reçus lors du dévoilement qui aident la personne à vivre mieux et pleinement. Comment mieux comprendre ce phénomène, sachant qu’au sujet des filles et des femmes, peu de recherches sont menées spécifiquement? Nous avions lu certains articles, dont ceux de Diamond (2008a, 2008b) concernant sa théorisation sur la fluidité sexuelle. Au plan méthodologique, nous avions ajouté à la GT le modèle écologique de Bronfenbrenner (1979/2009, 2005) qui est bien connu en psychologie. Ces premières lectures légitimaient notre démarche auprès de nos collègues et, surtout, auprès de notre comité d’accompagnement de thèse. Par la suite, nous avons suivi une formation en MTE à l’Université du Québec à Trois-Rivières et bénéficié d’un accompagnement méthodologique par un expert de la MTE. Grâce à elle, nous avons pu y développer la rigueur scientifique que nous recherchions alors que nous utilisions une version de la GT depuis le début de notre projet. La question de la mobilisation des écrits scientifiques a également fait partie de cette démarche méthodologique réflexive approfondie.

Nous allons ci-dessous présenter trois aspects émergents du journal méthodologique de notre thèse, analysé comme des données, au sujet des processus de mobilisation des écrits. Premièrement, l’utilisation d’écrits scientifiques au début du processus de recherche et avant le début de la collecte des données (empiriques). Cette première phase a servi à développer une perspective et des concepts sensibilisateurs (les différents systèmes du modèle écologique de Bronfenbrenner). Deuxièmement, la mobilisation ultérieure des écrits scientifiques, traités comme des données et analysés selon un processus inductif, en lien et en continuité avec les théories qui avaient émergé de l’analyse des données empiriques. Cela a permis d’autres théorisations. Troisièmement, la question de la recension (partielle) des écrits scientifiques sur le phénomène à l’étude, avant ou dans les premiers temps de la collecte et de l’analyse des données empiriques. Cet élément a notamment entrainé une critique d’une théorie (la fluidité sexuelle de Diamond, 2008b) qui n’est pas enracinée dans les données empiriques selon notre théorisation, mais qui a pu être revue au travers du prisme des résultats de notre analyse enracinée. Ces trois niveaux de mobilisation ont assuré un approfondissement méthodologique et une réflexion sur les fonctions de la mobilisation des écrits scientifiques, dans la suite des travaux de Luckerhoff et Guillemette (2012).

3.2 Mobiliser les écrits pour développer une perspective et fournir des concepts sensibilisateurs : l’exemple du modèle écologique

Le modèle de Bronfenbrenner (1979/2009, 2005) inscrit le développement humain dans un modèle global, écologique, qui implique différents systèmes : l’ontosystème (la personne), les micro-systèmes (les environnements proximaux des personnes, la famille par exemple), le méso (les interactions entre les microsystèmes), les exosystèmes (les systèmes qui ont des impacts sur les personnes, sans qu’elles y participent toujours directement, comme certains arrangements sociaux, l’évolution des lois au sujet du mariage, par exemple), les macrosystèmes (les croyances et les valeurs d’une société, l’égalité de droits et de traitements, par exemple) et les chronosystèmes (l’évolution dans le temps). Notre intention était de nourrir une approche circulaire et systémique, d’écouter, de nous ouvrir et d’interpréter les données en fonction de plusieurs perspectives qui vont de l’individu à la société dans son ensemble. En effet, intégrer une approche sociétale en recherche reste peu fréquent en psychologie clinique. Nous avions alors envisagé une approche qualitative, qui alliait la GT et le modèle écologique. Les catégories saillantes de ce modèle ont été posées a priori comme des codes dits paradigmatiques ou typologiques, des codes sociologiquement construits (Strauss, 1987), liés à notre sensibilité théorique, préalablement à toute collecte et analyse de données. Il ne s’agissait pas de les imposer aux données, mais bien de favoriser notre écoute des données selon tous les niveaux du modèle. Ce sont des exemples de concepts sensibilisateurs (Bowen, 2006; Van den Hoonaard, 1997) qui illustrent bien ce qu’est la sensibilité théorique comme ouverture à différentes dimensions du phénomène à l’étude. Les données empiriques que sont les vécus des filles et des femmes concernées étaient codées au sein de ces différents codes typologiques du modèle écologique. Mais, très rapidement, ces codes se sont avérés insuffisants pour interpréter les données et les analyses théorisantes émergentes. En effet, à la lueur de l’analyse enracinée dans les données, deux nouveaux « codes-systèmes » ont dû être ajoutés, celui du spatiosystème (évolution dans l’espace, les changements de pays par exemple) et celui du transsystème (transversal à tous les systèmes). En soi, nos résultats d’analyse peuvent participer à l’évolution du modèle théorique écologique. Ces concepts sensibilisateurs ont donc servi pour écouter les données, sous les angles de ces codes, auxquels nous n’aurions peut-être pas pensé sans l’utilisation d’une méthodologie inductive. Néanmoins, comme il a été mentionné précédemment, dès qu’ils sont posés, les concepts sensibilisateurs doivent pouvoir évoluer en fonction de ce qui émerge des données. Ils servent de tremplin à l’analyse et ne sont pas sa finalité. Sinon, c’est la logique déductive qui s’installe à nouveau, de manière fondamentale, en voulant faire entrer des données dans les codes et les concepts préexistants, ce que Glaser et Strauss nommaient faire rentrer des données rondes (« round data ») dans des catégories carrées (« square categories », 1967, p. 37). Selon notre recherche, il semble clair que le modèle écologique ne constituait pas une méthodologie à proprement parler, mais les écrits scientifiques au sujet du modèle écologique ont permis de poser au préalable quelques concepts sensibilisateurs. Cela s’est réalisé tout en respectant la circularité et l’emergent-fit de la démarche inductive, puisque, d’une part, ces concepts ont favorisé l’émergence d’une compréhension nuancée du phénomène à l’étude et, d’autre part, ces concepts ont été modifiés rapidement, à la lueur de ce qui a émergé de l’analyse des données empiriques.

3.3 Mobiliser des écrits et les analyser comme des données : l’exemple d’une théorisation sur la base des théories, mais qui reste enracinée dans les données empiriques

Deux processus d’analyse des données ont été menés, d’abord une première sur la base des données empiriques, ensuite une seconde sur la base des écrits scientifiques traités comme des données. Les collectes et les analyses se sont réalisées jusqu’à une saturation théorique suffisante. Les deux processus de recherche ont tenu compte et ont respecté les différents principes de la GT/MTE, notamment ceux de la circularité, de l’emergent-fit, du caractère provisoire de la problématique, de l’échantillonnage théorique, de la flexibilité méthodologique et de la sensibilité théorique (Glaser & Strauss, 1967; Luckerhoff & Guillemette, 2012). De plus, les deux processus ont soutenu le développement de théorisations enracinées, par densification et intégration théoriques. Les mémos de codage, schémas et cartes heuristiques permettent de suivre les théorisations émergentes et favorisent le respect du critère de retraçabilité qui caractérise les démarches inductives.

Comment les écrits scientifiques ont-ils été mobilisés comme des données à analyser, selon un processus de MTE, dans le cadre de notre recherche doctorale? Les premières théorisations ont été réalisées à partir de données empiriques sur les vécus des personnes concernées par le phénomène social à l’étude, le coming out. Et c’est à partir de ces résultats des analyses que des problématiques provisoires et des échantillonnages théoriques ont été identifiés pour un second processus de théorisation qui s’est réalisé sur la base des écrits scientifiques traités comme des données. Considérons les deux cycles de théorisation. Premièrement, à partir des données empiriques, deux analyses ont émergé et ont offert des théories. D’une part, il y a eu l’analyse de genre qui a mis en lumière l’architecture des contraintes qui dirigent vers l’hétérosexualité et des répressions qui écartent de l’homosexualité et de la bisexualité. D’autre part, il y a eu l’analyse systémique qui a mené à théoriser le continuum des acceptations et des rejets qui ont lieu entre les personnes et leur entourage familial, en lien avec le coming out. Deuxièmement, ces résultats d’analyses sont devenus les problématiques provisoires du second cycle de théorisation et ont permis que des échantillonnages théoriques d’écrits scientifiques soient définis (d’une part pour l’analyse de genre, d’autre part pour l’analyse systémique). Ces données que sont les écrits ont été collectées, choisies, analysées constamment; des théorisations ont émergé au fur et à mesure. Comme pour l’analyse des données empiriques, le processus mené avec les écrits scientifiques traités comme des données est itératif et en progression constante, selon une spirale hélicoïdale de théorisation (Plouffe & Guillemette, 2012) et dans le respect des principes de la MTE. Cela a permis d’autres théorisations. Pour l’analyse de genre, il s’agit d’une théorisation sur l’hétérosexisme et l’hétéronormativité systémiques, qui s’inscrivent dans l’hétérosexualité obligatoire et exclusive et qui fondent l’hétérosystème. En ce qui a trait à l’analyse systémique, la théorisation est venue renouveler celle de l’IPAR (Interpersonal, acceptance-rejection theory – processus de rejet et d’acceptation interpersonnels – [Rohner, 2004, 2008, 2016]), en tant que continuum et selon des processus relationnels complexes.

Notre sensibilité théorique a favorisé un recul et une mise à distance des connaissances préalables pour ouvrir l’écoute aux données que sont les écrits et les vécus. Par exemple, l’homophobie est un concept théorique et politique largement utilisé dans les recherches, mais l’écoute attentive des données a permis de comprendre que ce concept n’est pas adéquat pour comprendre ce que vivent ces filles et ces femmes concernées par le coming out. D’autres concepts, dont celui d’hétérosexisme, sont plus appropriés. En somme, notre sensibilité théorique a intégré des connaissances, des savoirs, des expériences et des perspectives, grâce auxquels nous avons pu dépasser l’évidence et la description lors de l’analyse, pour théoriser à partir des écrits scientifiques traités comme des données. Cela a mené à d’autres théorisations, dont celles sur l’hétérosystème. Ces cycles de théorisation enracinée, basés sur des données empiriques, puis sur des écrits scientifiques, ont favorisé l’émergence de théorisations fécondes et pertinentes.

Si « all is data », comme le suggère Glaser dans plusieurs de ses publications, pourquoi les écrits scientifiques ne pourraient-ils pas en être aussi? Tout ce qui peut aider à mieux comprendre un phénomène à l’étude est essentiel comme données à analyser, tout en respectant les principes des approches inductives qui assurent la rigueur scientifique de la démarche. C’est le principe même de la flexibilité méthodologique, qui propose qu’aucune procédure ne devrait entraver les théorisations, qui nous a permis d’aller jusqu’à théoriser à partir des écrits scientifiques traités comme des données. Dans le cas de notre recherche, ce ne sont que des écrits scientifiques qui ont été analysés comme des données, et non pas des conférences ou des TED-Talks[1] par exemple. Ceci serait pourtant pertinent. Considérer les écrits comme des données est encore rare et novateur, et offre pourtant une richesse pour théoriser.

Pour illustrer, nous proposons de présenter les deux cycles de théorisation dans un tableau simplifié qui montre les parallèles dans les processus mis en oeuvre (Tableau 1). Si ce tableau clarifie les étapes, il s’avère linéaire, alors que dans la réalité chaque cycle de théorisation a fait preuve de davantage de circularité. Les théorisations à partir des données empiriques ont d’abord été réalisées avec circularité et selon les principes de la MTE, puis les théorisations à partir des écrits scientifiques traités comme des données selon les résultats de la première analyse (enracinée dans les données empiriques) ont aussi été développées avec circularité et selon les principes de la MTE.

Ce tableau résume les deux cycles de théorisation. Nous proposons de présenter, à titre d’exemple, deux modélisations qui montrent l’évolution des théorisations sur l’hétérosystème, à partir de l’analyse de genre qui a émergé des données. La première selon les théorisations émergentes des données empiriques (ce qui est explicité dans la première colonne du Tableau 1) et la seconde selon les théorisations émergentes des écrits scientifiques traités comme des données, en continuité avec les théorisations émergentes des données empiriques (ce qui est présenté dans la seconde colonne du tableau). Des écrits scientifiques analysés ne sont pas cités, mais la retraçabilité de la démarche est présente dans la thèse. Dans le cadre de cet article, l’essentiel est d’offrir des représentations en progression, des théorisations en évolution, lorsque les écrits scientifiques sont utilisés et analysés comme des données.

Tableau 1

Développement des théorisations enracinées au sujet du coming out jusqu’à « l’hétérosystème »

Développement des théorisations enracinées au sujet du coming out jusqu’à « l’hétérosystème »

Tableau 1 (suite)

Développement des théorisations enracinées au sujet du coming out jusqu’à « l’hétérosystème »

Tableau 1 (suite)

Développement des théorisations enracinées au sujet du coming out jusqu’à « l’hétérosystème »

Tableau 1 (suite)

Développement des théorisations enracinées au sujet du coming out jusqu’à « l’hétérosystème »

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3.3.1 Modélisation des répressions et des contraintes en lien avec le sexisme à la suite de l’analyse des données empiriques

À partir de l’analyse des données empiriques, des vécus collectés par des entretiens ou recueillis sur un blogue, des théorisations ont émergé (voir Figure 1). D’une part, il y avait des pressions sociales qui orientaient, dirigeaient, vers l’hétérosexualité; nous les avons nommées des contraintes. D’autre part, il y avait des pressions sociales qui repoussaient, qui répulsaient, d’aller vers l’homosexualité, mais aussi vers la bisexualité; nous les avons nommées des répressions. Les contraintes sont composées de trois exercices sociaux distincts mais reliés, et qui se renforcent, soit la sexualité et la relation, la conjugalité et, enfin, la reproduction avec un ou des garçons/hommes. Les répressions à l’homo/bisexualité sont formées de six axes : l’invisibilité/invisibilisation, l’inexistence, d’inconnu, l’impensé, l’illégitimité, les stigmatisations. Les répressions (comme les contraintes) se renforcent les unes les autres. Et toutes sont chapeautées par une pression qui les englobe, celle que nous avons appelée l’hétérosystème. Celui-ci est ancré dans le sexisme et a des effets sur les filles et les femmes sur les plans de la santé psychologique et du développement.

3.3.2 Modélisation de l’hétérosystème à la suite de l’analyse des écrits scientifiques traités comme des données

L’hétérosystème, qui comprend les répressions et les contraintes, est la théorisation qui a été réalisée à partir de l’analyse des données empiriques. Elle s’est enrichie après avoir analysé les écrits scientifiques pris comme des données et elle a mené à une autre modélisation qui explore la dialectique de l’hétérosexisme et de l’hétéronormativité. Concrètement, nous avons considéré les résultats de l’analyse enracinée dans les vécus. Prenons l’exemple des répressions. Quels écrits en parlaient, de manière directe ou indirecte? En analysant ces premiers écrits, des questions ont émergé, dont celle des liens d’évidence avec l’homophobie ou l’hétérosexisme. Petit à petit, une analyse comparative constante, enracinée dans les données, a favorisé d’autres théorisations, au sujet des répressions et au sujet des contraintes. Nous avons analysé et théorisé l’hétérosexisme (Herek, 1984, 1991, 1995, 2004, 2007; Kitzinger, 1987, 1996, 2004, 2010; Kitzinger & Wilkinson, 1993, 1995) comme système qui se décline en préjudices sexuels et en stigmas sexuels. L’hétérosexisme comprend les connaissances socialement construites et partagées que sont les stigmas sexuels ainsi que les attitudes qui reposent sur les préjudices sexuels. Les répressions à l’homosexualité et à la bisexualité, qui se déclinent selon les axes que nous avions théorisés en premier lieu, sont des opérationnalisations concrètes des stigmas sexuels. Ceci apporte donc un éclairage nouveau sur les différentes expressions concrètes des stigmas sexuels. En outre, selon notre théorisation, les relations entre l’hétérosexisme, les stigmas et les préjudices sexuels sont de l’ordre du renforcement réciproque.

Figure 1

Théorisation de l’hétérosystème à partir des données empiriques.

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De la même manière, au sujet des contraintes, nous avons analysé la contrainte à l’hétérosexualité (Rich, 1981, 2010) et à l’hétéronormativité (Warner, 1991, 1993) pour finalement théoriser au sujet du système de l’hétéronormativité. Nous l’avons décliné d’une part par les connaissances socialement construites et partagées, que nous avons définies comme des injonctions normatives sexuelles et de genre, et d’autre part par les attitudes, comprises comme des prérogatives sexuelles. Cette analyse théorisante constitue un bel exemple d’innovation, puisque ces concepts n’existent pas dans les écrits. Et c’est par l’analyse enracinée dans les écrits que ces concepts ont émergé de la démarche de théorisation, réalisée avec la MTE (voir Figure 2). Les contraintes à l’hétérosexualité, qui se déclinent selon les exercices sociaux, sont les opérationnalisations concrètes des injonctions normatives sexuelles et de genre. Selon notre théorisation, les relations entre l’hétéronormativité, les injonctions sexuelles et de genre et les prérogatives sexuelles sont de l’ordre du renforcement réciproque. Ensemble, cela participe aux processus d’hétérosexualisation des filles et des femmes et cela a des impacts sur leur santé et leur développement.

Dans notre travail méthodologique réflexif, nous nous sommes demandé si les premières théorisations étaient seulement resituées aux côtés d’autres théories ou si nous avions réalisé un autre processus inductif en utilisant les écrits scientifiques comme des données. Le critère pour répondre à cette question est que nous avons respecté les principes de la MTE et que nous avons continué à voir émerger de nouvelles théorisations, enracinées dans les données qui étaient, dans ce cas, des écrits scientifiques. Il ne s’agissait donc pas simplement de comparer des résultats comme d’autres peuvent le proposer. C’est tout le processus de théorisation qui s’est poursuivi en traitant les écrits comme des données.

Figure 2

Théorisation de l’hétérosystème à partir des écrits analysés comme des données.

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Celle-ci s’est réalisée en continuité de la précédente théorisation enracinée dans les vécus des personnes concernées.

3.4 Mobiliser les écrits a priori : l’exemple d’une recension partielle des écrits et d’une critique

Au début, tout en recherchant la formation à la méthodologie la plus adéquate pour notre travail de recherche, nous étions soutenue par une logique déductive qui est habituelle dans notre champ disciplinaire, la psychologie. Nous avions donc commencé à lire des écrits scientifiques sur les processus de coming out. Très peu concernent ceux des filles et des femmes, sauf les travaux reconnus et documentés de Diamond (2008a, 2008b), dans lesquels il pose la théorie sur la fluidité sexuelle. Notre démarche initiale ne consistait pas à réaliser une recension des écrits, mais plutôt à favoriser un premier contact avec les théories existantes sur le coming out et, ensuite, sur la fluidité sexuelle.

Les théorisations enracinées dans les données empiriques et celles qui se sont poursuivies en traitant les écrits scientifiques comme des données n’ont pas abouti à une théorisation en lien avec les connaissances scientifiques que nous avions lues au début de notre processus de recherche. Donc, les théorisations au sujet des différents processus de coming out et celles sur la fluidité sexuelle auraient pu ne pas faire partie de notre thèse. En effet, cela n’émanait pas de l’analyse des données empiriques. Néanmoins, cela a alimenté notre sensibilité théorique, bien qu’aucun concept sensibilisateur présent dans ces écrits n’ait été utilisé comme code typologique a priori et bien que rien n’ait émergé de l’analyse théorisante des données (empiriques et celles dites scientifiques) au sujet de la fluidité sexuelle. Nous avons pris la décision d’en faire une réflexion méthodologique supplémentaire, selon deux points d’attention, et c’est ce que nous présentons.

Premièrement, nous avons modélisé une compréhension du développement de l’orientation sexuelle et du coming out selon les études scientifiques. Cela a été réalisé intuitivement, par induction, au coeur des écrits scientifiques traités comme des données, à l’instar de Tourigny Koné (2014). Cette compréhension est présentée comme ouverture de notre dissertation doctorale. Pourtant, la thèse aurait pu commencer directement par l’analyse des données empiriques et les théorisations qui en ont émergé. Cela serait cohérent et respecterait plus complètement la démarche inductive. Mais cela aurait moins répondu aux exigences institutionnelles. Si la modélisation des processus de coming out n’émerge pas de l’analyse des données, elle pose néanmoins un cadre. Elle permet de rester dans une présentation plus habituelle dans le monde académique, elle ouvre plus classiquement la porte de la dissertation doctorale, en lien avec le phénomène social initial à l’étude. En ce sens, la mobilisation des écrits scientifiques pour théoriser sur les diverses théories du coming out en général est différente de celle qui a utilisé les écrits scientifiques pertinents par rapport aux résultats d’analyse des données empiriques. Théoriser uniquement à partir des écrits scientifiques traités comme des données, sans racine avec des données empiriques, peut permettre de rester dans une abstraction pertinente et inductive. Mais nous souhaitons insister sur le fait que, dans les sciences humaines et sociales, et en psychologie clinique en particulier, il nous semble préférable de favoriser l’émergence à partir des données empiriques, à un moment ou l’autre du processus de théorisation. Le but demeure de mieux comprendre le phénomène à l’étude et de vérifier l’emergent-fit auprès des vécus des personnes concernées par le phénomène à l’étude. Il s’agit de ne pas parler sur elles, mais à partir d’elles. En effet, la MTE n’étudie pas les personnes, mais elle théorise un phénomène social à partir des vécus recueillis. Il s’agit aussi de ne pas faire de résonance entre théories (psychologiques par exemple) qui existent déjà et qui sont souvent réalisées par des approches déductives, même si elles sont analysées de manière inductive. Car il ne faut pas perdre la capacité d’innovation (Guillemette, 2006a) liée à l’enracinement dans les vécus des personnes.

Deuxièmement, parmi les modélisations du coming out, les travaux de Diamond (2008a, 2008b) offrent une théorisation à partir des vécus des filles et des femmes avec le concept de fluidité sexuelle. Bien que cela n’ait pas émergé des résultats d’analyse des données empiriques, nous avons réalisé une critique du concept de fluidité sexuelle à partir des théorisations enracinées (dans les données dites empiriques et celles dites scientifiques) que nous avions développées. En soi, ce processus n’est donc pas entièrement inductif à partir des données empiriques. Cela ressemble davantage aux discussions de résultats où une théorie est mise en discussion avec d’autres. Néanmoins, le concept de fluidité sexuelle a émergé de manière inductive des premiers écrits scientifiques lus sur le phénomène à l’étude. Il a alimenté notre sensibilité théorique, mais nous ne l’avons pas imposé aux données. En effet, il peut être intéressant de noter que si nous nous étions inscrite dans une démarche déductive, nous aurions probablement posé une hypothèse en lien avec la fluidité sexuelle. Pourtant, en théorisant à partir des données empiriques, cet élément n’a pas émergé. On peut donc se demander si nous aurions risqué de faire entrer « des données rondes dans une théorie carrée »[2] [traduction libre] selon la métaphore de Glaser et Strauss (1967, p. 37), en utilisant une démarche déductive à partir de la fluidité sexuelle. Si les deux approches inductives et déductives mobilisent les connaissances scientifiques différemment, le fait de partir des données empiriques, en particulier dans notre champ disciplinaire de la psychologie clinique, nous semble particulièrement important selon ce que notre recherche doctorale a mis en évidence. Néanmoins, il faut souligner que la mobilisation des écrits scientifiques et la critique des théories existantes majeures sur un phénomène (même si elle n’émerge pas des données) présentent un intérêt et une pertinence certaine pour favoriser le développement des connaissances scientifiques et offrir d’autres perspectives.

Conclusion

À partir de notre recherche doctorale, d’une analyse par MTE d’une partie de notre thèse et selon un questionnement méthodologique constant, nous nous sommes demandé : quelles fonctions peuvent avoir la mobilisation des écrits scientifiques? Pour assurer la rigueur, le respect des différents principes de la démarche scientifique reste essentiel et le but est de permettre de mieux comprendre le phénomène à l’étude. Selon l’état de notre réflexion enracinée présentée dans cet article et dans la suite des travaux de Luckerhoff et Guillemette (2012), nous suggérons que la mobilisation des écrits scientifiques peut servir à :

  • nourrir une perspective;

  • favoriser des connaissances et pouvoir les éclairer, les critiquer, pour alimenter la sensibilité théorique en général, celle-ci étant composée autant de prises de distance par rapport aux connaissances que de perspectives qui permettent de dépasser l’évidence;

  • offrir des concepts sensibilisateurs pour alimenter la sensibilité théorique en particulier (sur une perspective donnée, par exemple);

  • répondre à des exigences institutionnelles;

  • comparer et critiquer des théories sur le même sujet dans le même champ disciplinaire ou dans un autre champ, après que des théorisations aient été finalisées;

  • poursuivre des théorisations en émergence en analysant simultanément ou dans des temps différents les écrits autant que les vécus recueillis, comme des données :

    • sur le même phénomène, dans la même discipline;

    • sur le même phénomène dans une autre discipline;

    • sur un autre phénomène, dans la même discipline;

    • sur la méthodologie.

La mobilisation des écrits scientifiques dans les approches inductives se révèle d’une richesse réflexive aux plans méthodologique, épistémologique, voire phénoménologique. Lorsqu’il est question de théoriser sur un phénomène social (nouveau ou à revisiter), tout ce qui améliore la compréhension peut être utilisé, dans le respect des principes de la démarche de recherche. Le but reste de favoriser une compréhension riche et complexe. La question est donc moins de savoir quand les écrits scientifiques peuvent être mobilisés, que comment et surtout « pour quoi », c’est-à-dire pour assurer quelle fonction. En effet, les fonctions de la mobilisation des écrits sont diverses. Il peut s’agir d’offrir une perspective, de nourrir la sensibilité théorique, de proposer des concepts sensibilisateurs, de poursuivre la théorisation émergente, de resituer dans le champ disciplinaire, etc. Et il semble que la fonction spécifique de poursuivre les théorisations en cours, tout en mobilisant les écrits comme des données à analyser selon un processus de MTE, réponde entièrement à la rigueur de la démarche inductive et permette un réel approfondissement de la compréhension des phénomènes à l’étude. Les fonctions de la mobilisation des écrits scientifiques sont donc un exemple important de ce que les approches inductives peuvent apporter dans les processus de production des connaissances, les fondements épistémologiques en recherche et la nécessité de poursuivre la réflexivité féconde en recherche.