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Le terrorisme est-il le mal du XXIe siècle ? Ce questionnement semble indiquer, comme le pensent certains à l’aune de la résurgence du terrorisme islamiste, que l’humanité est condamnée à un perpétuel recommencement. Bien que son appréhension continue de faire débat dans la société des États, un consensus minimal se dégage sur ses éléments constitutifs. Dans ce sens, le terrorisme international est généralement cerné comme un fait illicite de violence grave commis par un individu ou un groupe d’individus, agissant à titre individuel ou avec l’approbation, l’encouragement, la tolérance ou le soutien d’un État, contre des personnes ou des biens, dans la poursuite d’un objectif idéologique, et susceptible de mettre en danger la paix et la sécurité internationales.[1]

Aussi, l’organisation de la lutte contre ce fléau laisse prospérer un éventail d’instruments parmi lesquels le recours à la force occupe une place de choix.

La légitime défense qui entre dans ce cadre au sein de la société des États s’entend comme le droit de réaction ponctuel — individuel ou collectif — reconnu en situation d’urgence par le droit international à tout État victime d’agression armée en l’absence de tout autre moyen de recours[2]. En tant que droit d’autoprotection, cette prérogative est également admise dans le cadre du droit des conflits armés, tout comme elle bénéficie aux opérations de maintien de la paix, et fonde la licéité des actes de libération nationale dans l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Source d’effervescence et de revendications diverses, la lutte contre le terrorisme s’organise à tous les niveaux. Ainsi en est-il des organisations régionales, incarnation par excellence de l’avancée du régionalisme[3] dans le champ de la sécurité collective.

Entendues généralement comme des organisations internationales intergouvernementales « regroupant un nombre restreint d’États choisis principalement selon un critère géographique[4] », les organisations régionales se constituent sur la base d’autres critères. À cette aune, l’Organisation de l’unité africaine, aujourd’hui Union africaine (OUA), l’Organisation des États américains (OEA), le Conseil de coopération du golfe (CCG), l’Organisation du traité d’Asie du Sud-Est (OTASE), la Ligue des États arabes (LEA) et la Communauté des États indépendants (CEI) apparaissent comme créées davantage sur la base de la proximité géographique ; l’Union européenne (UE) repose quant à elle sur la communauté d’intérêts politiques et économiques, pendant que les préoccupations militaires président à la naissance de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC).

Dans la présente réflexion, il est tout à fait plausible que l’existence d’un cadre de « coopération assortie d’un dispositif militaire visant à protéger ses membres contre une éventuelle agression extérieure selon les modalités prévues par le traité qui l’institue (traité d’alliance)[5] » prédispose une telle entité à user de la force armée contre diverses menaces. Toutefois, compte tenu du fait que la plupart de ces regroupements d’États se dotent aujourd’hui presque mécaniquement d’un dispositif de sécurité collective, il devient nécessaire d’y intégrer, comme l’a fait Boutros Boutros-Ghali, les accords, entités, associations et organisations

créées par un traité, avant ou après la fondation de l’Organisation des Nations Unies, ou bien des organisations régionales de sécurité et de défense mutuelles, ou encore des organisations destinées à assurer le développement régional d’une façon générale ou sur un aspect plus spécifique.[6]

C’est donc une conception extensive et pragmatique de l’organisation régionale qui est ici retenue.

Si le multilatéralisme est à même de garantir l’efficacité de la lutte contre le terrorisme international[7], les organisations régionales, en tant que représentants de l’échelle inférieure de la sécurité collective universelle, n’en constituent pas moins une approche collective et disposent par conséquent de la qualité requise pour agir en légitime défense. La quasi-permanence des actes de terrorisme ainsi que leurs caractères graves et spectaculaires affectent considérablement la sécurité et la stabilité de nombre d’États en Afrique, au Moyen-Orient, dans le Caucase et, dans une moindre mesure, en Asie, au point de susciter une profonde réflexion sur la capacité de réaction des organisations régionales. Il s’agit d’une interrogation d’autant plus poignante que des actes de terrorisme perpétrés par des groupes islamistes armés peuvent, lorsqu’ils atteignent l’ampleur des actes de guerre, être à l’origine soit de conflits intercommunautaires ou interreligieux, soit à des affrontements ouverts se déroulant sur le territoire d’un ou de plusieurs États et opposant un gouvernement ou des gouvernements à des groupes armés terroristes organisés, et pouvant par conséquent porter atteinte à la souveraineté et à l’intégrité territoriale des États affectés[8]. Les signes de bouleversements survenus au sein de la société des États depuis les années 2000 semblent indiquer à certains égards des métamorphoses des normes du droit international au point de suggérer un visage nouveau, ou du moins différent, de la sécurité collective. Aussi, dès lors que le terrorisme représente pour le Conseil de sécurité des Nations unies une menace à la paix et à la sécurité internationales (Résolution 1368 du Conseil de sécurité sur la menace à la paix et à la sécurité internationales résultant d’actes terroristes[9]), le questionnement sur l’éventualité d’une agression par des actes terroristes, et partant d’une action en légitime défense, se pose obligatoirement à la réflexion.

À cet égard, si la question du recours à la force au titre de la légitime défense en réaction aux actes de terrorisme a déjà fait l’objet d’une importante réflexion[10], il y a lieu de relever que c’est quasi exclusivement en matière de recours unilatéral à la force par un État ou dans le cadre collectif en dehors de toute organisation régionale. Considérant que la légitime défense est un droit ontologiquement reconnu à l’État et susceptible d’être exercé collectivement, en quoi le traitement coercitif du terrorisme par une organisation internationale a-t-il besoin du recours à l’institution de la légitime défense ? En conséquence, quelle différence est-il possible d’établir entre la légitime défense collective et les accords régionaux à caractère militaire ?Interrogation d’autant plus intéressante que les mêmes faits constitutifs d’une agression armée laissent poindre une double éventualité, notamment une réponse collective en légitime défense ou en sécurité collective — surtout avec le soutien décisif du Conseil de sécurité — d’où le caractère manifestement évanescent de la frontière entre les deux modalités d’interventions au plan opérationnel.

De là vient l’opportunité de savoir comment la question est traitée dans le cadre des organisations régionales. Ainsi, l’action engagée par une organisation internationale dotée de compétences en matière coercitive est-elle assimilable à la légitime défense, et, si oui, en quelles circonstances ? Plus précisément, dès lors que le recours à la force armée s’impose comme l’un des instruments décisifs de lutte contre le terrorisme international, dans quelle mesure les organisations internationales peuvent-elles être considérées comme titulaires du droit d’agir en légitime défense, à côté des États ? Ne pourrait-on pas travailler à construire un régime de légitime défense contre le terrorisme ?

Il s’agira alors de voir comment et dans quelles proportions la légitime défense participe à la lutte contre le terrorisme dans le cadre des dispositifs de sécurité collective des organisations régionales. La légitime défense dont il est ici question d’analyser la valeur est collective, ce qui permet d’exclure du champ de cette étude celle mise en oeuvre dans le cadre des traités bilatéraux d’assistance mutuelle[11]. Ne seront par conséquent dignes d’intérêt scientifique que les réponses conduites dans le cadre d’organisations régionales par le déclenchement du mécanisme de légitime défense. Les réponses multilatérales menées en dehors des mécanismes régionaux de sécurité peuvent quant à elles aider à mieux apprécier la pertinence de celles prises dans le cadre des organisations régionales. Pour ce faire, l’analyse conduit au constat d’un alignement affirmé d’une légitime défense adossée sur l’approche classique (I). Toute chose qui permet d’entrevoir l’hypothèse d’une légitime défense ouverte en dehors de l’agression indirecte (II).

I. L’affirmation d’une légitime défense fondée sur l’approche classique

Le terrorisme international, en dépit de sa considérable gravité et des bouleversements qu’il suscite, tant dans la production normative que dans la pratique internationale depuis les années 2000, n’annonce certainement pas déjà la fin des temps. Car, nonobstant les difficultés réelles à saisir le phénomène terroriste sur la scène internationale, la légitime défense demeure contenue dans des conditions très rigoureuses. Telle est d’ailleurs la position constante de la Cour internationale de justice (CIJ)[12]. Il est significatif à cet égard de relever que c’est bien le sens général du droit de légitime défense qui reste maintenu par les organisations régionales dans leurs mécanismes de lutte contre le terrorisme. Cela peut être mis en évidence aussi bien à travers son fondement (A) que par le biais des mécanismes d’attribution des faits d’agression (B).

A. La consolidation du fondement coutumier

La légitime défense apparaît bien comme la marque et l’instrument de l’autonomie — somme toute relative — des États et des organisations régionales vis-à-vis du Conseil de sécurité en matière de recours aux mesures coercitives prévues au chapitre VIII de la Charte. Cela apparaît avec plus d’évidence dès lors qu’il est généralement admis que les pères fondateurs de l’Organisation des Nations unies (ONU) se sont abstenus d’établir une subordination totale des organisations régionales au Conseil de sécurité afin de prévenir une situation de paralysie du système de sécurité collective dû à l’exercice, par l’une des grandes puissances, de son droit de veto[13]. Loin d’être purement rhétorique, la lutte contre le terrorisme international représente aujourd’hui à plusieurs égards le champ privilégié du recours à la force armée au sein de la société des États. Il en résulte que, en dépit de la relative autonomie dont elles bénéficient, les organisations régionales ne dérogent guère aux exigences qui président au droit de recours à la légitime défense tel que consacrées par le droit international coutumier. Ainsi en est-il précisément de l’incapacité de l’État victime d’agression armée à assurer sa sécurité (1), et en conséquence, de son droit à assurer sa défense (2).

1. L’incapacité de l’État à assurer sa sécurité

La légitime défense n’est juridiquement opératoire que dans l’hypothèse où un État victime d’une agression armée n’est pas en mesure de pouvoir exercer son droit de riposter. Tel est également le principe qui commande et conditionne la mise en branle d’une opération militaire de légitime défense collective dans le cadre des mécanismes régionaux. Le terrorisme international met aujourd’hui en lumière une donnée toute nouvelle : l’importance des moyens militaires des entités terroristes qui égalent, voire surplombent sur certains points ceux de nombre d’États. Dans le cadre du terrorisme international, deux cas de figure illustrant l’incapacité de l’État peuvent être posés. Il peut s’agir d’une part d’un État victime d’actes de terrorisme commis par un groupe privé basé sur le territoire d’un État étranger[14]. Il peut s’agir d’autre part d’un État sur le territoire duquel est basée l’organisation terroriste, lequel se trouve lui-même victime d’attaques armées[15].

Par ailleurs, une double obligation pèse sur chaque État en vertu du droit international positif. Il s’agit, d’une part, de la protection des personnes vivant sur son territoire (nationaux et étrangers), et d’autre part, de la protection des intérêts des autres États. C’est donc une obligation fondamentale pour tout État de prévenir l’organisation, à partir de son territoire, d’activités terroristes visant d’autres États[16]. La lutte contre le terrorisme traverse et dépasse frontalement les idées longtemps considérées comme relevant exclusivement de l’ordre du théorique. Il en est ainsi du cas d’un État sur le territoire duquel est basé un groupe terroriste, et qui n’agit pas contre ledit groupe, soit du fait d’une absence manifeste de volonté (« unwilling state »), soit parce qu’il se trouve dans l’incapacité de le faire (« unable state » ou « failed state »)[17]. C’est ce à quoi renvoie la défaillance de l’État refuge, en ce qu’elle suppose une violation de l’obligation pour chaque État de combattre le terrorisme. Cela se traduit, dans l’hypothèse d’une absence de volonté de l’État refuge, par une tolérance tacite de la présence d’une organisation terroriste[18] d’une part, et, d’autre part, par un soutien plus conséquent en termes de logistique aux fins de commission, depuis ce territoire, d’actes hostiles contre d’autres États[19]. Le soutien dont a bénéficié l’organisation Al-Qaïda au Soudan et en Afghanistan est démonstratif de cet état de fait.

Quant à l’hypothèse de l’incapacité de l’État le plus souvent observée dans des États dits défaillants (failed states), elle renvoie à la situation d’un État abritant sur son territoire— contre sa volonté — un groupe terroriste qu’il est incapable de combattre. C’est le cas de l’Organisation de l’État islamique (OEI) en Irak et en Syrie avant l’intervention (débutée en fin septembre 2014) de la Coalition multinationale sous conduite américaine, du cas des Shebab en Somalie jusqu’à la récente intervention militaire de l’OUA[20] et du groupe terroriste Boko Haram[21] au Nigéria. Il est désormais acquis—et la pratique la plus récente l’atteste — qu’un État ou groupe d’États, membre(s) d’une organisation régionale, victime(s) d’actes terroristes d’une ampleur suffisante perpétrés par une entité privée basée sur le territoire peuvent riposter sur le fondement de la légitime défense sur le territoire de ce dernier contre ledit groupe avec ou sans le consentement de l’État refuge[22]. En tout état de cause, le droit de légitime défense collective n’est valide que si l’État attaqué n’est pas en mesure d’exercer son droit à assurer sa sécurité.

2. Le droit de l’État à assurer sa sécurité

Qu’elle soit individuelle ou collective, la légitime défense obéit à un régime juridique qui demeure encadré par le droit international, tant coutumier que conventionnel. Cela est d’ailleurs rappelé avec une clarté difficilement contestable par le Tribunal militaire de Tokyo. Il affirme dans l’obiter dictum de sa sentence du 1er novembre 1948 que « [t] out droit, qu’il soit international ou interne, qui interdit le recours à la force est nécessairement limité par le droit de légitime défense[23] ». Ainsi, l’existence d’une agression armée confère automatiquement à l’État victime le droit de riposter afin de préserver sa souveraineté, son intégrité territoriale et son indépendance politique. Ce droit « naturel », inhérent à la souveraineté de l’État, s’impose encore plus dans le cas où l’État victime ne dispose pas de moyens suffisants pour assurer sa sécurité. C’est ce qui justifie l’invocation des mécanismes collectifs de légitime défense prévus dans les instruments régionaux au sein des organisations régionales.

Sous ce prisme, les États tiers, membres de l’organisation régionale compétente, participent directement, en application des accords régionaux de solidarité et d’assistance mutuelle, à l’exercice de la légitime défense à la demande préalable de l’État agressé[24]. C’est une exigence fondamentale réaffirmée par la CIJ dans l’Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua. Pour celle-ci

[i] l n’existe, en droit international coutumier, aucune règle qui permettrait à un autre État d’user du droit de légitime défense collective contre le prétendu agresseur en s’en remettant à sa propre appréciation de la situation. En cas d’invocation de la légitime défense collective, il faut s’attendre à ce que l’État au profit duquel ce droit va jouer se déclare victime d’une agression armée.[25]

Les systèmes de sécurité collective mis en place par les organisations régionales depuis la fin de l’ère bipolaire présentent une armature structurale double, car la nature de l’action armée détermine le régime juridique applicable. En ce sens, les organisations régionales sont habilitées à intervenir à un double titre selon la nature de la menace en cause.

D’une part en tant qu’organisations régionales de sécurité collective agissant ad intra pour garantir une forme d’ordre public régional ; c’est-à-dire au sens du chapitre VIII de la Charte contre les menaces à la paix de toutes sortes. Cette précision est d’une importance première dans la mesure où le terrorisme est depuis peu considéré comme l’une des menaces les plus graves à la paix et à la sécurité internationales[26].

D’autre part, elles peuvent recourir à la force armée ad extra à titre d’organisation régionale de défense collective en vertu du droit naturel de légitime défense prévu à l’article 51 de la Charte. Cette dernière prérogative leur permet d’exercer leur mission de « police internationale de proximité[27] ». Aussi, pendant que les interventions d’une organisation régionale s’exerçant à l’intérieur de la région visent à mettre fin aux situations de crise ou conflit affectant un État membre ou entre États membres, celles conduites au titre de la légitime défense sont prioritairement tournées contre des États extérieurs à l’alliance, c’est-à-dire suivant une logique de défense collective.

Force est de constater que la distinction entre les deux titres d’intervention ci-dessus opérée tend à s’amenuiser au plan pratique eu égard notamment à la raréfaction des conflits interétatiques. L’avantage immédiat qui en résulte est sans aucun doute celui de la flexibilité desdits dispositifs dans un contexte international où le centre de gravité des menaces à la paix s’est déplacé de manière considérable du champ des rapports purement interétatiques vers celui des communautés à l’intérieur des États. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les dispositifs de défense et d’assistance mutuelle ne perdent pas pour autant de leur pertinence ; ils deviennent potentiellement opératoires dans la lutte contre les nouvelles menaces à la sécurité régionale. À la lumière de ces éléments, il semble possible de considérer que, dans une perspective plus pragmatique, le terrorisme puisse être traité aussi bien en vertu des mécanismes de sécurité collective propres au chapitre VIII que sur la base de l’article 51 de la Charte.

Par ailleurs, des précisions doivent être apportées sur le régime juridique appliqué et suggéré par l’expression du consentement de l’État victime d’agression. En ce sens, la demande de secours en vue d’une riposte expressément formulée par l’État victime d’une agression implique la convocation de la légitime défense collective dont l’opérationnalisation est orchestrée à partir des mécanismes régionaux de sécurité collective, notamment les accords et autres instruments régionaux à caractère militaire.

En revanche, l’absence d’une demande expresse d’un État peut également déboucher sur la mise en oeuvre des mécanismes régionaux de sécurité collective. Dans ce cas de figure, l’organisation régionale est habilitée à conduire une opération de police internationale[28] éventuellement avec l’onction du Conseil de sécurité sur la base de deux obligations fondamentales et en l’absence de toute atteinte aux buts de la Charte : l’interdiction de soutenir le terrorisme et l’obligation de lutter contre le terrorisme[29]. Il en résulte que l’élément relatif à la demande de l’État victime a un impact déterminant sur le fondement juridique de l’intervention de l’organisation régionale et partant, sur le régime juridique applicable, étant entendu que l’opération militaire en légitime défense collective est limitée dans le temps. L’intervention du Conseil de sécurité est posée ici comme dies ad quem de l’action en légitime défense, c’est-à-dire que le droit de l’État agressé reste valable « jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales[30] ». En tant qu’exception à l’interdiction du recours à la force, la légitime défense collective cohabite et apparaît vraisemblablement inséparable des mécanismes régionaux de sécurité collective dont le dysfonctionnement autorise temporairement l’activation de la légitime défense collective. Toutefois, celle-ci ne vaut juridiquement qu’en présence d’une agression armée réelle et préalable.

B. Le raffermissement des mécanismes d’attribution des actes de terrorisme

En matière de recours irrégulier à la force, l’attribution des actes de terrorisme s’inscrit dans le sillage des règles établies par le droit international positif et consolidées par la jurisprudence de la CIJ. Aussi, le rattachement des actes terroristes à l’État (1) demeure la condition d’existence d’une agression indirecte dans la pratique des organisations régionales (2).

1. Le nécessaire rattachement des actes terroristes à l’État

La préoccupation initiale posée par l’agression armée, tout comme le terrorisme, est celle liée à l’auteur. Le problème de la qualité de l’agresseur se dresse alors comme son corollaire. Si la notion de « terrorisme d’État » semble perdre sa vigueur d’antan (eu égard à la montée en puissance des groupes privés dans la dissémination de la criminalité internationale), l’État continue de garder une place dominante dans la détermination des responsabilités et, partant, dans la répression du terrorisme.

Il ne saurait faire de doute que si les actes de terrorisme sont le plus souvent matériellement commis par des individus, leur rattachement à l’État constitue la règle primordiale dans le traitement du terrorisme international. L’expérience en la matière révèle que cette règle est quasi systématiquement observée, même dans le cas où les actes terroristes sont qualifiés de menaces à la paix et à la sécurité internationales. Ce fut le cas à la suite des attentats de Lockerbie et du vol 772 de l’Union de transports aériens (UTA) attribués à la Libye[31]. La même liaison fut opérée après les attentats de 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie au sujet desquelles le lien fut établi avec deux États, le Soudan et la Libye[32].

Il ressort du droit international positif qu’une attaque terroriste perpétrée par des organisations terroristes et d’une certaine ampleur peut véritablement constituer une agression armée. Toutefois, une telle attaque ne peut donner lieu au droit de recourir à la force sur le fondement de la légitime défense que lorsque les actes sont susceptibles d’être attribués à un État. À l’évidence, un tel rattachement entre les faits d’agression et l’État, qui garantit la validité du recours à la force armée sur la base de la légitime défense, tient fondamentalement au fait que l’agression armée vise d’abord les rapports étatiques[33].

La pratique de la légitime défense collective au sein des organisations régionales révèle qu’elle s’inscrit prioritairement dans le sens de la définition de l’agression, telle que précisée dans la Résolution 3314. À titre d’illustration, il convient de noter que l’intervention militaire de la coalition internationale en Syrie et en Irak ne se fait pas sur la base de la légitime défense collective. Sans doute, il est judicieux de relever que l’impossibilité de se prévaloir d’un droit de légitime défense collective tient dans une large mesure à l’absence de moyen de rattachement de leurs actes à un État précis. C’est certainement en vertu du même argument que la LEA, dont sont membres les deux États, n’a pu intervenir sur le fondement de la légitime défense collective. Son implication dans la lutte contre l’OEI semble se limiter, au-delà des déclarations de condamnations politiques, à un engagement militaire diffus de certains de ses États membres dans l’action lancée par la coalition multinationale dirigée par les États-Unis.

Dans le même registre, on s’accorde à considérer que l’intervention militaire des États-Unis en Afghanistan en riposte aux attentats terroristes du 11 septembre 2001 s’est prétendument faite sur l’invocation de la légitime défense parce qu’un tel rattachement a rendu plausible un cas d’agression armée indirecte.

2. L’admission de l’agression indirecte

On ne saurait interpréter autrement la notion d’agression armée indirecte dont la définition proposée par l’Assemblée générale des Nations unies a reçu un caractère coutumier par la CIJ[34]. Conformément à la Résolution 3314, la définition de l’agression s’entend de

[l]’envoi par un État ou en son nom de bandes ou de groupes armés, de forces irrégulières ou de mercenaires qui se livrent à des actes de force armée contre un autre État d’une gravité telle qu’ils équivalent aux actes énumérés ci-dessus, ou le fait de s’engager d’une manière substantielle dans une telle action.[35]

La lutte contre le terrorisme au sein des mécanismes régionaux permet de constater que les organisations régionales adhèrent également à l’orientation donnée par la Résolution 3314 en matière d’agression indirecte. L’obligation qui s’impose aux États de lutter contre le terrorisme, par les conventions universelles et régionales ainsi que par la Résolution 1373 et la Résolution 1368, rendent particulièrement difficile la détermination de l’élément matriciel d’identification d’une agression indirecte, notamment l’« envoi par un État ou en son nom de bandes ou de groupes armés, de forces irrégulières ou de mercenaires[36] ». Ceci étant, il n’est pas évident que les preuves de ces actes d’« envoi par un État[37] » soient matériellement aisées à fournir par un État qui se dit indirectement agressé.

Cette difficulté, qui demeure d’une vive actualité dans le champ de la lutte contre le terrorisme, conduit nécessairement à s’interroger sur la démarche des organisations régionales en la matière. Il n’est donc pas surprenant d’assister à la prise en compte d’un ensemble de considérations liées au comportement global de l’État en matière d’attribution des faits d’agression. Aussi, l’appréciation de l’existence d’une agression armée indirecte repose in concreto sur un élément précis : le soutien actif et significatif de l’État à la préparation et à la perpétration des actes des entités privées. Comme l’affirme une frange de la doctrine et des spécialistes, « [l]’enjeu est d’établir si le soutien étatique est tel qu’il justifie que l’État soit considéré juridiquement comme l’auteur de ces actes, alors même qu’ils ont été commis matériellement par une entité privée[38] ». On admet par ce fait que le rattachement des faits illicites d’un groupe privé à un État a des conséquences directes sur-le-champ de la responsabilité internationale.

C’est d’ailleurs le sens admis en 2001 par le Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite de la Commission du droit international (CDI). L’article 8 dudit projet dispose clairement que 

[l] e comportement d’une personne ou d’un groupe de personnes est considéré comme un fait de l’État d’après le droit international si cette personne ou ce groupe de personnes, en adoptant ce comportement, agit en fait sur les instructions ou les directives ou sous le contrôle de cet État.[39]

La CIJ s’est montrée un peu plus précise. Pour cette dernière, le soutien significatif de l’État doit résulter d’une « totale dépendance[40] » de l’entité privée à l’égard de l’État ou de ses organes[41]. Il doit s’agir, d’après la Cour, d’une utilisation de la force qui rentre dans la catégorie des « formes les plus graves de l’emploi de la force [42]».

Il ne serait pas sans intérêt de noter qu’un grand nombre d’attaques terroristes commises par des organisations terroristes aujourd’hui peuvent dans une large mesure entrer dans cette forme de recours à la force. Il est depuis acquis que l’intervention militaire des États-Unis en Afghanistan de 2001, en réaction aux épouvantables attentats terroristes du 11 septembre, s’est faite sur le fondement de la légitime défense. Ladite riposte — qui a par ailleurs reçu l’approbation et l’appui d’organisations régionales telles que l’OTAN, l’OEA et l’UE — s’est juridiquement fondée sur les liens étroits et le soutien actif des dirigeants afghans à l’organisation terroriste Al-Qaïda[43]. Dans ce cadre, on est autorisé à penser que l’argument du « simple soutien » d’un État à des « forces irrégulières » ne trouve pas, dans la pratique pertinente des organisations régionales, un fabuleux champ d’expression susceptible d’assouplir les critères d’attribution d’une agression indirecte. Ce soutien des organisations régionales à l’opération militaire américaine en Afghanistan sur la base des critères de la « dépendance totale » et du « contrôle effectif » exercé par un État sur les actes d’une entité privée traduit en filigrane, et dans une mesure considérable, la perspective de l’admission d’une légitime défense ouverte en dehors de l’agression indirecte.

II. L’érection possible d’une légitime défense ouverte en dehors de l’agression indirecte

La question qui cristallise aujourd’hui le débat juridique international relatif à la légitime défense est assurément non plus celle de l’imputation des actes d’entités privées à un État — qui relève de l’agression indirecte[44] — mais plutôt celle de la juridicité du droit des organisations régionales de recourir à l’institution de la légitime défense directement contre des groupes terroristes privés. Les organisations régionales peuvent-elles mener une intervention militaire au titre de la légitime défense en réaction à des actes de terrorisme perpétrés par une entité privée terroriste ? À cet égard, on peut raisonnablement croire qu’un renouvellement de la légitime défense semble se profiler. Ce renouvellement apparent de la légitime défense est perceptible aussi bien au plan rationae personae(A) qu’au plan rationae materiae (B).

A. L’élargissement de la catégorie des auteurs de l’agression

L’élargissement de la catégorie des auteurs de l’agression armée ne constitue pas une nouveauté en droit international[45]. Dans le champ de la lutte contre le terrorisme international, les attentats du 11 septembre 2001 se posent assurément comme l’évènement consacrant la césure indélébile[46]. Il est désormais d’usage courant, en matière de recours à la force, que les acteurs « infra-étatiques » puissent sous certaines conditions être qualifiés d’auteurs d’une agression armée. C’est en tant que l’une des réponses adéquates au besoin d’adaptation des organisations régionales par rapport à la résurgence de la menace terroriste que la légitime défense collective tend à être de nouveau affermie au sein des organisations régionales[47]. Aussi, devant l’inexistence d’un lien entre groupes terroristes et États (1), un droit de recours à la force est reconnu directement contre les organisations terroristes infraétatiques (2).

1. L’inexistence d’un lien entre groupes terroristes et États

La nouvelle génération d’organisations terroristes se singularise de manière fort remarquable : elles se sont affranchies de tout rattachement et de toute sorte de tutelle étatique. La fragilité de nombre d’États, la pauvreté des populations et la criminalité internationale constituent en réalité le terreau de leur développement[48]. Les organisations régionales semblent avoir opéré un dépassement des critères traditionnels d’attribution de l’acte d’agression. Aussi, l’exigence des éléments de rattachement nécessaires, entre entités privées agissant comme organe de facto, conserve toute sa vigueur en matière de lutte contre le terrorisme[49]. Toutefois, l’avènement d’entités terroristes  barbares  sans lien avec un État, mais possédant la capacité d’employer la force armée  contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute manière incompatible avec la Charte des Nations Unies  fait apparaître une donnée nouvelle qui n’est pas moins saisissable par le droit international.

Il ne saurait en être autrement dans la mesure où les « forces irrégulières » — à l’instar des bandes ou groupes armés, mouvements de libération nationale, mercenaires, tout groupe insurrectionnel localisé sur le territoire d’un État souverain— sont érigées en potentiels agresseurs[50]. Il en résulte alors, comme le révèle aujourd’hui l’actualité la plus brûlante, que les groupes terroristes possèdent la capacité de mener une opération telle, « par ses dimensions et ses effets, qu’elle aurait été qualifiée d’agression armée […] si elle avait été le fait de forces armées régulières[51] ». Il serait dès lors difficile de ne pas admettre qu’une telle opération constitue, au regard de sa gravité, un acte d’agression armée. Il devient alors malaisé de contester la licéité de tout droit de recours à la force par les organisations régionales ou mécanismes régionaux d’accords militaires, d’alliances et d’assistance mutuelle qui opèrent en bonne intelligence. Une telle logique est d’autant plus impérieuse que les entités terroristes font la démonstration, dans une mesure absolument sans précédent, d’une maîtrise considérable à la fois des armes lourdes, des stratégies de guerre ainsi que des nouvelles technologies de l’information et de la communication[52].

Par ailleurs, si la gravité significative des actes terroristes constitutifs d’agression armée ne pose pas problème en général[53], la condition posée par la doctrine et confirmée par la jurisprudence, à savoir l’existence d’un lien « substantiel » entre le groupe terroriste et l’État protecteur et/ou financier, suscite quant à elle une importante controverse ; l’expérience révèle la difficulté à démontrer la preuve du lien entre une puissance étrangère et des groupes terroristes[54], la jurisprudence se limitant à mentionner qu’un tel lien doit être établi ou avéré, sans indiquer ni les modalités d’une telle détermination ni les éléments qui en constituent la teneur. Cela ne rend manifestement pas aisé le problème de l’imputabilité à un État d’un acte terroriste commis par un groupe terroriste. Et cela est particulièrement délicat, car il est donné de constater que les organisations terroristes sont fortement combattues par les États sur le territoire desquels et/ou à partir desquels ils opèrent[55].

Si les normes et les pratiques régionales ci-dessus mentionnées semblent clairement déroger aux principes et règles qui gouvernent l’emploi de la force en droit international contemporain et en particulier par la Charte[56], l’âpreté et la durée des interventions militaires de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) contre l’OEI en Afrique de l’Ouest au Nigéria et de l’OUA contre les Shebab en Somalie attestent à suffisance de l’éventualité d’une extension du caractère armé d’une agression.

Est-il possible d’y voir autre chose qu’une transposition de cette extension aux auteurs d’actes terroristes lorsqu’ils sont perpétrés contre un État par un groupe terroriste basé sur le territoire d’un autre État souverain ? Aussi, il devient difficile de ne pas penser que les attentats du 11 septembre 2001 ont eu un impact décisif sur l’exercice du droit de légitime défense en droit international. Tel est sans aucun doute le sens des propos du Secrétaire général de l’OTAN Lord Robertson à la suite desdits attentats. Ce dernier affirme en effet dans un discours du 15 novembre 2002 que « [t]he invocation of Article 5 [of the Washington Treaty] extended our collective commitment to […] a terrorist attack by a non-state actor[57] ».

En effet, on ne peut méconnaître que l’intervention militaire de l’OUA en Somalie contre le groupe terroriste Shebab s’inscrit également dans cette dynamique. De même, les fortes condamnations des États membres de l’UE et de la Ligue arabe suite à l’invasion militaire et la conquête territoriale de l’OEI en Irak et en Syrie en 2014 y participent fort remarquablement[58]. Plus évident encore est l’engagement des États membres de la Ligue arabe à affronter ensemble « les groupes terroristes y compris l’État islamique » en prenant « les mesures nécessaires[59] ». En ce sens, si la Ligue arabe peut, dans une certaine mesure, se fonder sur l’article 51 de la Charte pour justifier sa participation à l’intervention militaire de la coalition multinationale en Irak et en Syrie, il n’en est certainement pas de même de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) dont le déploiement des forces au Mali fut conditionné par l’obtention d’une autorisation expresse du Conseil de sécurité[60].

À la base de cette reconnaissance du droit de riposter directement contre des entités privées terroristes au titre de la légitime défense, se trouve mise en lumière une approche réaliste de la lutte contre le terrorisme qui tend à résoudre le problème lié à l’inexistence d’un lien établi entre groupes terroristes et États.

2. La reconnaissance d’un droit de réaction direct contre les groupes terroristes

En tant qu’accords consentis et garantissant l’assistance entre États parties pour faire face à toute menace extérieure ou intérieure, les traités d’assistance mutuelle[61], en ce qu’ils créent une véritable obligation d’assistance (selon les modalités expressément prévues) trouvent un véritable champ d’expression au sein des organisations régionales. L’article 51 de la Charte ne conditionne pourtant pas nécessairement la mise en branle de la légitime défense collective par l’existence d’un accord ou pacte de défense préalable. Cependant, la spécificité de la légitime défense collective dans le cadre d’une organisation régionale réside dans le fait qu’elle conduit à l’automaticité de sa mise en oeuvre par les États membres, dès lors que l’existence d’une situation constitutive d’agression armée est réellement établie, dûment constatée et expressément sollicitée par l’État agressé. Telle est la condition de la licéité de son invocation et de sa mise en oeuvre posée par le droit international coutumier et réaffirmée par la CIJ dans son arrêt de 1986[62].

À cet effet, les organisations régionales de sécurité fonctionnent quasiment toutes sur la base des traités d’assistance mutuelle dans les cas où la souveraineté, l’indépendance politique et l’intégrité territoriale de leurs États membres sont affectées. Une analyse approfondie de la plupart des mécanismes régionaux de sécurité collective consacre un droit d’intervention à l’encontre d’entités terroristes. À titre d’illustration, les buts de l’OTSC sont prévus dans le souci de

renforcer la paix, la sécurité et la stabilité internationale et régionale et de défendre collectivement l’indépendance, l’intégrité territoriale et la souveraineté des États membres, buts que les États membres s’efforcent d’atteindre avant tout par des moyens politiques.[63]

Cela n’exclut pas, ou du moins autorise, le recours à tout autre moyen utile et nécessaire[64].

Plus clairement, l’article 29 du Protocole à la Charte de l’OEA de 1993 dispose précisément que

dans le cas où l’inviolabilité ou l’intégrité du territoire ou la souveraineté et l’indépendance politique d’un État américain quelconque seraient menacées par une attaque armée ou par une agression qui ne soit pas une attaque armée, par un conflit extracontinental ou un conflit entre deux ou plusieurs États américains, ou par tout autre fait ou situation susceptible de mettre en danger la paix de l’Amérique, les États américains, conformément aux principes de la solidarité continentale et de la légitime défense collective, appliqueront les mesures et les procédures prévues par les accords spéciaux qui régissent la matière.[65]

Dans la même perspective, l’Organisation d’États des Caraïbes orientales (OECO) dispose du droit d’intervenir dans le domaine de la légitime défense et de la sécurité[66].

En outre, l’article 5 de l’OTAN prévoit :

Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle trouvera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord.[67]

L’UA s’inscrit également dans la même mouvance. L’article 6 (a) de son Pacte de non-agression et de défense commune engage les États « à se prêter mutuellement une assistance juridique ou autre[68] ». Pour ce faire, « [l’] intervention dans un État membre dans certaines circonstances graves ou à la demande d’un État membre afin de rétablir la paix et la sécurité, conformément à l’article 4 (h) et (j) de l’Acte constitutif[69] ». L’exemple de la décision adoptée le 31 janvier 2015 par l’OUA de créer une force multinationale à vocation régionale de 7 500 hommes[70] pour lutter contre l’avancée fulgurante du groupe islamiste nigérian « organisation de l’État islamique en Afrique de l’Ouest »[71] dans le nord-est du Nigéria et l’extrême nord du Cameroun est particulièrement probant.

Par ailleurs, les organisations sous-régionales africaines ne semblent pas faire exception à cette dynamique générale. C’est le cas de l’Intergovernmental Authority on Development (IGAD) dont l’article 18, alinéa A) de son acte constitutif prévoit que les « member states shall act collectively to preserve peace security and stability which are essential prerequisites for economic development and social progress[72] ».Les logiques de solidarité et d’assistance mutuelles qui sont suggérées dans cette disposition permettent de garantir la licéité de tout recours à la force armée au titre de la légitime défense en réaction à des actes terroristes. Une démarche similaire est envisagée dans le cadre de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) dont le Protocol on Politics,Defence and Secutity Co-operation précise que « [t]he Summit shall resort to enforcement action only as a matter of last resort[73] ». L’article 6, alinéa premier de son Pacte de défense mutuelle du 26 août 2003apparaît plus clair. Il dispose précisément que 

[t]oute attaque armée perpétrée contre un des États parties sera considérée comme une menace à la paix et à la sécurité régionale. En réponse à une telle attaque, une action collective immédiate sera mise en marche.[74]

Également, la CEEAC est désormais fondée, en vertu de son Pacte d’assistance mutuelle entre les membres de la CEEAC, à déployer sur le territoire des États membres, la Force multinationale d’Afrique centrale (FOMAC) dans le cas où il existe « une menace grave à la paix et à la sécurité dans la sous-région[75] ».

C’est aussi le cas de la CEMAC dont les États membres

s’engagent à apporter aide et assistance à l’un des États membres se trouvant devant un cas de trouble grave de nature à perturber la stabilité intérieure, à remettre en cause la légalité républicaine et à porter préjudice au bon fonctionnement de la communauté dans son ensemble.[76]

Cette solidarité régionale est aujourd’hui mise en branle compte tenu de la nature de la menace à la paix et à la sécurité internationales. À cet égard, si la prise en compte du terrorisme dans les mécanismes régionaux de sécurité apparaissait particulièrement timorée avant le 11 septembre 2001, elle semble manifestement plus affermie depuis les attentats de New York, tant ils visent désormais

tous faits ou menaces de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile qui violent, parmi les prescriptions du droit humanitaire, celles interdisant l’emploi de moyens cruels et barbares, l’attaque d’objectifs innocents sans intérêt militaire.[77]

Dans cet ordre d’idées, il y a lieu de noter qu’en parlant de recours à la force dans la lutte contre le terrorisme, la règlementation y relative semble à plusieurs égards plus élaborée et sans aucun doute moins ambiguë. La solidarité consacrée par les traités et chartes constitutifs ainsi que l’obligation d’assistance en faveur d’un État membre peuvent également être activés en cas d’attaques terroristes entrant dans la catégorie des formes d’emplois de la force parmi « les plus graves[78] ». Tout ceci pourrait rendre plausible l’idée d’une agression armée interne, suivant en cela le critère géographique présidant à la création de la plupart des organisations régionales. Il devient par conséquent difficile de ne pas admettre, ,comme l’illustrent fort pertinemment les traités régionaux, que le droit d’exception que constitue la légitime défense cohabite fort aisément avec les dispositifs destinés au maintien de la paix à l’échelle régionale. Il apparaît donc opportun de se demander si la menace terroriste ou, plus clairement, l’apparition d’une agression de nature terroriste rattachée à un groupe d’individus — illustration supplémentaire de l’« extension des notions d’acte d’agression et de légitime défense[79] »— n’est pas à l’origine d’une légalité d’exception d’un second niveau, tel que révélée par la tendance à l’élargissement du caractère armé de l’agression.

B. L’extension du caractère armé de l’agression

Dans la catégorie des actes de recours à la force armée, l’agression armée se singularise nettement du point de vue de sa nature. Dans son rapport au terrorisme, l’agression conduit à questionner l’hypothèse selon laquelle le terrorisme ou, plus exactement, un acte terroriste est en mesure de constituer une agression armée. La possibilité de l’existence d’une agression armée terroriste peut en réalité être appréhendée à partir d’une analyse des trois critères de la définition d’une agression, telle que tirés de la Résolution 3314 du 14 décembre 1974. Il est ainsi possible d’envisager une extension du caractère armé de l’agression tenant d’une part au franchissement de la frontière étatique (1) et d’autre part, à l’utilisation de la force d’une gravité suffisante (2).

1. Une extension liée au franchissement de la frontière étatique

Le premier critère de l’existence d’une agression armée pose bien l’exigence d’une action de franchissement d’une frontière aux moyens de forces armées. La violation d’une frontière internationale est ici érigée en une condition substantielle de l’existence d’une agression. Toutefois, si l’expression « forces armées » pouvait au premier abord concerner les seuls États, on ne saurait interpréter correctement la Résolution 3314 sans prendre en compte le caractère non limitatif de la liste énoncée à son article 3.

À cet égard, s’inscrivant dans le sillage de cette résolution, l’OUA adopte une définition particulièrement innovatrice de l’agression. Le Pacte de non-agression et de défense commune de l’OUA de 2005 définit l’agression comme

l’emploi par un État, un groupe d’États, une organisation d’États ou toute entité étrangère ou extérieure, de la force armée ou de tout autre acte hostile, incompatible avec la Charte des Nations Unies ou l’Acte constitutif de l’Union africaine contre la souveraineté, l’indépendance politique, l’intégrité territoriale et la sécurité humaine des populations d’un État Partie au présent pacte. Les actes suivants constituent des actes d’agression, sans déclaration de guerre par un État, groupe d’États ou acteurs non étatiques ou entité étrangère.[80]

Sous ce prisme, il apparaît que, outre les forces armées des États, les « mercenaires », « bandes ou groupes armés », « forces irrégulières » et donc organisations terroristes peuvent se rendre coupables du franchissement des frontières internationales pour y perpétrer des actes de terrorisme, d’une gravité suffisante, qui mériterait la qualification d’agression armée. Pour être probante, l’analyse s’appuie sur l’extrême porosité des frontières étatiques dans les régions particulièrement belligènes et favorables à une circulation rapide des armes (Afrique, Proche et Moyen-Orient, Caucase). Il suffit d’observer la facilité des déplacements de membres de l’OEI entre la Syrie et l’Irak, des Shebab entre le Kenya et la Somalie, de l’OEI en Afrique de l’Ouest entre le Nigéria, le Tchad, le Niger et le Cameroun, d’Al-Qaïda (AQMI) entre le Mali, l’Algérie et la Libye pour se convaincre de cette réalité. Cela rend possible une utilisation, par ces organisations criminelles, d’une force armée comparable à celle des États.

2. Une extension liée à l’utilisation de la force d’une gravité suffisante

Une extension du caractère armé de l’agression peut être perceptible par le biais des deux derniers critères de définition, à savoir l’exigence de l’utilisation de la force armée et celle relative à la gravité suffisante de l’acte d’agression.

S’agissant de l’exigence de l’utilisation de la force armée, elle représente, suivant les termes de l’article 2 de la Résolution 3314,« la preuve suffisante » susceptible de fonder tout début d’appréciation objective d’un acte d’agression[81]. Dans le prolongement de l’idée ci-dessus développée, l’extension opérée par l’article 3 de la Résolution 3314 rend plausible celle de l’utilisation de la force qui allierait à la fois les méthodes propres aux forces armées traditionnelles, mais également celles spécifiques aux organisations terroristes, c’est-à-dire les attentats suicides. Les interventions militaires en Afghanistan (2001), en Irak (2003), la guerre déclarée entre la coalition multinationale (CEEAC, Nigéria, Bénin) et l’OEI en Afrique de l’Ouest, la guerre civile en Syrie depuis 2011 et l’intervention militaire de la Coalition internationale en Irak et en Syrie contre l’OEI démontrent à suffisance que l’attentat terroriste est devenu un véritable acte de guerre. Et il va de soi qu’une telle utilisation de la violence constitue clairement une violation flagrante des normes pertinentes du droit international humanitaire, et peut logiquement être considérée comme une des « formes les plus graves d’utilisation de la force[82] ».

S’agissant de l’exigence de gravité suffisante que doit revêtir un acte d’agression, il existe une unanimité sur l’idée selon laquelle ce critère met en exergue l’essence même de l’agression[83]. Dans ce sens, un attentat terroriste ou une opération armée d’une moindre ampleur et limitée dans la durée, dans un État tiers, ne saurait constituer une agression armée au sens du droit international positif[84]. La CIJ l’a réaffirmé dans sa jurisprudence récente en l’Affaire des activités armées sur le territoire du Congo de 2005 dans laquelle elle qualifie l’intervention militaire illicite de l’Ouganda sur le territoire de la République démocratique du Congo (RDC) non pas d’agression armée, mais plutôt de triple violation : violation de la souveraineté, violation de l’intégrité territoriale de la RDC et enfin « violation grave de l’interdiction de l’emploi de la force armée énoncée au paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies[85] ». Il en découle que ce dernier critère implique l’exclusion des actes préparatoires, tentatives, actions militaires de moindre ampleur et diverses suppositions et présomptions infondées dans la détermination d’une agression armée, et donc du droit de légitime défense. Ainsi, en l’absence d’actes de terrorisme d’une gravité suffisante, le droit international positif n’admet pas encore le recours à la force sur la base du droit de légitime défense — fut-il par les organisations régionales — contre des groupes terroristes privés basés sur le territoire d’un État tiers sans une implication suffisante de ce dernier.

Si un acte terroriste ne peut constituer une agression armée que s’il est attribuable à un État en vertu de l’article 8 du Projet d’articles de 2001[86], comment doit-on considérer des actions portées par des groupes privés contre des États souverains et d’une gravité qui les rendrait équivalents à une agression armée au sens de la Résolution 3314 de 1974, mais dont les critères exigibles (contrôle global et direction effective de l’État refuge) seraient difficiles à établir ? Le cas de l’invasion militaire par l’OEI d’énormes parcelles de territoires irakiens et syriens, la perte par le Nigéria et la Libye de la souveraineté sur une partie importante de leurs territoires, la dégradation de la situation sécuritaire dans l’extrême nord du Cameroun, au nord-est du Nigéria, au sud du Niger et du Tchad du fait de l’OEI en Afrique de l’Ouest, de l’occupation d’une partie du territoire somalien (y compris la capitale Mogadiscio) par les Shebab avant l’intervention militaire de l’OUA sont assez évocateurs. Cela pourrait, dans une certaine mesure, donner de la teneur à l’expression « agression armée privée », pourtant rejetée par une partie de la doctrine[87].

In concreto, les évolutions observées tant dans les traités constitutifs que dans la pratique actuelle de nombre d’organisations régionales se font pour l’instant en marge du droit international positif[88]. La deuxième exclusion qu’il est possible de dégager est celle de la légitime défense préventive qui demeure encore dans la sphère de la lex feranda.

Loin de vouloir le détourner, on ne peut en tout cas éviter de prendre position à l’égard de ce problème. Tout en conservant sa nature de droit d’exception, l’exercice de ce droit demeure tout de même encadré dans les conditions fixées aussi bien par le droit coutumier que par le droit des Nations unies. Dès lors qu’on s’appuie sur la fonction révisionniste de l’effectivité en droit international[89], il est possible de voir dans l’aménagement récent de ce droit au sein des organisations régionales des signes significatifs d’évolution. Il reste à espérer que cette pratique ouvre la voie à une véritable révolution de la légitime défense et, à plus grande échelle, de la règle de l’interdiction du recours à la force dans la société internationale. À la lumière de ces éléments, il est loisible de constater que les organisations régionales semblent déjà inscrites dans une approche renouvelée de la légitime défense, dont la consolidation reste encore attendue.

En substance, les exigences contemporaines de la sécurité internationale ont sans doute contribué à replacer les organisations régionales au coeur de la problématique de la sécurité collective. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, elles demeurent, dans une large mesure, ancrées dans une approche classique de la légitime défense. Érigée par la Charte comme l’une des exceptions majeures à l’interdiction générale du recours à la menace ou à l’emploi de la force, la légitime défense se trouve-t-elle aujourd’hui à la croisée des chemins ? La consolidation progressive et souhaitable de l’extension de son champ d’application à travers non seulement la prise en compte de nouveaux facteurs, mais aussi et surtout de nouveaux acteurs est l’illustration même de la volonté — unanimement partagée — de l’adapter aux défis du monde contemporain[90]. Longtemps invoquée et mise en oeuvre dans une mouvance unilatéraliste d’autoprotection, la légitime défense semble à plusieurs égards retrouver quelques couleurs dans le cadre de la lutte contre le terrorisme depuis le 11 septembre 2001[91]. Cependant, il importe de mettre en garde contre ce qui n’est peut-être qu’une fascination de l’esprit. Ladite reviviscence de la légitime défense reste inégalement manifeste au sein des organisations régionales. Ostentatoirement patente dans certaines, elle demeure faiblement apparente dans d’autres. La concurrence imposée par le dynamisme des cadres alternatifs d’intervention mêlée à la faiblesse institutionnelle de nombre d’organisations régionales tend non pas à ramener la légitime défense à l’état embryonnaire, mais simplement à rendre sa mise en oeuvre sinon improbable, du moins difficile[92]. Toute chose qui ignore par ailleurs la césure traditionnelle entre régionalisme et universalisme.