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Le 18 mars 2015, un tribunal arbitral (le Tribunal) constitué en vertu de l’annexe VII de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer[1] et administré par la Cour permanente d’arbitrage (CPA) rendit sa décision sur le litige opposant Maurice au Royaume-Uni concernant l’aire marine protégée[2] dans le Territoire britannique de l’océan indien (BIOT)[3]. Le différend est survenu le 1er avril 2010 lorsque le gouvernement britannique a déclaré la création d’une aire marine protégée (AMP) autour de l’archipel des Chagos, sans concertation préalable avec les États voisins, notamment l’île Maurice.

Il convient de préciser ici que les AMP, dont la création a pour fondement juridique l’article 194(5) de la Convention et d’autres instruments pertinents[4], sont des zones marines précisément délimitées dont la finalité principale réside dans la préservation de la diversité biologique marine[5]. Toutefois, la création des AMP, si elle relève d’une volonté louable de protection de l’environnement, peut d’une part s’avérer contraignante pour les populations locales dont la subsistance dépend précisément de l’exploitation des ressources marines des zones concernées, et, d’autre part, peut susciter l’objection des États voisins invoquant un différend de souveraineté. En l’espèce, la mise en oeuvre d’un processus de création d’AMP de catégorie 1[6] autour des Chagos rendait toute utilisation économique actuelle ou future des ressources marines vivantes impossible et pouvait ainsi affecter les droits des États tiers.

L’île Maurice, dont les demandes de souveraineté sur l’archipel sont concurrentes aux prétentions du Royaume-Uni, avait réagi en décidant de porter le différend devant le Tribunal le 20 décembre 2010[7]. Le différend s’avère d’emblée complexe compte tenu des enjeux politiques et juridiques au coeur de cette affaire, sur fond d’histoire coloniale et d’une décolonisation problématique plongeant ses racines dans le passé[8]. Découverte par les Portugais vers 1512, l’île Maurice comprenait de nombreuses dépendances, comme les Seychelles et l’archipel des Chagos. Elle fut ensuite hollandaise, avant d’être placée sous la domination française durant la deuxième partie du XVIIIe siècle[9].

Cédée par le Traité de Paris de 1814, Maurice devint alors une possession de l’Empire britannique, avant d’acquérir son indépendance en 1968[10]. Mais les conditions de cette indépendance comportent une face sombre. Lors des négociations de Lancaster House du 8 novembre 1965, en dépit des revendications du leader mauricien Sir Seewoosagur Ramgoolam, le gouvernement de Maurice s’est vu imposer un choix cornélien : accepter le détachement de l’archipel des Chagos avec une compensation ou ne pas obtenir l’indépendance qu’il revendiquait. La première option s’est imposée[11]. L’archipel constitua alors le BIOT, demeuré sous souveraineté britannique. Maurice obtint quelques compensations, d’abord financières (environ trois millions de livres), mais également sous forme de droits de pêche et d’exploitation des ressources minérales dans les eaux des Chagos, ainsi qu’un engagement de Londres en vue d’un futur retour de l’archipel à l’île Maurice[12].

Ce différend est aussi complexe dans la mesure où il implique indirectement une tierce partie et plonge ses racines dans la guerre froide. La décision de détachement des Chagos découle d’un engagement britannique de céder pour une durée déterminée aux États-Unis, Diego Garcia, la principale île de l’archipel, afin d’y installer une base militaire[13]. Ce site est idéalement situé au milieu de l’océan Indien à égale distance du continent africain, du Golfe arabo-persique et de l’Asie. À cet effet et à la demande de Washington, Londres entreprit entre 1967 et 1973 de déplacer la population vers Maurice, où les Chagossiens vivent depuis dans des conditions déplorables et perdent l’espoir d’un retour prochain sur leur île. En ce sens, l’AMP créée en 2010 constitue une étape supplémentaire dans la sauvegarde de la base militaire[14] et devient ainsi un moyen de compromettre toute perspective de réinstallation des Chagossiens sur leurs terres[15].

C’est ainsi que le BIOT, qui constitue « le dernier confetti de l’Empire britannique »[16] dans la région de l’océan Indien, est devenu la source d’un double différend, parallèle, mais lié, dont les procédures s’enchaînent depuis les années 1980. L’un oppose les Chagossiens aux gouvernements britannique et américain et porte sur la légalité de leur déportation et leur droit au retour[17], et l’autre, entre le Royaume-Uni et Maurice, prend sa source dans le statut problématique du BIOT et concerne la souveraineté sur le territoire et les droits souverains y afférant. Il s’agit d’un différend complexe aux multiples facettes juridiques où les questions de souveraineté, de décolonisation et de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes cohabitent avec les questions spécifiques de droit de la mer que soulève la déclaration de l’AMP[18].

Précisément dans cette affaire, la question de la souveraineté est cruciale et constitue une réelle opportunité de rétablir la justice. En effet, le bail qui met Diego Garcia à la disposition des États-Unis expire en 2016[19]. Si Maurice est reconnu comme un État côtier des eaux bordant l’archipel des Chagos, alors le renouvellement du bail pourrait être remis en cause. À titre subsidiaire, les Chagossiens auraient ainsi un espoir de retour, rendu d’autant plus impossible par la déclaration de l’AMP qu’il s’agit là d’un peuple essentiellement constitué de pêcheurs. Il est intéressant d’analyser dans quelle mesure le Tribunal a saisi l’opportunité d’aborder ces questions complexes.

Toutefois, dans la sentence rendue le 18 mars 2015, le Tribunal a écarté pour incompétence les trois premières demandes de Maurice, qui concernaient implicitement la question de la souveraineté. S’il s’est déclaré compétent à l’égard de la quatrième demande concernant la compatibilité de la déclaration de l’AMP à la Convention, le Tribunal a opté pour une stratégie prudente même s’il reconnaît la violation par le Royaume-Uni de ses obligations. Il peut être soutenu que le Tribunal a rendu une décision plutôt « timide », en ce qu’il a adopté une approche étroite du litige, évitant le problème de fond sous-jacent, soit la souveraineté sur l’archipel des Chagos (I), tout en reconnaissant « des droits souverains » à Maurice (II).

I. UNE STRATÉGIE DE CONTOURNEMENT DES QUESTIONS DE SOUVERAINETÉ

La requête de Maurice demandait au Tribunal de (1) constater que le Royaume-Uni n’est pas en droit de déclarer l’AMP parce qu’il n’est pas l’« État côtier » en application de la Convention ; (2) constater qu’en vertu des engagements pris par le Royaume-Uni découlant de l’accord de Lancaster House de 1965[20], Maurice a les attributs d’un État côtier (droits de pêche notamment) et que de ce fait, le Royaume-Uni ne peut pas déclarer unilatéralement l’AMP ; (3) déclarer que le Royaume-Uni ne peut pas empêcher la Commission des limites du plateau continental (CLPC) d’agir sur les demandes que Maurice peut formuler au sujet de l’archipel des Chagos ; (4) et enfin, juger que l’AMP est incompatible avec les obligations de fond et de procédure du Royaume-Uni en vertu de la Convention.

D’emblée, le Tribunal s’est cantonné à une interprétation stricte de sa compétence par rapport à certaines demandes du requérant (A). Il évite par conséquent de se prononcer sur la question cruciale du statut de l’archipel — même s’il est vrai que la question ne lui a pas été posée en ces termes par le requérant — alors qu’elle est consubstantielle au litige porté devant le Tribunal à propos de la création de l’AMP (B).

A. L’adoption par le Tribunal d’une conception étroite de sa compétence

Les première et deuxième demandes du requérant appelaient le Tribunal à dire le droit quant à la licéité de la proclamation de l’AMP : à savoir que le Royaume-Uni n’est pas fondé à le faire parce qu’il n’est pas un État côtier et que ce faisant, il a porté atteinte aux droits de Maurice qui en a les attributs. Maurice demande ainsi au Tribunal d’interpréter le terme « État côtier » et de déterminer qui de lui ou de la partie adverse est ledit État côtier, afin de régler la question du droit ou non de créer l’AMP. Maurice évoquait à ce propos un « cas sui generis qui ne peut être considéré de la même façon que d’autres différends portant sur des questions de souveraineté et d’exercice des droits en mer » [notre traduction][21]. Toute la difficulté est de déterminer dans quelle mesure les questions de souveraineté terrestre posées par Maurice se combinent avec les questions liées au droit de la mer. Une fois l’identification du « vrai problème de l’affaire » (« the real issue in the case »[22], c’est-à-dire le coeur du litige) comme étant un conflit de souveraineté terrestre (1), le Tribunal a écarté sa compétence sur les deux premières demandes de Maurice. C’est une position politiquement prudente, mais juridiquement critiquable (2).

1. Les divergences sur la caractérisation du litige ou l’identification du « vrai problème du cas »

Cette affaire révèle d’abord des divergences entre les parties sur la caractérisation du litige comme le rappelle l’opinion dissidente des juges James Kateka et Rüdiger Wolfrum[23]. Ce désaccord s’observe à propos de la compétence du Tribunal pour examiner les deux premières demandes de Maurice qui soulèvent implicitement des questions de souveraineté à travers la notion d’État côtier. En effet, au titre de sa première demande, Maurice soutient que le Royaume-Uni n’est pas en droit de déclarer l’AMP ou d’autres zones maritimes de ce type, du fait que ce dernier ne serait pas l’État côtier[24]. Dans le second moyen, Maurice demande alors au Tribunal de juger et déclarer que le Royaume-Uni n’est pas attitré à déclarer unilatéralement une AMP parce que Maurice aurait des droits, en tant qu’État côtier, en application des articles 56(1)b)iii) et 76(8) de la Convention et d’autres engagements découlant du droit international, en particulier l’accord de Lancaster House de 1965 sur l’indépendance de l’île[25].

Le Royaume-Uni quant à lui s’oppose fermement et de manière systématique à la compétence du Tribunal pour les quatre demandes de Maurice, au motif qu’il s’agirait en réalité d’« allégations de souveraineté »[26], constituant la « vraie question de ce cas »[27] et se plaçant dès lors en dehors du champ d’application de la Convention de Montego Bay. En outre, Londres fait valoir que la requête mauricienne n’est qu’un moyen de remettre en cause l’accord de 1994 entre les deux parties, qui consistait à mettre en place un « parapluie de souveraineté » favorisant le statu quo à propos des questions de souveraineté sur les Chagos[28]. De ce point de vue, le Tribunal ne peut donc pas se déclarer compétent en vertu de la Convention[29], qui conditionne le recours et la compétence.

Toutefois, l’article 288(1) de la Convention de Montego Bay reconnaît la compétence du Tribunal pour connaître de tout différend relatif à son interprétation ou d’un accord international se rapportant à ses buts. Comme le relèvent les juges Kateka et Wolfrum dans leur opinion dissidente, « bien que cette disposition soit formulée en termes généraux, elle contient une limitation, à savoir que le différend doit porter sur l’interprétation ou l’application de la Convention de Montego Bay. Il est donc crucial d’établir si Maurice avance une telle revendication » [notre traduction][30]. Maurice assure pour sa part que le cas ne porte pas sur la légitimité de la base américaine de Diego Garcia, pour laquelle il ne fait aucune objection[31], il demande uniquement au Tribunal d’interpréter le terme « État côtier » et de déterminer qui de lui ou de la partie adverse est ledit État côtier afin de régler la question du droit de créer l’AMP[32].

Maurice explique que les questions de souveraineté et d’autres droits sur un territoire, qui sont liées à la délimitation maritime et à d’autres questions soulevées par la Convention, portent inévitablement sur l’interprétation ou l’application de la Convention, relevant ainsi de la compétence du Tribunal[33]. Malgré cet argumentaire, le Tribunal va estimer qu’il n’a pas compétence. Il invoque comme motif que la Convention ne prévoit pas d’indication pour identifier l’État côtier dans les cas de contestation de souveraineté territoriale et qu’il devrait appliquer d’autres règles de droit international pour identifier un tel État[34]. En ce sens, le Tribunal rejoint la position du Royaume-Uni consistant à affirmer que le présent cas est un litige de souveraineté terrestre et s’interdit ainsi de trancher au fond le litige.

À ce propos pourtant, Maurice suggérait une « base méthodologique » déduite des dispositions de la Convention que le Tribunal international du droit de la mer (TIDM) avait déjà utilisée, permettant d’appliquer à un litige d’autres règles du droit international qui ne soient pas incompatibles avec la Convention[35]. En effet, sur le fondement des articles 288 et 293, la Convention indique qu’il faut dans un premier temps déterminer si le différend tombe sous l’interprétation et l’application de la Convention[36] et que, si c’est le cas, le Tribunal doit alors l’appliquer en plus des autres règles du droit international qui ne sont pas incompatibles avec celle-ci[37].

Bien que le Tribunal n’ait pas suivi ce raisonnement, il faut admettre que sa justification est persuasive. En effet, ce dernier estime que la nature du litige porte sur la souveraineté terrestre et que la question de l’identification de l’État côtier n’en serait par conséquent qu’une simple manifestation[38]. Cette observation acquise, le Tribunal se demande ensuite dans quelle mesure l’article 288 de la Convention lui permet de qualifier des questions de souveraineté terrestre comme condition préalable nécessaire à la détermination des droits et devoirs des États côtiers[39]. Mais l’analyse de l’intention des rédacteurs lors des travaux préparatoires ne permit pas de trouver de preuves pertinentes. L’article 288 de la Convention ne saurait donc s’étendre aux litiges de souveraineté terrestre[40]. Cette conclusion est somme toute juridiquement discutable. Le fait que les rédacteurs n’aient pas prévu cette possibilité ne justifie pas une interprétation étroite de la compétence[41].

En dernier recours, le Tribunal accepte d’analyser la recevabilité de la lecture a contrario de l’article 298(1)(a)(i) de la Convention proposée par Maurice, en vertu de laquelle les différends de souveraineté terrestre pourraient relever de la compétence générale d’une cour ou d’un tribunal institué par la Convention. Le Tribunal n’est pas cependant convaincu par l’interprétation de Maurice[42].

Ainsi, le Tribunal, en caractérisant les deux premières demandes comme étant un conflit de souveraineté terrestre et en refusant de le trancher sur le fond, adopte une approche étroite de sa compétence[43]. Si cette restriction découle d’un raisonnement relativement persuasif, il n’en demeure pas qu’elle limite largement le débat entre les deux parties.

2. Un débat de fond occulté par l’approche restrictive adoptée par le Tribunal

Il est vrai qu’une interprétation large de l’article 288 de la Convention peut comporter des risques d’abus, en ce que chaque État ayant un litige territorial dans un contexte similaire pourrait se donner une nouvelle chance de victoire en portant sa requête sous couvert de l’argument de la détermination de l’État côtier[44]. Néanmoins, le fait que le Tribunal ait négligé certains des arguments de Maurice, et centré toute son attention sur les arguments de souveraineté terrestre du défendeur, a été vivement critiqué par les juges Kateka et Wolfrum dans leur opinion dissidente. Selon eux, cette position « a réduit le débat sur la compétence et a empêché le Tribunal d’examiner la question dans une perspective plus large, comme requis par l’article 288(1) de la Convention » [notre traduction][45].

Toutefois, les intérêts extrêmement délicats en jeu, plus larges que l’affaire relative à l’AMP portée devant le Tribunal, expliquent la position négative des juges concernant l’absence de compétence à propos de la question de souveraineté. Néanmoins, l’angle utilisé pour caractériser le différend n’était pas la seule démarche envisageable. Le Tribunal aurait pu, en vertu de la méthodologie jurisprudentielle antérieure[46], traiter dans un premier temps la caractérisation du différend, à savoir si ledit litige porte sur l’interprétation et l’application de la Convention ou s’il s’agit d’un différend de souveraineté, pour ensuite aborder la question de sa compétence sur le différend ainsi défini.

Au lieu de cela, le Tribunal a mêlé ces questions tout en se concentrant sur l’argument de la « qualification artificielle d’un conflit de souveraineté de longue date » [notre traduction][47] du Royaume-Uni. Le raisonnement du Tribunal aurait pu accorder plus d’importance aux termes de la requête de Maurice, qui a centré sa demande sur la définition du terme « État côtier », renvoyant à l’interprétation et à l’application de la Convention et situant donc le litige en dehors des questions de souveraineté[48]. À ce propos, les juges Kateka et Wolfrum estiment qu’il s’agit bien d’un différend sur la question de savoir si le Royaume-Uni a cédé à Maurice un ou plusieurs droits en tant qu’État côtier dans les engagements pris en 1965 à Lancaster House[49]. Cet argument est notamment conforté par l’absence d’objection du Royaume-Uni lorsque les représentants mauriciens ont soumis une demande à la CLPC en janvier 2009, équivalent à une reconnaissance claire des droits souverains de Maurice[50]. Si Maurice a des droits sur l’extension du plateau continental, il a des droits sur ledit plateau jusqu’à 200 milles marins en plus des droits de pêche et sur les minéraux déjà octroyés dans l’accord de Lancaster House[51], ce qui lui conférerait de facto le statut d’État côtier[52].

La conclusion du Tribunal est d’autant plus regrettable qu’il admet lui-même que « dans certains cas, un problème mineur de souveraineté territoriale pourrait en effet être accessoire à un différend concernant l’interprétation ou l’application de la Convention » [notre traduction][53]. De plus, ce refus d’identifier l’État côtier pourrait s’apparenter à une reconnaissance tacite de la souveraineté du Royaume-Uni. Cette observation ne permet certes pas de résoudre le conflit de souveraineté entre les deux États, mais elle paraît être en contradiction avec l’affirmation du Tribunal sur l’absence de directives de la Convention pour identifier l’État côtier. Le Tribunal reste peu clair sur cet aspect, il semble supposer que l’État côtier est l’ancienne puissance coloniale, qui contrôle actuellement le territoire.

S’agissant du contrôle de souveraineté, il est néanmoins malheureux que dans cette affaire, Maurice n’ait pas avancé l’argument de l’uti possidetis juris[54]. Ce principe d’intangibilité des frontières fut d’abord implicitement reconnu dans la Résolution 16(1) de l’Organisation de l’unité africaine (OUA)[55], adoptée à la Conférence du Caire en 1964 avant d’être défini par la Cour internationale de Justice (CIJ) dans l’affaire opposant le Burkina Faso à la République du Mali[56]. Cependant, concernant l’application au cas d’espèce, ce principe est inhérent au concept d’autodétermination dans un objectif de décolonisation et s’applique principalement aux États nouvellement indépendants. Or, Maurice a accepté de céder une partie de son territoire — l’archipel des Chagos — trois ans avant son indépendance[57].

Cependant, si l’on sort d’une approche strictement juridique, pour rejoindre une vision plus politique du litige, la démarche du Tribunal semble prudente, compte tenu des enjeux de l’affaire. En effet, reconnaître le statut d’État côtier à Maurice revient à lui en octroyer la souveraineté terrestre (c’est en ce sens qu’il s’agit de la vraie question au coeur du différend). Ce qui équivaut à remettre en cause cinquante ans de présence postcoloniale des Britanniques dans cette zone, et donc la violation continue du droit de la décolonisation par le Royaume-Uni. Mais l’acceptation de compétence sur ces deux premières demandes aurait permis, sans pour autant trancher péremptoirement la question de la souveraineté, de traiter des circonstances du détachement des Chagos et des conséquences humanitaires pour les Chagossiens. Bien que la question ne soit pas directement formulée dans les demandes de Maurice, elle « réveille » un conflit latent entre les deux États à propos du statut des Chagos.

B. Une approche du litige éclipsant la question centrale du statut des Chagos

En refusant d’appliquer une interprétation extensive aux questions de compétence, le Tribunal a ainsi manqué « l’occasion de traiter de la séparation des îles Chagos de Maurice et des circonstances entourant cette séparation » [notre traduction][58], qui constitue le « vrai différend » entre les deux parties. En effet, la revendication de souveraineté mauricienne a pour origine le détachement problématique des Chagos et du statut « hybride » du BIOT (1)[59]. Le contexte juridique de l’affaire (l’AMP) constitue en réalité l’élément révélateur de la problématique de fond découlant de l’héritage d’une décolonisation inachevée et de la question de la mise en oeuvre du droit des peuples à l’autodétermination (2).

1. Genèse d’un différend : le détachement des Chagos et le statut « hybride » du BIOT

Au coeur du problème de souveraineté sur l’archipel des Chagos se trouve la question du statut du BIOT élaboré par le Royaume-Uni pour répondre à des impératifs géopolitiques et stratégiques dans le contexte de Guerre froide. Les États-Unis souhaitaient déployer une base aéronavale sur un territoire situé au coeur de l’océan Indien, à portée de vol du Moyen-Orient. La zone devait être faiblement peuplée afin de prévenir toute revendication d’autodétermination, mais dotée d’un statut administratif favorable permettant un processus d’appropriation[60]. L’île de Diego Garcia fut choisie parce qu’elle répondait précisément à ces critères[61]. Les négociations engagées entre les deux pays en février 1964 aboutirent à l’accord de 1966 en vertu duquel Londres proposa de mettre à disposition des États-Unis l’île de Diego Garcia pour un bail à long terme et s’engagea à vider l’archipel de sa population, les Chagossiens.

Pour donner effet à cet accord, le gouvernement britannique se fonde sur un Order in Council, une « prérogative royale archaïque » [notre traduction][62] qui ne nécessitait pas l’approbation du Parlement, afin d’édicter une loi inscrivant les îles des Seychelles et Diego Garcia dans la nouvelle colonie séparée du BIOT[63]. Sur instruction du British Colonial Office, l’administration du BIOT planifia l’évacuation de la population de Diego Garcia vers Maurice[64].

Mais, pour sa mise en oeuvre, cet accord nécessitait des négociations avec les leaders mauriciens qui revendiquaient l’indépendance de Maurice, y compris l’archipel des Chagos. C’est l’accord de Lancaster House de 1965, ouvrant la voie à l’indépendance de Maurice, qui formalisa l’acceptation par les Mauriciens du détachement des Chagos, et prévoit un certain nombre d’engagements du Royaume-Uni rendant ambigu le statut de cette « colonie séparée ». En effet, le Royaume-Uni s’est engagé auprès de Maurice à lui octroyer des installations météorologiques et de navigation, des droits de pêche, des droits sur les découvertes en minéraux et hydrocarbures autour des îles, ainsi que le retour de l’archipel lorsque les installations ne seront plus nécessaires à des fins de défense américaine[65].

À ce propos, les affaires Nouvelle-Guinée occidentale (entre l’Indonésie et les Pays-Bas) et Mayotte (entre les Comores et la France), portées devant l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) pour des différends concernant le statut de territoires « détachés » par la puissance coloniale, présentent des similitudes avec le cas des Chagos[66]. Dans ces deux affaires, il s’agit d’un différend opposant le nouvel État indépendant (Indonésie et Comores) et l’ancienne puissance coloniale (Pays-Bas et France). La seule différence est que dans ces deux cas, le nouvel État indépendant n’avait pas consenti au détachement, ce que fit Maurice en dépit du fait que la disposition pertinente de l’accord de Lancaster House aurait pu le ranger dans la catégorie des « traités inégaux »[67].

Le statut juridique de l’archipel des Chagos est en effet complexe parce qu’il est de nature hybride : il est sous la souveraineté du Royaume-Uni qui accorde des droits en mer à Maurice, et sur la terre aux États-Unis (Diego Garcia). Cette imbrication de droits pose la question du statut du BIOT et expliquerait les demandes concurrentes sur les Chagos des deux parties à ce litige. La question de la validité du bail fondant la présence américaine à Diego Garcia et consentie par le Royaume-Uni malgré l’objection d’une tierce partie invoquant des revendications concurrentes de souveraineté (Maurice) se pose. Il s’agit manifestement d’un accord qui affecte les droits d’un État tiers.

Le différend sur le statut de l’archipel entre le Royaume-Uni et Maurice est donc bien réel. À l’encontre de la revendication mauricienne sur les Chagos[68], le Royaume-Uni invoqua le changement de circonstances afin de nier la pertinence de la question et continua de mettre en place les différentes étapes du plan[69]. L’échange de lettres entre les États-Unis et le Royaume-Uni du 31 décembre 1966[70] permit déjà de rendre certaines îles de l’océan Indien disponibles pour les États-Unis, avant même l’indépendance de Maurice en 1968.

Mais Maurice obtint l’appui d’une majorité significative des États membres de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU). Ainsi, l’AGNU condamna dans sa Résolution 2066(XX) du 16 décembre 1965[71], le détachement des Chagos découlant du statut du BIOT et appela le Royaume-Uni, en tant qu’État administrant, à l’exécution pleine et entière de la Résolution 1514(XV) du 14 décembre 1960[72]. Elle rappelait que l’une des dispositions de ladite déclaration stipule que « [t]oute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies »[73]. Le Royaume-Uni « puissance administrante » ne devait prendre « aucune mesure qui démembrerait le territoire de l’île Maurice et violerait son intégrité territoriale »[74]. Il s’agit en l’occurrence de mettre en oeuvre le principe de l’uti possidetis qui interdit de remettre en cause les frontières héritées de la colonisation : celles-ci sont intangibles.

On relèvera que c’est sur le fondement de la Charte des Nations Unies[75] que l’AGNU a fondé le dispositif de la Résolution 2066(XX) susmentionnée. Le Chapitre XI de la Charte des Nations Unies prévoit en effet un mécanisme de contrôle des territoires non autonomes qui précise que la puissance administrante a la « mission sacrée » d’assurer le « progrès politique, économique et social des populations » et de « développer leur capacité de s’administrer elles-mêmes »[76].

Le statut de territoire non autonome semble plus approprié à la situation de l’archipel des Chagos. Cette catégorie de territoires, visée précisément au Chapitre XI, désigne les territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes, mais relèvent d’un État administrant. Il s’agit donc d’une question de décolonisation au sens de la Résolution 1514(XV).

2. Une décolonisation inachevée et la question du droit des peuples à l’autodétermination

La décolonisation doit également être perçue comme un processus qui admettrait comme corollaire au droit à l’autodétermination des peuples l’idée que l’État colonisateur ne pourrait conclure, après le déclenchement de ce processus, des accords portant sur des éléments essentiels du droit des peuples[77].

Le droit à l’autodétermination « recouvre le droit, pour les États déjà établis, de disposer d’eux-mêmes et pour les populations non constituées de faire sécession et d’accéder à l’indépendance »[78]. Il est soutenu par différents fondements juridiques. La Charte des Nations unies mentionne parmi les buts de l’Organisation des Nations unies (ONU) le principe d’égalité des peuples et leur droit à disposer d’eux-mêmes[79]. L’article 1er du Pacte international relatif aux droits civils et politiques donne une base conventionnelle supplémentaire au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes[80]. Le principe est aussi présent dans la Résolution 1514(XV) qui présente le droit à la décolonisation comme un principe absolu, opposable à tous les États, et concerne les territoires non autonomes et sous-tutelle[81], ainsi que dans la Déclaration sur les relations amicales de 1970[82] qui a « codifié » les principes du droit international touchant aux relations interétatiques. Enfin, ce principe figure en bonne place dans la jurisprudence de la Cour internationale de Justice (CIJ) dans les affaires du Sud-Ouest africain et du Sahara occidental[83]. Dans l’affaire du Sud-Ouest africain, la CIJ avait estimé que « l’évolution ultérieure du droit international à l’égard des territoires non autonomes, tel qu’il est consacré par la Charte des Nations unies, a fait de l’autodétermination un principe applicable à tous ces territoires », car « il n’y a guère de doute » que la « mission sacrée » de la puissance exerçant son autorité sur les territoires non autonomes « avait pour objectif ultime l’autodétermination et l’indépendance des peuples en cause »[84].

Dès lors, pour les peuples déjà constitués (comme Maurice), la signification du droit de libre disposition correspond au droit de « sauvegarder » et de « consolider » sa souveraineté (sur les Chagos), ainsi que son indépendance[85]. Cela implique la reconnaissance de la souveraineté sur les ressources naturelles[86], et en particulier les droits afférant à l’accès et à l’exploitation des ressources que Maurice estime être compromis par la création unilatérale de l’AMP par le Royaume-Uni[87].

Le problème est que le détachement des Chagos est intervenu avant l’indépendance de Maurice[88], ce qui pose la question de l’application ratione temporis du principe du droit à l’autodétermination au cas d’espèce. On ne peut cependant présumer que le principe avait atteint le statut de droit coutumier dès la Résolution 1514(XV) de 1965, au moment de la négociation de l’accord de Lancaster House et de l’institution du BIOT en 1965[89]. Certes le principe est devenu contraignant à partir des années 1970, mais il a été développé plus tôt puisqu’entre 1945 et 1965, plus de cinquante États avaient obtenu leur indépendance durant le processus de décolonisation. De ce point de vue, la CIJ a estimé que le droit des peuples à l’autodétermination avait atteint le statut de droit coutumier compte tenu du fait que la Déclaration sur les relations amicales de 1970 revêtait le « caractère déclaratoire de droit international coutumier[90] ». La Cour a même précisé que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est un droit opposable erga omnes[91]. Mais, le droit à l’autodétermination ne pourrait-il pas constituer une règle de jus cogens au titre des règles « impératives » identifiées par la Commission du droit international (CDI), dans son rapport sur le droit des traités[92] ?

Ainsi, le Tribunal, en examinant sur le fond les deux premières demandes de Maurice relatives au statut du BIOT, aurait pu avoir à trancher cette question, permettant de régler un litige de plus de cinquante ans, ayant donné lieu à une déportation illégale. De ce point de vue, puisqu’une partie du territoire (Chagos) est toujours censée appartenir à un État devenu indépendant (Maurice), l’expression de « décolonisation inachevée » est appropriée.

Dès lors, puisque la première phase du présent arbitrage montre qu’en définitive celui-ci ne constituera pas l’occasion de reconnaître la souveraineté mauricienne sur l’archipel, il est intéressant d’examiner en quoi consistent les attributs de souveraineté reconnus à Maurice.

II. LA RECONNAISSANCE A MINIMA DE CERTAINS ATTRIBUTS DE LA SOUVERAINETÉ À MAURICE

L’évolution postcoloniale de Maurice reflète un processus de décolonisation problématique sur le plan juridique, d’où l’importance de la décision du Tribunal quant à la question cruciale de la souveraineté sur les Chagos. Dès lors, l’examen de la quatrième demande du requérant, portant sur le statut de l’AMP, constitue pour le Tribunal l’occasion de reconnaître certains droits souverains de Maurice sur l’archipel des Chagos (A). D’où l’intérêt d’une telle décision en termes d’implications non seulement pour Maurice comme État côtier, mais aussi pour les premiers concernés, les Chagossiens, qui voient là l’occasion d’une reconnaissance « par ricochet » de leurs droits en tant que population autochtone de l’archipel (B).

A. L’AMP : dernière occasion de rétablir les droits souverains de Maurice

C’est à l’occasion de l’examen de la quatrième demande du requérant sur la légalité de la proclamation de l’AMP par le Royaume-Uni que le Tribunal s’est enfin penché sur la question de la nature des droits de Maurice sur les Chagos et ses eaux. Il a ainsi confirmé l’existence de droits souverains détenus par Maurice (1), et ce faisant, a mis en perspective le déni par le Royaume-Uni de ses engagements antérieurs quant au statut final de l’archipel des Chagos et du BIOT (2).

1. La confirmation de l’existence des « droits souverains » de Maurice

Bien que le Tribunal ait refusé de connaître des deux premières « demandes de souveraineté », il confirme néanmoins sa compétence quant à la dernière soumission relative à l’AMP, au motif qu’elle ne nécessiterait pas d’identifier l’État côtier[93]. Pourtant, cette demande porte sur l’article 297[94] qui se réfère justement aux différends sur l’interprétation et l’application de la Convention concernant l’exercice des droits souverains de l’État côtier. Ce paradoxe sert toutefois les intérêts de Maurice, puisqu’il donne lieu à l’analyse de la déclaration de l’AMP autour des Chagos, qui est la dernière expression juridique des tentatives britanniques de limiter les droits de Maurice sur l’archipel.

En effet, l’activité normative britannique sur les eaux entourant l’archipel date des années 1970 et fut un long processus. Outre les droits de pêche de Maurice accordés par l’accord de Lancaster House de 1965, le commissaire du BIOT a promulgué différentes ordonnances restreignant l’accès à la pêche commerciale[95], avec une fermeture accentuée à partir des années 1990[96]. De manière inversement proportionnelle, cependant, le partenariat avec Maurice se renforça d’année en année, si bien que le 27 janvier 1994, l’île Maurice et le Royaume-Uni établirent la Commission des pêches anglo-mauricienne pour traiter de la conservation des stocks de poissons. Dans la déclaration conjointe de création de la Commission, les parties ont convenu d’un « parapluie de souveraineté » complet (« sovereignty umbrella ») en vertu duquel ni la création de la Commission ni aucune activité réalisée par le biais de la Commission ne seraient considérées comme portant atteinte aux positions respectives des parties concernant les Chagos[97].

Malgré le statu quo[98] instauré par le « parapluie de souveraineté », le Royaume-Uni continua de réglementer les eaux de la région de manière unilatérale et de plus en plus restrictive du point de vue de la pêche, sous couvert de préoccupations écologiques. Ainsi, le commissaire du BIOT émit le 17 septembre 2003 la British Indian Ocean Territory Proclamation No 1[99] qui institua une zone de protection et préservation environnementale (ZPPE) autour des Chagos, tout en assurant que « la nature de la zone ne correspondait pas strictement à une ZEE dans toutes ses fonctions » [notre traduction][100]. Cependant, en 2009, face aux protestations de Maurice suite à la proclamation par le Royaume-Uni d’« un parc marin géant dans l’archipel des Chagos », des négociations s’engagèrent au cours desquelles Londres affirma que la proclamation de l’AMP n’affectait en rien la question de la souveraineté et du retour de l’archipel à Maurice[101]. La Proclamation No 1 du commissaire du BIOT[102] portant création de l’AMP provoqua toutefois de fortes objections de Maurice, qui porta le litige devant le Tribunal au motif que l’AMP serait incompatible avec la Convention et l’accord sur les stocks de poissons de 1995[103] et violerait les engagements contraignants pris par le Royaume-Uni en matière de pêche lors de l’accord de Lancaster House.

Le Tribunal, considérant que sa compétence sur cette quatrième demande est un élément charnière de la caractérisation du différend, va distinguer la question de la nature et de la portée de l’AMP de celle de la nature et de la portée des droits revendiqués par Maurice[104]. À la première question, le Tribunal lie le Royaume-Uni sur la manière dont à plusieurs reprises il a caractérisé publiquement l’AMP en tant que mesure environnementale[105]. La compétence est ainsi établie. À la seconde question, le Tribunal étudie la portée et la nature des droits revendiqués par Maurice prévus dans l’accord de Lancaster House et qui sont susceptibles d’être remis en cause par la création de l’AMP[106]. Pour ce faire, le Tribunal va analyser l’intention des parties au moment de la signature de l’accord, afin de vérifier si des obligations légales étaient en jeu. Cet examen va révéler que les engagements pris par le Royaume-Uni à Lancaster House faisaient partie du quid pro quo en vertu duquel l’accord mauricien au détachement de l’archipel des Chagos a été négocié[107] et que, contrairement à ce qu’affirme le Royaume-Uni, les engagements issus de l’accord sont devenus une question de droit international depuis l’indépendance de Maurice[108].

En outre, le Tribunal va relever que depuis cette indépendance, le Royaume-Uni a réaffirmé les engagements de Lancaster House à plusieurs occasions. Cette répétition s’est poursuivie après que l’île Maurice ait commencé de façon active à affirmer ses revendications de souveraineté dans les années 1980 et les ait inscrites dans sa constitution en 1991[109]. Le demandeur invoquant le principe d’estoppel, le Tribunal reconnaît dès lors que Maurice était en droit de s’appuyer sur les engagements de Lancaster House et le comportement postérieur du Royaume-Uni[110], et considère que ce dernier ne peut nier l’effet contraignant de ces engagements[111]. Le Tribunal les traitera donc comme étant obligatoires pour le Royaume-Uni[112].

Le Tribunal se tourne ensuite vers l’analyse du contenu de ces obligations. Le Tribunal va conclure que Maurice jouissait bien des droits de pêche dans les eaux entourant l’archipel et notamment dans la mer territoriale. Il reconnaît alors que, bien que cette zone maritime soit soumise à des licences émises librement par l’administration du BIOT, cette discrétion doit néanmoins être exercée en conformité avec l’obligation de garantir à Maurice que ses droits de pêche resteraient disponibles[113].

Cela amènera le Tribunal à la conclusion qu’en établissant l’AMP, le Royaume-Uni a violé ses engagements vis-à-vis de Maurice, ainsi que l’article 56(2) de la Convention qui exige qu’il tienne compte des droits de Maurice dans la ZEE[114], à travers une obligation de due regard qui sera examinée ci-dessous. Cette décision va dans le sens de la reconnaissance par la communauté internationale des droits souverains de Maurice sur la zone de l’AMP[115]. En conséquence, et ainsi que le relève l’opinion dissidente, l’AMP est juridiquement nulle[116]. Néanmoins, on peut constater que par cette décision, le Tribunal n’a rien fait de plus que réaffirmer les obligations de Lancaster House et le statu quo issu du « parapluie de souveraineté ». Mais la reconnaissance des obligations du Royaume-Uni et des droits de Maurice tendrait-elle vers la fin de l’impunité britannique vis-à-vis des Mauriciens et des Chagossiens ?

2. La mise en lumière de pratiques discriminatoires à l’égard de Maurice

Les implications de la décision du Tribunal vont au-delà de la simple reconnaissance des obligations du Royaume-Uni envers l’île Maurice, elles tendent véritablement à faire cesser certaines pratiques injustifiées de la part du Royaume-Uni.

En effet, le Tribunal a également reconnu une obligation de consultation de la part du Royaume-Uni envers Maurice pour les décisions concernant l’archipel des Chagos[117]. Dans son mémoire, le requérant avait effectivement soulevé le peu d’intérêt du Royaume-Uni à répondre à ses demandes de consultations à propos de la mise en place de l’AMP[118]. Le Royaume-Uni n’a pas même pris contact avec les organisations internationales et régionales compétentes, telle que la Commission des thons de l’océan Indien. Le Tribunal va alors considérer que le Royaume-Uni n’a pas rempli l’objectif de base de la consultation, violant ainsi différentes dispositions de la Convention[119]. Désormais, le Royaume-Uni ne pourra plus prétendre agir ainsi de bonne foi, ce qui appuie la reconnaissance des droits souverains de Maurice.

Par ailleurs, l’affaire est aussi l’occasion pour le Tribunal de rendre compte des pressions subies par Maurice pour accepter le détachement de l’archipel[120], montrant ainsi clairement la connexion entre l’indépendance de Maurice et la séparation des Chagos. La question de la validité du consentement de Maurice fut admise par le Tribunal bien que ce dernier ne soit pas allé jusqu’à remettre en cause la validité de l’accord de Lancaster House[121]. La question du consentement doit en l’espèce être appréciée sous deux aspects.

Premièrement, sur la conception de la menace, il est indéniable que les rapports de force entre Maurice et le Royaume-Uni, au moment des négociations sur le détachement des Chagos, ne pouvaient être équilibrés[122]. Or, bien que la Convention de Vienne sur le droit des traités reconnaisse dès son préambule[123] l’importance des principes de liberté du consentement et de bonne foi, la conception de la contrainte posée à son article 52 reste néanmoins plutôt restreinte, englobant uniquement les agressions militaires. La conception large de la contrainte, qui comprend également les formes politiques et économiques de menace, reste une approche marginale, car elle aurait pour effet d’affaiblir le principe pacta sunt servanda en facilitant des invocations lorsque l’application d’un traité deviendrait désavantageuse ou trop onéreuse.

Deuxièmement, sur la capacité de Maurice à conclure des traités en tant que colonie, l’engagement de Lancaster House peut être considéré comme un pur produit normatif de l’ordre juridique interne britannique, ne pouvant donc être apprécié qu’au regard du droit national. En tant qu’accord entre un État administrant et un territoire non autonome, pour lequel on attend un effet légal après l’accès à l’indépendance de la colonie, il est cependant envisageable que cet accord — et a fortiori les questions de personnalité juridique internationale et capacité juridique de Maurice pour conclure des traités à l’époque — puisse être soumis au droit international[124].

En effet, bien que le chapitre XI de la Charte des Nations Unies n’établisse qu’un cadre sommaire pour la gestion internationale des colonies, la Résolution 1514(XV)[125], le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966[126],ou encore la Déclaration sur les relations amicales de 1970[127] reconnaissent aux peuples coloniaux un degré de personnalité juridique internationale. Or, le Royaume-Uni a admis que Maurice était une colonie en vertu du chapitre XI. L’accord de Lancaster House ayant été signé par les parties avec l’idée qu’il aurait des effets juridiques après l’indépendance de l’île, il est logique de considérer que Maurice avait la capacité de conclure des traités. L’accord peut ainsi être considéré comme un traité en vertu de l’article 2(1)a) de la Convention de Vienne.

En effet, si les objectifs de l’accord posent problème du point de vue de la légitimité du détachement, celui-ci a été réalisé dans des conditions peu compatibles avec le droit international. L’Order in Council sur le détachement des Chagos et la création de la nouvelle colonie fut adopté le 8 novembre 1965. Moins d’un mois plus tard, le 16 décembre 1965, l’AGNU adopta la Résolution 2066(XX)[128] rappelant au Royaume-Uni qu’il n’avait pas pleinement exécuté la Résolution 1514(XV)[129] et qu’il ne devait prendre aucune décision de démembrement qui serait contraire à l’article 73 de la Charte des Nations Unies. Malgré ces appels, le gouvernement britannique persista dans la mise en place de la base de Diego Garcia[130]. Les agissements britanniques furent également critiqués par la communauté internationale[131].

Le Tribunal a reconnu en outre que les obligations issues des articles 2(3) et 56(2) de la Convention, qui imposent d’agir de bonne foi,[132] impliquent à la fois, en ce qui concerne l’accord de 1965, la consultation et l’équilibre des droits et intérêts en jeu[133]. Il a déjà été vu que le Tribunal n’avait pas reconnu que l’objectif de la première condition ait été rempli par le Royaume-Uni[134]. Quant à la seconde condition, il conclut dans le même sens, soit que le Royaume-Uni n’avait pas correctement équilibré ses propres droits et intérêts avec les droits de Maurice découlant des engagements de Lancaster House[135], ce qui contraste avec l’approche adoptée à l’égard des États-Unis[136]. Le Tribunal a ainsi reconnu le déséquilibre découlant d’une situation de décolonisation. Dans l’opinion dissidente, les juges Kateka et Wolfrum feront le même constat d’asymétrie en se fondant sur l’enchaînement des évènements sur l’archipel des Chagos dans les années 1960[137]. Il s’agit manifestement d’un cas d’école pour la doctrine des traités inégaux[138].

On peut cependant regretter que le Tribunal n’ait pas cru bon de commenter davantage l’article 300 de la Convention sur la bonne foi et l’abus de droit[139]. Pourtant, l’abus de pouvoir en l’espèce avait déjà été reconnu par les juridictions britanniques[140].

En définitive, c’est davantage la manière dont l’AMP a été conçue plutôt que sa substance qui l’a rendue illégale et donc nulle. Si cette approche relativement formelle n’a pas eu beaucoup plus d’effet pour Maurice que de confirmer le statu quo issu du « parapluie de souveraineté » et l’existence d’une certaine asymétrie dans les relations, qu’en est-il des implications pour les Chagossiens ?

B. L’intérêt relatif de l’arbitrage pour les Chagossiens

Cette affaire, bien que distincte des procédures engagées par les Chagossiens au niveau des juridictions britannique et américaine, n’en est pas pour autant dénuée de lien, car elle constitue un des derniers espoirs de retour sur leur archipel des exilés. Depuis 1975, suite à une mobilisation portée essentiellement par des femmes, et par le Chagos Refugees Group (CRG), les Chagossiens ont utilisé toutes les voies de recours possibles devant les juridictions nationales[141] et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)[142], en vain.

Bien que les Chagossiens ne soient pas parties prenantes à cette procédure, il est logique de déduire que plus le « degré de souveraineté » reconnu à l’île Maurice est élevé, plus les chances augmentent pour les Chagossiens d’obtenir satisfaction. Il est en effet possible d’imaginer dans ces circonstances que la base de Diego Garcia soit démantelée et que les Chagossiens puissent en théorie retourner sur leur île. Toutefois, l’analyse du litige entre Maurice et le Royaume-Uni et de l’arrêt du Tribunal révèle des implications limitées pour les Chagossiens. En évitant d’aborder sur le fond la question du statut final des Chagos et de la souveraineté de Maurice sur le territoire, l’approche adoptée par les juges concernant l’AMP met à jour un déni du droit des peuples sous l’argument abusif de protection de l’environnement invoqué par le défendeur. Ce constat illustre la conciliation difficile entre la protection de l’environnement et les droits des populations autochtones.

En effet, outre la violation des engagements de l’accord de Lancaster House envers Maurice, la mise en place de l’AMP pourrait également avoir des répercussions sur les revendications des Chagossiens. En vertu de l’accord, l’obligation de retour de l’archipel à l’île Maurice — quand il ne sera plus nécessaire à des fins de défense — constitue pour les déplacés un espoir supplémentaire de réinstallation sur l’île. Or, l’AMP mise en place relève de la catégorie 1 ou « no-take MPA », qui représente l’option la plus écologiquement soutenable, puisqu’elle envisage une protection totale (interdiction de pêcher, limitation d’accès et partage des bénéfices notamment). Ce concept est issu des politiques « bigger is better » et « no-take is best » fixées par la Convention sur la diversité biologique[143] et le Sommet mondial sur le développement durable qui visent, au nom du principe de précaution, la création d’un réseau d’AMP à travers le monde[144]. Mais cela signifie que dans l’hypothèse du retour sur leur île, les Chagossiens, peuple de pêcheurs, ne pourraient plus utiliser leurs techniques traditionnelles de commerce et d’alimentation ni aucune autre activité d’exploitation des ressources marines qui sont essentielles à leur subsistance.

Une part de la complexité de cette affaire réside dans la difficulté à faire coexister deux préoccupations a priori divergentes : la protection de l’environnement face aux droits des populations autochtones et la soutenabilité environnementale face à l’équité et aux droits de l’Homme. Pourtant, la réglementation internationale prévoit des obligations de due regard envers les autres États concernés et de bonne foi dans la protection environnementale, pour le milieu marin en particulier[145], comme le démontre l’arbitrage en cause.

Sur un tout autre plan, pourquoi les Chagossiens originaires d’un territoire non autonome ne pourraient-ils pas invoquer leur présence séculaire sur l’archipel pour faire valoir leur droit à l’autodétermination en tant que peuple autochtone au sens du droit international[146] ? La première difficulté réside dans la caractérisation des Chagossiens comme « peuple », difficulté liée à l’absence de définition de cette notion en droit international compte tenu des questions politiques complexes qu’elle soulève en relation notamment avec le droit des « peuples à l’autodétermination ». Il n’existe pas plus de consensus entre les États sur la définition de « peuple autochtone ». On relèvera ainsi que la Déclaration des Nations Unies sur le droit des peuples autochtones du 13 septembre 2007 ne définit pas ce qu’est un « peuple autochtone »[147].

Les autochtones, auxquels pourraient appartenir les Chagossiens s’ils étaient reconnus comme tels[148], seraient protégés par la Déclaration sur les droits des peuples autochtones qui leur reconnaît des droits sur les ressources marines et la possession des territoires traditionnels[149]. La Convention de l’OIT (n° 169) relative aux peuples indigènes et tribaux, 1989, va même plus loin en stipulant explicitement le droit des peuples autochtones de décider de leur propre priorité pour leur développement[150]. La Convention sur la diversité biologique (1992) impose que les autres parties soient également tenues de respecter et préserver ces peuples. Elle considère également que les pratiques traditionnelles sont compatibles avec l’environnement[151]. À ce propos, la décision de son programme de travail sur la diversité biologique des îles appelle au respect total des droits des autochtones et leur participation effective dans l’identification et l’établissement de l’AMP[152].

Si le déplacement forcé a transformé les Chagossiens en exilés, le problème est qu’aujourd’hui, nombre d’entre eux sont détenteurs de la nationalité britannique qui est accordée depuis 2002. Plusieurs sont installés au Royaume-Uni[153], compliquant la revendication d’une identité en tant que peuple autochtone, susceptible de bénéficier du droit à l’autodétermination. À ce propos, on relèvera que l’archipel des Chagos ne figure pas dans la liste des territoires non autonomes des Nations unies établie par le Comité spécial des Vingt-Quatre au titre du Chapitre XI de la Charte.

L’objectif de l’AMP serait d’empêcher l’accès à l’archipel en termes de navigation et d’exploitation des ressources, de prévenir le retour des Chagos à Maurice et, comme corollaire, prévoir la réinstallation des Chagossiens. À ce sujet, le Tribunal a reconnu que l’État administrant n’avait pas pris en compte les droits de Maurice en créant l’AMP[154]. Le Tribunal n’a pas relevé l’ironie des déclarations britanniques fondées sur des considérations environnementales qui paraissent tout de même peu compatibles avec la construction d’une base militaire[155]. La décision du Tribunal de juger l’AMP contraire à la Convention et aux engagements du Royaume-Uni va obliger ce dernier à prendre en compte les intérêts des parties concernées (Maurice, et a fortiori les Chagossiens) dans la mise en place de la zone. En effet, il est difficile de remettre en cause le statut de site protégé une fois l’AMP établie du fait des coûts financiers. Il est toutefois encore temps, puisqu’il ne s’agirait pas ici d’en modifier la forme ou les caractéristiques étant donné qu’ils n’ont pas été définitivement établis.

Ainsi l’affaire des Chagos constitue une application intéressante du droit international de l’environnement à travers le développement de la plus large « no-take MPA » du monde. Outre la négociation, il aurait néanmoins été possible d’envisager une autre solution mêlant utilisation traditionnelle et conservation stricte, approche qui serait contextuellement beaucoup plus appropriée au BIOT[156]. Même si cette formule ne garantit en rien le droit au retour des Chagossiens, elle permet tout de même d’assurer que le territoire ne sera pas inutilisable lors de leur réinstallation, préservant ainsi leur droit en tant qu’autochtones.

***

Si l’arbitrage n’apporte pas de révolution quant au statut de l’archipel, et à la situation de ses exilés, la déclaration de l’AMP a néanmoins été jugée illicite, ce qui était l’objet premier du litige. Les attentes et les espoirs de Maurice et des Chagossiens (bien que ces derniers ne soient pas parties au litige) sont déçus quant à l’absence de conclusions de fond sur les problématiques du « détachement » des Chagos et de la déportation de ses habitants. Le mérite de cette affaire est d’avoir mis en lumière un différend dont les aspects juridiques sont multiples et complexes et qui ne manqueront pas de revenir tourmenter les consciences sur une injustice historique.

Le litige sur l’AMP devant le Tribunal constitue un épisode de plus dans la saga judiciaire des Chagos dont le volet relatif aux requêtes des Chagossiens en vue de retourner sur leur île reste d’actualité[157]. Cette cause paraît compromise par une erreur de stratégie judiciaire découlant de l’accord du 27 mars 1982 par lequel les intéressés renonçaient à leurs revendications de retour, en contrepartie d’une indemnisation financière, compromettant ainsi toutes réclamations ultérieures[158]. De nouvelles perspectives semblaient toutefois s’ouvrir aux Chagossiens découlant des décisions de la High Court of England and Wales en 2000[159] et de la Cour d’appel en 2007[160]. Cette dernière donna raison aux demandeurs en annulant l’ordonnance d’immigration de 2004[161] et confirma le droit au retour des Chagossiens dans l’archipel, à l’exception de Diego Garcia qui fut mise à la disposition des États-Unis. Cependant, un revirement opéré en 2008 par la Chambre des Lords[162] débouta les demandeurs au motif que dans le contexte existant au moment de son examen — non dans celui de 1968 — tout droit de résidence sur les îles extérieures était purement symbolique, car aucun des habitants n’était allé y vivre quand l’ordonnance en vigueur l’autorisait. Une nouvelle requête portée par Olivier Bancoult en janvier 2015 devant la Cour suprême du Royaume-Uni afin de déterminer si l’arrêt de 2008 devait être annulé[163] fut rejetée le 29 juin 2016[164].

Sur un registre plus politique, le premier ministre mauricien Sir Anerood Jugnauth exprima son impatience face à l’absence de réponses des gouvernements britannique et américain à sa revendication de retour de l’archipel à Maurice, menaçant d’inscrire la question à l’ordre du jour de l’AGNU en septembre 2016 et de porter l’affaire devant la CIJ[165]. Un tel recours à la CIJ semble inévitable compte tenu de l’absence de coopération de Washington et de Londres, qui se cantonnent à leurs positions traditionnelles favorables au statu quo. À ce propos, Londres qui a exprimé de « profonds regrets » sur la manière dont les Chagossiens furent déportés exclut toutefois leur retour dans le BIOT en invoquant des considérations de faisabilité, des intérêts de défense et de sécurité ainsi que de coûts pour le contribuable[166]. Ce sont précisément les « intérêts de défense et de sécurité » qui expliquent si besoin la décision de renouveler le bail de la base de Diego Garcia pour une nouvelle période de vingt ans, jusqu’au 31 décembre 2036.

Avant de devenir la base militaire stratégique américaine ayant probablement accueilli un centre de détention secret de la CIA[167], Diego Garcia était un paradis où l’on pouvait lire à son entrée « welcome to the footprint of freedom »[168]. Le statut de l’archipel des Chagos qui accueille la base est cependant devenu une plaie dans les relations entre Maurice et le Royaume-Uni, méritant bien son appellation « chagas » ou « plaies du Christ », donnée par les Portugais au XVIIe siècle à l’archipel. Cette affaire est donc symptomatique de la volonté des États de faire prévaloir des intérêts militaires et financiers sur les droits humains et le droit des peuples. Or « les hommes se sont donné des juges pour éviter de se battre sur des questions d’intérêts […] Il n’y a pas de honte pour un pays qui croit avoir raison à proposer d’aller devant des juges qui diront où est la vérité, où est la justice »[169].

L’arbitrage examiné ici a au moins le mérite de rappeler l’existence d’un différend souvent méconnu à propos du statut de l’archipel des Chagos, même si l’implication récente d’Amal Clooney dans la défense des Chagossiens contribue à sa médiatisation[170]. Si la décision d’invalidation de l’AMP par le Tribunal ne règle pas ce problème de fond, elle a manifestement ouvert pour l’ancienne puissance coloniale une « boîte de Pandore ».