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En Tunisie, juste après la Révolution du 14 janvier 2011, et au-delà de l’élaboration d’institutions de transition, notamment d’une nouvelle Constitution pour le pays, les véritables enjeux se sont d’emblée situés autour de la gestion de la vie dont allait dépendre le futur modèle de la société. Très vite, la libération de la parole s’est accompagnée de nouveaux investissements du corps dans l’espace public et de nouvelles procédures de contrôle de ce même corps. Des dispositifs ont été mis en place dont l’enjeu est la production de nouvelles formes de socialité, de nouvelles formes de pouvoir. Plus encore que les « modernistes », les « islamistes » ne se sont pas trompés sur ce combat. Outre un fort engagement sur la scène politique, ils ont largement contribué à mettre sur pied un gouvernement des corps visant à réguler la vie dans presque tous les domaines. L’islam, ou une conception particulière de cette religion, a vite fonctionné comme une puissante machine biopolitique[1] qui touche à l’habillement, à la sexualité, au rituel et à la fête, au mariage et à la famille, à l’intime et à la sphère publique, à l’expression artistique et au sacré, aux formes de religiosité et de croyance, au rapport à la mort et à la vie, au licite et à l’illicite. Bref, les islamistes ont réalisé l’importance stratégique de la prise de contrôle du corps de la société, notamment à travers le corps des femmes, pivot central d’un tel assujettissement.

Pour saisir les nouvelles formes de subjectivation et d’individuation, ainsi que les controverses et les résistances qu’elles ont suscité, je prendrai pour fil conducteur la biopolitique islamiste en tant que projet de société consciemment formulé à travers une série d’actions symboliques et pratiques s’inscrivant contre le modèle hérité de l’époque de Bourguiba et de la dictature de Ben Ali, et plus spécifiquement contre le Code du statut personnel promulgué en Tunisie en 1956, année de l’indépendance. Celui-ci est considéré au mieux comme un modèle inspiré de l’étranger, des anciennes puissances coloniales, et au pire comme une hérésie s’attaquant au fondement de l’identité religieuse musulmane des Tunisiens et des Tunisiennes. Je le ferai sur la base d’observations effectuées principalement lors des quatre premières années de la Révolution (Kilani 2014) et d’un retour réflexif sur les périodes qui ont précédé la Révolution. Je m’aiderai à cet effet aussi bien de documents produits par les acteurs sociaux et les institutions que de la littérature scientifique consacrée aux divers sujets concernés.

Le Code du statut personnel ou le modèle biopolitique de la Tunisie indépendante

Afin de saisir les enjeux postrévolutionnaires autour du corps, notamment celui des femmes, noeud gordien de contrôle dans une société tunisienne demeurée de type patriarcal – malgré les transformations qu’elle a connues depuis l’indépendance –, il faut remonter au mouvement national et à la construction du nouvel État tunisien dès 1956, et au-delà, au bouillonnement intellectuel, religieux, artistique et culturel qu’a connu la Tunisie dès la deuxième moitié du XIXe siècle[2]. Ces événements, qui s’inscrivent dans la longue durée, furent à l’origine d’un nouveau modèle biopolitique, aboutissement d’une lecture critique de l’islam et de son accommodation à plusieurs valeurs en consonance avec celles qui étaient en oeuvre en Europe, et que d’aucuns qualifieront de réformiste et plus tard de moderniste, et que nous continuerons par commodité de désigner ainsi. Les femmes ont constitué un pivot central de cette nouvelle biopolitique.

Le penseur Tahar Haddad, formé à la prestigieuse université théologique de la Zitouna, syndicaliste actif et militant nationaliste, a formulé dans son livre Notre femme dans la Chariâa et la société (Emra´atuna Fil-Chari’a wal-moujtama’), paru en 1930, une reconsidération de la place des femmes dans la société tunisienne inspirée des idées nouvelles qui traversaient le pays depuis des décennies[3]. Il y remet notamment en question plusieurs éléments attribués à la charia[4], notamment la polygamie, le port du voile, l’inégalité des femmes dans l’héritage, le mariage précoce des filles et la tutelle matrimoniale. Parallèlement à cette prise de position philosophique et politique se met en place un mouvement des femmes actif aussi bien autour de projets sociaux et caritatifs que dans le cadre de la lutte pour l’indépendance nationale. C’est ainsi que des personnalités pionnières, appartenant à la bourgeoisie aisée, dont plusieurs membres étaient des dignitaires religieux, ont fondé successivement la Société des dames musulmanes en 1932 et l’Union musulmane des femmes de Tunisie (UMFT) en 1936. En 1944 fut créée l’Union des femmes de Tunisie (UFT), plutôt laïque et proche des communistes[5]. Ces associations avaient convergé pour « défendre le droit des femmes de décider de leur corps (le refus du voile), pour dénoncer l’exclusion des filles de l’école, la claustration des femmes, le mariage forcé ou encore pour affirmer leur droit à la liberté » (Mahfoudh et Mahfoudh 2014 : 17).

Ces brèches introduites dans le conservatisme religieux ont préparé les réformes que les élites du mouvement national allaient déployer dès 1956, avec la fondation du nouvel État tunisien. Son représentant le plus éminent, Habib Bourguiba, qui va hériter très vite du titre de Combattant suprême, conditionnait l’émancipation de la société tunisienne à celle des femmes. Sous sa férule, plusieurs dispositions ont été prises concernant leur condition, qui vont profondément marquer le pays. Il s’agit notamment de la réforme de « ce qu’il y avait de plus sacré dans la société tunisienne : le code du statut personnel » (A. Larguèche 2011 : 63), par l’adoption le 13 août 1956 (devenu depuis la fête nationale de la femme) d’un nouveau Code, prolongé en 1957 par l’octroi du droit de vote aux femmes. Voici en quelques mots ce qu’il en est :

Le CSP (et les divers amendements qui l’ont suivi au cours des années 1990 et 2000) a pour objectif de reconnaître aux femmes le statut d’individu et de réduire les inégalités majeures entre les hommes et les femmes. Il s’agit notamment de l’abolition de la polygamie, l’interdiction de la répudiation et l’instauration du divorce judiciaire ainsi que l’institutionnalisation du mariage comme un contrat civil avec possibilité de clauses spécifiques (communauté des biens, respect du droit au travail de l’épouse, suppression de la tutelle et de la contrainte matrimoniale pour donner à la femme la possibilité de choisir librement son conjoint).

Mahfoudh et Mahfoudh 2014 : 20[6]

Dans sa volonté de changer profondément les mentalités, Bourguiba en appelait à l’ijtihad, à l’effort de réflexion et d’interprétation du texte coranique. Il a ainsi milité pour une reconsidération de plusieurs pratiques religieuses visant à créer les meilleures conditions pour un engagement total des Tunisiens et des Tunisiennes dans le développement économique et social du pays. Il a, par exemple, appelé à cesser le jeûne du Ramadan, lorsqu’il devenait une entrave pour l’effort et source d’absentéisme au travail, à limiter l’aspect dispendieux du sacrifice du mouton lors de l’Aïd El-Kébir (contraire à l’économie morale de l’islam), à renoncer à multiplier les pèlerinages à La Mecque (source de pertes de devises et manquement à la solidarité nationale), à introduire le droit à l’adoption (jusqu’ici prohibée par la charia), à accorder en 1964 aux femmes le droit à l’avortement, et, en préconisant dès 1973 la planification des naissances, à réformer partiellement le droit à l’héritage dans le sens d’une plus grande équité vis-à-vis des femmes[7].

Cette nouvelle biopolitique – car c’en est véritablement une, puisqu’elle s’accompagnait également de considérations sur la manière de se vêtir, d’effectuer son hygiène intime, d’évoluer dans l’espace public, notamment par l’encouragement des femmes à se dévoiler – reçut de fortes critiques de la part des milieux conservateurs dont certains finirent par s’en accommoder, alors que d’autres s’y opposèrent farouchement, de façon souvent clandestine ou par « refoulement » (A. Larguèche 2011) – ce qui aura plus tard, notamment après la Révolution de 2011, un véritable effet de boomerang. Les voix des opposants avaient, en effet, été réduites au silence dans le nouveau jeu politique dominé désormais par le parti unique du Néo-Destour et ses différents avatars au pouvoir pendant plus de cinquante ans. Les réfractaires à la réforme de Bourguiba :

[L]ui reprochent d’avoir procédé à une manipulation des lois coraniques et des textes fondateurs de la « Chariâa » au profit d’un soi-disant réformisme social qui s’élève au-dessus de la religion pour mettre en place une République laïque, occidentalisée, qui prône la libre-foi, la libre-pensée, c’est-à-dire l’incroyance, voire l’hérésie, en laissant le champ libre à toutes sortes de manipulations de dogmes considérés comme intangibles.

Abdelhak 2011a : 34

En créant en janvier 1957 l’Union nationale des femmes tunisiennes (UNFT), directement contrôlée par lui, le régime destourien va inaugurer un « féminisme d’État » (Ben Achour 2002)[8] qui, tout en assumant une politique volontariste favorable aux femmes, allait mettre au pas les autres associations féministes dans le pays. Désormais, seule l’association officielle était chargée d’accompagner la politique d’émancipation des femmes. L’action des autres était non seulement entravée, mais la relecture de l’histoire va invisibiliser le passé foisonnant du féminisme national et ne plus retenir dans son hagiographie que les écrits et les actions des nouvelles élites majoritairement masculines. Ce féminisme officiel ne verra pas moins apparaître à partir des années 1980 et surtout 1990 un « féminisme autonome » (Ben Achour 2002) actif d’abord dans la mouvance syndicale et des partis d’opposition, souvent clandestins, et ensuite principalement sous la forme de deux associations tolérées : l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche et le développement (AFTURD) et l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) – émanation du Club d’étude de la Condition des Femmes (Club Tahar Haddad) fondé par Ilhem Marzouki et Sihem Ben Sedrine en 1978 –, créées respectivement le 15 février et le 6 août 1989. Leurs combats sont à la jonction de la sphère privée et de la sphère publique. Elles s’attaquent aux inégalités au sein de la famille (partage des tâches domestiques, violences conjugales), au harcèlement sexuel dans le milieu professionnel, au contrôle sur le corps et la sexualité, aux stéréotypes sexistes dans les manuels scolaires et les médias, à l’exploitation dans le travail et aux inégalités salariales, à la faible représentation dans les postes de direction, à la marginalité et à la pauvreté des femmes rurales, sans oublier leur critique des insuffisances du Code du statut personnel, notamment sur la question de l’héritage des femmes et de certaines autres dispositions comme le mariage des Tunisiennes avec des non-musulmans.

Sous le règne du président Ben Ali, qui a destitué Bourguiba en 1987 et a gardé le pouvoir jusqu’à la Révolution de janvier 2011, l’instrumentalisation de la question féministe a été menée à son comble. Pendant cette période, proclamée par Ben Ali et ses épigones comme l’ère du « changement », le régime met en place d’un côté toute une série de dispositions favorables aux femmes, alors qu’il muselle de l’autre la liberté d’expression des militantes féministes. Sa stratégie est foncièrement ambiguë, elle est :

[À] la fois émancipatrice et moralisatrice, prônant de nouvelles normes de conduite, mais laissant faire les conservatismes, affirmant l’égalité entre les hommes et les femmes mais fermant les yeux sur de nouvelles formes de discrimination.

Mahfoudh et Mahfoudh 2014 : 26

L’impact d’une telle politique ne fut pas négligeable dans la diffusion d’un « islam pieux », étroitement contrôlé par le pouvoir, parmi les classes moyennes, grandes bénéficiaires du système benaliste[9], et dont certains membres se rallieront au parti islamiste Ennahdha après la Révolution. Vidées de leur sens, les questions féministes, et bien d’autres encore comme les droits humains ou le développement économique, ont fini par tomber dans ce que l’on peut appeler les « faux-semblants » de la dictature (Hibou 2006) ou son « façadisme » (Saidi 2017).

On comprend dès lors que la Révolution et l’ouverture d’un nouvel espace de discussion, de négociation et de concurrence entre les acteurs sociaux aient pu libérer les esprits et suscité sur la scène publique des débats, des revendications et des luttes qui étaient jusqu’ici contrôlés, détournés ou réprimés par le régime de Ben Ali. Les nouvelles tentatives par certains courants islamistes de prise de contrôle du corps féminin, et à travers lui du corps social, qui ont surgi juste après la Révolution ont immédiatement soulevé une série d’oppositions et de résistances de la part de beaucoup de femmes et de plusieurs franges de la société, réunies, selon les circonstances et les revendications, dans des coalitions temporaires qui ont réalisé à plusieurs occasions la jonction entre les objectifs de la Révolution (justice, égalité, liberté, développement) et ceux des femmes pour l’égalité et la non-discrimination sur le plan de l’héritage, des conditions de travail, etc. Les polémiques soulevées par la nouvelle politique islamiste des corps furent également l’occasion, aussi bien pour les féministes « laïques » que pour les femmes militant dans la mouvance islamiste, d’un retour réflexif sur la véritable condition des femmes en Tunisie et sur le « féminisme d’État » qui a prévalu jusqu’ici dans le pays. Enfin, ces controverses fournirent l’occasion à la fois d’un rappel des combats féministes autonomes menés sous la dictature et de leur actualisation, renouvellement et élargissement dans le nouveau contexte révolutionnaire qui a mis à nu de façon flagrante les violences faites aux femmes, les discriminations au travail, le harcèlement sexuel, etc., et de façon concomitante la nécessité de revoir, de réaménager ou d’améliorer le Code du statut personnel, garant de l’égalité entre hommes et femmes.

La complémentarité entre hommes et femmes Au fondement de la biopolitique islamiste

Dans le vent de liberté qui a soufflé sur la Tunisie à partir du 14 janvier 2011, plusieurs actions publiques visant le quadrillage du tissu social sont mises sur pied par différents courants de l’islamisme : celui du parti Ennahdha – successeur du Mouvement de la Tendance islamique interdit par Bourguiba et ensuite par Ben Ali et idéologiquement dans la mouvance des Frères musulmans –, celui du Hizb Ettahrir – d’obédience salafiste[10], qui a attendu plusieurs mois après la Révolution sa légalisation –, enfin celui de groupes jihadistes – agissant à la fois à l’ombre de ces deux partis et en dehors, et dont certains entreront dans la clandestinité, comme le groupe des Ansâr Achchari’a (« Partisans de la charia ») qui versera dans le terrorisme national et international. Le nouveau dispositif consistera dans l’organisation de prières collectives dans les espaces publics (avenues, plages, stades, etc.), l’occupation de mosquées et la désignation de nouveaux imams, la création de ligues pour « la répression du vice et la promotion de la vertu » (lutte contre l’alcool, l’adultère, le non-respect des préceptes religieux, conseils sur les manières de se comporter et de se vêtir en public comme en privé, etc.), la prise en charge, par l’intermédiaire d’associations de bienfaisance, des dépenses de mariage et d’autres cérémonies comme la circoncision ou le sacrifice du mouton, la mise sur pied de garderies et d’écoles coraniques pour les enfants, enfin l’organisation d’immenses réunions où des dizaines de milliers de participants viennent écouter des prédicateurs, provenant principalement du Moyen-Orient, avec pour mission d’enseigner les « véritables » rites de l’islam, en lieu et place de l’islam « édulcoré » de l’époque de Bourguiba et de Ben Ali. Plusieurs dirigeants et militants islamistes considéraient à cet égard la Tunisie comme un pays de « prédication islamique », voire un « pays de jihad ».

Afin de mieux comprendre dans quelle mesure les femmes sont l’enjeu central de ces nouvelles formes de gouvernement du corps, il nous faut nous arrêter d’abord à la conception de la société sous-jacente à l’idéologie islamiste, précisément en ce qui concerne les rapports entre les deux sexes. Il s’agit du principe de la « complémentarité entre hommes et femmes » avancé officiellement dans le débat public par le parti Ennahdha – courant islamiste majoritaire en Tunisie et partie prenante aux élections à la Constituante, à la différence des mouvances salafistes et jihadistes qui refusent le principe même d’une telle élection, ne reconnaissant au peuple aucune source de légitimité. Dans l’article 28 du projet de constitution élaboré par ce parti, il est demandé à l’État de « protéger les acquis de la femme en la considérant comme complémentaire et associée de l’homme »[11]. Selon ses promoteurs, la complémentarité ne signifie pas l’inégalité mais une spécification des différents rôles dévolus aux uns et aux autres, notamment dans le cadre de la famille, qu’ils conçoivent comme la cellule de base de la société. Un argument qu’illustre très bien cette militante :

Il est temps de revenir aux préceptes de la religion musulmane qui considère la femme en tant qu’être humain au centre d’une société dont elle est le coeur battant, bien aux côtés de l’homme en toute complémentarité, et non pas une égalité toute théorique qui a peu de sens dans la pratique courante d’une vie de famille ! Si les hommes pouvaient enfanter, cela se saurait[12] !

Un tel souci de la complémentarité a été exprimé par plusieurs associations proches du parti Ennahdha et réunies en septembre 2011 dans l’Union des femmes libres : Haouwa (Ève), Femmes tunisiennes, Tounissiet (Tunisiennes) et Femmes et complémentarité ; cette dernière, comme pour en faire son étendard et l’axe principal de son action. La coalition mise sur pied reconnaît, certes, les droits acquis par les femmes tunisiennes, mais elle n’est pas favorable :

[À] la levée des réserves sur la CEDAW[13], refus[e] l’égalité dans l’héritage entre femmes et hommes, les droits sexuels qui « autoriseraient indirectement l’adultère » et s’oppos[e] à la limitation de l’âge au mariage, considérée comme une « menace pour la famille » et une « incitation à la liberté sexuelle ».

Mahfoudh et Mahfoudh 2014 : 29

Le principe de complémentarité est cohérent avec une représentation naturalisée des femmes, c’est-à-dire réduites essentiellement à leur fonction biologique de reproduction, et à ce titre fondement de la famille et de la société. Cet argument est le fait de plusieurs penseurs islamistes, parmi lesquels Rached Ghannouchi, considéré comme le guide spirituel, l’idéologue et le stratège du parti Ennahdha, dont il occupe la présidence. Dans un écrit de 1984 qui a particulièrement attiré la critique[14], il affirme :

Chaque caractéristique de la femme a un rapport avec sa fonction sexuelle ou en est le résultat […]. La fonction sexuelle est une chose fondamentale pour la femme alors qu’elle est contingente pour l’homme. Cette fonction est à l’origine de la nature féminine et tout autre attribut est secondaire et change avec le changement de l’habit.[15]

En se basant sur les prétendues caractéristiques naturelles respectives des deux sexes, on ne conçoit l’égalité entre eux que dans la perspective d’une différenciation des rôles sociaux qu’ils jouent – qui s’en trouvent ainsi à leur tour naturalisés –, et dans laquelle les femmes apparaissent comme l’enjeu central de contrôle. Le projet constitutionnel d’Ennahdha de la complémentarité entre hommes et femmes est la clé de voûte du système social que ce parti défend. C’est pourquoi plusieurs autres articles qu’il propose dans les différents chapitres de la Constitution veillent à promouvoir et à traduire dans la réalité ce statut associé aux femmes. C’est ainsi que l’article 26, tout en consacrant le droit universel au travail, prend le soin d’y introduire une mention spéciale sur l’aménagement d’un temps de travail spécifique aux mères de famille. De même, l’article 37 appelle à l’encouragement du mariage et de la famille, et l’article 44 évoque l’unité de la société derrière ce principe[16].

Il faut noter qu’une telle conception de la famille patriarcale comme fondement naturel de la société n’est pas l’apanage des seuls islamistes, loin de là. On l’a vu à l’oeuvre récemment en Europe, notamment en France, dans le débat sur le mariage pour tous. Les opposants à un tel mariage mettent également en exergue la nature immuable et l’intangibilité des normes, particulièrement en regard de la différence des sexes, qu’ils enracinent dans le biologique, sous peine de voir le monde social s’écrouler. Qu’en est-il dans ces conditions de la dignité des femmes, particulièrement mise en avant par les islamistes dans leur discours, du moins par le parti « modéré » Ennahdha, à l’exclusion d’autres mouvances islamistes minoritaires mais plus radicales, dont celle du Hizb Ettahrir de Ridha Belhaj, qui revendique le retour à la polygamie et l’abandon de la plupart des droits acquis par les femmes ? Malgré les déclarations de certains de ses membres sur leur attachement à plusieurs dispositions du Code du statut personnel – comme l’a rappelé à plusieurs reprises la députée d’Ennahdha et vice-présidente de l’Assemblée constituante, Mehrezia Labidi[17] –, le principe proposé de la complémentarité entre hommes et femmes ne risque-t-il pas finalement de renforcer les normes qui enferment les femmes dans un rôle secondaire par rapport à celui des hommes, leur assurant tous les types de discrimination ?

Comme on s’en doute, de très vives résistances ont émergé pour s’opposer à la lettre et à l’esprit de la proposition du parti Ennahdha. Les associations féministes autonomes traditionnelles et un grand nombre de nouvelles associations postrévolutionnaires, marquées par une forte mixité d’hommes et de femmes qui ne se revendiquent pas directement d’un projet féministe, mais considèrent les droits des femmes comme une « composante transversale de leur cadre de pensée et d’action » (Mahfoudh et Mahfoudh 2014 : 28), ont été à la tête du combat. Les femmes et les hommes ont manifesté par milliers dans toutes les villes du pays contre le principe de complémentarité et pour la reconnaissance de l’égalité totale des citoyennes et des citoyens.

C’est dire, souligne à cet effet Sana Ben Achour, une des représentantes historiques du féminisme autonome, que cette revendication n’est plus uniquement féministe, elle a été intégrée par une large partie de la population tunisienne.

A. Mahfoudh 2014 : 107

Les débats houleux au sein de l’Assemblée constituante, pourtant dominée par le parti Ennahdha, qui avait recueilli 40 % des suffrages populaires et disposait par ailleurs de la représentation la plus nombreuse en termes de femmes (39 députées, soit presque la moitié de l’ensemble des femmes élues), ont finalement abouti à faire adopter dans la Constitution, l’« égalité » et non la « complémentarité » entre hommes et femmes : « Les citoyens et les citoyennes, sont égaux en droits et devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune », postule l’article 21. Cette affirmation s’est accompagnée de plusieurs autres dispositions comme la protection des « droits acquis de la femme » et leur amélioration, la promotion de l’« égalité des chances » et de la « parité » entre les deux sexes dans les « conseils élus », ainsi que l’éradication de la « violence contre la femme » (article 46)[18].

Les nouvelles normes islamistes de gouvernement des corps

Parallèlement aux débats sur le principe de la complémentarité, plusieurs offensives portant directement sur le gouvernement des corps des femmes ont été menées par les islamistes. Il s’est d’abord agi de promouvoir le « mariage ‘orfi », avec la volonté expresse de se soustraire au Code du statut personnel en vigueur. La forme « coutumière » de mariage, qui exige seulement la présence de deux témoins lors de l’échange de consentement entre l’époux et l’épouse ou son représentant, contrevient en effet au mariage légal en Tunisie. Plusieurs positions ont émergé dans la controverse autour de ce type de mariage. La première, qui situe son argument au niveau social et politique, est généralement celle des modernistes, déclarés tels ou qualifiés de la sorte par les courants islamistes. Elle consiste à dénoncer les conséquences négatives de ce type de mariage sur la condition des femmes. Celles-ci perdraient tout droit et toute protection, notamment face au divorce, à la pension alimentaire et à la reconnaissance de l’enfant. D’autres, aussi bien parmi les religieux que parmi les « laïcs », condamnent le « mariage ‘orfi » pour des raisons morales. Il serait une autorisation donnée à l’adultère. Dans le cas des premiers, le « zawâj ‘orfi » obéirait à la pure pulsion sexuelle et il n’y aurait de ce point de vue aucune différence avec la fornication (azzinâ). Dans le cas des seconds, ce « mariage de complaisance » ne ferait qu’institutionnaliser l’adultère et légaliser les rapports sexuels hors mariage. Le « mariage ‘orfi » a enfin soulevé une inquiétude quant au risque de réintroduire par la bande la polygamie et la répudiation, deux pratiques supprimées dans la loi tunisienne. Assurément, le recours à une telle union, qui se contente d’établir un contrat oral en présence de témoins, vient à point nommé pour relancer et amplifier les arguments avancés par certains milieux fondamentalistes sur les bienfaits de la polygamie qu’ils situent aussi bien sur le plan social et économique – cela permettrait notamment à certaines femmes de ne pas demeurer célibataires –, que sur le plan de la satisfaction de la sexualité masculine (Kilani 2014).

D’autres actions sur le corps des femmes sont intervenues. Au mois d’octobre 2011, juste avant les élections à la Constituante, une future députée du parti islamiste Ennahdha, Souad Abderrahim, avait dans une déclaration publique critiqué les mères célibataires, les considérant comme des citoyennes indignes qui ne méritaient aucune considération ni commisération de la part de la société, et encore moins une prise en charge par les services publics. De tels propos avaient suscité la polémique, notamment du côté de l’ATFD, qui, tout en prenant la défense de cette catégorie de personnes, en avait profité pour faire une campagne plus générale contre les violences exercées sur les femmes et rappeler les nombreuses inégalités auxquelles celles-ci font face. Deux ans plus tard, la polémique est revenue sur cette question et les islamistes ont à nouveau été interpellés à propos des mères célibataires censées revenir du front en Syrie, enceintes du fruit des services sexuels qu’elles ont été « offrir » aux combattants du jihad. Quel sort allaient-ils réserver à ces femmes, qui ont cédé au jihad sexuel, et à leurs bébés, après les avoir exploitées sexuellement[19] ? Comme pendant à la condamnation du célibat des femmes, les célébrations de mariages collectifs auxquelles participent en grand nombre les dignitaires du parti Ennahdha (ministres, députés et cadres politiques) se sont multipliées depuis la Révolution. Elles manifestent solennellement l’importance que ces milieux accordent au mariage en tant qu’institution centrale de la société et l’idée que les femmes au foyer sont les garantes de la stabilité des familles (Kilani 2014).

Dans le même souci de contrôle du corps de la société, les islamistes ont ouvert plusieurs jardins d’enfants coraniques un peu partout dans le pays et sans autorisation des autorités compétentes. Le but évident en est d’encadrer très tôt les jeunes afin de les modeler selon les préceptes de la charia. Comme l’a reconnu le cheikh Abdelfattah Mourou, co-fondateur et vice-président du parti Ennahdha, également premier vice-président de l’Assemblée des représentants du peuple issue des élections du 26 octobre 2014, il s’agit de « séduire les enfants, pour mieux les opposer à leurs parents », pas complètement acquis, à ses yeux, aux valeurs islamiques[20]. La pratique de voiler très jeunes les filles vient notamment renforcer la prise de contrôle du corps des femmes, tout comme la référence, absolument nouvelle en Tunisie, à l’excision féminine. Un député du parti islamiste Ennahdha à la Constituante, Habib Ellouze, a ainsi déclaré que bien que « l’excision ne soit pas une obligation religieuse, elle relève de la sunna »[21], c’est-à-dire de la tradition religieuse. Il a complété son argument en faisant valoir que l’excision des filles était une opération chirurgicale nécessaire dans les pays chauds (sic) et qu’elle augmentait en plus le confort des hommes (sic).

Les milieux féministes et laïcs sont demeurés interdits face à une telle offensive sans précédent dans le pays. Le fait que l’excision soit devenue un sujet de débat en Tunisie souligne, en effet, la forte emprise que commençaient à exercer les islamistes sur les questions féminines et de société. La controverse s’est prolongée avec les propos du prédicateur El Qaradhawi, dont les islamistes d’Ennahdha sont très proches, notamment son chef Rached Ghannouchi qui l’a reçu en Tunisie avec grande déférence. Bien qu’il ait affirmé que « la mutilation génitale des femmes n’était pas “obligatoire” », le dignitaire, frère musulman d’origine égyptienne et protégé de la dynastie de Qatar a poursuivi : « Personnellement, je soutiens cette pratique vu les circonstances du monde moderne. Quiconque estime que la circoncision est le meilleur moyen de protéger ses [sic] filles [de la tentation] devrait le faire »[22]. Les choses sont ainsi claires, il ne s’agit pas d’une obligation religieuse, mais bel et bien du contrôle du corps des femmes par les hommes. Pour accompagner l’offensive, l’organe officiel du parti Ennahdha, Al Fajr, a lancé une attaque en règle contre la psychiatre égyptienne Nawal Saâdaoui, célèbre militante féministe connue pour son combat contre l’excision dans son pays, qualifiée par ce journal de « promotrice de la prostitution et de l’homosexualité »[23].

La polémique autour du niqab  Signe de soumission ou signe de liberté ?

Le port du niqab, ce voile intégral généralement de couleur sombre, va se multiplier dans les rues du pays après la révolution, faisant découvrir aux Tunisiens et aux Tunisiennes un paysage auquel ils n’étaient pas habitués jusqu’ici, notamment à cause de son interdiction sous la dictature. Le niqab donnera même lieu à « l’affaire de La Manouba », du nom de la faculté des lettres et sciences humaines où a éclaté un conflit sur l’opportunité de son port dans l’enceinte des salles de cours et lors des examens. L’affaire a débuté le 28 novembre 2011, à peine quelques semaines après les élections pour la Constituante, gagnées par Ennahdha, lorsque six étudiantes avaient décidé de faire valoir leur liberté de le porter en toute circonstance au sein de l’enceinte académique. Dans leur action, elles avaient été fortement épaulées par un groupe de jeunes activistes d’obédience salafiste, dont l’un des membres mourra en prison consécutivement à une grève de la faim après avoir été inculpé dans le cadre de l’attaque par des manifestants islamistes de l’ambassade américaine à Tunis en septembre 2012.

Lors d’une interview à l’une des nombreuses télévisions accourues sur place, trois des jeunes filles portant le voile ont répondu aux questions du journaliste. Leur conviction était bien affichée. La première, étudiante en 2e année d’arabe, affirmait :

C’est nous les filles qui avons décidé de faire cette grève. On a sacrifié notre vie pour étudier. Mais aujourd’hui, on met en balance nos études et nos vies, car c’est la dernière solution que nous avons trouvée.

La deuxième, étudiante en 1re année d’arabe, déclarait : « Nous aimons notre pays et nous voulons qu’il aille vers le progrès […] Moi, j’ai couvert mon visage mais pas mon cerveau ». Quant à la troisième, elle soutenait : « Je suis cultivée. Grâce à Dieu, j’ai fait des études et j’aimerais que l’on me respecte »[24].

L’affaire du niqab est devenue, de la façon la plus paradoxale, symptomatique de la Tunisie postrévolutionnaire. Voici en effet un pays qui a toujours été donné comme exemple de l’« émancipation » des femmes, dans un espace arabe et musulman où ce n’était pas tout à fait le cas, et qui tout d’un coup voit monter en son sein un fort désir de porter le voile ou le niqab, signe parmi les plus tangibles de la « soumission » des femmes, et qui en scandalise et en effare plus d’un. Elle fut, du coup, traitée, notamment par certains modernistes, selon une perspective dualiste opposant, d’un côté, le progrès et l’émancipation et, de l’autre, la régression et la soumission. Les femmes voilées seraient à cet égard obligatoirement soumises et le voile un signe nécessairement avilissant, alors que les non voilées seraient libres.

C’est dire combien, dans cette controverse, les uns et les autres ont eu tendance à essentialiser le port du voile et à l’enfermer dans une seule et unique signification. Or, ni le voilement, ni le dévoilement ne seraient a priori les signes de quelque chose qui les précèderait. Il n’y aurait que des logiques de situation qui décident du sens et des significations qu’un tel geste peut acquérir aux yeux de l’acteur ou de l’actrice[25]. Ainsi, par exemple, sous Ben Ali, plusieurs femmes avaient décidé de porter le voile à titre de protestation contre le régime liberticide sur le plan aussi bien politique que religieux. Rappelons qu’à cette époque, le voile pour les femmes et la barbe pour les hommes étaient suspicieux aux yeux du pouvoir. De façon inverse, après la Révolution, beaucoup de celles qui avaient mis le voile, s’identifiant de la sorte au nouvel ethos proposé par les islamistes quant à la probité dans la vie économique, la modestie dans la vie sociale et la reconnaissance de la dignité de chacun, l’avaient ensuite ôté, lorsqu’elles avaient constaté que ce parti n’était pas vraiment respectueux de la vertu publique qu’il prônait au départ. Leur geste exprimait là encore une protestation, notamment contre la manière avec laquelle certains islamistes réduisent le voile à une forme d’assujettissement des femmes et de leur corps au profit de leur conception de la société.

Autrement dit, la capacité d’agir des femmes n’obéit pas nécessairement à un seul schéma, à savoir le schéma séculier progressiste prévalent en Occident qui fait une lecture univoque du voile, mais peut relever d’autres horizons idéologiques et normatifs. Il en est ainsi de certains courants de ce que l’on appelle le « féminisme islamique » qui puisent leurs formes d’action dans la réinterprétation de certaines normes islamiques, produisant des effets tangibles sur le plan de l’individuation, notamment par rapport au corps et à la mobilité dans l’espace public. Comme le soutient l’anthropologue Saba Mahmood, qui a notamment travaillé sur les femmes prédicatrices égyptiennes, « la capacité d’agir se trouve non seulement dans les actes de résistance aux normes [thèse défendue par la théorie féministe poststructuraliste et universaliste] mais aussi dans les multiples façons dont on habite les normes » (Mahmood 2009 : 32). Autrement dit, « la capacité à “défaire” (undoing) les normes sociales du genre, dépend toujours de la capacité à “faire” (doing) les normes » (ibid. : 40-41).

Sur le plan de l’histoire, et puisqu’il est question de référentiel endogène, il est important de rappeler ce cas exemplaire que fut l’invention du « mariage kairouanais », du nom de la capitale politique et religieuse de la Tunisie sous la dynastie aghlabide entre le VIIIe et le Xe siècle. Cette institution correspond à la prohibition de la seconde épouse dans le contrat de mariage, initiative qui porte la marque des femmes et de leur capacité à influencer le lien matrimonial. Dalenda Larguèche l’a analysée dans son livre Monogamie en islam. L’exception kairouanaise (2011). Selon l’historienne, le mariage « à la manière kairouanaise » est « une expérience particulièrement illustrative d’une capacité sociale de production de règles dans un cadre mu par une dynamique propre et obéissant à une propre temporalité » (D. Larguèche 2011 : 8). Son étude effectue une lecture d’une expérience historique et anthropologique spécifique en la rapportant à la question plus universelle de la domination masculine, ou plus précisément aux différentes modalités que celle-ci emprunte en fonction des contextes juridiques et culture ; dans son cas particulier, la manière dont les femmes kairounaises se construisent en tant que sujets à l’intérieur des normes du mariage musulman, en même temps qu’elles contribuent au changement de ces normes. Du coup, une telle analyse se trouve en consonance avec la préface du livre, signée par l’historienne américaine Joan Scott, et dans laquelle celle-ci critique le « féminisme universaliste » qui fait l’impasse sur la diversité des expériences des femmes-actrices sociales et sur les variables de classe sociale, d’ethnicité, de nationalité et de religion qui agissent sur elles, autrement dit sur ce qu’il est depuis convenu d’appeler « l’intersectionnalité » (Scott 2011). Enfin, une telle étude produit un effet de miroir entre le passé et le présent, et souligne l’enseignement qu’une telle figure historique peut apporter aujourd’hui à la cause des femmes en Tunisie, sans tomber, bien sûr, dans l’anachronisme. Ne nous autorise-t-elle pas à penser que des femmes peuvent trouver dans la religion, et dans le cas particulier dans l’islam, les ressources nécessaires à leur lutte pour l’autonomie ?

La chercheure Stéphanie Latte Abdallah rappelle combien la vulgate scientifique est critique par rapport au concept de « féminisme islamique », considérant que « les religions, et en premier lieu l’islam, ne peuvent que contraindre les itinéraires féminins » (Latte Abdallah 2010 : 11). Pour sa part, elle préfère qualifier d’« endogène » ce type de féminisme en rappelant comment il est à l’origine d’une production textuelle (débats et interprétations théologiques), d’une affirmation de principes (émancipation, égalité des droits entre hommes et femmes), d’une création d’associations et de nouvelles fonctions religieuses (prédicatrices), et enfin de pratiques ancrées « localement et subjectivement » se traduisant par un ensemble d’effets comme la « réalisation de soi », l’« indépendance », l’« élargissement du champ des possibles », l’« émergence d’individualités et de nouvelles subjectivités féminines » (ibid. : 11-12). Certes, d’autres auteures comme Chahla Chafiq, qui se base sur l’échec, selon elle, du modèle iranien, doutent d’un tel « féminisme islamique », considérant que sa formulation dans les termes d’une interprétation ouverte du Coran :

[N]e sert qu’à enfermer le mouvement pour l’égalité des sexes et la liberté des femmes dans des cadres se référant à une vision de la religion comme la source d’une identité globale et globalisante, ce qui va à l’encontre de la visée du féminisme en tant que mouvement qui prône l’autonomie.

Chafiq 2011b : 49[26]

Les féministes « laïques » tunisiennes, ou du moins certaines d’entre elles, ont un point de vue plus nuancé sur cette question. Sana Ben Achour, par exemple, conçoit que les femmes reviennent au texte coranique pour y puiser des arguments en faveur de l’égalité :

Je comprends tout à fait [cette] idée, je peux très bien admettre que les femmes élaborent leur propre interprétation du Coran, deviennent des foukahaa (des théologiennes). Cependant, il y a le danger de tomber dans l’essentialisme, je ne pense pas que l’islam soit en dehors du temps, il est arrivé dans un contexte historique donné, il y a quatorze siècles.

A. Mahfoudh 2014 : 106

Autrement dit, le problème principal réside dans la manière dont on lit le texte coranique, une lecture qui dépend notamment du modèle de société que l’on défend et du programme politique qui le sous-tend. Ainsi, par rapport au même référentiel qu’est l’islam, deux attitudes relativement éloignées l’une de l’autre, sinon opposées, ont émergé au sein des associations de femmes islamistes en Tunisie. La première rejette le projet féministe moderniste qu’elle considère « peu conforme à l’identité arabo-musulmane » et s’engage dans « des activités de prosélytisme pour l’islamisation des femmes et des familles », notamment en défendant « l’excision ou le voilement des fillettes, l’obligation du port du niqab, la non-mixité, le mariage orfi (mariage religieux sans contrat qui autorise la polygamie) » (Mahfoudh et Mahfoudh 2014 : 29), en parfaite conformité avec le projet biopolitique islamiste tel qu’on l’a vu à l’oeuvre jusqu’ici. L’autre tendance, constituée notamment par la coalition Union des femmes libres, tout en réaffirmant l’« identité arabe et musulmane » de la Tunisie, milite pour « les droits acquis par les femmes tunisiennes et veut renforcer leurs compétences et leur intégration dans “une société moderne mais convaincue de son identité” » (idem).

À cet effet, il faut relever que les féministes tunisiennes « laïques » ne s’étaient jamais abstraites, non plus, de leur contexte « arabo-musulman ». Celles-ci, précise encore Sana Ben Achour, étaient « très arabisées ; malgré un large accès à la culture occidentale, nous connaissions une grande partie de la littérature philosophique et théologique, chacune selon sa spécialité » (A. Mahfoudh 2014 : 106). C’est ainsi, par exemple, que Latifa Lakhdar, marxiste, féministe et vice-présidente de la HIROR (la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, qui a assuré la transition démocratique entre mars 2011 et les élections à l’Assemblée constituante en octobre 2011), s’était tournée à un moment donné de sa carrière universitaire vers le corpus religieux pour en effectuer une critique en connaissance de cause qui a abouti à la rédaction d’un essai sur la Femme du consensus en islam (‘Imra’atu al-’ijmâ’) (Lakhdar 2002)[27]. De sorte que la plupart d’entre elles ne voient pas de contradiction entre leur revendication de « l’universel, le droit à l’égalité, à la non-discrimination ou à l’éradication de la violence », et celles, par exemple, de leurs « collègues marocaines et algériennes », et je rajouterai, depuis la Révolution, de leurs collègues tunisiennes islamistes, qui « avaient les mêmes objectifs, mais devaient montrer que leurs arguments correspondaient à une interprétation moderne de la religion »[28].

Du féminisme d’État au féminisme autonome

La polémique autour du « féminisme d’État » a resurgi lorsque le président provisoire de la République et leader du parti du Congrès pour la République (CPR), Moncef Marzouki, a qualifié dans son discours d’investiture du 13 décembre 2011 les femmes non voilées de « safirât », terme qui signifie « celles dont le visage est découvert », et par extension les femmes impudiques ou qui ne se conforment pas au précepte religieux de la pudeur. Cette déclaration lui a attiré les foudres des féministes, hommes et femmes, qui y avaient vu là une stigmatisation des femmes non voilées. Mais le plus intéressant dans son discours, c’était peut-être sa volonté affichée de prendre la défense de toutes les femmes, quel que soit leur « accoutrement ». « Nous protègerons les femmes qui portent le niqab, celles qui portent le hijab et les safirât », avait-il, en effet, précisé. Confirmant ainsi le paternalisme, c’est le cas de le dire, qui consiste à faire jouer au père, au frère ou au chef du lignage le rôle de protecteur des femmes (Kilani 2014).

Finalement, n’en avait-il pas été ainsi avec les différents féminismes d’État qu’avaient connus un certain nombre de pays musulmans comme la Turquie d’Atatürk, la Tunisie de Bourguiba ou l’Iran du Shah ? Comme le soutient Latte Abdallah,

[Tous ces] États, même s’ils ont été modernisateurs et promoteurs, tôt dans le siècle, d’une forme de féminisme d’État […], et même s’ils ont accordé des droits citoyens aux femmes et favorisé leur éducation, se sont employés à contrôler, voire à interdire les mouvements féministes indépendants.

Latte Abdallah 2010 : 14-15

Chaque fois, c’était le père de la nation qui offrait, concédait, voire imposait des droits aux femmes. À une échelle plus microscopique, on pourrait effectuer le même constat, comme le fait Sana Ben Achour quand elle soutient que :

Nous les femmes du Maghreb, on dit souvent que nous avons été libérées par nos pères. Oui, parce que nos mamans n’étaient pas libérées elles-mêmes, alors que les pères étaient déjà des hommes lettrés, qui avaient accès à d’autres faces de la culture traditionnelle et qui aspiraient à une autre vie pour leurs enfants, garçons ou filles. Ils voulaient rompre avec le modèle traditionnel.

Citée dans A. Mahfoudh 2014 : 98

Si ce constat n’est de loin pas faux, il ne réduit cependant en rien la capacité d’agir que les femmes avaient acquise par elles-mêmes dans leurs différents combats privés et publics. On pourrait même soutenir que le « féminisme paternaliste » de l’État ou du chef de famille, du moins en Tunisie, n’a pu opérer que parce que les femmes avaient récupéré en partie leur puissance d’action. Autrement dit, les deux phénomènes sont concomitants et le mérite du féminisme revient aussi bien aux femmes qu’aux hommes.

Au lendemain de la Révolution, on a découvert que derrière le décor du féminisme d’État de l’ancien régime, qui avait pris en otage le discours et l’action féministes, la réalité des femmes en Tunisie n’était pas aussi bonne qu’on le prétendait. Malgré des avancées indéniables, l’égalité des femmes dans la société ne s’était pas totalement concrétisée, loin de là. Les femmes représentent, aujourd’hui, la catégorie la plus exploitée à tous les points de vue. On est loin de la parité entre hommes et femmes si souvent évoquée par l’ancien régime. Les signes de pauvreté parmi les femmes sont nombreux, comme l’ont soulevé plusieurs études émanant des milieux féministes autonomes. Les femmes tiennent ainsi une place prépondérante dans l’économie informelle et constituent une part de plus en plus importante de l’émigration ; elles sont prétéritées au niveau de la formation ; leur accès à la propriété est très faible : dans l’écrasante majorité des cas, la propriété est aux mains des hommes ; le mari est toujours le chef de la famille, donc aussi le maître du domicile conjugal ; enfin, elles sont souvent spoliées du produit de leur travail et de leur revenu. Les femmes font également face à des inégalités en ce qui concerne la formation, l’emploi et l’obtention de crédit[29].

Malgré la Révolution, à laquelle elles ont participé en grand nombre, l’implication des femmes en politique demeure confidentielle. Leur engagement est particulièrement rendu invisible lorsqu’il s’agit d’occuper le devant de la scène et les postes. Dans la presse écrite, la même chose : rare est leur présence dans la partie rédactionnelle ; il y a peu de photos et d’articles se rapportant à l’action des femmes. Pour ce qui est des leaders de partis, à part quelques exceptions, il n’y a quasiment aucune dirigeante politique au niveau national : seulement 4 sur les 111 partis constitués juste après la Révolution[30]. Certes, on invite des femmes dans les débats télévisés, mais c’est toujours en bien moins grand nombre que les hommes. De la même façon et malgré la règle de la parité introduite pour l’élection de l’Assemblée constituante, les élues femmes restent peu nombreuses : seulement 27 % du nombre total de députés. La faute en revient notamment au fait que sur les 1700 listes aux élections, seules 7 % comptaient une femme à leur tête (Kilani 2014) !

Plus généralement, si les femmes sont présentes dans tous les secteurs d’activités, elles occupent peu de postes de responsabilité, et encore moins de direction. Beaucoup pensent que cela n’est pas tant dû à des conditions structurelles de type institutionnel et symbolique, que du fait de la modestie et de la retenue des femmes, comme le laissait entendre Sihem Badi, membre du parti CPR et ministre des Affaires de la femme et de la famille dans le premier gouvernement issu des élections à l’Assemblée constituante, gouvernement dominé par le parti Ennahdha. Et quand bien même cela serait le cas, il ne faut pas oublier que la modestie et la retenue des femmes sont elles-mêmes des constructions sociales qui font injonction aux femmes de demeurer à « leur place ».

Quant aux violences faites aux femmes, les résultats de l’enquête nationale sur la violence à leur égard effectuée en 2009-2011 par l’Office national de la femme et de la famille – résultats publiés en 2012, soit une année après la Révolution – montrent qu’environ 47 % des femmes interrogées âgées entre 18 et 64 ans répondent par l’affirmative à la question de savoir si elles ont été victimes d’une forme ou d’une autre de violence (verbale, physique, psychologique, économique et sexuelle) fondée sur le genre et subie dans les différents cadres de vie (la famille, le couple, la sphère du public et le travail)[31]. Ahlem Belhadj, membre active au Centre d’écoute et d’orientation de l’ATFD, organisation qui s’est emparée de ce sujet dès 1993, rappelle à cet égard comment le gouvernement de Ben Ali avait « utilisé toutes ses méthodes répressives pour empêcher l’ouverture d’un débat public sur la question » (Belhadj 2011 : 94).

Partant de ces multiples constats, plusieurs associations de femmes – aussi bien les anciennes comme l’ATFD et l’AFTURD, que les nouvelles comme le Front des femmes pour l’égalité, la Coalition pour les femmes de Tunisie, d’inspiration moderniste, ou l’Union des femmes libres, du côté islamiste – se mobilisent aujourd’hui sur tous les fronts : promotion de la citoyenneté et de la participation à la vie publique, reconsidération de l’image des femmes dans les livres scolaires, défense de l’emploi et des conditions de travail, amélioration du planning familial, lutte contre les violences faites aux femmes, que l’article 46 de la nouvelle constitution a entérinée en 2014, et qu’une nouvelle loi votée par l’Assemblée des représentants du peuple en juillet 2017 est venue renforcer. La députée Bouchra Belhaj Hmida s’en est félicitée :

[Ce texte] introduit la reconnaissance de toutes les violences (physiques, morales, sexuelles, etc.). Ce qui se dégage de la philosophie de la loi, c’est que ces violences ne sont plus une question privée. C’est une question qui concerne maintenant l’État.[32]

Les associations modernistes avancent encore d’autres revendications, particulièrement controversées par les courants islamistes : l’inscription dans le Code civil de l’égalité et de la non-discrimination totale entre hommes et femmes, notamment sur le plan du statut de chef de famille, la révision des conditions relatives à l’héritage et l’abrogation de l’interdiction du mariage des Tunisiennes avec des non-musulmans[33].

Ces combats ne se sont pas restreints aux seules questions féministes, loin de là, puisqu’ils ont été l’occasion à plusieurs reprises de larges coalitions avec d’autres acteurs de la société qui ont été déterminantes pour la transition démocratique du pays. Mentionnons, à titre d’exemple, la vaste campagne de désobéissance civile pendant l’été 2013 menée contre le gouvernement provisoire dominé par le parti Ennahdha. Dans cette mobilisation, qui s’était notamment traduite par un long sit-in tout au long du mois de juillet devant le siège de la Constituante au Bardo et par une « semaine du départ » au mois d’août, les revendications féministes étaient intimement mêlées aux autres revendications de la société : une Constitution véritablement démocratique, la défense de la liberté d’expression et le rejet de la criminalisation de l’atteinte au sacré (notamment du blasphème), la mise hors la loi du recours à l’intimidation et à la violence dans les affaires sociales et politiques, le droit au travail et à la dignité pour toutes et tous, le développement régional. La protestation a culminé le 13 août, journée nationale de la Femme, qui a vu s’organiser une grande manifestation des « Hrayer Tounes » (« Femmes libres de Tunisie »), collectif constitué de plusieurs associations et personnalités de la société. Ce puissant événement, qui est à l’origine de l’accélération de la rédaction de la Constitution, et de l’organisation des premières élections législatives libres du pays en 2014, a entériné le fait que dans la Tunisie postrévolutionnaire, la question féministe n’est plus la seule prérogative du féminisme autonome, mais l’affaire de toute la société qui s’en est saisie.