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Quels liens existent-ils entre la santé et la famille ? Peut-on avancer que la santé est, au moins en partie, une « affaire de famille » ? Lorsqu’un individu fait l’expérience de divers problèmes de santé, les membres de son entourage peuvent se mobiliser ou non autour de lui, jouer éventuellement un rôle de conseil, voire d’interface avec le monde médical, le soutenir ou le stigmatiser. Dit autrement, « la cellule familiale détermine de façon importante les croyances de ses membres, leurs attitudes et leurs comportements liés à la santé et à la gestion de la maladie » (Duhamel, 2006, p.3). Comment définir ce lien entre santé et famille et comment se déroulent les interventions potentielles des membres familiaux en matière de santé ? Comment en expliquer les variations selon les types de maladies, de système de soin, de configuration familiale et de culture ? Ce numéro de la revue internationale Enfances, familles, Générations a pour objectif de rassembler des articles présentant des études menées autour de ces questions.

La famille en tant qu’agent d’intervention dans les soins et la santé a été prise en compte relativement tardivement par les sciences sociales (Cresson, 2006). C’est surtout depuis la fin des années 1990 que des travaux insistent sur cette problématique (Cresson, 1997 ; Mougel, 2009 ; Cresson et Mebtoul, 2010 ; Rapp et Ginsburg, 2011). Auparavant si la famille était considérée du point de vue de la santé, c’était dans un registre davantage pathologique où le fonctionnement familial était considéré comme un élément pathogène. Cet aspect s’observe notamment dans le domaine psychiatrique. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les recherches sociales sont passées d’un modèle pathologique de la famille à un modèle thérapeutique – où la famille apparaît éventuellement comme un soutien (Carpentier, 2001). Désormais, non seulement la famille est perçue comme une solution potentielle aux problèmes de santé, mais on compte également sur elle pour s’ériger en milieu d’apprentissage des comportements prédisposant à la santé ou la maladie, par l’adoption d’habitudes spécifiques (saine alimentation, activité physique, etc.). Il incombe aux familles, et particulièrement aux femmes – qui sont les principales cibles des campagnes et des interventions de promotion de la santé -, la responsabilité de transmettre et de perpétuer les connaissances et les comportements en matière de saines habitudes de vie.[1] Les soins informels sont largement basés sur des savoirs dits féminins, alors qu’ils mobilisent des qualités attendues des femmes (douceur, empathie, etc.) et rappellent les corvées de la sphère domestique (assistance à la préparation des repas, à l’habillement, etc.). Ces soins, principalement promulgués par les membres de la famille, sont à appréciation variable selon les contextes sociaux. Lorsque les États désirent réduire les coûts de l’aide publique, ils tendent à donner davantage de responsabilités aux aidants familiaux (Saillant, 2003). Dans le cas des soins informels aux aînés notamment, la famille est implicitement considérée comme la première source d’aide et prend en charge 85% des besoins des aînés (Kempeneers et al., 2015). La famille est alors perçue comme une source privilégiée de soutien informel et leurs savoirs sont jugés riches et efficaces (Wolff et Attias-Donfut, 2007; Carpentier, 2001; Saillant, 2003). Au contraire, « quand les ressources médicales et sociosanitaires sont nombreuses et accessibles, les femmes et leurs savoirs sont considérés comme des entités douteuses et contestables » (Saillant, 2003, p.268). Il reste donc encore beaucoup à dire sur les manières dont les membres de la famille se positionnent et interviennent en matière de santé, dépendamment des contextes sociaux.

Le rôle du patient et de sa famille, passant de partenaire dans le soin à ressources, mériterait également d’être démystifié notamment quant aux impacts de tels statuts sur la famille et le système de santé. La famille se trouve souvent « réduite à un unique point de vue autour duquel les différents membres feraient bloc » (Béliard et Eideliman, 2014), empêchant alors de prendre en considération la multiplicité des actions des acteurs familiaux (père, mère, fratrie, grands-parents, etc.). Chacun de ces acteurs détient un point de vue particulier sur ce qu’est le soin et la maladie, qui ne se résume pas au point de vue de « la famille ».

S’il est clairement démontré que la famille a des effets sur la façon dont sont vécues la santé et la maladie des individus, il ne faut pas passer à côté du fait qu’inversement, la santé a également un impact sur la famille. Duhamel (2006) a clairement mentionné en quoi la problématique de santé peut jouer un rôle d’agent stresseur pour la famille, que ce soit sur le plan cognitif (imprévisibilité, incertitude, etc.), sur le plan des émotions (inquiétude, peur, etc.), sur le plan des activités quotidiennes (renoncement à des activités, dépenses financières imprévues, etc.) et sur le plan des relations interpersonnelles (relations de pouvoir, isolement de la personne malade, etc.). Plusieurs études sur les proches aidants démontrent l’épuisement vécues par ces derniers et dernières et l’impact physique et mental qu’une telle charge peut engendrer sur l’individu ; on parle alors de dépression, de morosité et de santé fragilisée (Kempeneers et al., 2015; Vallée et al., 2016).

Force est de constater que dans la littérature francophone, les études en sociologie de la famille, en anthropologie de la parenté, en sociologie de la santé, et les études sur le handicap (disability studies) dialoguent peu entre elles, même si chacune s’intéresse à des objets habituellement traités par les autres. Enfin, l’influence sur les sciences sociales des recherches centrées sur le concept de care (Kittay et Feder, 2002 ; Paperman et Laugier, 2006), dont beaucoup trouvent leur origine dans les mouvements féministes, mérite encore d’être développée. En inscrivant l’aide aux personnes malades dans le cadre d’une vision plus globale du lien social comme fondamentalement structuré par le care, et où le travail informel des femmes est la plupart du temps invisible (Abel et Nelson, 1990 ; Tronto, 1987; Saillant 2003), ces recherches abordent des questions qui restent à poser empiriquement.

Ce numéro spécial de la revue Enfances Familles Générations s’inscrit donc dans un mouvement de complexification, dans les analyses, du lien entre famille et santé tel qu’il est pensé en sciences humaines et sociales : un lien qui ne soit pas seulement pathogène ou seulement thérapeutique, pas plus qu’un lien qui puisse être rapporté à un point de vue consensuel. Ce mouvement a déjà été amorcé par un certain nombre de travaux, qui ont cherché à prendre en compte les dynamiques temporelles des engagements et désengagements familiaux, les facteurs de l’implication différenciée des membres au sein d’une même famille ou encore l’évolution des opinions de chacun en lien avec la maladie d’un proche, rapportés aux trajectoires et aux caractéristiques sociales des personnes (Weber, Gojard et Gramain, 2003 ; Carpentier et Ducharme, 2005). Comment ces dynamiques se produisent-elles dans le cas de différents troubles de santé physique et mentale, dans différentes configurations sociales et nationales ? Le titre de ce numéro, aux termes volontairement larges (il y a de nombreuses manières d’interpréter la « gestion », les « troubles », la « santé » ou encore la « famille »), vise ainsi à fédérer des travaux dont la diversité s’avère nécessaire pour remplir cet objectif.

Cela soulève plus spécifiquement de nombreuses questions. À partir du moment où un problème de santé émerge, comment les membres de la famille observent-ils les troubles, décident-ils de consulter, d’apporter de l’assistance ? Quelles opinions et échanges d’information peut-on noter parmi les membres de la famille, et comment les comprendre ? Comment le milieu familial influence-t-il, ensuite, les soins informels ou professionnels dispensés à la personne concernée ? Qui se mobilise et à quel moment ? Quel rôle certains proches (lesquels et pourquoi ?) jouent-ils dans le recours ou le non-recours aux différents soins possibles à l’extérieur de la famille ? Quelle est leur implication dans un rôle de conseil, d’interface, de facilitateur ou d’entrave vis-à-vis des personnes extérieures pouvant participer à la gestion des troubles ? On pense ici aussi bien au médecin, aux professions médicales et paramédicales, qu’à l’entourage local, aux associations, et plus généralement aux acteurs présents dans la cité ou la communauté au sein desquelles vit la personne. Enfin, quelle place la famille prend-t-elle dans l’intersectorialité en santé, en lien avec les services de santé, les organismes communautaires d’aide, les ressources d’hébergement, etc. ?

Les articles proposés peuvent être catégorisées en quatre thèmes différents. Les premiers portent sur la description des activités parentales auprès d’enfants victimes d’une maladie ou d’un trouble. Des Rivières-Pigeon et Courcy présentent, dans leur article, une réflexion sur le travail parental complexe lorsque l’enfant présente un trouble du spectre de l’autisme. Les auteures tentent alors de déconstruire la logique du « prendre-soin » pour montrer ce que cette action révèle. Rochedy étudie la façon dont se construit la gestion parentale des troubles alimentaires des enfants avec un trouble du spectre de l’autisme (TS). L’auteure décrit l’activité quotidienne des figures parentales en termes, principalement, de gestion des particularités alimentaires.

D’autres articles s’intéressent davantage aux modalités par lesquelles solidarités familiales et informelles et soutien formel se combinent dans un réseau de soutien dans lequel le malade et son environnement détiennent une place centrale. Kushtanina, Chamahian, Balard et Caradec présentent diverses expériences de malades et de proches dans des trajectoires d’accompagnement. Ils mettent en lumières les dynamiques relationnelles entre ces deux figures, c’est-à-dire les relations de care, en mentionnant que les malades ne sont pas uniquement récipiendaires de l’aide mais un acteur en tant que tel de la dynamique. Vinel présente l’environnement de santé en milieu rural comme un univers construit par de nombreuses relations familiales (principalement les femmes) et amicales, et en complémentarité avec le réseau de soins formels, au contraire de l’idée d’une individualisation du rapport à la santé.

Une troisième catégorie d’article met l’emphase sur l’impact et la critique des dispositifs institutionnels sur les membres familiaux récipiendaires, ainsi que leurs stratégies d’utilisation de ces programmes. Jacques, dans son article, insiste sur la manière dont des mères précaires et/ou migrantes utilisent des dispositifs institutionnels relatifs à l’accès aux soins en santé génésique et reproductive. L’accent est mis sur les manières dont ces dispositifs vont identifier et évaluer la parentalité de ces femmes et travailler avec elles. Campéon et Rothé discutent de l’importance du soutien aux proches aidants de personnes victimes de la maladie d’Alzheimer. Ils tentent également de mettre en évidence le processus par lequel ces personnes tendent de recourir aux dispositifs de répits, ainsi que les modalités d’appropriation et d’utilisation de ces dispositifs.

Enfin, une quatrième catégorie s’intéresse aux différences culturelles dans la gestion familiale de la santé. Oh montre comment, en Corée du Sud, le Care se présente, là aussi, comme une qualité féminine construite socialement. Par des causes culturelles et religieuses demeure une division sexuée du travail, dans laquelle les belles-filles gardent une place centrale mais invisible dans le soutien aux proches âgés. L’auteure mentionne plusieurs types de difficultés vécues par ces aidantes. Albertini Fruch, Rachedi et Lidén présentent l’enjeu du soutien des parents immigrés ayant un enfant présentant des troubles de santé spécifiques, en Norvège. Il est mentionné l’importance du réseau de soutien formel et informel, ainsi que le bricolage nécessaire pour parvenir à travailler et acquérir un revenu tout en répondant aux besoins de l’enfant. Enfin, Kane insiste dans son article sur le processus par lequel les parents tentent d’accéder aux soins médicaux pour leurs enfants en Mauritanie. La solidarité familiale, parfois encensée, n’est pas toujours efficace dans ce cadre-là, relativement au niveau de vie des parents et de la configuration familiale.