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À l’échelle internationale, mais également québécoise et canadienne, les études sur les âges et les cycles de vie, foncièrement pluridisciplinaires, connaissent un développement et un rayonnement accrus depuis une vingtaine d’années. L’âge et les rapports sociaux qui en découlent occupent aujourd’hui une place de plus en plus importante dans les questionnements sociologiques, et ce, bien qu’ils aient d’abord été perçus comme des variables secondaires ne devant pas masquer des différences sociales plus fondamentales (Caradec, 2012). On observe également un intérêt grandissant dans l’historiographie québécoise et canadienne pour l’analyse des âges de la vie et des rapports de pouvoir qui en découlent (Charles, 2011 et 2013 ; Dillon, 2008). Ces études conceptualisent les âges de la vie non plus uniquement comme des données ou des processus biologiques, mais plutôt comme des constructions sociales et culturelles en perpétuel réalignement (Caradec, 2012 ; Bourdelais, 1999). Elles nous invitent à comprendre l’émergence, l’évolution et la portée sociale et culturelle de différentes strates d’âges, ou âges de la vie, dans diverses sociétés et temporalités.

Bien que la construction sociale de l’enfance, de l’adolescence et de la jeunesse, ait d’abord retenu l’attention des chercheurs et des chercheuses, on assiste depuis une quinzaine d’années à une progressive diversification du champ d’études grâce à des travaux sur la vieillesse. Loin de se réduire à une vision homogène ou monolithique du grandir et du vieillir, les recherches récentes soulignent les imbrications multiples de l’âge avec d’autres rapports de pouvoir (race, orientation sexuelle, classe, etc.) afin de saisir leurs effets sur les parcours de vie et sur les diverses facettes du vieillissement. C’est notamment le cas du genre, dont la théorisation comme outil d’analyse, dans les années 1970 et 1980, a eu un impact majeur sur la discipline historique en invitant les historiens et les historiennes à revisiter leurs objets d’étude à la lumière des différences sexuelles et des rapports de pouvoir qui les sous-tendent (Zemon Davis, 1976 ; Scott, 1986 ; Dayton et al., 2012). Loin d’être un simple synonyme de « femmes » ou de « sexe », le concept de genre doit permettre d’analyser les formes spécifiques prises par l’organisation sociale des différences sexuelles (Scott, 1986, 2009 et 2010). De ce fait, il ouvre la voie à de multiples questionnements tant en ce qui concerne l’impact de ces structures symboliques sur la vie et les pratiques quotidiennes que sur la variation des catégories « hommes » et « femmes » en fonction de l’époque, du contexte et du lieu où elles sont construites (Scott, 1986). Depuis le tournant des années 1980, nombre de chercheurs et de chercheuses ont également mis en lumière la nécessité de considérer les multiples rapports de pouvoir à l’œuvre dans la production des identités sociales sexuées. Si on peut observer des croisements entre les rapports de genre et de classe dans la recherche dès les années 1970, la conceptualisation de l’intersectionnalité a depuis stimulé un ensemble de réflexions sur l’imbrication des différents axes d’organisation sociale, tout en donnant davantage de visibilité à la question des rapports de race (Bilge, 2009 et 2013)[1]. Comme l’a souligné Sirma Bilge :

L’approche intersectionnelle va au-delà d’une simple reconnaissance de la multiplicité des inégalités sociales. Elle propose d’appréhender la réalité sociale des femmes et des hommes, ainsi que les dynamiques sociales culturelles, économiques et politiques qui s’y rattachent comme étant multiples et déterminées simultanément et de façon interactive par plusieurs axes d’organisation sociale significatifs (Bilge, 2009 : 70-71).

Malgré l’intérêt et la richesse de ces perspectives d’analyse, les croisements entre genre et âges de la vie tardent toujours à prendre un véritable essor dans la recherche historique, et ce, notamment au Québec et au Canada. Le développement et l’engouement récent des recherches féministes et des études du genre pour la prise en compte de l’intersectionnalité et des différents axes d’organisation sociale n’ont pas encore permis de modifier ce constat. Bien que les articulations entre les rapports de genre, de classe et de race, soient de plus en plus fécondes d’autres axes sont le plus souvent laissés de côté. C’est le cas des rapports d’âge, qui ouvrent pourtant la voie à des perspectives de recherche stimulantes du fait de leur caractère mobile puisque l’être humain, sauf exception, fait inexorablement l’expérience de tous les âges de la vie (Achin et al., 2009). Il importe de considérer les multiples imbrications des rapports de genre et d’âge pour mieux saisir « le caractère dynamique et changeant des rapports entre les sexes aux différents âges ou étapes du cycle de vie » (Fine et al., 2011 : 7).

Les multiples imbrications entre le genre et les rapports d’âge, et les possibilités analytiques qu’elles offrent, sont au cœur de cet article. Tout en proposant un retour sur ces croisements historiographiques, la réflexion portera sur les avancées récentes ainsi que sur les avenues et les perspectives de recherche que ces arrimages ne laissent qu'entrevoir dans la recherche historique. La dernière section de l’article soulignera quelques pistes théoriques et conceptuelles qui se dégagent de cette grille d’analyse afin d’étudier l’évolution des relations parentales et des dynamiques familiales dans une perspective nuancée et critique.

Chacune à leur manière, l’histoire du genre et l’histoire des âges de la vie ont permis de concevoir les familles comme des institutions changeantes, forgées par un ensemble de processus et marquées par une grande diversité de formes – en fonction des rapports de pouvoir et de domination qui les structurent, mais aussi des parcours et des cycles de vie familiaux. Malgré tout, les recherches tardent à croiser les rapports de genre et d’âge dans leur analyse des dynamiques familiales et parentales. Cette perspective demande à être approfondie pour saisir la fluidité et la mobilité des structures familiales, mais aussi l’impact des rapports et des catégories d’âge sur les expériences parentales. Une approche intersectionnelle tenant compte des rapports d’âge et de genre et de leurs effets conjoints sur les familles s’avèrerait ici particulièrement stimulante et nécessite davantage d’attention. Centrée sur le Québec et le Canada, cette réflexion théorique et historiographique s’appuiera également sur une perspective d’histoire comparée, nourrie des notions et des concepts développés en sociologie de la famille et des tendances historiographiques internationales, plus particulièrement françaises, américaines et britanniques.

Les âges, les cycles et les cours de vie : des conceptions sociales et des parcours sexués

Depuis les années 1960 et 1970, l’étude des rapports d’âge et des cours de vie a largement été marquée par une conception androcentrique du grandir et du vieillir. Initialement développées en gérontologie et envisagées comme des données et des processus biologiques, les conceptions de la vieillesse et de l’avancée en âge ont longtemps reposé sur une norme masculine postulée comme neutre et universelle. Le développement progressif de recherches sociologiques et historiques sur les dimensions sociales et culturelles des âges de la vie n’a que peu modifié ce constat. Les femmes sont longtemps restées invisibles dans ces courants qui envisageaient l’étude des âges de la vie et des rapports de pouvoir qui les structurent dans une perspective de productivité liée au travail salarié (Bessin, 2013 ; Mercure, 1995). En France, toute une tradition sociologique et historique s’est développée autour de l’étude des temporalités sociales et de l’institutionnalisation des seuils d’âge au sein des États modernes. En analysant le processus de synchronisation des parcours de vie au fil du XXe siècle, et plus particulièrement au cours de la période suivant la Seconde Guerre mondiale (Kohli, 2005 ; Bourdelais et Gourdon, 2006), ces chercheurs ont progressivement défini un ensemble de catégories pour mieux comprendre l’aspect dynamique de nos rapports collectifs et individuels au temps (Cicchelli-Pugeault, 2005 ; Tremblay, 2013). Leurs recherches mettent en lumière le fait que l’institutionnalisation des temps sociaux et la définition de plus en plus précise d’un ensemble de seuils d’âge ont conduit au développement d’un calendrier de vie ternaire structuré en fonction du travail salarié : la jeunesse est associée à une phase de préparation et de formation, l’entrée dans l’âge adulte correspond à l’entrée sur le marché du travail et la vieillesse à la retraite. Malgré son intérêt conceptuel, cette catégorisation ternaire des parcours de vie manque de nuances et perpétue un certain nombre de biais. En réduisant l'activité au travail salarié, elle masque le fait que le calendrier de vie ternaire et les catégories qui y sont associées correspondent à un modèle masculin très homogène (Hagestad, 2003 ; Settersten, R. A. (dir.), 2003 ; Achin et al., 2009). Par le fait même, elle contribue à rendre invisible l’ensemble du travail non rémunéré effectué par les femmes, notamment dans l’espace familial (Charles, 2011). Les recherches qui croisent les rapports de genre et d’âge tendent plutôt à démontrer que les hommes et les femmes sont assignés à des calendriers de vie asymétriques qui se traduisent par des inégalités, et ce, aussi bien sur le plan médical, économique et professionnel que social et familial (Membrado, 2010 ; Bessin, 2013 ; Preston, 2013 ; Charron, 2015). Ces constats appellent à une prise en compte plus systématique de la réalité des parcours de vie et des expériences des femmes et des hommes aînés pour mieux comprendre leurs particularités sociales, culturelles, matérielles et biologiques. Une analyse de ces parcours à l’aune du genre permettrait de repenser la construction des variables d’âge et la façon dont elles sont reprises et modelées par les institutions, mais aussi par la culture et les représentations sociales (Bessin, 2013).

Malgré tout, les femmes âgées tout comme l’étude des différents âges de la vie semblent encore laissées pour compte au sein de plusieurs traditions académiques, et ce, même dans les recherches féministes. Pour Claudine Attias-Donfut, l’intérêt marqué pour les objets de recherche liés au travail, à la maternité ou encore à la conciliation travail-famille, notamment en France, aurait contribué à éluder la question de l’âge et la situation des femmes âgées (Attias-Donfut, 2001). Dans la même perspective, Anne Quéniart, Michèle Charpentier et Christelle Lebreton ont souligné que la prédilection des chercheuses féministes canadiennes et québécoises pour l’étude de la division sexuelle du travail[2], du travail domestique et de la maternité a contribué à occulter les femmes aînées des principaux axes de la recherche féministe, mais aussi des discours des militantes (Quéniart et al., 2011 ; Charpentier et Quéniart, 2009). Bien que quelques chercheuses aient dénoncé ces angles morts dans la recherche dès les années 1980, il faut attendre les années 1990 et 2000 pour qu’un véritable champ commence à émerger au croisement de la gérontologie sociale et des études féministes, et ce, principalement aux États-Unis et en Angleterre (Quéniart et al., 2011). En Europe comme au Canada, les avancées demeurent timides bien qu’on explore de nouvelles thématiques depuis une quinzaine d’années. En ce qui concerne le Québec, il faut souligner les travaux d’Anne Quéniart et de Michèle Charpentier, qui œuvrent à regrouper et à diffuser les travaux et les perspectives féministes portant sur le vieillissement et les femmes âgées (Charpentier et Quéniart, 2009, 2011 et 2013). Leurs efforts mettent également en lumière une diversification progressive des approches et des objets d’étude ciblés par les chercheuses pour traiter ces questions[3]. Loin des représentations négatives de la vieillesse féminine, leurs recherches permettent de mieux cerner les multiples facettes du vieillissement : le rapport au corps, à la société et aux institutions, les rapports intergénérationnels et les temporalités sociales, etc. (Charpentier et Quéniart, 2011 ; Membrado, 2013). Elles contribuent également à mettre en lumière la situation des femmes âgées et la diversité de leurs expériences et de leurs conditions de vie, nous rappelant qu’elles sont loin de former un groupe homogène (Mallon, 2013 ; Vatz Laaroussi, 2013). Enfin, l’étude du vieillissement féminin dans une perspective féministe a contribué à redonner une visibilité aux voix des femmes aînées, souvent occultées aussi bien dans la sphère publique que scientifique (Marchand et al., 2010). Ces recherches nous forcent à envisager l’avancée en âge comme un phénomène pluriel et foncièrement sexué.

Dans cette perspective, un certain nombre de chercheuses et de chercheurs commencent à revisiter les représentations sociales et culturelles entourant les calendriers de vie féminins et masculins. Un large pan de ces études aborde la question du rapport au travail et les notions d’activité et d’inactivité dans leurs dimensions symboliques et matérielles. Plusieurs sociologues ont déjà croisé l’analyse des rapports d’âge et de genre pour mieux saisir leurs impacts sur la difficile synchronisation des temporalités sociales. En France, Marc Bessin et Claudine Attias-Donfut ont souligné la nécessité de repenser les parcours de vie et de travail à la lumière des réalités des vies professionnelles des femmes (souvent plus flexibles et discontinues que celles des hommes) dont les effets se font sentir, avec l’allongement de la durée de vie, par des retraites plus précaires et des pensions moins généreuses (Attias-Donfut, 2001 ; Bessin, 2013). Au Canada, un groupe de chercheuses a rappelé l’importance d’une approche intersectionnelle pour mieux comprendre les effets du genre et des processus de migration sur la sécurité économique des femmes âgées (Preston et al., 2013). En ce qui concerne le Québec, les travaux de Diane-Gabrielle Tremblay portent depuis plusieurs années sur les interrelations et la difficile synchronisation des temps sociaux (temps de travail, temps parental, temps de loisir) à l’aune du genre et des rapports d’âge (Tremblay, 2014 et 2013). Malgré quelques exceptions (Berger et Denton, 2004 ; McDonald et Robb, 2004), peu de chercheurs et de chercheuses ont poursuivi cette piste pour mieux comprendre les effets de ces rapports sociaux sur la sécurité financière des personnes vieillissantes. Au-delà d’une étude sociologique de ces phénomènes, la perspective historique serait ici tout indiquée pour mettre en lumière les recompositions du milieu du travail, mais aussi les frontières mouvantes des catégories liées aux âges de la vie qui sont susceptibles d’évoluer, voire de disparaître et de se réinventer, au fil du temps.

Néanmoins, bien que les variables d’âge soient couramment utilisées par les démographes pour saisir leurs effets sur différents comportements socio-économiques et démographiques, l’âge et les rapports de pouvoir qui en découlent, comme ensemble de caractéristiques sociales et culturelles, sont encore peu repris et appliqués par les historiennes et les historiens. De son côté, l’historiographie des âges de la vie, bien qu’elle soit de plus en plus dynamique et diversifiée, continue d’être marquée par un certain nombre de déséquilibres, notamment en ce qui concerne les catégories d’âge ou les phases de vie privilégiées par les historiennes et les historiens dans leurs études. En effet, si l’histoire de la construction sociale de l’enfance, de la jeunesse et de l’adolescence est de mieux en mieux balisée, l’étude de la vieillesse ou de l’adultéité, comme phases de vie distinctes, progresse quant à elle beaucoup plus lentement. Paraphrasant Joan Scott, Aline Charles avance qu’il est aujourd’hui nécessaire de considérer l’âge comme une catégorie utile d’analyse historique pour saisir comment – à l’égal du genre, de la classe ou des rapports racialisés – il forge de puissants marqueurs identitaires et induit des rapports sociaux qui structurent les sociétés (Charles, 2011).

La question des âges de la vie en histoire au Québec et au Canada

Au Québec et au Canada, l’étude de la portée sociale et de l’évolution de différentes strates d’âge est d’abord liée au développement de l’histoire de l’enfance, qui émerge dès le tournant des années 1960 et 1970 (Sutherland, 1997 ; Bradbury, 2000). Depuis les travaux fondateurs de Neil Sutherland sur les changements d’attitude entourant l’enfance au tournant du XXe siècle (Sutherland, 2000 [1976]), l’étude des enfants, de la jeunesse, puis de l’adolescence, s’est taillée une place dans les courants dominants de l’historiographie canadienne (Sutherland, 1997) et, dans une moindre mesure, québécoise. À l’image des théories de Philippe Ariès (1960), les travaux de Neil Sutherland ont introduit l’idée selon laquelle la conception des âges de la vie et des différentes phases du développement humain aurait évolué dans le temps en fonction d’un ensemble de forces sociales, politiques, économiques et culturelles. Au Canada, ce sont d’abord des historiens et des historiennes de l’éducation qui se sont intéressés à cet objet d’étude. Largement influencée par les travaux de Neil Sutherland, l’histoire des enfants et de la jeunesse s’est progressivement structurée autour de quelques thématiques phares : la délinquance juvénile, les mouvements de réforme scolaires, les mouvements d’hygiène publique ainsi que l’immigration des enfants (Turmel, 2003 ; Sutherland, 2000 [1976]). On pourrait aussi y ajouter l’étude de l’école et de la scolarité comme expériences structurantes de l’enfance et du fait de grandir (Gaffield, 1994). Selon André Turmel, les historiennes et les historiens québécois se sont davantage intéressés à l’enfance dans le cadre d’études générales sur les familles. La perspective démographique a d’ailleurs joué un rôle majeur dans la constitution de ce champ, favorisant par le fait même la prédominance de certains objets de recherche comme la fertilité, la mortalité infantile, les campagnes d’hygiène publique et les conditions sanitaires qui affectent les enfants en région rurale ou urbaine (Turmel et Hamel, 1995 ; Henripin et al., 1981 ; Bouchard, 1995 ; Thornton et Olson, 1991). Le développement d’un ensemble de services sociaux à l’enfance (orphelinats, gouttes de lait, écoles de réforme) et la question des réformes scolaires représentent aussi des thématiques récurrentes de cette historiographie (Daigle et Gilbert, 2008).

Depuis le tournant des années 1990 et 2000, l’histoire des enfants et de la jeunesse s’est diversifiée. Elle recoupe aujourd’hui plusieurs courants, prenant notamment en compte l’influence des rapports de classe et de genre sur les expériences des enfants et des adolescents. La jeunesse (féminine et masculine) a fait l’objet d’un certain nombre de travaux axés sur l’étude des différents marqueurs identitaires et des rapports sociaux sexués à l’œuvre dans la construction de ces strates d’âge (Gleason, 1999 ; Bienvenue, 2003 ; Hébert, 2008). Au Canada, plusieurs chercheuses se sont intéressées aux parcours et aux expériences des jeunes femmes en contexte scolaire, familial ou de travail à l’aune du genre, des rapports de classe et des contextes migratoires (Adams, 1997 ; Comacchio, 2006 ; Srigley, 2007 et 2010 ; Chenier, 2009 ; Zembrzycki, 2007). Tout en mettant en lumière la diversité des réalités et des expériences des jeunes femmes, leurs travaux soulignent le poids des normes, de la socialisation et des idéaux de respectabilité auxquels elles doivent se conformer. S’éloignant de ces représentations idéalisées de la féminité, d’autres ont exploré les réalités des jeunes femmes – souvent issues des classes populaires – catégorisées comme délinquantes juvéniles ou placées en école de réforme, et ce, principalement en raison de leurs comportements moraux ou sexuels (Strange, 1995 ; Myers, 2006). L’enfance et la jeunesse masculines ont également retenu l’attention des historiennes et des historiens québécois et canadiens. À travers l’étude des collèges masculins, des relations familiales ou encore des milieux de travail, leurs recherches nous aident à mieux comprendre la construction des identités masculines et les marges mouvantes de la virilité qui, loin d’être figées et fixes, évoluent au fil de l’avancée en âge, mais aussi en fonction du cadre géographique, temporel et social étudié (Bienvenue et Hudon, 2005 et 2008 ; Heron, 2006 ; Greig, 2014). Principalement campée dans le XXe siècle et dans la période ayant suivi la Seconde Guerre mondiale, cette historiographie met en lumière le rôle du corps comme support des pratiques et des représentations de la virilité et de la masculinité chez les jeunes hommes (Heron, 2006 ; Myers, 2005). Malgré tout, le portrait de la jeunesse qui nous est présenté reste quelque peu homogène, et ce, malgré le fait que plusieurs chercheurs et chercheuses tiennent compte des rapports de classe dans leurs travaux. On pourrait appeler à une diversification des objets d’étude ciblés par les historiens et les historiennes pour appréhender l’enfance et la jeunesse, plus particulièrement au Québec, grâce à une prise en compte des rapports racialisés et des parcours migratoires, mais aussi de l’orientation sexuelle.

En ce qui concerne l’histoire des âges de la vie, il importe globalement d’élargir le spectre d’analyse. Raewyn Connell et Craig Heron ont tous deux souligné la nécessité d’approfondir les croisements entre masculinités et âges de la vie, notamment en ce qui concerne la vieillesse et ses effets sur les identités masculines (Connell et Messerschmidt, 2005 ; Heron, 2006). À quelques exceptions près, ce constat s’applique également à l’histoire des femmes, puisque la vieillesse et l’adultéité féminines ont encore peu suscité l’intérêt des historiens et des historiennes canadiens et québécois (Charles 2007 ; Dillon 2008). En s’intéressant au Québec du XXe siècle, Aline Charles a croisé les rapports de genre et d’âge dans son étude du milieu du travail afin de démontrer que l’invisibilité du travail des femmes âgées résultait d’une conception de la vieillesse féminine étroitement associée à l’inactivité (Charles, 2007 et 2013). Ses travaux contribuent à esquisser les contours d’une vieillesse féminine active et engagée, un objet de recherche encore largement délaissé dans l’historiographie. On s’est encore trop peu intéressé à l’évolution des conceptions de la vieillesse pour la période contemporaine afin de mieux saisir les forces et les contraintes qui la façonnent. Bettina Bradbury a, certes, dessiné les grands traits du veuvage et des transitions des femmes vers la vieillesse à Montréal au XIXe siècle (Bradbury, 1992 et 2011). Néanmoins, ces perspectives historiques demandent encore à être développées pour mieux comprendre les transformations des expériences de la vieillesse au fil des XIXe et XXe siècles. Par ailleurs, on s’est encore trop peu penché sur l’adultéité comme catégorie construite socialement et culturellement au même titre que l’enfance, la jeunesse ou la vieillesse. Pour Marc Bessin, il s’agit d’une strate d’âge d’autant plus importante que c’est en fonction d’une image de l’adulte, intégré de façon stable sur le marché du travail et dans un régime matrimonial spécifique, qu’on aurait progressivement construit et institutionnalisé un modèle d’âge ternaire au fil du XXe siècle (Achin et al., 2009).

Malgré le rattrapage qui s’impose toujours, les quelques travaux pionniers produits en histoire sociale et culturelle des âges de la vie ont mis en lumière la diversité des parcours de vie et des expériences de la vieillesse, façonnées par des conceptions et des dynamiques liées au genre. La difficulté théorique réside ici non seulement dans la nécessité de cibler les particularités spécifiques de ces rapports de pouvoir foncièrement transversaux, mais aussi et surtout de saisir les configurations uniques produites par leurs interactions. Les rapports d’âge nous confrontent au caractère dynamique et mouvant du temps qui se déploie à différentes échelles : individuelle, sociale, familiale, historique, etc. De son côté, le genre façonne de puissants marqueurs identitaires et marque en profondeur l’organisation sociale, culturelle et politique de nos sociétés. Réussir à arrimer l’étude des rapports de genre et d’âge demande ainsi d’adopter une posture théorique critique et flexible permettant de mieux comprendre la multiplicité des positions identitaires et des relations de pouvoir qui les façonnent (Bourque et Maillé, 2015). Loin de se limiter à une identification des différences entre les hommes et les femmes, cette mise en relation des rapports de genre et d’âge dans l’analyse devrait permettre de souligner les causes structurelles, matérielles et symboliques des inégalités entre les sexes dans les expériences du vieillissement (Calasanti et Kiecolt, 2012). Les contrastes entre les expériences féminines et masculines de l’avancée en âge doivent être davantage explorés, et ce, notamment en ce qui concerne l’étude des trajectoires familiales ainsi que des identités paternelles et maternelles. L’institution familiale, lieu de rencontre et de contraste entre les univers masculins et féminins, mais aussi entre plusieurs générations, représente à ce titre un chantier de recherche incontournable.

Familles et parents à l’épreuve du temps : une histoire à écrire au croisement du genre et des âges de la vie

D’abord dominée par des perspectives d’analyse démographiques, l’histoire des familles s’est progressivement constituée en champ de recherche dynamique. Les grandes synthèses et bilans historiographiques produits dans les dernières décennies illustrent l’incroyable diversification des objets d’étude et des axes d’analyse privilégiés par les historiennes et les historiens pour appréhender l’institution familiale, aussi bien au Québec qu’au Canada (Bradbury, 2000 ; Comacchio, 2000 ; Sager et Baskerville (dir.), 2006). Dès le tournant des années 1980, les historiennes américaines Louise Tilly et Miriam Cohen, dans leur bilan des approches théoriques majeures en histoire des familles, soulignaient l’intérêt et le potentiel de la critique féministe de l’histoire des femmes afin de conceptualiser et de mettre en lumière les dynamiques de pouvoir à l’œuvre au sein des cadres et des rapports familiaux (Tilly et Cohen, 1982). S’appuyant d’abord sur des perspectives féministes radicales et matérialistes, puis sur des approches liées aux études du genre, plusieurs historiennes canadiennes et québécoises se sont intéressées au travail ménager, aux structures de l’économie domestique et à la division sexuelle du travail, ainsi qu'aux expériences de maternité et de paternité. Cette perspective résolument constructiviste et critique a permis de souligner le poids du temps, des représentations et des rapports sociaux sur les pratiques et les perceptions des individus au sein de l’espace familial. Elle a rappelé la nécessité de considérer les identités maternelles et paternelles non pas comme des catégories homogènes et prédéterminées, mais plutôt comme des constructions marquées par un ensemble de représentations, de normes et de pratiques socialement et culturellement établies dans un cadre géographique et temporel précis.

Si les avancées sont nombreuses, plusieurs zones demeurent inexplorées. D’une part, en s’intéressant aux identités masculines et féminines associées à la paternité et à la maternité, les historiennes et les historiens ont souvent tendance à les étudier en vase clos. Bien que leurs recherches tiennent compte des structures sociales qui façonnent les expériences paternelles et maternelles, elles tendent à présenter la paternité et la maternité comme foncièrement binaires, voire dichotomiques. Peu d’études portent directement sur les dynamiques interactionnelles à l’œuvre dans la construction et l’évolution des pratiques et des expériences parentales. Les sociologues Raewyn Connell et James W. Messerschmidt plaident depuis plusieurs années en faveur d’une approche du concept de genre qui tienne compte du fait que la masculinité et la féminité – comme configurations de pratiques, de normes et de représentations – sont définies l’une en fonction de l’autre, et en relation avec la structure des rapports sociaux sexués établie dans un cadre géographique et temporel précis (Connell et Messerschmidt, 2005). Selon elle, la spécificité, les nuances et les mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans la construction et l’évolution des identités masculines et féminines se révèlent davantage lorsqu’elles sont mises en relation les unes avec les autres. Cette perspective favoriserait une rencontre entre les univers masculins et féminins afin de mieux comprendre les configurations uniques produites par ces interactions.

D’autre part, si les recherches prennent en compte les impacts du genre, de la classe et, plus récemment, des rapports racialisés sur l'univers familial, elles s’intéressent plus rarement aux effets de l’âge, du temps et des rapports intergénérationnels. Peu de recherches croisent véritablement les rapports de genre et d’âge dans leur analyse des relations familiales et parentales. Les historiennes féministes ont généralement eu tendance à s’intéresser à la maternité en étudiant le cas des mères d’enfants en bas âge, se limitant souvent à la grossesse, à l’accouchement et aux premières années de soins aux nourrissons. Rares sont celles qui ont appréhendé cette phase de vie sur le long terme, de la naissance des enfants à leur mort ou à celle de la mère. On peut observer un phénomène similaire dans les études historiques qui commencent à émerger sur l’histoire de la paternité. Les recherches qui tracent les premiers jalons d’une histoire des paternités québécoises et canadiennes nous présentent pour l’instant un portrait quelque peu homogène. Quoique la question des rapports de classe soit parfois intégrée en trame de fond de ces recherches, les rapports d’âge sont le plus souvent écartés puisqu’on s’intéresse principalement aux pères pourvoyeurs dans la force de l’âge (Gossage, 2016). Depuis la fin des années 1970, des historiennes et des historiens ont pourtant souligné la nécessité de considérer les familles comme des entités marquées par le passage du temps, au fur et à mesure que les individus qui les composent vieillissent. Cet aspect demande à être largement approfondi pour saisir la fluidité et la mobilité des structures familiales, tout comme l’impact des rapports et des catégories d’âge sur les expériences parentales. Une approche véritablement intersectionnelle nécessite davantage d’attention. Sans prétendre combler ces multiples angles morts, les deux sections qui suivent soulèvent quelques possibilités théoriques et conceptuelles qui s’offrent aux historiennes et aux historiens pour développer une approche plus holistique du genre, et pour arrimer la question des rapports d’âge et de genre dans l’étude des familles. Afin de mieux appréhender la construction et l’évolution des identités paternelles et maternelles, il importe, dans un premier temps, de se tourner vers une approche tenant compte de la dialectique du genre et des rapports de pouvoir qui en découlent à l’intérieur de l’espace familial. La notion de parentalité, pour l’instant essentiellement définie et développée en sociologie et en anthropologie de la famille, ouvre ici des espaces de recherche à investir.

La parentalité en histoire des familles : possibilités et limites d’un concept ambigu

Néologisme récent, le terme « parentalité » n’est passé dans le langage usuel qu’à la fin des années 1970. Rattaché à la famille étymologique de « parent », il découle plus précisément du terme « parental ». Sa définition, plutôt large, se limite à la « qualité de parent, de père, de mère[4] ». Ce terme diffère ainsi des notions de parenté et de parentèle qui désignent plutôt les liens familiaux d’ascendance et de descendance. Depuis une quinzaine d’années, la notion de parentalité et ses multiples déclinaisons (monoparentalité, homoparentalité, polyparentalité, pluriparentalité, coparentalité, etc.) ont été utilisées par les sociologues pour étudier et comprendre les reconfigurations familiales contemporaines associées à de nouvelles pratiques et à de nouvelles normes légales en matière de conjugalité, de filiation et de relations parents-enfants. En France, au tournant des années 2000, on voit d’ailleurs apparaître plusieurs ouvrages collectifs interrogeant les notions contemporaines de parentalité, de pluriparentalité, ou encore de polyparentalité (Le Gall et Bettahar, 2001 ; Bruel, 2001 ; Knibiehler et Neyrand, 2004 ; Ronfani, 2006 ; Rouyer, 2011). Autre manifestation des diversités familiales contemporaines, l’étude de l’homoparentalité et de la transparentalité se révèle aujourd’hui incontournable pour comprendre les enjeux actuels de la parenté et de la parentalité[5]. En s’écartant de la norme hétérosexuelle, ces recherches ouvrent de nouvelles voies de questionnements et de réflexions sur des institutions qui pouvaient jusqu’alors sembler intouchables et immuables dans les sociétés occidentales : la conjugalité, la filiation, le mariage, les structures familiales (Cadoret, 2002). Ces interrogations ont également touché le Québec, où on peut constater l’émergence, depuis une dizaine d’années, d’un ensemble de travaux, plus particulièrement en sociologie et en droit, portant sur les expériences de parentalité et d’homoparentalité, mais aussi sur l’encadrement juridique et légal des structures et des relations familiales contemporaines (Côté, 2009a ; Parent, et. al., 2008 ; Côté, 2009b ; Joyal, 2006).

En remettant en question notre rapport aux normes liées à la parenté et à l’institution familiale, les expériences des parents transgenres et homosexuels offrent un éclairage neuf sur la construction des liens et des identités dans les familles contemporaines. Leurs expériences nous amènent à nous interroger sur les fondements mêmes de notre conception de la famille, de la parenté et de la parentalité (Gross, 2015). Loin de se limiter aux pères et aux mères biologiques, la parentalité concerne d’abord et avant tout le ou les individus qui assument des tâches parentales. Elle peut désigner une diversité de formes et de relations, notamment la monoparentalité, la grand-parentalité, ou encore la beau-parentalité (Côté, 2009a). Comme l’a souligné Renée Joyal, « alors que la parenté relève de la sphère généalogique, identitaire et symbolique, la parentalité concerne la réalité fonctionnelle des relations entre les enfants et les adultes qui assument […] le rôle de parents à leur égard » (Joyal, 2009 : 379). Inscrit dans le quotidien des relations entre parents et enfants, le concept désigne aussi, en psychologie, le processus complexe du devenir parent à travers l’expérience, la pratique et l’exercice de la parentalité (Houzel et Dayan, (dir.) 1999 ; Neyrand, 2001 ; Sellenet, 2007). On attribue d’ailleurs généralement la maternité du néologisme à la psychanalyste américaine Thérèse Benedek, qui aurait introduit la notion de « parenthood », ensuite traduite en français par Paul-Claude Racamier (Neyrand, 2001), pour conceptualiser le processus de maturation psychologique au cours duquel se construit le parent (Sellenet, 2007). En ethnologie et en anthropologie, le concept a également été utilisé pour définir les fonctions et les pratiques parentales au sein de l’espace familial (Goody, 1982 ; Godelier, 2004). En apparence simple, la notion de parentalité recouvre ainsi plusieurs sens et possibilités théoriques et conceptuelles. Elle doit donc être maniée avec prudence et demeure un outil conceptuel pour le moins ambigu et sujet à controverses.

Bien qu’elle semble neutre sur le plan linguistique, la notion de « parentalité » recouvre dans les faits des conceptions et des rapports de pouvoir liés entre autres au genre. Ses usages sont inscrits dans un discours public normatif, souvent essentialisant, entourant la définition des compétences, des responsabilités et des bonnes pratiques parentales (Martin, 2004; Sellenet, 2007). Outil d’éducation et de normalisation des pratiques parentales, la notion de parentalité est marquée par un ensemble d’assignations sociales et culturelles quant aux représentations, aux rôles, aux compétences et aux fonctions assumées par les pères et les mères dans l’espace familial (Rouyer, 2011 ; Neyrand, 2001 et 2004). Dans cette perspective, un nombre croissant de sociologues s’est intéressé à la transition à la parentalité pour analyser la redéfinition des rapports entre les hommes et les femmes au sein de la famille et du couple. Les sociologues canadienne et française Bonnie Fox et Véronique Rouyer soutiennent d’ailleurs que la naissance d'un premier enfant favoriserait un renforcement des identités sexuées et du partage inégal des tâches entre conjoints, et ce d’autant plus si la femme laisse son emploi (Fox, 2001 ; Rouyer, 2011). La sociologue américaine Oriel Sullivan parle en ce sens du « doing gender as an active (re)construction of gender located in daily interaction » (Sullivan, 2004). Plutôt que de neutraliser le genre, l’étude de la parentalité devrait permettre de souligner les dynamiques interactionnelles à l’œuvre dans la construction et l’évolution des identités paternelles et maternelles, en évitant une référence trop directe à cette binarité (Côté, 2009a). Le concept présente donc un intérêt certain pour les historiennes et les historiens des familles qui étudient la construction des identités parentales à l’aune du genre ainsi que les relations parents-enfants, les structures et les recompositions familiales.

Moins traitées dans l’historiographie canadienne et québécoise, les notions de parents et de parentalité ont surtout été envisagées dans le cadre d’études sur l’enfance et la jeunesse. Les thématiques exploitées concernent les relations entre les parents et l’État (Marshall, 1998), l’école et l’influence du mouvement familial et de l’École des parents sur les modèles familiaux et les pratiques des parents (Baillargeon, 2003 et 2009 ; Malouin, 1998 ; Lemieux et Comeau, 2002). Les changements de pratiques en matière d’adoption, de droits de garde et de services de garde au fil des XIXe et XXe siècles ont également permis d’interroger la figure du parent et l’évolution des systèmes de filiation (Baillargeon, 2004 ; Mahon, 2005 ; Strong-Boag, 2005 et 2006 ; Dubinsky, 2010 ; Quesney, 2012). Pour l’instant, les historiennes et les historiens se sont moins intéressés à la parentalité comme espace pour interroger la condition de parent et les pratiques, les expériences et les identités maternelles et paternelles qui y sont liées. Or, le concept de parentalité ne se limite pas à la somme de la maternité et de la paternité. Il ouvre la voie à des perspectives de recherche stimulantes en ce qui concerne les solidarités familiales, l’évolution des modèles de conjugalité et des structures familiales au fil du XXe siècle, et plus particulièrement l’étude des rapports parents-enfants au fil des parcours de vie. En effet, la notion de parentalité permet de porter un nouveau regard sur l’étude des interactions entre pères, mères et enfants dans le quotidien, et la façon dont ils perçoivent leurs rôles et leurs responsabilités tout au long des différentes transitions familiales, historiques et individuelles. Loin d’être figées dans le temps, ces normes et ces pratiques parentales évoluent au fil des parcours de vie familiale.

Dynamique des temps familiaux et des parcours de vie : la question des rapports d’âge

L’étude des âges de la vie et de leur influence sur les dynamiques familiales dans une perspective d’histoire sociale ou culturelle reste marquée par un certain nombre de déséquilibres. Sans surprise, ce sont principalement les thématiques entourant la jeunesse, l’enfance et l’adolescence qui ont intéressé les historiennes et les historiens canadiens et québécois. Leurs travaux mettent en lumière les conceptions et les rapports de pouvoir qui marquent les discours et les pratiques des nouveaux experts de la famille (travailleuses sociales, psychologues, médecins, etc.), qui tentent, au fil du XXe siècle, d’encadrer l’enfance et l’adolescence comme stades de développement psycho-biologique particuliers (Wall, 2009 ; Stiles, 2003 ; Comacchio, 2006 ; Adams, 1997 ; Gleason, 1999). Au croisement de l’histoire des familles et de l’histoire des enfants et de la jeunesse, ces recherches ont souligné l’impact de ces discours sur les relations familiales, les rapports intergénérationnels et la définition des rôles des parents auprès de leurs enfants. Les familles vieillissantes et le rôle des aînés et des grands-parents dans l’espace familial semblent davantage laissés pour compte dans l’historiographie canadienne et québécoise, contrairement aux États-Unis où quelques grandes synthèses historiques et sociologiques ont déjà été produites sur ces questions (Settersten, (dir.) 2003 ; Blieszner et Hilkevitch, (dir.) 1996). Par ailleurs, la figure de l’adulte, ses rôles, ses fonctions et les représentations qui y sont associées dans l’espace familial, restent encore inexplorés. Au Québec, Lisa Dillon s’est penchée sur le phénomène, peu connu et documenté, des maternités tardives dans le Québec des XVIIe et XVIIIe siècles dans une perspective de démographie historique (Dillon, 2009). Il reste néanmoins beaucoup de travail à faire pour mieux comprendre cette phase de vie distincte dont la simplicité apparente masque des réalités plurielles et mouvantes. L’étude de l’adultéité pourrait nous permettre de revisiter l’histoire des paternités et des maternités pour mieux comprendre le processus de synchronisation des temporalités sociales et familiales (Tremblay, 2013 ; Bessin, 2013). Il serait notamment intéressant d’envisager la transition à la parentalité comme une des étapes de la construction de l’adultéité.

Dans l’ensemble, on peut difficilement parler d’un véritable courant de recherche au croisement de l’histoire des familles et de l’histoire des âges de la vie. Les historiennes et les historiens négligent encore trop souvent l’âge et les rapports sociaux qui en découlent comme cadres d’analyses pour mieux comprendre l’évolution des relations familiales, parentales ou conjugales. L’historiographie tend à nous présenter des parents et des familles figés et fixes, sur lesquels le temps ne semble avoir aucune emprise. Encore moins d’études croisent les rapports d’âge et de genre pour comprendre leurs effets conjoints sur la vie familiale et les expériences parentales. Loin de se limiter à l’historiographie québécoise et canadienne, ce constat touche plus largement la discipline historique au-delà des frontières géographiques. Comme l’ont souligné Toni Calasanti et Jill Kielcot, « in research on aging families [...] a gender-relations perspective has been far less influential, and intersectional approaches used even less frequently » (Calasanti et Kiecolt, 2012). Les deux sociologues américaines ciblent quelques axes de recherche prometteurs, par exemple l’étude des impacts des rapports de genre, de classe et de race sur la répartition des soins familiaux au fil du cycle de vie, afin de mieux comprendre les structures qui sous-tendent les rapports de pouvoir. Il importe de plus en plus, soulignent-elles, d’« interroger l’ensemble du parcours de vie et l’évolution des rapports entre les différentes catégories d’âge » (Achin et al., 2009). Une approche basée sur l’étude des parcours de vie permettrait d’appréhender la maternité, la paternité, les relations parents-enfants et les structures familiales sur le long terme de façon dynamique. Il importe de se pencher davantage sur les propositions théoriques de ce courant, à la fois sociologique et historique, qui repose sur les travaux fondateurs de Tamara Hareven et de Glen Elder qui ont permis de conceptualiser les notions de cycles, puis de parcours de vie familiaux. Cette approche des parcours de vie s’avère tout à fait pertinente pour rendre compte de la consubstantialité des rapports de genre et d’âges et de leurs effets conjoints sur les stratégies qui sont mises en place par les individus au sein de l’espace familial.

L’étude du cycle de vie familial domine la recherche dans les années 1960 et 1970, période au cours de laquelle plusieurs sociologues américaines et américains ont tenté de conceptualiser différents modèles de cycle de vie familial structurés en fonction de la transition vers la parentalité et de l’avancée en âge des enfants. Cette approche a néanmoins été critiquée en raison de son caractère fixe et prédéterminé qui ne permet pas de s’intéresser aux nuances et à la diversité des expériences de vie familiale inhérentes à la spécificité des trajectoires individuelles. Au tournant des années 1980, Glen Elder et Tamara Hareven proposent plutôt d’étudier les parcours de vie (life-course) familiaux dont les tracés doivent être analysés en fonction de trois principales caractéristiques, qu’ils définissent ainsi : « the synchronization of individual with family transitions, the interaction between life-course transitions and historical change, [and] ultimately, the cumulative impact of earlier life-course transitions on subsequent ones » (Hareven, 1978 : 5; Elder, 1978 ; Price et al., 1999). Ces outils conceptuels mettent en lumière la fluidité des structures familiales et des parcours individuels en prenant la mesure de trois temporalités historiques distinctes, mais reliées entre elles : le temps familial, désignant les différentes transitions qui marquent la vie familiale, le temps social, associé aux changements culturels, économiques ou sociaux qui encadrent les familles et, enfin, le temps individuel, ou le parcours de vie et les trajectoires personnelles (Elder, 1978 ; Hareven, 1978). Cette approche de l’histoire des familles, qui se rapproche le plus d’un croisement avec l’histoire des âges de la vie, a efficacement démontré l’intérêt d’une analyse tenant compte de l’âge et des rapports sociaux qui en découlent pour mieux comprendre l’évolution des structures de la vie familiale et des relations parents-enfants, notamment en fonction des contraintes matérielles auxquelles les familles font face. L’exemple des travaux de Tamara Hareven est en lui-même éloquent. Ses recherches permettent d’appréhender la complexité et les nuances qui marquent l’évolution des multiples structures et des formes de solidarités familiales au fur et à mesure que les individus passent par différents stades de vie et sont confrontés à de nouveaux besoins matériels et affectifs (Hareven, 1974 et 1982).

En histoire, comme en sociologie, l’approche des parcours de vie a donné lieu à un ensemble d’études portant sur diverses transitions vécues par les enfants et les parents au sein du noyau familial : le mariage, la transition vers l’âge adulte, la retraite, le veuvage, etc.[6] On peut également noter un intérêt récent pour l’étude des familles vieillissantes. Un large pan de cette historiographie porte sur la transition vers l’âge adulte et celle vers la vieillesse au fil des XIXe et XXe siècles. Les historiens, les historiennes et les sociologues américains et américaines intéressés par ces thématiques ont étudié les facteurs économiques, sociaux, géographiques et démographiques qui structurent le départ des enfants du foyer familial, ainsi que les soins et la prise en charge des parents vieillissants par leurs enfants devenus adultes (Hartog, 2012 ; Hareven et Adams, 1982; Suitor et al., 1996 ; Mitchell, 2006). Leurs recherches soulignent les nouvelles relations de dépendance et d’interdépendance, parfois source de tensions et de conflits, qui s’installent alors, les parents continuant à donner un soutien à leurs enfants sous d’autres formes et les enfants offrant de l’aide à leurs parents lorsque ces derniers deviennent plus dépendants. Au-delà des expériences et des trajectoires individuelles, la mise en commun des récits et des parcours de vie peut ainsi permettre de déceler les dimensions collectives de ces phénomènes.

Amplement développée dans l’historiographie américaine, cette approche a également donné lieu à quelques travaux intéressants au Canada, au croisement de l’histoire sociale et de la démographie historique, notamment en ce qui concerne les structures familiales et le lieu de résidence des aînés (Dillon, 1998). On peut penser aux travaux de Lisa Dillon, de James Struthers et d’Edgar-André Montigny. Leurs recherches remettent en question les représentations de la vieillesse masculine et féminine au XIXe siècle, souvent perçues et présentées, à tort, comme des phases de vie essentiellement caractérisées par la pauvreté et la dépendance (Montigny, 1994 et 1997 ; Dillon, 1998 ; Struthers, 2004). Au Québec, Bettina Bradbury s’est également penchée sur le veuvage et les transitions des femmes vers la vieillesse à Montréal au cours du XIXe siècle (Bradbury, 2011). Récemment, Catherine Bonvalet, Ignace Olazabal et Michel Oris ont dirigé un ouvrage collectif qui aborde plusieurs de ces questions pour le Québec du XXe siècle (Bonvalet et al., 2015). Malgré tout, l’approche des parcours de vie est encore peu prise en compte par les historiennes et les historiens de la famille dans une perspective sociale ou culturelle. Quelques exceptions échappent à ce constat. C’est le cas de l’étude de Denise Lemieux et de Lucie Mercier qui porte une attention particulière à l’impact du temps et des âges de la vie sur les expériences de la maternité (Lemieux et Mercier, 1989). Dans sa thèse de doctorat, Catherine Charron souligne également le poids du temps et des parcours de vie familiaux dans le rapport au travail de femmes en marge du salariat traditionnel dans la deuxième moitié du XXe siècle (Charron, 2015). Parmi les pistes de recherche à envisager dans le futur, on peut souligner l’étude des relations entre parents vieillissants et enfants devenus adultes. Par ailleurs, les effets du temps et du vieillissement sur la virilité et sur les identités masculines et féminines, notamment dans l’espace familial, méritent davantage d’attention. Depuis le tournant des années 2000, on voit peu à peu émerger la grand-parentalité comme sujet et objet d’étude sociologique à part entière. Au Canada, comme aux États-Unis, la plupart des recherches sur la grand-parentalité identifient les changements économiques et juridiques entourant les familles au XXe siècle, et leurs effets sur les ressources temporelles et matérielles des grands-parents dans l’espace familial (Dillon, 2008 ; Cherlin et Furstenberg, 2006 ; Robertson, 1996). Au Québec, Renée Joyal s’est intéressée à l’encadrement légal et juridique de la figure des grands-parents et de leurs droits au sein de l’unité familiale (Joyal, 2004). La grand-parentalité a également fait l’objet de quelques études et recherches sociologiques et historiques intéressantes, en France et au Canada, permettant de mieux saisir les impacts du genre et des rapports d’âge sur les représentations et les idéaux liés à la féminité et à la masculinité entourant les grands-mères et les grands-pères, ainsi que la définition de leurs fonctions familiales (Dillon, 2008 ; Gourdon, 2001 ; Attias-Donfut et Segalen, 2001; Attias-Donfut, 2008). Une telle étude se fait encore attendre au Québec. Au-delà des aspects identitaires et des représentations liées au vieillissement, il importe de se pencher sur le rôle et la place des aînés, tout particulièrement des grands-mères, au cœur des solidarités familiales. En s’intéressant aux solidarités familiales et à la façon dont elles se déploient au fil du temps, on est alors plus à même de cibler les recompositions des besoins et des échanges entre les membres qui composent les familles.

Le défrichage de ces terrains de recherche pose évidemment la question des corpus de sources qui s’offrent pour appréhender ces différentes réalités historiques. Au fil des ans, les historiennes et les historiens des familles se sont beaucoup intéressés aux discours religieux, médicaux ou étatiques qui ont donné lieu à un ensemble de politiques publiques et contribué à façonner les contours de la vie familiale. On en sait beaucoup moins sur la vie quotidienne, les pratiques et les représentations des individus qui composent les ménages. Le recours aux sources orales s’avèrerait ici pertinent pour étudier les habitudes de vie, les représentations tout comme les dynamiques internes de la vie et de la reproduction familiale. Le travail avec les sources orales permet d’appréhender les relations complexes entre la mémoire et ses cadres socioculturels tout en montrant l’ambivalence et les ambiguïtés des pratiques sociales. Puisqu’elle donne accès à la multiplicité des expériences historiques et des positions identitaires, l’histoire orale semble ainsi tout indiquée pour mieux comprendre, dans une perspective intersectionnelle, le caractère multidimensionnel des rapports de genre et d’âge et de leurs effets sur les familles.

Conclusion

La conceptualisation des rapports de genre et d’âges comme outils d’analyse historique dans les années 1960 et 1970 reposait sur une proposition radicale et stimulante : analyser la manière dont les catégories d’âges et les catégories sociales liées aux sexes émergent et sont construites historiquement. Constituées en champs de recherche pluridisciplinaires, l’histoire du genre et l’histoire des âges de la vie ont d’ailleurs chacune rayonné dans plusieurs directions. Loin d’être l’apanage des historiennes et des historiens anglo-saxons, ces grilles théoriques ont, depuis plusieurs décennies, fait des percées significatives dans la discipline historique en France et au Québec. De plus en plus, les historiennes et les historiens se sont intéressés à la construction et à l’évolution des identités féminines et masculines dans divers contextes et temporalités, mais également à l’impact du genre sur le développement de l’État-providence et d’un ensemble de politiques sociales et familiales, pour ne mentionner que ces exemples. D’autres chercheurs et chercheuses ont envisagé que notre compréhension de l’histoire et des sociétés humaines ne pouvait être complète sans qu’on s’intéresse au processus du vieillissement, au passage inévitable du temps et à ses impacts autant à l’échelle collective qu’individuelle. Ces derniers ont par le fait même introduit l’idée que les expériences de vie liées à l’enfance, à l’adultéité ou à la vieillesse étaient non seulement biologiques, mais aussi sociales et culturelles. Ces évolutions historiographiques sont incontestables.

Les perspectives constructivistes et critiques de l’histoire du genre et de l’histoire des âges de la vie ont néanmoins connu un succès inégal et semblent toujours davantage reprises et intégrées à la trame des courants dominants de l’historiographie canadienne que québécoise. La barrière de la langue tout comme la prédilection des chercheurs et des chercheuses pour certaines démarches, ou perspectives de recherche, peuvent certes avoir joué un rôle. Il demeure pourtant clair que le Québec accuse certains retards bien spécifiques, notamment au regard de l’histoire de la masculinité, des identités masculines, de la vieillesse, du grandir et du vieillir. Les lacunes semblent néanmoins s’équivaloir au Québec comme au Canada lorsqu’il s’agit de faire converger l’histoire des femmes, du genre et des âges de la vie dans la recherche. La perspective de telles études ne manque pourtant pas d’intérêt. Elle permet de concevoir les parcours et les âges de la vie comme des constructions sociales et sexuées, en nous forçant à considérer le genre comme un rapport de pouvoir foncièrement labile dont les contours évoluent et se redéfinissent à l’échelle individuelle, collective et historique (Charles, 2013).

Bien qu’elle soit la source de réflexions théoriques stimulantes, cette proposition reste difficile à opérationnaliser en raison de la subtilité des dynamiques à l’œuvre dans la production des rapports de pouvoir et de domination (Achin et al., 2009). Une approche véritablement intersectionnelle pose un ensemble de défis aux historiennes et aux historiens qui font le choix d’y plonger. Tout en ciblant les particularités de chaque rapport de pouvoir (classe, genre, race, âge, orientation sexuelle, etc.), l’intersectionnalité doit nous pousser à appréhender les nuances de leurs arrimages dans un cadre géographique et temporel précis. Les croisements actuels, dans la recherche à l’échelle internationale, laissent encore entrevoir plusieurs chantiers en friche, par exemple relativement aux effets du vieillissement sur la virilité et sur les identités masculines ou l’analyse de l’âge adulte comme phase de vie distincte et marquée par des rapports de genre. Au-delà de l’histoire du genre et de l’histoire des âges de la vie, on peut également appeler à une reprise plus large de cette grille d’analyse par les historiennes et les historiens dans leurs champs respectifs en vue d’en enrichir la lecture et la compréhension. Ces perspectives ouvrent des espaces de recherche stimulants pour l’étude des expériences masculines et féminines du grandir et du vieillir, qui méritent d’être davantage explorés et mis en parallèle en ce qui concerne l’étude des trajectoires familiales, des identités paternelles et maternelles, des relations entre parents et enfants, et l’articulation des différentes temporalités sociales. En conjuguant les rapports de genre et d’âge, mais aussi de race, d’ethnicité et de classe au sein de leurs analyses, les historiennes et les historiens seront plus à même de cibler les configurations uniques produites par ces interactions et leurs effets sur les familles dans divers contextes et temporalités.