Corps de l’article

Introduction

L’habillement a de tout temps été un puissant instrument politique et social à la disposition tant des gouvernants que de leurs administrés, et utilisé comme moyen de modeler et remodeler les frontières, les hiérarchies et les identités politiques et sociales[1]. Pourtant, malgré la signification culturelle et politique donnée à l’habillement à l’époque contemporaine, et en particulier dans les sociétés européennes et nord-américaines, la rhétorique et le discours publics en Occident tiennent encore pour acquis que les règles quant à la façon de se vêtir concernent exclusivement les théocraties islamiques comme l’Iran, ou bien qu’il s’agit d’une coutume patriarcale oppressive propre au seul contexte musulman. Cependant, les règles qui s’appliquent au corps des citoyens ont toujours constitué une dimension significative, quoique souvent discrète, voire totalement ignorée ou négligée, du fonctionnement des sociétés européennes et nord-américaines, en particulier à propos des femmes. De fait, les activistes pour les droits des femmes en contextes occidentaux se sont longtemps battues contre les lois imposant un strict code vestimentaire ou des normes sociales rigides en matière d’habillement depuis au moins la Révolution française, période au cours de laquelle les codes vestimentaires ont fonctionné comme un outil politique au service de l’instauration de l’État français moderne (Ribeiro 1988 ; Crane 2000). Il est clair également qu’une loi avait été promulguée pour empêcher les femmes de porter des pantalons ou d’autres vêtements semblables à ceux des hommes (les femmes avaient le droit de porter des pantalons uniquement si elles en avaient demandé l’autorisation à la police ou pour monter à cheval et, plus tard, faire de la bicyclette). Cela confortait l’idée communément admise que les femmes appartenaient au sexe faible, et contribuait à justifier à la fois leur exclusion de la vie politique et le fait qu’elles n’aient pas de droits en tant que citoyennes. Bien que les Françaises peuvent finalement porter des culottes et même des pantalons, cette loi n’a été abrogée que très récemment, en février 2013 (Garber 2013) ! En fait, l’idéologie au coeur de la Révolution française, qui donnait la primauté à l’égalité entre les hommes, n’a pas encore été totalement étendue aux femmes, même après deux siècles (Fisher 2012).

Il existe un imposant corpus de travaux universitaires documentant le mouvement de la réforme vestimentaire des Anglaises et des Américaines à partir de l’ère victorienne (Torrens 1997, 1999 ; Kriebel 1998 ; Presley 1998 ; Strassel 2008). Leurs robes, pénibles à porter et entravant les mouvements, reflétaient et définissaient visuellement la conception normative de la femme vouée à l’obéissance qui restait prisonnière de la sphère privée de la vie domestique, apparaissant comme une représentation esthétique de la bienséance féminine et de la féminité. Cependant, lorsque les femmes ont revendiqué des changements vestimentaires (comme, par exemple, porter des pantalons ou des vestes de costumes) pour pouvoir pratiquer des activités de loisir ou travailler à l’extérieur de chez elles, elles se sont heurtées à un mauvais vouloir. On considérait que les femmes qui refusaient de porter des robes enfreignaient les strictes distinctions entre les genres et bouleversaient l’ordre social (Kriebel 1998 ; Torrens 1999). Contestant cette idéologie sociale répressive inscrite dans la morale chrétienne et les arguments du patriarcat, les femmes se sont battues sans relâche pour la réforme vestimentaire qu’elles jugeaient être au coeur de la transformation de leurs droits sociaux et légaux. La contestation des normes vestimentaires, en tant que moyen significatif de résistance, a également été reprise plus tard, en Occident, tout au long du XXe siècle, par d’autres générations de femmes soucieuses d’étendre leurs droits sociaux et politiques.

Bien que l’on peut dire que les cas mentionnés ci-dessus relèvent à présent de l’histoire, la régulation du corps des femmes en Occident par le biais du vêtement n’est pas encore terminée. Depuis la nature genrée des politiques vestimentaires scolaires qui pénalisent les étudiantes, jusqu’aux pressions pour coller aux images sexualisées entretenues par les médias, les discours qui continuent d’attribuer aux femmes et aux filles la responsabilité des agressions sexuelles à cause de leur accoutrement « provocant », le contrôle et la stigmatisation des corps habillés des femmes et les implications que cela entraîne sur leurs droits sociaux et sexuels sont loin d’être terminés. Mais récemment, dans les débats publics et les préoccupations morales qui ont prédominé dans diverses arènes sociales et politiques en Amérique du Nord et en Europe, c’est le voile qui est considéré comme une entrave aux droits des femmes et à la parité hommes-femmes. Le fait que dans certains contextes musulmans la loi oblige à porter le voile a également renforcé le postulat généralisé voulant que les femmes de ces communautés soient assujetties à une coutume patriarcale oppressive à laquelle elles n’auraient pas elles-mêmes volontairement adhéré.

Cependant, malgré l’immobilisme de ces images du voile et des codes vestimentaires musulmans, qu’elles proviennent de l’espace public ou soient transmises par les médias (Macdonald 2006 ; Khiabany et Williamson 2008 ; Munnik 2017), l’institution du voile a beaucoup changé tout au long de son histoire – en particulier depuis le XIXe siècle. Bien que dans les travaux universitaires et le discours public la question du voile est davantage nuancée, l’idée que cette pratique est un outil au service de la perpétuation des normes patriarcales qui désavantagent les femmes dans leur vie publique et privée continue de se renforcer, implicitement, si ce n’est explicitement (Hoodfar 2003, 2015). En revanche, peu d’intérêt est manifesté pour la manière avec laquelle les femmes ont également utilisé cette même institution pour circonvenir ces mêmes normes et lois patriarcales, dans des contextes à la fois musulmans et occidentaux (Hoodfar 2003, 2015 ; Hafez 2011 ; Abdmolaei 2014). Nous aimerions comprendre pourquoi il en est ainsi, étant donné les importantes discussions qui ont lieu au sujet du voile. En fait, les questions que l’on ne pose pas s’avèrent parfois encore plus révélatrices de la nature du discours qu’elles concernent.

Le rôle du voile et des codes vestimentaires dans les contextes sociaux contemporains, en particulier en Europe et en Amérique du Nord où les musulmans sont une minorité grandissante, a maintenant une fonction plus fluide et dynamique, qui va au-delà du simple emblème de piété religieuse. Les femmes utilisent aussi le voile comme moyen de signaler leur identité hors du courant majoritaire tout en remettant en cause certains aspects des idéologies du genre, tant musulmanes qu’occidentales, et en étendant en même temps la sphère de leur pouvoir (Tarlo 2010 ; Hoodfar 2015). Cependant, le discours public, y compris celui des médias, continue de considérer le voile avant tout dans un cadre datant du début du XXe siècle – en un mot, dans un cadre colonialiste – qui a fait du rejet du voile, indépendamment de la façon dont celui-ci est porté, un signe de la libération de la femme. Ainsi que l’a avancé Hoodfar (1997, 2003, 2015a, 2015b), une telle lacune provient surtout d’une façon de concevoir le voile comme une exigence religieuse immuable plutôt que comme un élément d’un code vestimentaire dans son ensemble, qui se plie lui-même à une esthétique politique et sociale changeante et en constante évolution. Dans cet article, nous envisageons le voile au sein du cadre élargi des codes vestimentaires plutôt que sous l’angle d’un symbole purement religieux, à la fois dans des contextes musulmans et occidentaux.

En Occident, où le voile est perçu comme une pratique fixe et immuable qui représente un patriarcat oppressif et des valeurs étrangères, l’habillement occidental est perçu comme plus démocratique et représentatif de la liberté des femmes. Cette perception inhérente à la comparaison entre ces deux styles, qui a fait l’objet de discussions à la fois dans des contextes musulmans et occidentaux, au cours de l’histoire et à l’époque contemporaine, éclaire la signification de l’habillement en tant que lieu d’une lutte de pouvoir au sujet de l’identité nationale, culturelle et religieuse. Dans le cas de l’Iran, de la Turquie, de la France et du Québec, les initiatives étatiques de régulation du voile et des corps habillés des femmes ont révélé que la façon de s’habiller est une puissante institution politique qui continue de jouer un rôle essentiel dans les efforts nationalistes en contextes musulmans et occidentaux. Et malgré cela, le rôle de l’habillement en tant qu’outil politique d’importance au XXIe siècle a rarement fait l’objet de discussions.

Dans cet article, le but premier de notre analyse est tout d’abord de montrer comment les gouvernements, tant en contextes musulmans qu’occidentaux, ont intégré les codes vestimentaires à leurs programmes sociopolitiques. Deuxièmement, notre objectif est de discuter des diverses façons pour les femmes ordinaires de considérer le voile, et de voir comment elles ont adapté, subverti, remodelé et redéfini cette pratique, sur un fond de réglementations sociales et politiques et d’opinion publique, en adoptant de nouvelles modes et façons de porter le voile. Nous soulignerons également les diverses stratégies de résistance des femmes aux réglementations imposées par les États quant au port du voile ou de son interdiction, tout en questionnant les idéologies de genre de ces États.

Le présent article mettra en outre en évidence les diverses façons nuancées dont les femmes (et le public) remettent en question la légitimité et la validité de la nature patriarcale et conservatrice des interprétations du voile et des moeurs islamiques par les chefs religieux et communautaires en Iran, en Turquie, en France et au Québec. Nous soutenons que les jeunes et les musulmanes en contextes musulmans et occidentaux s’attachent à construire de nouvelles identités et formes de féminité par l’élaboration de nouvelles modes qui ne collent pas tout à fait aux idéologies conservatrices des chefs politiques et religieux, non plus qu’elles ne s’ajustent aux idéologies de genre des États et des groupes sociaux dominants en Europe ou en Amérique du Nord. Nous examinons le voile et les « modes musulmanes » naissantes pour leur signification sociale et politique en contextes contemporains. De notre point de vue, le cadre des codes vestimentaires nous permettra non seulement de comprendre la résurgence contemporaine du voile et le développement des modes musulmanes, mais de reconnaître également leurs implications sociales et politiques pour les femmes vivant autant dans des pays à majorité musulmane qu’en Europe et en Amérique du Nord.

L’apparition du voile en tant qu’institution sociopolitique musulmane

Bien qu’aujourd’hui le port du voile soit largement reconnu par les musulmans et non-musulmans comme un phénomène islamique, contrairement à la croyance populaire, le port du voile et la réclusion des femmes sont des coutumes pré-islamiques. Porté dans un certain nombre d’empires avant l’apparition de l’islam, y compris en Perse, chez les Grecs, les Romains et les Byzantins, le voile servait de marqueur de statut social élevé et de prestige (Beck et Keddie 1978 ; Nashat 1983 ; Ahmed 1992 ; El Guindi 1999)[2]. Plus tard, au moment de l’expansion de l’islam, les convertis appliquèrent et interprétèrent les versets islamiques de façon à les rendre compatibles avec les inclinations et les préférences culturelles et légales déjà existantes dans leurs sociétés, surtout en ce qui concernait leurs attitudes envers les femmes (Nashat 1983).

Mais la focalisation sur le voile durant l’ère coloniale est apparue en réaction au corpus considérable de journaux de voyage et de publications savantes rédigés par les Européens. Décrivant les pratiques du port du voile et les soi-disant mauvais traitements infligés aux femmes par leur parenté masculine dans les sociétés musulmanes, ces histoires ont pris dans la rhétorique publique une résonance de coutume à la fois patriarcale et arriérée (Mabro 1991)[3]. En réaction, les élites politiques et intellectuelles modernistes de pays tels que l’Iran, l’Égypte, l’Afghanistan et la Turquie, constatant que les Européens dénigraient le voile, et impatients de moderniser leurs propres pays, tentèrent de s’en distancier (Hoodfar 1991, 2001). Par ailleurs, de nombreux conservateurs et chefs religieux embrassaient la cause du voile comme symbole de leur identité musulmane, insistant sur le fait qu’il faisait partie intégrante de l’islam et des cultures musulmanes (Ahmed 1992). Par voie de conséquence, ces deux approches contradictoires ont mis en mouvement une réaction en chaîne d’évènements historiques qui ont fait du voile l’une des plus importantes institutions religieuses, culturelles et politiques à avoir occupé le terrain social et politique tant chez les musulmans que chez les non-musulmans. De fait, depuis les années 1950 ont été rédigés un nombre considérable de travaux documentant la complexité et la diversité du voile en tant qu’institution sociopolitique (Nader 1989). Malgré cela, et malgré le volume de ces écrits, cette image du voile comme instrument d’oppression des femmes qui remonte à l’époque coloniale perdure (Ahmed 1992 ; Hoodfar 1997 ; Yeğenoğlu 1998 ; Scott 2007 ; Khiabany et Williamson 2008 ; Munnik 2017).

De fait, tandis que la fonction et l’institution du voile ont connu une évolution considérable, les débats sur le voile et sur le fait de savoir s’il s’agit réellement d’une exigence islamique se poursuivent chez les musulmans (Mernissi 1991 ; Hajjaji 2003). Au coeur de la position coranique sur la question du voile réside l’interprétation de deux versets (Sourate Nour, versets 30 et 31). Le premier recommande aux femmes de se couvrir la poitrine, ce que de nombreux musulmans ont interprété comme une exigence de se voiler. Un autre verset recommandait aux seules femmes du prophète de draper étroitement un voile autour de leur corps afin d’être reconnues et de ne pas être importunées ou agressées en public (Sourate Al Ahzab, verset 59). Bien que la nécessité du voile est sujette à de continuelles discussions, le voile a été adopté, adapté et rejeté par des femmes de culture et de religion musulmane dans le monde entier comme un moyen de communiquer et de cultiver leur différence quant à leur religiosité, leur moralité, leur identité, leurs opinions ainsi que leur résistance. Ce sont ces divers modes de déploiement du voile et des codes vestimentaires qui font l’objet de nos interrogations dans cet article.

Dévoiler, voiler et remettre à la mode la femme iranienne

À l’ère contemporaine, les codes vestimentaires et les politiques de l’habillement féminin ont été les thèmes des discours dominants dans la sphère publique et l’idéologie étatique, même si cette importance n’a pas toujours été reconnue. En Iran, cette politisation et cette réglementation de l’habillement féminin remontent au XIXe siècle, période au cours de laquelle les réformistes iraniens commençaient à prôner la modernisation du pays à la suite de l’intensification des interactions avec les Européens (Paidar 1995 ; Moallem 2005 ; Najmabadi 2005). Bien que la création d’une armée forte et d’un système scolaire moderne fut essentielle à la modernisation de l’Iran, à l’instar des pays voisins, l’incitation à s’habiller à l’européenne devint une dimension majeure de l’entreprise moderniste et nationaliste. D’un côté, l’instauration de l’État impliquait la construction de la nation, ce qui induisait une équivalence entre l’unité nationale et l’uniformité de l’apparence. D’un autre côté, l’habillement moderne était censé donner de l’Iran l’image d’un État moderne (Chehabi 1993). Bien que, pour les hommes, le costume de ville fut censé être vital pour cette image de progrès et d’unité nationale, c’est le dévoilement du corps des femmes qui fut le précurseur de la fin de la ségrégation des genres, amenant les femmes à la vie publique et permettant la socialisation entre les sexes. Pour l’entreprise de modernisation, il était fondamental d’interdire le voile, ce qui fut fait en 1936.

Ce sont donc les corps vêtus à l’occidentale des citadines iraniennes qui eurent pour tâche de dépeindre la modernisation accélérée de l’Iran, qui se développait et évoluait en même temps que les centres industrialisés, la force de travail et le système scolaire moderne, tandis que les femmes voilées étaient bannies de la vie publique formelle. Plus tard, dans les années 1970, des images de « corps modernes » diffusées par l’État vantaient la forme désirable de la féminité (Afary 2009). Cependant, la pression imposée pour se conformer à une telle image finit par fonctionner comme une forme de contrôle du corps des femmes. Les femmes modernistes demandaient depuis longtemps la suppression du voile, en même temps que les réformistes masculins exigeaient son interdiction. Cependant, les structures de pouvoir iraniennes avaient assez d’influence pour définir les termes des codes vestimentaires et la signification de la féminité, tant pour les femmes voilées que pour celles qui ne l’étaient pas, assignant à chacune une valeur morale et sociale, sans que les femmes n’appartenant pas au petit cercle des élites pussent un tant soit peu faire part de leur opinion ou participer à une discussion démocratique (Moallem 2005 ; Najmabadi 2005 ; Afary 2009).

Le voile, cependant, est réapparu sous la forme d’un nouveau discours et d’un instrument politique entre les mains de femmes tant laïques que religieuses durant les soulèvements qui ont conduit à la Révolution iranienne de 1979. Rejetant l’objectivation sexuelle de la femme (à la manière de l’Occident) qu’elles pensaient encouragée par l’État, mais enhardies par les notions modernes des droits des femmes (Azari 1983), des femmes laïques se mirent à porter le voile comme emblème de leur opposition à la bourgeoisie du régime pahlavi et comme symbole de leur indépendance vis-à-vis de l’influence étrangère que le régime continuait d’encourager (Betteridge 1983 ; Afary 2009). Malgré sa nouvelle signification politique d’instrument de résistance, la majorité des femmes laïques n’avait jamais eu l’intention de faire du voile une obligation légale, ni de porter au pouvoir un gouvernement théocratique. Cependant, après la révolution qui a remplacé la monarchie moderniste des Pahlavi par le régime islamique, la loi imposa le port du voile à toutes les femmes, en dépit de l’opposition de la majorité d’entre elles, et quelle que fût leur appartenance ethnique ou religieuse.

Bien conscient du pouvoir de communication et de régulation du vêtement, le régime imposa le port du voile – en particulier du tchador (mot qui signifie littéralement « tente ») – dans l’intention, au début, de faire montre de la réussite de son entreprise idéologique et sociopolitique sur deux plans essentiels. D’un côté, l’apparence d’homogénéité produite par les corps des femmes voilées de noir, qui éradiquait, sur le plan esthétique, les différences entre les citoyennes, avait pour intention de donner de l’Iran l’image d’un corps civique unifié dans lequel les citoyens adhéraient à la volonté de la nation et aux diktats de l’islam. Le voile noir servait aussi à communiquer de façon symbolique le rejet de l’impérialisme culturel dans toutes ses ramifications. Pour s’assurer que le peuple se sente partie prenante de l’oeuvre nationale et de l’entreprise idéologique étatique, le régime islamique visait à faire des gens, surtout des femmes, une partie esthétique et idéologique de l’imagerie de la République (Moallem 2005 ; Varzi 2006 ; Hoodfar 2015).

Il est clair que l’obligation de porter le voile relevait de la volonté du régime de traduire en politique son idéologie du genre restrictive. Non seulement le nouvel ordre social garantissait-il aux hommes davantage d’autorité sur les droits sociaux et sexuels des femmes, mais encore les idéologues du régime avaient-ils également relégué les femmes à la sphère domestique tout en les désexualisant encore davantage (Paidar 1995 ; Najmabadi 2005 ; Afary 2009). Le régime espérait qu’en portant l’habillement islamique, les femmes finiraient par intérioriser l’idéologie étatique du genre, et se plieraient docilement aux exigences de la pudeur en apparaissant voilées dans leurs interactions avec les hommes, le régime ayant anticipé que cela le dispenserait d’exercer un contrôle étatique externe. Malgré des divergences de vues au sujet de l’obligation de porter le voile dans le monde islamique, étant donné que le Coran ne mentionne nulle part ni de façon claire que les femmes ont l’obligation de se voiler (Mernissi 1991 ; Hajjaji 2003), le régime continue de justifier l’imposition du voile au nom de l’islam et de l’ordre divin. Par conséquent, l’obligation de porter le voile écarte toute possibilité de négociation et de raisonnement.

Les premières tentatives des femmes d’empêcher l’obligation du port du voile d’être entérinée par la loi ont échoué (voir Betteridge 1983 ; Paidar 1995 ; Nafisi 2006). Malgré tout, depuis l’aube du régime islamique, les Iraniennes ont imaginé des moyens alternatifs de résister aux codes vestimentaires, et leurs efforts se sont traduits par différentes phases et stratégies tout au long des trois dernières décennies de la République islamique (Hoodfar 1997, 2008 ; Sadr 2012). Au début, il s’agissait de remettre en question le tchador ainsi que le noir et le brun recommandés par les codes vestimentaires du régime. Passant en revue les textes historiques et religieux, les femmes affirmaient que le tchador n’existait pas parmi les anciens vêtements arabes et que le noir et le brun n’avaient aucun fondement historique (Paidar 1995). Bien que les chefs politico-religieux iraniens n’ont pas eu pour habitude d’être contestés par des femmes et qu’ils leur aient résisté au début, ils durent revoir quelque peu leurs conceptions restrictives du voile, et les femmes obtinrent la possibilité de modifier subtilement celui-ci. Aujourd’hui, la façon la plus fréquente de se voiler en Iran est de porter un foulard et des vêtements couvrants. D’autres couleurs que le noir et le brun ont été acceptées par le régime, bien que l’État a continué de faire du tchador noir l’idéal de la féminité et des codes vestimentaires musulmans.

Au cours de la dernière décennie cependant, des changements radicaux dans l’habillement féminin sont apparus sur la scène publique. Au grand dam du régime, à la fin des années 1990, les magasins de vêtements des villes d’Iran vendaient en grand nombre des tenues mélangeant des styles ethniques iraniens avec des tendances mondiales qui furent adoptées par des milliers de femmes. Bien que le régime a dénigré ces femmes pour être des consommatrices passives imitant un style de vie occidental – avec une faible estime d’elles-mêmes, dépourvues d’intelligence et disponibles sexuellement – le retour à la mode du corps des femmes iraniennes n’est pas uniquement une question d’habillement ou de consumérisme. Au lieu de cela, le retour à la mode du corps des femmes dans l’espace public, lieu significatif de la politisation en contexte iranien, se situe et s’imbrique dans le cadre plus large de la lutte pour les droits des femmes (Abdmolaei 2014). Les Iraniennes choisissent effectivement la façon dont elles canalisent leur énergie pour contester l’État, et elles ont mis au point leurs propres formes de résistance en contexte iranien, l’une d’elles ayant été de défier les codes vestimentaires en ramenant à la mode leurs corps dans la sphère publique. Dans un contexte où il peut coûter cher et être dangereux pour les individus et leurs familles d’organiser une résistance collective contre l’État, les Iraniennes ont opté pour l’action commune comme première stratégie de changement et moyen d’affirmer leur individualité. Elles l’utilisent également comme un espace de résistance à ce que l’État leur impose ou leur interdit de porter. Autrement dit, alors que la résistance des femmes est un acte individuel, des centaines de milliers de femmes à travers l’Iran ont adopté des modes et des styles qui remettent en question, par divers moyens, les codes vestimentaires dominants et prescrits par l’État. Le retour à la mode de leur corps dans la sphère publique est l’indice de l’apparition d’une nouvelle voie, plus systématique, de la contestation politique – au moyen de ce qu’Abdmolaei (2013, 2014) a qualifié de « tenues/modes alternatives ». Par le retour à la mode de leurs corps habillés dans la sphère publique, les Iraniennes défrichent de nouveaux espaces d’autonomie et de féminité, tout en négociant avec l’État.

Les tenues/modes alternatives comprennent une grande variété de styles consciemment choisis parmi quantité de couleurs, de styles et de motifs, et bien que ces tenues/modes ne sont ni islamiques ni européennes, elles résultent de la décision des femmes de s’approprier des éléments stylistiques particuliers provenant des costumes persans traditionnels, des nouvelles créations du stylisme iranien et de diverses tendances mondiales. De nombreuses femmes ont également commencé à dessiner des vêtements iraniens ethniques très colorés, tandis que d’autres ont adopté des styles s’inspirant de ceux du XIXe siècle iranien et de la dynastie Kadjar (voir Balasescu 2007).

Au-delà de l’esthétique, les tenues/modes alternatives fonctionnent comme un lieu dans lequel se déploient des politiques sexuelles, au moment où les femmes luttent pour leur autonomie et conçoivent leur propre version de la féminité. Celle-ci incorpore leur propre lecture, de leur point de vue de femmes, des valeurs « islamiques », des modèles occidentaux de la féminité, ainsi que leurs propres désirs. Considérant le code vestimentaire du régime comme un instrument réduisant les femmes à leur personne sexuelle en les privant du droit de contrôler leur propre corps et de façonner leur propre identité et leur propre féminité, les tenues/modes alternatives sont apparues comme un puissant instrument politique qui a été utilisé pour contester les politiques du genre et les discours socioculturels restrictifs du régime. Lorsque les femmes remettent à la mode leur propre corps dans la sphère publique et qu’elles portent des tenues élaborées en fonction de ce qu’elles veulent réellement, elles contestent de façon retentissante l’idéologie du régime et le sentiment d’identité nationale qui fait partie intégrante de son pouvoir. Grâce à leurs niveaux d’instruction élevés et à leur indépendance économique, sans même parler des progrès du mouvement des femmes, très actif en Iran (Hoodfar 2008), les Iraniennes de la jeune génération ont refusé de se plier aux idéologies de genre restrictives de l’État illustrées par les métrages de tissu des voiles imposés par le régime.

De fait, l’imposition d’un code vestimentaire a été un instrument essentiel entre les mains des dirigeants de l’État iranien, instrument avec lequel il s’est efforcé de repousser les femmes de la sphère publique et des lieux publics. Mais les Iraniennes, qui se sont vu interdire les voies démocratiques conventionnelles de contestation des politiques discriminatoires et des idéologies dominantes, ont canalisé leur activisme informel par des moyens censés ne pas faire partie du domaine politique, en se taillant de nouveaux espaces de contestation au sein de la sphère publique et de l’espace public conflictuels en Iran. Cela se constate également dans le milieu sportif, avec les vêtements de sport « islamiques » conçus par des femmes (Hoodfar 2015). Malgré les critiques de la part des plus conservateurs de la société et les risques qu’elles encourent lorsqu’elles contestent ouvertement les codes vestimentaires – à savoir les agressions physiques et verbales, l’arrestation par la police des moeurs, la stigmatisation et le harcèlement sexuel de la part des citoyens ordinaires – les femmes continuent de contester les lois et normes sociales par leur habillement afin de résister à leur exclusion et d’étendre leur sphère de pouvoir. Le remodelage des codes vestimentaires étatiques est fait consciemment ; ceux-ci sont consciemment retravaillés par les femmes non seulement pour déstabiliser l’État, mais pour affirmer leur propre agentivité en cours de processus, tout en élaborant de nouvelles formes de féminité. Cela revient à dire que tandis que les femmes incorporent à leurs tenues certains éléments des costumes traditionnels iraniens et quelques-unes des tendances mondiales, elles ne se soumettent ni au modèle de la féminité supposément islamique, ni au modèle de la féminité occidentale. En modifiant considérablement les normes de genres essentialisés, la remise à la mode du corps remodèle de façon significative les identités sociales et sexuelles des Iraniennes. Les femmes transforment activement le discours de docilité et de conformisme que véhicule le voile en un discours révélateur de leur résistance et de leur agentivité.

Le cas de l’Iran met en évidence le rôle de premier plan que joue l’habillement, à la fois dans les projets politiques des gouvernements et en tant que moyen de résistance entre les mains des citoyennes ordinaires ; elles s’en sont servi pour déstabiliser les politiques étatiques, ce qui leur a aussi permis d’acquérir leur propre autonomie et leur propre féminité. Le cas iranien contredit également l’idée que les femmes vivant en contextes musulmans subissent passivement leur oppression et qu’elles ont besoin de l’aide de l’Occident pour être libérées et sauvées. Cela ne veut pas dire toutefois qu’elles n’apprécient pas d’avoir une plateforme depuis laquelle exprimer leurs propres préoccupations, étant donné les canaux démocratiques extrêmement étroits dont elles disposent pour influencer leur gouvernement et l’État. Nombreuses sont celles qui ressentent les pressions exercées par les mouvements hostiles au port obligatoire du voile, animés par des Iraniennes en exil qui ont accès à des plateformes plus libres, en particulier depuis les dernières décennies, grâce à l’expansion d’Internet et des médias sociaux[4]. En outre, l’imposition du voile par l’État iranien et la résistance des femmes ont suscité beaucoup de débats au sein d’autres communautés musulmanes, en particulier dans les minorités vivant en Occident (Hoodfar 1997, 2003)[5].

Le cas des tenues/modes alternatives en Iran contredit tout autant les présupposés essentialistes des récits occidentaux quant à la nature statique du voile. Le voile est tout sauf figé ; il représente au contraire un discours fluide aux significations multiples et contradictoires, influencé par les différents contextes sociaux, politiques et historiques, et utilisé par les femmes de différentes façons pour résister à l’oppression et pour défricher de nouveaux espaces d’autonomie, d’agentivité et de féminité qui ne se plient ni au modèle islamique, ni au modèle occidental. Lorsqu’on observe les efforts que font les femmes pour ne pas être exclues de la vie publique et des structures étatiques du pouvoir, on voit que le cas de la Turquie éclaire encore davantage la complexité du voile et des codes vestimentaires.

Le voile et l’ironie de la création d’un État moderne, « démocratique » et laïc en Turquie

Les dirigeants turcs ont toujours été très conscients de la signification de l’habillement en tant qu’instrument politique et social à leur disposition. À l’époque de l’Empire ottoman (1357-1924), qui offrait une grande diversité religieuse et ethnique, certains types d’habillement et certaines couleurs étaient réservés à des segments particuliers de la société, un accent particulier étant mis sur les turbans des hommes. Ces marqueurs sociaux fortement réglementés servaient à renforcer la visibilité des hiérarchies sociales, en distinguant les membres de la cour, les musulmans des villes, les Arméniens et les Grecs, entre autres, tout en différenciant également les civils des militaires (Quataert 1997 : 406). Cependant, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, dans une tentative pas très réussie de modernisation, de création d’une nation loyale et d’unification de sujets très divers, les dirigeants ottomans commencèrent à prôner un style d’habillement et de couvre-chefs uniformes afin d’atténuer les divisions sociales et de créer une illusion d’unité civique. Ce qui est significatif, c’est que ces tentatives, à l’instar d’autres régulations de l’habillement au Moyen-Orient, visaient au départ les hommes et non les femmes, probablement parce que le rôle et la présence des femmes dans l’espace public étaient limités.

Après la chute de l’Empire ottoman fut instauré, en 1924, un État turc laïque et moderniste. Celui-ci promulgua la « Loi des chapeaux », qui imposait à tous les citoyens de porter chapeaux et vêtements de style européen au nom du nationalisme turc et de la modernité (Göle 1997 ; Arat 2005). Ce projet politique fut plus tard imité à des degrés divers par des pays voisins, notablement l’Iran et l’Afghanistan (Baker 1997 ; Fandy 1998). Le souci de se vêtir à l’européenne était en grande partie dû à la façon dont les pouvoirs coloniaux avaient utilisé l’habillement, ainsi qu’à l’idée naissante que les voiles des femmes et les turbans des hommes étaient le signe de l’infériorité et de l’arriération des sociétés musulmanes (Alloula 1986 ; Yeğenoğlu 1998)[6]. L’imposition des styles européens devint partie intégrante de la politique d’un État turc impatient de rejoindre les rangs des nations modernes et civilisées.

Le voile n’était pas interdit, mais l’on dissuadait les femmes de le porter ; finalement, il fit l’objet d’une politique gouvernementale et fut proscrit dans les lieux publics (Göle 1997 ; Arat 2005). Les élites nationalistes et modernistes qui avaient intériorisé les perspectives colonialistes considéraient que la question du voile relevait de leur mission de sauvetage de la république turque, de la mission qu’ils s’étaient donnée de la guider vers les rivages de la civilisation occidentale. Pour concrétiser leur vision moderniste, leur principale stratégie fut de confiner l’islam et le voile et de limiter le rôle de ce dernier en public et dans la vie politique. Les élites urbaines étaient donc chargées de guider et transformer la nation, y compris les communautés rurales, traditionnelles et « frustes », afin non seulement de leur faire connaître la modernité, mais aussi de créer un sentiment d’unité, de fierté, de singularité et de nationalisme en retournant à l’authenticité de la Turquie pré-ottomane. Bien que, durant les premières décennies, une certaine résistance s’est manifestée devant les codes vestimentaires et les diktats de l’État, il y a eu une période d’acceptation après que l’État fut parvenu à mettre un terme à la guerre et à l’insécurité. En outre, dans le processus de construction de l’État moderne, l’État avait créé de nouvelles opportunités d’emploi et mis l’emphase sur l’enseignement, considéré comme un bien public. Les femmes de la campagne et celles aux moyens modestes, particulièrement celles vivant à l’écart des plus grandes villes, n’en continuèrent pas moins de porter leurs foulards traditionnels sans subir trop de pression sociale et politique, et ce, en partie du fait qu’elles étaient considérées comme « traditionnelles » et « arriérées », ce qui finirait par changer avec le temps. De plus, leur présence dans la sphère publique n’étant pas régie par l’État, elles étaient tolérées.

Avec les progrès de l’enseignement et l’importante migration des habitants des campagnes vers les villes, après les années 1970, apparut une nouvelle génération de musulmanes très pratiquantes, qui voulaient participer à la vie publique du pays. On vit apparaître en grand nombre des femmes voilées sur les campus universitaires et dans les rues des grandes villes, ce qui contredisait l’image « d’arriération » accolée aux femmes musulmanes et le fait qu’elles étaient censées être exclues de la vie et des lieux publics. Leur façon moderne de se voiler bouleversait la dichotomie entre religieux/arriéré et moderne/civilisé qui avait constitué l’ancrage des élites turques durant des décennies, en particulier dans la foulée de la révolution islamique de 1979 dans l’Iran voisin (Norton 1997). La popularité grandissante des partis politiques islamistes en Turquie a également provoqué un certain malaise parmi l’élite politique et les intellectuels laïques turcs. Ce malaise fut plus tard identifié comme la menace que faisait peser l’islamisme sur l’État laïc (Göle 1997).

Les Turques ne faisaient pas que porter le voile ; elles adoptèrent une façon différente de se voiler, plus séduisante, qui se conformait toujours aux codes esthétiques de la pudeur tout en les distinguant des femmes de la campagne, habillées de façon traditionnelle. Ce nouveau voile, comme un « fruit défendu de la modernité » (forbidden modern) pour reprendre la terminologie de Göle (1997), était considéré comme étranger et dangereux, particulièrement traître pour la libération de la femme. Tandis que les laïcistes prenaient leurs distances avec cette nouvelle génération de femmes qui se servaient du voile pour revendiquer leurs droits démocratiques et de citoyenneté, y compris la liberté de conscience et de choix vestimentaire, de nombreux partis islamistes les courtisaient. Ils procurèrent aux femmes un statut de membres actifs en leur sein, ainsi que dans des organismes caritatifs et des fonctions politiques. Devenues les fantassins des partis islamistes, les femmes voilées ont joué un rôle majeur dans la victoire du Parti du bien-être lors des élections municipales d’Istanbul en 1994 et ont continué à faire partie d’autres partis islamistes lors des élections nationales qui ont ouvert la voie à une transformation définitive de la vie politique turque (White 2002 ; Arat 2005 ; Tajali 2014, 2015).

Le succès des partis islamistes et la visibilité d’un nombre considérable de femmes voilées dans les espaces publics et la sphère politique ont provoqué l’inquiétude des hauts fonctionnaires et des membres laïcs de la classe moyenne devant la « menace islamiste ». En février 1997, le Conseil national de Sécurité émit l’idée que le voile était l’un des symboles les plus prégnants de la « menace islamiste » à l’encontre du bien-être de l’État et de la nation. Par conséquent, une loi fut promulguée pour interdire le voile dans tous les lieux publics, y compris les salles de classe, les universités et les bureaux de l’administration (Arat 2005 ; Tajali 2013). Cette interdiction sapait le postulat que la laïcité, par nature, procurait un espace de participation publique et de plus grandes libertés politiques, outre qu’elle édictait formellement les limites des codes vestimentaires des citoyens. Cette interdiction eut un certain nombre de conséquences, y compris celle de politiser encore davantage l’identité de genre, puisqu’elle ne s’appliquait qu’aux femmes musulmanes voilées (Göle 1997, 2010 ; Arat 2005). Cependant, en tant que moyen de communication visuel et symbolique, le voile a pris une nouvelle dimension politique, puissante et agissante, dans les espaces publics de Turquie.

En réaction à cette interdiction, les femmes prirent plusieurs initiatives pour exprimer leurs revendications de faire partie de la vie et de l’espace public en Turquie. Par exemple, sur les campus universitaires, les femmes portaient des perruques de façon délibérément grotesque pour protester contre l’interdiction du voile. Certaines portaient une perruque par-dessus leur voile en geste de résistance. De cette façon, le voile, plutôt que d’être un symbole de piété islamique, devint un espace de contestation politique et de revendication de droits individuels, en plus de devenir la bannière identitaire des partis islamistes dans leurs diverses incarnations, y compris le Parti de la justice et du développement (AKP) actuellement au pouvoir.

En outre, de nombreux jeunes citoyens ayant intériorisé les principes de la laïcité, de la démocratie libérale et des droits individuels voyaient d’un bon oeil le droit des femmes de porter le voile et rejetaient par conséquent l’imposition étatique d’un code vestimentaire. En même temps, le discours public sur les droits des citoyens et la liberté religieuse apportait davantage de soutien et de sympathisants aux partis islamistes. L’élection de partis de tendance islamiste a amené au grand jour la contradiction entre l’interprétation de la laïcité par l’État et le rôle de la religion dans la société et la vie publique. Merve Kavakci Islam, une femme voilée qui a fait ses études aux États-Unis, et qui avait été nommée par le parti pro-religieux Fazilet (Vertu), fut élue au Parlement en 1999, mais empêchée d’y siéger, même si la loi ne mentionnait rien à propos du voile. En fait, la loi empêchait uniquement les femmes portant le pantalon d’entrer au Parlement (Shively 2005)[7]. Elle fut néanmoins chassée du Parlement sous les huées, tandis que d’autres parlementaires islamistes élus, des hommes, ne furent pas confrontés à un tel rejet. Merve Kavakci Islam elle-même fait ironiquement remarquer que : « l’islamiste le plus arriéré, si c’est un homme, sera toujours mieux qu’une femme voilée aux yeux du régime » (Islam 2010 : 78).

Cependant, la formation du gouvernement islamiste depuis les élections législatives de 2002 a entraîné de nouvelles contradictions et complications qui ont alarmé tant les partisans du voile que ses opposants. Bien que la présence de femmes au gouvernement et dans les structures politiques a toujours été faible, la situation s’est encore détériorée. L’ironie de l’élimination des femmes de la vie publique et de l’impassibilité des dirigeants masculins qui n’ont pas fait grand-chose pour remédier à la situation n’a pas échappé aux activistes féminines, en particulier aux femmes voilées qui avaient travaillé dur pour que le parti parvienne aux fonctions officielles. Aussi, en préparation des élections de juin 2011, des musulmanes ont exigé que le parti désigne comme candidates des femmes voilées et qu’il leur fasse davantage de place dans les processus décisionnels. Soulignant qu’en Turquie près des deux tiers des femmes portent le voile sous une forme ou une autre, les femmes ont argué que leur exclusion du pouvoir politique ferait de la démocratie turque une mascarade. Leurs exigences s’étant heurtées à un mur, elles ont lancé une campagne en 2011 pour exiger que des femmes voilées soient candidates avec le slogan « pas de femmes voilées, pas de vote » (Tajali 2013). Les femmes faisaient remarquer que, tandis que les hommes à la tête du parti étaient heureux d’y voir figurer des femmes, leur conception de l’islam et des rôles des genres était passéiste. Cette initiative provoqua également une crise dans le parti AKP au pouvoir, dont les membres étaient peu enclins à admettre leurs propres préjugés de genre.

Les femmes pieuses exigèrent dorénavant l’égalité et le droit de porter le voile en tant que droit humain défini par la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, que la Turquie avait signée. Cette qualification du droit de porter le voile en droit humain provoqua l’ire de nombreux chefs masculins du parti conservateur qu’est l’AKP, qui accusèrent les femmes activistes de reléguer l’emblème islamique qu’était le voile au rang de symbole des droits humains. Cependant, cette action a rapproché les femmes voilées des femmes laïques dans leur intention de favoriser une présence politique plus significative des femmes. Les deux groupes ont réalisé que leur exclusion du pouvoir politique tenait bien plus au fait qu’elles étaient des femmes qu’au voile ou à la laïcité (Tajali 2013, 2017).

Bien que l’AKP n’a désigné aucune candidate voilée aux élections de 2011, ses dirigeants étaient conscients du poids électoral des femmes voilées. Aussi, après avoir remporté les élections, ils se préoccupèrent d’abroger l’interdiction du voile. L’interdiction du port du voile et des pantalons (pour les femmes députés) fut supprimée en 2013 (White 2013), mais il reste à voir dans quelle mesure cela donnera plus d’espace politique aux femmes à l’avenir – en particulier dans le contexte du soulèvement consécutif à la tentative de coup d’État de 2016, et de la suspension de toutes les pratiques démocratiques (Fabbe 2016).

Le discours relatif au port du voile en Turquie montre la complexité et la diversité de cette institution religieuse, sociale et politique. Les Turques ont utilisé le voile comme un espace de contestation concrétisant leurs revendications envers l’État, afin de repousser les limites de la démocratie libérale et de la liberté d’expression individuelle dans l’espace public. Tandis que, durant les décennies précédentes, les femmes portaient le voile comme symbole de leur piété, en 2011, elles l’utilisaient comme un moyen d’exercer leurs droits humains et de faire pression sur le gouvernement pour qu’il lève l’interdiction de porter le voile, tout en mettant ouvertement les dirigeants politiques masculins au défi de comprendre la place des femmes dans la vie publique.

Le discours public sur le voile en France et au Québec

Le voile a fait l’objet de nombreux discours publics dans la plupart des sociétés européennes et nord-américaines, mais la préoccupation au sujet du voile depuis les années 1990 en France et au Québec a fait de ces pays des lieux de justifications prolixes de l’interdiction du voile au nom de la laïcité, du nationalisme et des droits des femmes (Lenk 1998)[8]. La France a légiféré pour interdire le voile dans les écoles publiques en 2004, au motif qu’en tant que règle vestimentaire, il contrevenait à la laïcité de l’État. Tous les objets ostensiblement religieux, y compris le voile, ont été interdits dans les écoles publiques (Wing et Smith 2005 ; Bowen 2007 ; Scott 2007 ; Adrian 2015). Plus tard, en 2011, le niqab couvrant tout le visage fut officiellement interdit dans l’espace public en France. D’autre part, au Québec, bien que la question du voile dans l’espace public, particulièrement dans les écoles, a fait l’objet de nombreuses discussions depuis 1991, ce sont les mesures du projet de Charte des valeurs (Projet de loi 60) en 2013 qui ont suscité les débats les plus vifs. La Charte des valeurs n’a finalement pas été votée par l’Assemblée nationale, mais si elle l’avait été, elle aurait interdit aux employés du gouvernement et du secteur public de porter des symboles religieux, dont le voile, lequel était le plus visé (Bakali 2015 ; Iacovino 2015).

Les vives controverses qui ont suivi les décisions politiques au sujet du voile en France et au Québec nous rappellent non seulement l’importance, sur le plan social et moral, des discussions que le voile continue d’enflammer en Occident, mais aussi que les récits colonialistes, qui présument que les musulmanes ont besoin d’être libérées, perdurent et n’ont guère varié (Rezai-Rashti 1994 ; Hoodfar 1997 ; Abu-Lugod 2013). Ce contexte où l’on persiste à considérer le voile comme une pratique immuable, symbolisant à la fois un patriarcat oppressif et des valeurs « étrangères », éclaire le fait que l’habillement est un lieu essentiel des luttes de pouvoir au sujet de l’identité nationale, culturelle et religieuse. L’entreprise politique dont fait partie la réglementation du port du voile montre également que l’habillement est une puissante institution politique qui joue un rôle stratégique vital dans le nationalisme auquel s’attache l’État – ce qui signifie le renouvellement de cette initiative politique au XXIe siècle.

En théorie, tant la France que le Québec ont glorifié l’image romantique d’une « communauté imaginaire »[9] pour justifier l’interdiction du voile. En ce sens, on a pu imaginer que l’élimination des différences esthétiques voyantes entre les citoyens constituait un pas en avant vers une citoyenneté d’apparence homogène et unifiée qui conserverait une profonde identité française ou québécoise. Le sous-texte accompagnant l’intention politique d’interdire le voile portait en grande partie sur la représentation d’une image particulière du corps civique, c’est-à-dire sur l’adhésion à l’image et aux valeurs du groupe social dominant – blanc et chrétien – tout en atténuant la menace que faisait peser le multiculturalisme sur les valeurs de la France et du Québec (Leblanc 2013)[10]. L’affirmation de l’apparence nationale et de l’image d’unité s’est faite en grande partie en dénigrant les disparités ethniques et religieuses, présentées comme des obstacles à la construction nationale et aux idéaux de la laïcité. Pour ce faire, on en a appelé à une identité canadienne-française destinée à imprégner toutes les autres (Conway 2012 ; Jiwani 2017). En parallèle, dans le cas de la France, comme le décrit Scott (2007), le citoyen français néglige son identité ethnique, religieuse et culturelle pour se soumettre à une identité nationale commune et homogène.

Tant sur le plan esthétique qu’idéologique, le voile est décrit, dans le discours national, comme un marqueur de distinction et de séparation, comme l’incarnation d’une différence représentant une morale étrangère et incapable de souscrire aux valeurs supposément démocratiques et éclairées de l’Occident (Bowen 2007 ; Tarlo 2010). Afin donc de contrer la menace de l’islam et de ce qu’implique le voile en France et au Québec, on a imaginé que l’habillement occidental était moins menaçant et qu’il signalait un corps civique démocratique et juste prônant la parité des genres. Avec des arguments voulant que le voile ait perturbé le récit national et mis à mal les valeurs de la nation, le sous-texte des débats sur le voile a fait la lumière sur le rôle que joue l’habillement en indiquant qui fait partie ou qui est exclu de la représentation du corps civique et de la participation en tant que membre constructif.

Parallèlement à l’intention d’assurer la laïcité en France et au Québec, le raisonnement de l’État pour justifier l’interdiction du voile tenait à l’affirmation que cela garantirait l’égalité des genres et les droits des femmes. Des politiciens, des membres du grand public et des féministes – y compris des musulmanes laïques de la diaspora – se déclarèrent en faveur de l’interdiction[11]. Arguant que le fait d’enlever leur voile « libérerait » les femmes de la prétendue oppression de leurs maris, de leurs familles et des coutumes patriarcales de l’islam, ces tentatives de sauver les musulmanes occultaient toute possibilité que ces femmes puissent choisir volontairement de se voiler, en fonction de leur propre agentivité (Bullock et Jafari 2000 ; Alvi et al. 2003 ; Saba 2013 ; Hoodfar 2015a). Il faut admettre qu’au Québec, les tensions historiques de longue date avec l’Église catholique, notamment le fait que les hommes avaient utilisé la religion pour contrôler les femmes, étaient également à la source de certaines préoccupations (McDonough 2003).

Mais, bien que des centaines de femmes voilées ont défilé dans les rues de Montréal pour revendiquer leur choix délibéré de se voiler durant cette période houleuse des débats autour de la Charte des valeurs, un groupe féministe de Québec refusa d’admettre que le port du voile pouvait signifier l’autonomie et suggéra que les femmes voilées mentaient (Jabir 2013). Une féministe bien connue alla jusqu’à traiter de « folles » les femmes qui portaient le voile (Patriquin 2013). Paradoxalement, en s’efforçant de « libérer » les femmes voilées, le soutien du public à la Charte québécoise et l’interdiction du voile en France ont largement contribué à perpétuer l’image de soumission des femmes voilées à laquelle les musulmanes elles-mêmes ont peu contribué.

Ainsi que le formule Leila Bdeir, fondatrice du Collectif des féministes musulmanes du Québec,

Si les [féministes québécoises] croient que le droit à l’autodétermination constitue un principe essentiel de l’égalité des femmes, ce droit s’applique-t-il aux femmes dont la définition active d’elles-mêmes les conduit à faire des choix en-dehors de la norme laïque occidentale ?

Wrobel 2014 : n.p.

Le préjugé qui s’attache à une femme ayant choisi d’adhérer à des versions alternatives de la féminité et de l’apparence et de ne pas suivre les normes esthétiques et de l’expression corporelle associées à l’Occident démontre que l’habillement peut provoquer l’exclusion lorsqu’il fait l’objet d’un objectif politique de l’État. Si l’on considère que la visibilité corporelle en Occident est liée à la libération, « l’invisibilité » du corps des musulmanes les a privées du moyen de s’affirmer comme femmes autonomes, de la même façon que leurs homologues « visibles » qui, elles, sont reconnues (Hoodfar 1997, 2003 ; Abdmolaei 2014). C’est là que les signes sociaux de la modernité, qui sont mis en évidence au moyen d’une exposition publique du corps, confèrent aux femmes occidentales une connotation de libération de la féminité et de la sexualité féminine, contrairement à la connotation du corps « arriéré » et « opprimé » accolée aux musulmanes (Moors 2009 ; Saba 2013). La réprobation publique et les efforts politiques de réglementer le corps voilé des musulmanes indiquent sans conteste que les musulmanes doivent « porter » une idée occidentale de la féminité afin de mettre en scène une expression plus « morale » et « libératrice » de la féminité, de la sexualité, du comportement corporel et de la présentation de soi. Mais paradoxalement, puisque les politiciens et le public n’ont guère entendu les voix des femmes, ils ont contribué à dénier aux musulmanes leur droit de choisir, ainsi que d’affirmer leur agentivité – cette même agentivité qu’elles étaient censées obtenir en renonçant au voile !

Cependant, cette même esthétique dont certains pensent qu’elle opprime les femmes voilées, de nombreuses musulmanes voilées estiment qu’elle les libère (Hoodfar 2003 ; Meshal 2003). Et ce même élément vestimentaire que d’aucuns considèrent arriéré et signe de soumission, des musulmanes s’en servent pour confirmer et négocier leur identité musulmane et diasporique – ainsi que leur autonomie. La recherche a démontré la nature extrêmement complexe du voile, en tant qu’esthétique dynamique et instrument social, qui va au-delà de la conformité aux moeurs islamiques (Tarlo 2010). Le voile est également approprié en tant que moyen de résistance pour contester à la fois les idées occidentales préconçues et essentialisées et les valeurs culturelles et coutumes patriarcales qui leur sont imposées au nom de l’islam (Hoodfar 2003 ; Tarlo 2010).

De nombreuses jeunes Canadiennes musulmanes se sont mises à porter le voile pour élargir leur sphère de pouvoir devant les restrictions imposées par leurs parents (Hoodfar 2003). Beaucoup de parents, ainsi que des communautés musulmanes, sont plus enclins à accepter, ou du moins à tolérer, que leurs filles déménagent dans d’autres villes, aillent à l’université ou se lancent dans des activités dans le domaine public, comportement considéré comme non conventionnel par les familles musulmanes conservatrices, si elles sont voilées. Les musulmanes ont donc adopté le voile comme un outil d’émancipation des règles familiales conservatrices et afin d’élargir leurs opportunités. En ce sens, le voile indique aux parents et à la communauté musulmane dans son ensemble que celles qui le portent n’ont pas renié les moeurs islamiques au profit de la « francité » ou de la « canadianité », mais que plutôt, elles affirment publiquement leur identité musulmane/canadienne ou musulmane/française, tout en profitant des opportunités que leur apporte le fait d’être française ou canadienne. Ce faisant, les jeunes femmes voilées ne font pas qu’élargir leur sphère de pouvoir et d’autonomie tout en ouvrant d’autres perspectives sur le rôle des femmes dans leur communauté ; elles contredisent également la plupart des préjugés qui leur sont souvent accolés en Occident.

Dans diverses villes cosmopolites telles que Montréal, Londres, Paris ou ailleurs encore, on voit couramment des femmes voilées aller au restaurant, faire de l’exercice dans des salles de sport mixtes ou sortir en public avec des amis des deux sexes (Montpetit 2016 ; Kohut 2017). Cela, en soi, contredit de nombreux discours dominants au sujet de l’oppression féminine et du fait qu’elles seraient réticentes à se joindre à la communauté dans son ensemble. Cela revient en même temps à défier les idéologies et les mentalités des musulmans conservateurs qui, pendant des siècles, ont restreint le rôle public des femmes au nom de l’islam.

L’apparition d’une mode musulmane a radicalement contribué également à la réforme et à l’expression des féminités musulmanes, et elle se développe en tant que nouvel espace de négociation, non seulement au sein de la culture dominante dans laquelle vivent ces femmes, mais aussi dans le cadre des images et des rôles que les musulmans conservateurs ont tendance à imposer aux femmes. Cette nouvelle « vogue » (voguing) du voile, pour reprendre le terme de Saba (2013), est une dimension importante de la résistance qui, non seulement bouleverse l’idée normative des femmes voilées dans des contextes non musulmans, mais également les coutumes et les attentes vis-à-vis des genres des musulmans conservateurs. La mode musulmane a connu une considérable croissance en tant que phénomène mondial et industrie populaire dans les pays musulmans, en particulier en Turquie, ainsi que parmi les nombreuses musulmanes vivant en Occident (voir Moors 2003 ; Balasescu 2007 ; Gökariksel et McLarney 2010 ; Gökariksel et Secor 2010a, 2010b ; Tarlo 2010). Des couleurs vives, de nouveaux styles, des lignes et des coupes plus ajustées, outre le maquillage, font de plus en plus partie de l’habillement des musulmanes en public. D’après Saba (2013), dont les recherches portent sur les Canadiennes musulmanes, la mise à la mode de leur habillement en public relève d’une recontextualisation et d’un recadrage du discours sur le voile, tandis qu’elles se servent en même temps du voile comme d’une forme d’autonomisation pour élaborer et contrôler l’image qu’elles souhaitent donner aux autres. De même, les « Mipsterz », issues d’une nouvelle tendance qui se répand au Canada et aux États-Unis, font fusionner la sous-culture hipster des jeunes Américains et Canadiens avec leurs identités musulmanes, ce qui leur permet, par leur habillement, d’exprimer leur identité et de reformuler des notions auparavant essentialisées au sujet des musulmanes. Lancé par un groupe de jeunes musulmanes américaines désireuses de prouver tant aux Occidentaux qu’aux musulmans conservateurs qu’elles pouvaient être à la mode tout en étant pudiques et indépendantes, les Mipsterz se servent de leur style d’habillement non seulement pour contredire le stéréotype répandu voulant que le voile soit symbole d’oppression, mais aussi comme moyen de dessiner de nouvelles images d’elles-mêmes (Adam 2014). Cependant, les Mipsterz ainsi que d’autres musulmanes « à la mode » sont sévèrement critiquées par les musulmans conventionnels, aussi bien hommes que femmes (voir Jha 2013).

En lançant de nouvelles modes, les musulmanes utilisent le vêtement comme un outil pour défricher de nouveaux espaces d’expression identitaire sur la toile de fond des préjugés européens et des identités de genre traditionnelles des musulmans, ce qui montre de manière significative leur modernité et leur individualisme (Giddens 1991 ; Göle 1997 ; Mahmood 2011). De même, en refaçonnant leur corps pour le mettre à la mode, les femmes voilées expriment de nouvelles formes de féminité musulmane et affirment leur agentivité en créant leurs propres styles vestimentaires. Les modes islamiques ont procuré à de nombreuses femmes le moyen de négocier, reconstruire et exprimer de nouvelles formes de féminité à travers lesquelles elles repensent les significations et les rôles des genres dans le contexte local ou global de leur vie, tout en négociant les limites de la tradition et de la modernité dans l’espace ambivalent de l’islam conservateur (Moors 2003 ; Abaza 2007 ; Gökariksel et Secor 2010a, 2010b).

Ainsi que le formule Ardizzoni (2004), au lieu de considérer le voile comme un symbole de docilité et de passivité, on pourrait penser que son adoption par les femmes en Occident résulte plutôt d’une façon créative de résister à la claustration et à la prédétermination des rôles des genres, à la fois dans les domaines publics et privés. Par conséquent, la création de nouvelles modes a donné aux musulmanes la possibilité d’étendre leur sphère de pouvoir tout en contestant, voire en subvertissant, les institutions patriarcales des contextes occidentaux et musulmans qui se sont efforcées de les exclure et de les déposséder de tout pouvoir. Tout en remodelant le voile et les coutumes qui l’accompagnent, les femmes élaborent de nouvelles formes de féminité et d’agentivité qui leur étaient refusées tant par des acteurs étatiques que non étatiques de la diaspora et des contextes musulmans.

Conclusion

Dans cet article, nous avons proposé d’examiner le port du voile à l’ère contemporaine au sein du cadre élargi des codes vestimentaires afin de saisir ses significations versatiles au cours de l’histoire et dans des contextes divers. Les codes vestimentaires, en tant que cadre, nous permettent d’avoir une compréhension plus nuancée du voile en tant qu’institution sociale, politique et religieuse, et, dans une certaine mesure, de dépasser les préjugés relatifs au port du voile et à son renouveau, autant en contextes occidentaux que dans les pays à majorité musulmane. Dans les différents cas passés en revue par cet article, nous avons souligné la manière avec laquelle les femmes utilisent le vêtement et le voile comme moyen de résistance et de négociation dans la culture dominante dans laquelle elles vivent. Le fait d’examiner les pratiques actuelles du port du voile ainsi que l’apparition de nouvelles modes sous l’angle élargi des codes vestimentaires nous offre une compréhension plus profonde et plus fine du rôle du voile en tant qu’institution sociale et force de résistance et de pouvoir, et pas seulement en tant que simple symbole religieux. Ainsi que l’indiquent les résultats des analyses des diverses études de cas, le port du voile, en tant que pratique et coutume socioreligieuse, a été et reste une institution multidimensionnelle en évolution constante, et c’est là précisément que réside son pouvoir. Se limiter à dire que le voile est une source d’exclusion ou d’oppression, ou au contraire de libération, c’est ignorer sa complexité, ses usages ainsi que ses abus.

Il est clair que l’obligation du port du voile en Iran traduit une oppression étatique et une volonté d’exclure les femmes de la vie publique, tout en leur déniant des droits de citoyenneté égaux au nom de Dieu et de la religion. Paradoxalement, en Turquie, l’interdiction faite aux femmes voilées de se présenter dans des institutions publiques afin de protéger la laïcité a produit une exclusion similaire des femmes de la vie publique. Dans les deux cas, les femmes sont privées du droit de décider de leur façon de s’habiller en même temps que leur agentivité est niée. Le grand public, en France et au Québec, influencé par des représentations du voile remontant à l’époque coloniale et qui perdurent, continue de penser que le voile est une insulte à la parité des genres et qu’il dessert les droits des femmes, en plus de défier et de menacer les idéaux nationalistes et laïcs. Cela a périodiquement conduit à des visées d’interdiction du voile, en particulier après le vote de la loi française de 2004, qui interdisait le voile dans les écoles publiques.

En examinant l’apparition de modes musulmanes dans divers contextes géographiques, politiques et sociaux, nous avons vu comment les femmes ont utilisé le voile et se sont tournées vers la mode pour gagner du terrain et élargir leur sphère de pouvoir, tout en résistant aux institutions patriarcales musulmanes et occidentales qui visaient à les exclure et à les affaiblir, voire en les subvertissant. En Iran, les femmes ont remanié les codes vestimentaires obligatoires dans l’espace public pour montrer leur résistance aux politiques du genre de l’État et pour affirmer leur agentivité et leurs idées alternatives de la féminité. En Turquie, nous avons vu comment le port du voile dans l’espace public a constitué un moyen d’accroître leur présence dans la vie publique et politique sans renoncer à leur identité musulmane. En outre, dans les contextes occidentaux, le voile a été utilisé et remanié pour concilier leur foi et la modernité, afin de pouvoir mettre leurs identités diasporiques et métisses au service de meilleures opportunités. La création de modes musulmanes nouvelles et modernes permet donc aux musulmanes, ainsi qu’aux femmes vivant dans des contextes musulmans et occidentaux, de défricher de nouveaux espaces de résistance et de négociation, et de conférer de nouvelles significations au voile lorsqu’elles l’adoptent, l’adaptent, le refaçonnent et lui résistent. Ce faisant, elles utilisent le voile comme un moyen d’élaborer de nouvelles identités, d’accroître leurs opportunités dans la sphère publique et la vie publique, et de reformuler les discours de la féminité conventionnellement associés aux musulmanes ainsi qu’aux femmes de l’Occident. Par conséquent, les femmes s’affirment et contestent à la fois les musulmans conservateurs et les notions colonialistes qui perdurent au sujet du voile dans l’imaginaire occidental, lorsqu’elles utilisent le voile et les nouvelles modes comme une forme d’autonomisation pour contrôler et reconstruire leur identité, leur féminité et leur apparence.