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L’histoire vivante est une démarche qui consiste à recréer des manières de faire d’un temps révolu. Cette activité, majoritairement pratiquée comme un loisir (même s’il existe aussi des professionnels dans ce champ[1]), comprend plusieurs facettes complémentaires. D’un côté, des mises en vie, en costumes, d’actions quotidiennes incluant des savoir-faire : la reconstitution historique ; de l’autre, la réappropriation de gestes techniques martiaux : les arts martiaux historiques européens[2]. En parallèle, il existe aussi des activités de recréation qui ne se pratiquent pas en costume et n’ont pas trait au combat mais font cependant partie de l’histoire vivante : les constructions de parcs archéologiques, les visites guidées réalisées par des troupes de spectacle historique, les médiations culturelles historiques, etc.

L’objectif pour les pratiquants (qui peuvent être « reconstituteurs », « AMHeurs »[3] ou les deux) est de retrouver des « traces » (Boursier 2001) laissées par le passé et de les mettre en vie afin de représenter une facette de l’histoire. Proche de l’archéologie expérimentale, l’histoire vivante s’en distingue cependant car les pratiquants ne cherchent pas à valider des hypothèses scientifiques mais à expérimenter des manières d’être et des façons de faire, afin de réajuster la culture matérielle qu’ils reconstituent pour que celle-ci puisse servir de support à la transmission du passé (Tuaillon Demésy 2014). L’accent est mis sur la médiation par les objets reconstitués : les enquêtés utilisent des recherches menées par d’autres (universitaires, notamment) afin de proposer une application concrète, facilitant la compréhension par le grand public de savoir-faire passés.

Concernant plus spécifiquement la reconstitution en France (mais aussi en Suisse et en Belgique, pays frontaliers et francophones), il faut souligner que celle-ci est issue du monde anglo-saxon et de la pratique de la Living History (Gapps 2002 ; Crivello et Bonniol 2004). Si, en Angleterre notamment, cette activité fait partie intégrante des processus de transmission du patrimoine, en France, elle reste encore peu connue et peu utilisée par les institutions culturelles. Néanmoins, elle prend son essor depuis une dizaine d’années et trouve son identité dans le champ des loisirs culturels. Parmi la palette des activités mises en vie, l’alimentation forme l’un des temps forts des rassemblements et se fait le reflet de l’oscillation entre passé et présent, en tension dans toute recréation matérielle.

Champ de l’enquête et cadre méthodologique

Il s’agit ici de porter attention à la reconstitution médiévale. Les pratiquants se regroupant autour de cette période (du Ve au XVe siècle) se sentent appartenir à une communauté (Tuaillon Demésy 2013). Par la suite, des époques sont re-délimitées à l’intérieur de cette catégorie : Mérovingienne, Carolingienne, Viking, An mil, XIe, XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles. Non fédérée, cette reconstitution demeure peu développée et peine à se faire connaître. Quelques milliers de personnes forment le noyau central de cette activité. Il s’agit majoritairement de jeunes trentenaires, essentiellement des hommes (environ 2/3 des pratiquants), mais aussi de couples sans enfant. Les pratiquants sont diplômés du supérieur, en emploi ou étudiants[4]. Ils se regroupent sous forme associative et pratiquent leur loisir lors de manifestations publiques (festivals, fêtes, événementiels culturels, etc.) ou privées (des regroupements off, sans visiteurs, permettant aux reconstituteurs de se retrouver le temps d’un week-end et de mettre en place des ateliers, des rencontres, etc.).

La méthodologie mise en place pour appréhender la reconstitution historique[5] a consisté à réaliser 29 observations participantes lors d’événements ayant eu lieu en France, en Suisse et en Belgique. Ces trois pays ont constitué des terrains d’enquête homogènes, les acteurs se reconnaissant comme membres de la même communauté, qui s’expose en amont à travers les nouveaux supports de communications (principalement les forums en ligne). Cette approche ethnographique a été enrichie par une quarantaine d’entretiens semi-directifs, consistant à recueillir la parole de plusieurs catégories d’enquêtés (artisans professionnels, membres bénévoles d’associations, organisateurs de manifestations, etc.). Enfin, 119 questionnaires de type ethnographique (Soutrenon 2005) ont complété ce matériau, permettant un recueil de données chiffrées[6]. Tous les enquêtés, par outil quantitatif ou qualitatif, ont été interrogés en fonction de leur présence à l’une ou l’autre des observations réalisées.

Parmi les savoir-faire « remis en vie » au cours de manifestations – de la poterie à la forge, en passant par la couture ou le travail du cuir –, la cuisine occupe une place importante. Elle représente à la fois une nécessité pour se sustenter et un moyen d’approfondir la démarche de reconstitution. Elle est ainsi révélatrice d’un système de pensée propre au groupe des pratiquants, qui allie cuisine et processus patrimonial, visant à retrouver et sauvegarder des manières de consommer les aliments appartenant à une époque révolue. Afin de comprendre comment l’alimentation organise l’activité et le rôle qu’elle y joue, une étude complémentaire a été menée en 2012 et 2013. Quatre manifestations sur le territoire français ont constitué le coeur des observations visant à saisir les pratiques alimentaires[7] : les Journées de l’archéologie, en juin 2012 et les Journées mérovingiennes en août 2012 au musée des Temps barbares, à Marle (Picardie) ; l’édition 2013 (en mai) d’Opus Manuum, rassemblement privé, près de Limoges, et le 7e Festival d’histoire vivante à Marle, en juin 2013. Les participants présents provenaient de différentes régions françaises (Centre, Aquitaine, Champagne-Ardenne, Provence, etc.) mais aussi de Belgique et de Suisse. Une quinzaine d’entrevues (semi-directives) concernant directement le sujet de l’alimentation ont complété ces observations participantes : elles visaient à approfondir ce qui ne pouvait être saisi sur place (les représentations de la nourriture médiévale, l’importance accordée à l’Histoire, etc.). Les enquêtés ont été interrogés lors de ces rencontres mais aussi en dehors, par courriel ou téléphone, en passant par les espaces numériques de discussion relatifs à la reconstitution.

L’alimentation et les manières de se nourrir au cours d’une manifestation, qui implique plusieurs nuits sur place[8], permettent de saisir les liens et les passages inévitables d’un passé reconstitué à un présent nécessairement incorporé. L’enjeu est donc de comprendre comment l’alimentation des reconstitutions cristallise la contemporanéité de l’activité et le lien nécessairement entretenu à l’histoire. Cet article ne se veut pas une comparaison entre l’alimentation à l’époque médiévale et celle reconstruite aujourd’hui ; il est, au contraire, orienté dans le sens d’une compréhension des modalités de la consommation alimentaire dans le cadre d’un loisir prenant pour support la recréation du passé. Au-delà, l’introduction du passé dans le présent questionne la nécessaire part d’imagination dans les représentations de l’histoire. Les manières de consommer les aliments interrogent ici l’organisation du permis et du défendu dans le système culinaire propre à la reconstitution. Elles informent également sur la place de chacun dans le groupe, le niveau de recréation choisi et la distinction que cela implique ensuite entre les pratiquants. En outre, si la cuisine est une façon d’entrer dans le passé, elle fait écho au poids du présent sur les reconstitutions. Les concessions réalisées permettent ainsi de saisir les écarts par rapport à l’histoire et l’impossibilité de s’extraire des savoir-être contemporains. La nécessaire sociabilité dans le groupe passe par le partage d’aliments qui font davantage référence aux pratiques actuelles qu’à celles d’un temps révolu. Enfin, les aliments consommés renseignent sur la représentation que les enquêtés ont du patrimoine alimentaire qui cristallise l’imaginaire d’une époque disparue.

Cuisiner : entrer dans un autre temps ?

D’abord, manger en reconstitution, c’est entrer dans une autre époque. L’alimentation est un construit culturel (Laurioux 2002) qui dépend de la société dans laquelle elle prend place. Les manières de se nourrir, ce qui est consommé mais aussi le moment des repas, par exemple, sont autant de phénomènes mouvants, qui vont fluctuer en fonction du groupe dans lequel ils apparaissent (Lévi-Strauss 1964, 1965, 2009 ; Flandrin et Montanari 1996). En outre, les habitudes alimentaires varient et se transforment selon les époques et l’espace. Il est ainsi certain que l’alimentation médiévale n’était pas celle d’aujourd’hui (Flandrin et Montanari 1996). Les recréations de plats médiévaux, comprennent à la fois des éléments historiques et des propriétés modernes, entendues au sens de références contemporaines. La cuisine contient une dimension opératoire, permettant aux participants de se positionner dans une autre temporalité le temps d’un week-end ; elle aurait ainsi une fonction « médiatrice », entre deux univers (Verdier 1969).

Les sources primaires, et notamment les traités historiques tels le Viandier de Taillevent ou le Mesnagier de Paris (tous les deux rédigés au XIVe siècle), forment une base sur laquelle s’appuient les pratiquants pour préparer leurs repas. Les sources en langue française sont les plus souvent utilisées, pour des raisons pratiques de compréhension. Les reconstituteurs tentent de se rapprocher d’une cuisine qui aurait pu être préparée durant la période médiévale. Si des sources primaires ne sont pas disponibles ou accessibles, les ouvrages de spécialistes ou de vulgarisation forment la base à partir de laquelle les expérimentations seront menées[9]. Lors d’un événement, la préparation d’aliments passe nécessairement par l’étape de la cuisson, le feu de bois étant essentiel dans le monde des campements[10] : il permet de cuire, mais aussi de se chauffer, voire de s’éclairer, quand tout objet contemporain doit être laissé de côté. Les aliments frais et de saison sont privilégiés, ainsi que les légumes secs. Cette alimentation diffère de celle de la vie quotidienne, en ce qu’un certain nombre de produits sont bannis des tables de reconstitution (parce qu’ils n’étaient encore ni « découverts », ni consommés). C’est par exemple le cas de la pomme de terre, de la tomate ou du chocolat. Les pratiquants énoncent manger différemment en termes de quantités. Certains affirment varier et consommer moins de légumes :

Nous mangeons les mêmes aliments mais dans des proportions différentes. À la maison, nous consommons moins de viande et de fromage, et beaucoup plus de légumes frais et de céréales, auxquels il faut ajouter les produits du Nouveau Monde (piments, chocolat, patates...), le thé, le café...

Entretien, homme, 25 ans, 28 mai 2013

L’alimentation en reconstitution fait état d’une réflexion particulière : ce qui est acheté doit répondre à une certaine historicité et ne pas laisser transparaître la contemporanéité des produits. Une fois ces achats sur le campement faits, la façon de les préparer et de les consommer est aussi révélatrice des représentations de l’époque médiévale telles qu’elles sont véhiculées par la reconstitution (voir figure 1)[11]. Les conceptions de la cuisine et de la préparation des aliments sont significatives de manières de faire de la communauté d’histoire vivante. La théorie du triangle culinaire, dans laquelle Claude Lévi-Strauss distingue des façons de consommer les aliments (Lévi-Strauss 1964, 1965, 2009 ; Dournes 1969), met en exergue les notions de « cru », « cuit » et « pourri » qui peuvent être déclinées selon des modes de cuissons spécifiques : « rôti », « bouilli », « fumé ». Ces distinctions se retrouvent en reconstitution et permettent de saisir l’organisation et les modes de fonctionnement alimentaires dans ce loisir. Le triangle culinaire est ici utilisé comme un modèle opératoire, un outil permettant de catégoriser la réalité sociale, amenant ainsi à penser l’alimentation en reconstitution sous l’angle d’une répartition des modes de consommation. Il n’est pas question de simplement transposer des catégories développées par Lévi-Strauss à la reconstitution historique, mais de montrer que les façons de préparer les aliments autorisent à saisir le fonctionnement du groupe quant aux représentations de la cuisine. L’élaboration d’une certaine image du Moyen Âge et l’imaginaire retranscrit dans le patrimoine culinaire positionnent les frontières de la communauté (qui en fait partie ou non). Ainsi, la recréation du passé peut être interprétée en fonction des modes de cuisiner présentés par les enquêtés.

Figure 1

Préparation de la viande pour le déjeuner, fouet en bois. Opus Manuum, 2012

Préparation de la viande pour le déjeuner, fouet en bois. Opus Manuum, 2012

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En premier lieu, le cru est ce que les pratiquants apportent avec eux (légumes, viande « fraîche » ou surgelée, oeufs, etc.) et qui devra être cuisiné. Le problème principal est celui de la conservation, en particulier lors des fortes chaleurs. Durant le week-end, les produits sont mis dans des glacières à l’abri sous les tentes. S’il y a des rivières ou des cours d’eau à proximité, ils sont utilisés pour conserver au frais les aliments qui ne craignent pas l’humidité. Très souvent, la viande est surgelée en amont, afin qu’elle se garde mieux sur les campements. Certains participants choisissent de ne prendre avec eux que des aliments qui peuvent se conserver sans glacière : salaison, légumes secs, fromages fermentés, etc. La notion de « cru » renvoie donc à ce qui est apporté « brut » sur les camps, et donc pas prêt à être consommé en l’état.

Ces produits sont ensuite cuisinés directement au feu de bois, seul moyen de pouvoir faire chauffer les denrées. Le « cuit » se décline en reconstitution principalement selon les axes du « grillé » et du « bouilli ». Le principe du « grillé » est activé à travers des grilles de cuisson placées au-dessus du feu, la viande étant assimilée à des « grillades » (voir figure 2). De manière presque unanime, les participants s’accordent à dire que la cuisson sous forme de grillades est peu représentative d’une reconstitution de la cuisine médiévale. Elle est choisie pour sa facilité d’exécution. Les sources primaires faisant peu état d’aliments « grillés », ceux-ci sont ainsi surtout consommés au début du week-end. En effet, à l’arrivée sur une manifestation, il est d’abord nécessaire de « monter le campement », c’est-à-dire de décharger les voitures et d’installer les tentes. Pour cette raison, le grillé est une solution pratique : plus simple à mettre en place et surtout plus rapide. En dehors de ce cas de figure, les grillades sont parfois cuisinées ponctuellement : « Parfois, nous faisons quelques grillades, pour changer, mais elles demeurent marginales : on ne veut pas tourner au barbecue » (entrevue, homme, 54 ans, 19 mai 2013). Finalement, elles sont perçues comme relevant du contemporain et de la quotidienneté, parce qu’elles font directement écho à un mode de cuisson actuel.

Figure 2

Grillade à la poêle, premier soir de la manifestation Festival d’histoire vivante, Marle, 2010

Grillade à la poêle, premier soir de la manifestation Festival d’histoire vivante, Marle, 2010

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À l’inverse, les aliments bouillis sont préparés dans des oules[12] en terre cuite (voir figure 3). Celles-ci sont posées au coin du feu et contiennent de l’eau et les denrées à cuire. Cette façon de cuisiner est plus technique que le rôti car elle requiert une connaissance et une maîtrise du contenant. Les oules nécessitent une exposition progressive à la chaleur de la flamme et une surveillance continue durant plusieurs heures. Le format est celui du « ragoût », proche de ce qui pouvait être mangé à l’époque. Les plats sont mijotés : les sucs des aliments restent dans le récipient et seront consommés, à la différence d’une cuisson « grillée ». Les reconstituteurs insistent sur le fait que les contenants « donnent un goût particulier au plat préparé, qui ne peut se retrouver autrement (par exemple à la maison) » (entrevue, femme, 39 ans, 19 mai 2013).

Figure 3

Oule mise à chauffer au-dessus du feu Opus Manuum, 2010

Oule mise à chauffer au-dessus du feu Opus Manuum, 2010

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Les plats bouillis sont destinés à un usage restreint, par groupe ou association. Au contraire, les aliments grillés, à l’image du barbecue contemporain, sont plus facilement proposés aux « voisins ». Le plat principal relève du domaine du « rôti » et le principe de l’« exo-cuisine »[13] permet d’expliquer le don de nourriture aux autres participants. L’« endo-cuisine » est, quant à elle, symbolisée par les contenants : les oules étant fragiles, elles sont peu prêtées, à la différence d’une grille ; le bouilli demeure dans le cadre privé de chaque association.

Concernant le domaine du « pourri », il est aussi pris en compte par les reconstituteurs dans leur système de pensée mais pas mis en place dans une optique de consommation. Ce type d’aliment est souvent mentionné à travers le champ sémantique du « faisandé ». La viande, en particulier le gibier, pouvait être consommée durant le Moyen Âge sous une forme avancée de décomposition. À l’heure actuelle, les reconstituteurs ne mangent pas de cette manière, mais connaissent cette forme de préparation des aliments. Ils insistent sur les changements en termes d’hygiène et de culture culinaire qui existent entre la période médiévale et la société contemporaine. L’un d’entre eux précise : « La flore intestinale est différente aujourd’hui (car les animaux sont aussi soignés aux antibiotiques) : on a plus de difficultés à digérer des choses pas fraîches » (entrevue, homme, 48 ans, 19 mai 2013). Ainsi, la cuisine « pourrie » ou « faisandée » n’est pas consommée pour des raisons de santé, même si elle est attestée dans certains cas au Moyen Âge. En outre, l’importance accordée à la conservation des aliments dénote d’une réelle mise à distance du « pourri ». Une part de la culture alimentaire de l’époque recréée est donc volontairement laissée de côté, menant ainsi à un oubli d’un certain mode de préparation des aliments. Dans cette catégorie, il existe toutefois une exception : le « pourri » se retrouve dans certaines boissons fermentées (bières, hydromel, cervoise) fabriquées d’après des recettes médiévales. Le lien à la conservation est sans doute un facteur explicatif de cette plus grande mise à l’écart des aliments solides, mais la permanence des habitudes contemporaines quant à la consommation d’alcool fermenté explique aussi cette plus grande tolérance de l’axe du « pourri » dans les boissons.

Le frit est aussi une catégorie de cuisson appliquée en reconstitution[14]. L’apport du frit et de l’huile permet de penser la cuisson à l’étouffée (eau et matières grasses) et le rôti au four. Les participants emploient ce type de cuisson lorsque les aliments sont préparés dans un chaudron. Posé au-dessus du feu et ouvert, il permet l’incorporation de matière grasse au plat consommé. Il n’est toutefois pas uniquement destiné à cet usage et peut aussi servir à faire mijoter des soupes. Ce contenant est une solution de facilité pour la préparation de grandes quantités, que n’autorise pas la cuisson en oules. Associée au chaudron, la poêle est un outil incontournable pour les desserts nécessitant d’être saisis : pain perdu, crêpes, etc. Ces contenants impliquent des goûts encore différents de ceux possibles avec une cuisson « bouillie » en coquemarts (voir figure 4). Il est aussi à noter que certains plats préparés à l’avance à la maison sont apportés sur les camps pour y être réchauffés. Ils sont alors soit (re)bouillis soit (re)frits sur place.

Enfin, le fumé est peu cuisiné en tant que tel sur place, mais il est présent à travers la charcuterie apportée par les participants. Jambons fumés et saucissons sont des aliments qui se conservent aisément et qui sont simples à transporter. En outre, ces denrées sont fréquemment offertes aux autres participants et utilisées pour « l’apéritif », notion contemporaine réintroduite dans le cadre des reconstitutions. Ces produits sont consommés mais non préparés sur place. À cet égard, ils ne relèvent pas de l’expérimentation mais sont inscrits dans le domaine de ce que les enquêtés nomment l’« historiquement possible ». Le rapport entretenu à l’histoire et aux manières de se nourrir connues du Moyen Âge forme un enjeu de reconnaissance de la démarche de reconstitution. Lorsque les aliments sont achetés « tout faits », lorsque le fumé n’est pas une création personnelle, les enquêtés reconnaissent les concessions réalisées. Cependant, certains participants ont parfois eu la possibilité de préparer du poisson à l’aide d’un fumoir temporaire créé pour l’occasion. Le principe du fumé est, dans ce cas, aussi proche de « l’historique » que l’est le bouilli.

Figure 4

Four, volailles rôties, oules sur le feu Festival d’histoire vivante, Marle, 2013

Four, volailles rôties, oules sur le feu Festival d’histoire vivante, Marle, 2013

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Ainsi, en dehors des aliments qui doivent avoir existé au Moyen Âge, la manière et le moment de les préparer sont vecteurs d’une conception de la recréation culinaire et des représentations du passé. Cette classification des modes de cuisson permet de saisir le fonctionnement du système alimentaire en reconstitution. Loin de n’être qu’une juxtaposition de techniques, les façons de cuisiner révèlent des axes auxquels sont associés des « niveaux » de pratique. La cuisine se fait le reflet d’une implication des enquêtés dans les recréations matérielles. Plus les pratiquants apportent des denrées crues, consomment les aliments bouillis et non grillés, plus ils cherchent à s’approcher d’un patrimoine alimentaire historique. Cette recherche de proximité par rapport à l’Histoire les positionne dans le haut de la hiérarchie des « bonnes pratiques » attendues en reconstitution. Certains enquêtés sont ainsi reconnus par la communauté pour leur travail dans ce domaine et pour le soin qu’ils accordent à préparer leur alimentation durant ces fins de semaine. Cette schématisation − basée sur le triangle culinaire − permet de comprendre comment les membres du groupe se distinguent les uns des autres et comment le patrimoine, en tant que support de référence pris par les enquêtés pour évaluer tacitement leur pratique, est réinvesti dans l’alimentation, y compris s’il ne fait écho qu’à un certain imaginaire de la cuisine médiévale. En somme, les manières de préparer les repas, l’utilisation faite du feu et les modes de cuisson des aliments donnent à voir un système culinaire organisé et hiérarchisé en fonction de l’historicité souhaitée de la reconstitution alimentaire. Les valeurs transmises au sein de la communauté induisent des modalités d’exposition de ce qui est consommé. Dès lors, griller des « brochettes » lors d’une manifestation est une pratique systématiquement critiquée au sein du groupe. Ceux qui sont ainsi désignés sont sommés de changer leurs habitudes. Au-delà de la classification des modes de cuisson, le système culinaire comprend aussi des modalités de partage, qui permettent de saisir une autre facette de la permanence du contemporain dans les reconstitutions.

De la consommation alimentaire à la sociabilité

La nourriture agit comme un activateur des relations sociales. Le partage d’aliments est un élément permanent et constant qui se retrouve sur l’ensemble des manifestations de reconstitution. Ce sont souvent des spécialités locales qui sont échangées : elles favorisent les liens avec les groupes voisins, les autres associations, et sont parfois cuisinées pour répondre à des exigences définies par les participants comme étant « historiques ». Sous-entendues, ces expérimentations culinaires proviennent directement de traités de l’époque. Il en est ainsi du « brie fourré » ou des menudets (voir figure 5). Ces spécialités et leur don (au sens maussien du terme) révèlent l’importance du partage dans une perspective avant tout contemporaine, d’une part, et de l’identité régionale, d’autre part. Les deux sont intimement liés : les événements favorisent les échanges aussi bien culinaires que techniques, tout en permettant de faire émerger les discours sur les régions d’origine des reconstituteurs. Le désir de connaissance des produits du terroir d’autres lieux rejoint la reconstitution de costumes de la région d’origine du participant (Tuaillon Demésy 2013). L’ancrage territorial se développe ici sous une autre facette mais demeure un élément identitaire important.

Figure 5

Dattes au miel, poivrées. Dessert réalisé lors de l’événement Opus Manuum, 2010, d’après une recette du Haut Moyen Âge

Dattes au miel, poivrées. Dessert réalisé lors de l’événement Opus Manuum, 2010, d’après une recette du Haut Moyen Âge

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Dans le même ordre d’idée, les reconstituteurs apportent et préparent souvent en trop grande quantité, ce qui permet un don à d’autres. Dans ce cas, le surplus est pensé dès le départ, pour pouvoir échanger avec les amis retrouvés. Cela peut aussi être un excédent de plats bouillis. En ce cas, les « restes » sont offerts : « Nous avons souvent trop... Mais cela nous permet d’en proposer aux autres ou d’avoir des restes » (entrevue, homme, 33 ans, 23 mai 2013). Cuisiner en campement est l’occasion de créer des liens : c’est un moment qui favorise les échanges et les discussions autour du feu. La sociabilité est activée par le biais des instants consacrés à la confection culinaire : le réseau d’interconnaissances est ravivé (Rivière 2004). C’est un temps spécifique, notamment celui de la cuisson, qui prend place en parallèle des autres activités pratiquées (voir figure 6). Il faut compter plusieurs heures entre le moment de la préparation et celui du repas, les aliments bouillis devant être constamment surveillés. Lorsque les manifestions sont ouvertes au public, les hommes combattants (qui animent) laissent souvent aux femmes le soin de gérer la cuisine. Lors des campements off, le partage des tâches est moins prononcé, même si les grillades, tout comme l’entretien du feu, sont plus fréquemment des activités à tendance masculine. La distinction genrée des travaux culinaires est légèrement orientée dans le sens d’une opposition rôti/masculin et bouilli/féminin, même si cuisiner reste avant tout une activité collective. Les repas sont préparés pour une petite dizaine de personnes, en moyenne. Certains groupes ne comptent que deux membres (déplacements en couple), tandis que d’autres comprennent plus de soixante reconstituteurs. Dans ce cas, la logistique diffère : bien que tout le monde participe aux préparations et aux surveillances de cuisson, les associations ont généralement une personne qui s’occupe de la dimension culinaire et qui apprécie cuisiner. Les repas et leur préparation sont des moments conviviaux, considérés comme étant « hors-activité » car ils ne sont pas délimités dans le temps (à la différence des combats, par exemple).

Figure 6

Galettes préparées et cuites « sur place » Opus Manuum, 2013

Galettes préparées et cuites « sur place » Opus Manuum, 2013

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Les boissons jouent aussi un rôle essentiel. Comme pour les aliments grillés, certains breuvages sont davantage consommés le premier soir : c’est le cas pour la bière. Celle-ci se positionne du côté du contemporain car elle est achetée conditionnée : elle est tolérée mais peu valorisée par les membres du groupe. C’est, d’ailleurs, une boisson qui est peu produite par les enquêtés, compte tenu de la difficulté d’en maîtriser la fermentation. Certaines préparations sont, à l’inverse, mises en avant pour signifier l’attachement à l’histoire et l’importance du « fait maison ». « Toute société, tout groupe restreint tend à organiser l’ensemble de ses pratiques autour d’un breuvage principal » (Fabre-Vassas 1989 : 8). Pour la reconstitution, les vins épicés ou aux fruits remplissent ce rôle et sont les emblèmes d’une recréation gastronomique ayant trait au « liquide ». Les participants mettent un point d’honneur à fabriquer eux-mêmes ces différentes liqueurs : moretum, hydromel, hypocras. Ces boissons sont échangées pour être goûtées et pour activer la sociabilité du groupe, au même titre que les spécialités locales. Le cidre, quant à lui, occupe une place particulière car il est le reflet des concessions remplies par le fumé pour ce qui est de la cuisson de la viande. Il fait état d’une possibilité historique quant à sa consommation mais il est le plus souvent acheté et non fabriqué.

Le don de boissons est un moyen d’inviter des amis ou voisins de tente à l’apéritif. En cela, la dynamique et l’enjeu de ce moment spécifique dans une journée sont les mêmes que dans la quotidienneté des enquêtés. Ici encore, le poids du présent se retrouve dans les habitudes de recréation : le moment d’avant-repas est considéré par les enquêtés comme un temps de fête, même si cette dimension est absente de l’époque reconstituée. La prise d’alcool n’est pas un moment isolé mais prend place dans un processus de partage et d’activation de lien. Claudine Fabre-Vassas rappelle ce point : « Loin de signifier la déviance, [le partage d’alcool] réinstaure le lien social » (Fabre-Vassas 1989 : 7). Les différents concours de boisson institués au cours des off en sont aussi l’illustration. Les pratiquants proposent les breuvages qu’ils ont élaborés chez eux ; un jury, composé d’autres membres, va ensuite classer les boissons par ordre de préférence. Ces instants sont centralisateurs : la grande majorité des participants se réunit pour assister à la remise des prix, puis déguste les différents alcools. Le don de boissons est ainsi réel autant que symbolique : ce ne sont pas seulement des produits qui sont partagés, mais aussi des créations personnelles et des essais de reconstitution sur lesquels les pratiquants aiment à débattre.

Entre activation de la sociabilité et reflet des reconstitutions culinaires, la nourriture expose des principes organisateurs du groupe des pratiquants. Cuisiner, prendre l’apéritif, déguster des breuvages faits maison sont autant de moments normés qui enclenchent le renouvellement ou la création de lien social (Bouvier 2005) entre les participants. Le « don » est, à cet égard, un outil qui permet au groupe de perdurer. Le « rendu » (Mauss 2001) ne se fera pas nécessairement durant le même week-end mais pourra être enclenché au cours d’autres rencontres. Si certains freins à la représentativité historique ont déjà été soulignés en lien avec des enjeux de sociabilité, il existe aussi certaines limites à l’expérimentation de la cuisine qui ont trait à l’inscription dans une pratique de loisir et qui ne font ainsi pas référence aux modes de consommations médiévaux. En dehors de la simple ingestion d’aliments, c’est l’ensemble de la corporéité contemporaine qui est mise à l’épreuve et empêche certaines formes de recréation.

L’expérimentation et ses limites

Préparer des recettes, les réaliser puis les consommer sur les campements questionnent la notion d’expérimentation, chère aux reconstituteurs. La cuisine est souvent perçue comme un moyen d’évasion et une manière d’approfondir l’expérience du dépaysement, caractéristique majeure de l’histoire vivante. Les ouvrages des historiens sont abondamment lus mais les expérimentations sont autant le fruit d’une réalisation personnelle, pensée sous forme de « test » que de reproduction de recettes prises sur différents sites Internet, qui ne correspondent pas toujours à des recherches scientifiques. Autrement dit, les reconstituteurs connaissent les aliments qui font sens dans l’optique d’une recréation du passé, mais l’agencement des différents produits est souvent davantage une interprétation personnelle du cuisinier qu’une réelle transposition d’une recette médiévale.

Manger différemment le temps d’un week-end est l’un des objectifs de la reconstitution. Certains produits sont testés au préalable, parce que leurs saveurs sont très éloignées de celles qui correspondent aux habitudes alimentaires modernes. C’est par exemple le cas de l’acidité du verjus, difficile à consommer aujourd’hui, tant les goûts culturels depuis la période médiévale ont changé (Duhart 2005). Les épices sont employées pour agrémenter les plats et des découvertes sont parfois faites grâce aux essais réalisés (maniguette, variétés différentes de poivres, etc.). Les viandes achetées et cuites répondent aussi à des impératifs, tant économiques qu’historiques : pour les grandes associations, acheter de la dinde répond à des contraintes financières. Par ailleurs, le gibier est préparé avec l’idée que ce type de produit était plus répandu à l’époque qu’aujourd’hui. Le choix n’est pas un hasard et répond à des objectifs de proximité historique avec la période mise en vie. Expérimenter est une nécessité pour les participants, même si des concessions sont faites, que ce soit sur les goûts ou sur le budget. L’expérimentation se prolonge aussi par le visuel et le toucher. Les contenants (oule, chaudron, mais aussi vaisselle : assiettes et gobelets en terre ou en bois) participent à la reconstitution culinaire. L’esthétique de la table est importante : les repas ne sauraient être un moment de partage et de recréation sans une application de l’histoire au matériel non périssable.

Malgré tout, certaines limites sont énoncées et acceptées par les pratiquants. La corporéité moderne n’est plus celle de l’homme médiéval. Les usages faits du corps dépendent de la culture au sein de laquelle ils prennent place (Boltanski 1971) et les tests culinaires trouvent leurs limites sur le plan du goût et de l’hygiène. Certaines recettes requièrent des aliments difficiles à trouver aujourd’hui (langues de canard, espèces protégées, etc.) et ne peuvent donc être appliquées. Globalement, les reconstituteurs reconnaissent ne pas consommer assez de pain, ni de légumes, par rapport à ce qui pouvait constituer le quotidien alimentaire au Moyen Âge.

D’autres concessions sont systématiques : le fumé acheté en est un exemple, mais diverses façons de se nourrir lors d’un campement révèlent aussi une permanence du contemporain dans la pratique. C’est notamment la norme conservée de prendre trois repas par jour, dont le petit-déjeuner. Cette régularité fait état d’un choix, propre des habitudes usuelles et contemporaines des reconstituteurs. Souvent, le petit-déjeuner est aussi l’occasion d’« entorses » à l’historicité : plusieurs produits apparaissent comme des nécessités : café, pâte à tartiner et jus d’orange sont rarement délaissés. Ces exceptions sont tolérées par le groupe mais les aliments doivent être camouflés et, généralement, les participants ne se vantent pas de consommer ces produits. De même, les horaires des repas demeurent conformes aux habitudes quotidiennes. La reconstitution trouve ainsi ses limites dans les usages modernes de la culture alimentaire : des produits spécifiques et les modalités de collation sont des incontournables dont les participants refusent de se passer.

Par ailleurs, la conservation sur les campements est un problème majeur. Le poisson est ainsi peu consommé parce qu’il est très difficile de le garder frais. L’approvisionnement est à prévoir à l’avance. La plupart du temps, les participants ne souhaitent pas repartir au supermarché durant le week-end, pour ne pas quitter l’ambiance de l’événement. De ce problème découlent les inconvénients liés à l’hygiène. Plus largement, c’est toute la conception contemporaine du corps « sain » et du « propre » (Courtine 2006) qui constitue un frein à l’expérimentation plus poussée. Outre que les pratiquants ne mangent pas de viande faisandée parce qu’elle n’est plus tolérée par l’organisme, les discours relatifs à la propreté révèlent un ancrage moderne impossible à supprimer. Les mains sont parfois « noires » (de terre, de poussière, de cendre) et les cuisiniers, bien que les ayant déjà lavées au savon, s’excusent de toucher les produits. Le « sale » (Douglas 1992), en lien direct avec les aliments, reste connoté de manière négative, même si l’hygiène corporelle générale lors d’un campement tolère des écarts à la norme en vigueur dans la vie quotidienne. Les conceptions du propre et du sale demeurent ancrées dans le cadre des logiques contemporaines.

Dans le même ordre d’idée, il est rare que les animaux vivants, apportés et tués sur place, forment la base alimentaire lors de l’événement. C’est toutefois arrivé lors d’une rencontre off. Après avoir obtenu l’autorisation des organisateurs, un groupe avait apporté une poule, qui a été mangée le troisième jour. Sa préparation s’est faite de façon discrète, et certains participants ne l’ont même pas su. En revanche, le cuisinier a par la suite été surnommé, dans le groupe des participants à ce off, « Chicken killer ». Ce dénominatif, donné de façon humoristique et amicale, dénote cependant d’une certaine gêne quant au fait de tuer les bêtes en camp. La discrétion fait état d’une volonté de ne pas choquer les autres pratiquants par la violence induite dans cette conception de la nourriture « sur pied ». Cette anecdote illustre les changements opérés depuis quelques décennies quant à l’abattage d’animaux vivants et à l’euphémisation de la violence, qui est de moins en moins acceptée dans la vie domestique. L’expérimentation trouve ses limites dans l’hygiénisme du XXIe siècle et dans les habitudes du « prêt à consommer ».

Une autre limite à la reconstitution est celle, cette fois non plus du dégoût, mais du plaisir. Les participants profitent d’un événement pour « bien manger ». Dès lors, les plats sont souvent beaucoup plus copieux qu’ils ne devraient l’être et les boissons proposées à profusion, en comparaison avec l’alimentation quotidienne médiévale. De même, le vin consommé est de bonne qualité au regard des critères contemporains. Celui du Moyen Âge, comme le précise un pratiquant, devait en effet « être de la piquette. Mais quand on mange bien, on n’a pas envie de vin de table ! » (entrevue, homme, 54 ans, 19 mai 2013). En fin de compte, la difficulté pour les participants est de se détacher des habitudes alimentaires modernes. Supprimer des denrées reste compliqué et l’aspect convivial des repas induit des biais quant à l’historicité de ce qui est mangé et des quantités disponibles. L’absence de four est également un frein à la préparation de certains plats et est ressentie comme un manque ; ce mode de cuisson, ancré dans les usages modernes, reste relativement absent, faute de support physique pour faire rôtir les aliments. Un reconstituteur résume bien l’ambivalence inhérente à l’alimentation en histoire vivante : l’objectif est de « rester le plus histo-compatible possible avec les contraintes du XXIe siècle » (entrevue, homme, 45 ans, 19 mai 2013).

Conclusion

Cuisiner au cours d’une manifestation de reconstitution fait appel à un processus qui commence avant le départ des participants (au stade des recherches réalisées) et qui prend fin une fois les préparations partagées et consommées. Utiliser le triangle culinaire comme outil permettant de « découper le réel », participe à la délimitation d’un système alimentaire basé sur les modes de cuisson des denrées. Entre recréation historique et concessions liées à la dimension du loisir, les participants concilient leur corporéité du XXIe siècle avec leur approche technique du Moyen Âge. C’est un jeu permanent entre passé et présent qui est mis en place.

S’ancrer dans un système culinaire différent de celui du quotidien conforte la pratique de recréation et permet d’entrer dans une époque révolue. Un nouveau mode de consommation se met en place le temps d’un week-end, invitant à réinventer la cuisine médiévale à travers l’expérimentation culinaire, en tenant compte des impératifs liés à l’inscription dans un cadre de loisir contemporain. Ce n’est plus seulement de l’extérieur et visuellement, par les costumes ou les artefacts, que les pratiquants sont reconstituteurs ; c’est aussi en s’attachant à manger différemment qu’ils renforcent leur relation à l’Histoire. Frédéric Duhart rappelle que l’incorporation définit l’homme qui mange. « L’incorporation alimentaire produit physiquement et symboliquement le corps mangeur, le corps du mangeur » (Duhart 2005 : 236). C’est en ce sens qu’il faut comprendre les dimensions culinaires en reconstitution. Physiquement, les pratiquants goûtent ce qui pouvait être consommé (et cuit) il y a plusieurs siècles. Symboliquement, ils s’inscrivent dans une continuité et une permanence historique qui leur permet de faire le lien entre le passé et le présent. Ils se positionnent comme acteurs d’un loisir moderne et vecteurs (testeurs) de savoir-faire et savoir-être médiévaux. La cuisine contribue à délimiter leur identité de reconstituteurs du Moyen Âge. Pour autant, des concessions et des exceptions demeurent. Le rythme auquel s’enchaînent les repas, les aliments du matin et ceux achetés en supermarché révèlent les habitudes alimentaires quotidiennes des participants. Cet ancrage au présent agit comme un stabilisateur : le dépaysement historique n’est accepté qu’avec des limites. Ces compromis permettent le changement d’alimentation le temps d’un week-end sans que cela ne soit ressenti comme une contrainte. Il n’en reste pas moins qu’une part d’invention est présente (notamment sur les temps de cuisson), parce que des données historiques demeurent manquantes.

L’attention portée à la cuisine relève aussi d’une recherche d’un patrimoine culinaire oublié. À ce propos, plusieurs associations travaillent en lien avec les parcs archéologiques ou les musées afin d’utiliser l’alimentation comme nouvelle manière de transmettre du passé. La découverte gustative est un moyen de prolonger l’expérience de « dépaysement temporel ». Elle n’est donc pas une activité annexe, mais forme le coeur d’un loisir qui active la remémoration d’un passé, présenté sous la forme d’une patrimonialisation alimentaire (Bessière et Tibère 2011). Le travail de normalisation de cette consommation (Régnier 2006) permet d’organiser le permis et le défendu autour de l’ingestion d’aliments.

Le système culinaire en vigueur en reconstitution invite à envisager les modes de consommation comme des marqueurs. D’une part, au niveau des individus : plus les aliments cuisinés sont liés à l’expérimentation des modes de cuissons exposés comme étant le reflet de techniques médiévales, plus ceux qui cuisinent ainsi seront reconnus au sein du groupe comme réalisant une reconstitution de qualité. D’autre part, au niveau de la communauté : le fonctionnement de l’alimentation renvoie à un certain imaginaire associé au patrimoine culinaire d’une époque révolue. Si les enquêtés savent que certains aliments sont prohibés et ne les emploient pas, en revanche, la démarche visant à tester des produits inhabituels est rarement mise en oeuvre (l’amertume est délaissée, comme le faisandé ou le trop acide). Les habitudes et les goûts du XXIe siècle, couplés à une euphémisation de la violence ne sauraient être abolis le temps d’un week-end, même si les choix des aliments et des modes de cuisson font l’objet d’une grande attention. Au final, même si l’accent est mis sur la rigueur historique, peu importe la véracité des expérimentations réalisées : ce qui compte est l’imaginaire de la conformité à l’histoire. Le système culinaire est opérant pour la communauté car il révèle un juste milieu entre plaisir (manger différemment) et dégoût (manger « trop » différemment), entre Histoire et monde contemporain. C’est cette ligne de démarcation temporelle qui invite à saisir le processus de normalisation dans les manières de se nourrir. Reflétant le passé pour mieux organiser le présent, l’alimentation et ses recréations sont ainsi nécessairement liées aux habitudes corporelles et sociales des enquêtés. Les savoir-faire (façons de cuisiner) et les savoir-être (partage des aliments) en reconstitution sont autant le résultat d’une socialisation par le groupe (nécessaire sociabilité) que d’une recherche de proximité avec l’histoire.