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Introduction

Les élections sont des institutions essentielles des démocraties. La participation des citoyens et les choix électoraux déterminent directement qui est élu aux fonctions publiques et influent indirectement sur les politiques publiques mises en place. La compréhension du comportement de l’électeur est donc au centre de l’analyse des systèmes politiques démocratiques.

Il est par conséquent naturel que le comportement électoral soit un objet d’étude central tant pour les politologues que pour les économistes politiques. Parmi les nombreux sujets associés à l’analyse du comportement électoral, savoir si le vote est sincère ou stratégique est une question inévitable.

L’étude du vote stratégique en science politique a commencé avec Duverger (1951), mais c’est l’oeuvre pionnière de Cox (1997), Making Votes Count, qui en a réellement établi les fondements.

Duverger (1951) est connu pour sa fameuse loi selon laquelle le système pluralitaire uninominal (SPU) engendre un système bipartite. Duverger fait la distinction entre deux effets du SPU qui réduisent la compétition politique : les effets mécaniques et psychologiques. L’effet mécanique est la sous-représentation systématique des petits partis sous le SPU puisqu’il est extrêmement difficile pour ceux-ci de gagner une pluralité des voix dans une circonscription. Duverger est le premier à souligner que les systèmes SPU engendrent de surcroît un effet psychologique sur les électeurs. Les supporters des petits partis dont les chances de victoire sont minces ou inexistantes désertent leur parti et votent pour l’un des deux principaux prétendants. C’est du vote stratégique sous un SPU.

Cox (1997) étend, approfondit et formalise l’analyse du vote stratégique. Il détermine les conditions sous lesquelles le vote stratégique devrait survenir. Les électeurs doivent vouloir maximiser leurs bénéfices à court terme et avoir de l’information sur la force relative des différents partis ou candidats. Il souligne que le vote stratégique peut se produire dans tout système électoral et insiste sur le fait que les électeurs devraient se soucier de « faire en sorte que leur vote compte » d’abord et avant tout au niveau du district, bien qu’il considère par la suite la possibilité que les électeurs se soucient de quels partis participent au gouvernement (pages 194-198).

Cox n’offre pas de définition précise de ce qu’est le vote stratégique, et ce, même si la majeure partie du livre porte sur le sujet et que le vote stratégique constitue lui-même la plus longue entrée de l’index des matières. Ceci n’est pas spécifique à Cox. La plupart des auteurs ayant étudié le vote stratégique n’ont pas jugé nécessaire de définir ce phénomène. Implicitement, un vote est considéré comme stratégique lorsque l’électeur est soucieux de faire en sorte que son vote compte et donc c’est un vote qui est influencé par les attentes de l’électeur quant au résultat possible de l’élection.

La littérature théorique en économique estime que le vote stratégique est une application du comportement stratégique dans un contexte électoral. Le modèle standard de choix électoral considéré est caractérisé par un ensemble fini d’électeurs qui doivent voter sur un ensemble fini d’options (candidats ou partis). La règle électorale détermine comment les votes sont traduits en résultats électoraux (le gagnant de l’élection) en fonction desquels les préférences des électeurs sont définies. Par une approche de théorie des jeux, un électeur stratégique est un électeur qui vote de façon instrumentale, c’est-à-dire avec l’intention de maximiser son utilité attendue du résultat de l’élection, compte tenu de ses attentes quant au vote des autres électeurs[1]. Les choix électoraux d’un électeur stratégique sont guidés par les préférences et les attentes quant à l’issue probable d’une élection. C’est donc un électeur qui agit en fonction de calculs rationnels ou sophistiqués et qui perçoit son vote comme un instrument permettant d’affecter le résultat d’une élection[2]. En utilisant le langage de Cox, c’est un électeur qui est soucieux de faire en sorte que son vote compte. En pratique, cela signifie que le vote sera conditionné à l’éventualité où son vote serait décisif.

La littérature distingue souvent les électeurs stratégiques des électeurs sincères[3]. Un électeur sincère est un électeur dont les choix électoraux sont guidés uniquement par ses préférences. On peut considérer l’électeur sincère comme un électeur expressif qui retire de l’utilité du fait d’exprimer ses préférences en répondant à la question qu’il perçoit être posée sur le bulletin de vote. Alternativement, on peut le voir comme un électeur naïf qui considère que son vote détermine l’issue de l’élection. Les deux interprétations sont équivalentes si l’utilité que l’électeur tire de l’expression de ses préférences est modélisée comme étant l’utilité qu’il obtiendrait si son vote déterminait l’issue de l’élection. Les électeurs stratégiques et sincères ont les mêmes préférences de base et ils agissent tous de manière à maximiser l’utilité attendue de leur vote. Cependant, un électeur sincère considère que son action (vote) détermine le résultat final de l’élection. Donc un électeur sincère qui vote pour son option favorite obtient de l’utilité du fait de voter pour cette option, même si celle-ci ne gagne pas. À l’inverse, un électeur stratégique est conscient que l’issue de l’élection dépend de l’action des autres électeurs.

Avec le SPU, un électeur sincère vote toujours pour son option préférée, en ce sens qu’il vote pour l’option qu’il aimerait voir gagner[4]. On appelle ce type de choix électoral un vote sincère. Il en est tout autrement pour les électeurs stratégiques. Un électeur stratégique pourrait considérer qu’il est optimal de réaliser un vote sincère, tel que nous venons de le définir. Cependant, il existe des cas où l’électeur stratégique pourrait choisir de voter pour une option autre que celle(s) qu’il préfère le plus. On réfère à ce type de choix électoral comme étant un vote stratégique.

Nous désirons insister sur la distinction entre un électeur stratégique (sincère) et un vote stratégique (sincère). En fait, il y a beaucoup de confusion dans la façon dont la littérature existante utilise ces termes parce qu’il existe dans cette littérature deux définitions (principalement implicites) du vote stratégique. La définition élargie est celle compatible avec l’analyse économique du comportement stratégique selon laquelle c’est un vote qui est affecté par des préoccupations et des attentes quant au résultat probable de l’élection, mais qui n’est pas forcément différent d’un vote sincère. Selon la définition stricte, c’est un vote affecté de façon décisive par les préoccupations et les attentes et ainsi un vote pour un candidat autre que celui sincèrement préféré. Alors, tandis que la différence entre un électeur sincère et un électeur stratégique dépend de la motivation de l’électeur, la distinction entre un vote sincère et un vote stratégique est liée à la cohérence du vote exprimé avec l’ordre de préférence de l’électeur quant aux options se trouvant sur le bulletin de vote[5].

Comme le soulignent Kawai et Watanabe (2013), cette distinction est importante pour la raison suivante[6] : le fait qu’un électeur soit stratégique au sens large constitue un postulat de départ, tandis que sa décision de choisir une option autre que celle qu’il préfère, faisant de lui un électeur stratégique au sens strict, constitue un résultat d’équilibre. L’électeur sincère va toujours choisir de voter pour le candidat qu’il souhaiterait voir vainqueur, comme si son vote était décisif. En revanche, un électeur stratégique va décider d’appuyer son candidat préféré ou non, dépendamment du contexte.

Afin de distinguer clairement les concepts introduits, considérons par exemple une élection avec le SPU dans une circonscription à trois candidats, soit A, B et C. Supposons qu’un électeur classe comme suit les trois candidats, en fonction de celui qu’il aimerait voir gagner : il préfère le candidat C, suivi dans l’ordre par les candidats B et A.

Si l’électeur est sincère, il vote pour son option préférée, le candidat C, indépendamment des choix des autres électeurs.

Si l’électeur est stratégique, il prend en considération le comportement des autres électeurs pour déterminer les situations dans lesquelles son vote pourrait avoir un impact. Considérons la plus simple des situations où en cas d’égalité des voix chaque candidat a la même probabilité de gagner, tout le monde participe au scrutin et où l’électeur connaît les préférences des autres électeurs. Son vote compte seulement si le principal concurrent a un avantage d’au plus une voix. Dans tous les autres cas, son vote ne compte pas et il sera alors indifférent envers l’ensemble des options.

Considérons maintenant différentes situations dans lesquelles l’électeur est pivot, donc son vote compte. Supposons qu’il s’attend à ce que C soit parmi les deux principaux concurrents. Dans cette situation, il est clairement optimal de voter pour C. En fait, si on s’attend à ce que C se retrouve en position d’égalité, voter sincèrement lui assurerait la victoire tandis que voter pour un autre candidat pourrait soit engendrer une égalité, soit faire perdre C. Supposons maintenant que l’électeur prévoit que C se retrouvera bien derrière les deux autres candidats. Si le candidat B mène par une voix, l’électeur sera indifférent à voter pour C ou pour B. Manifestement, il ne voudrait pas voter pour A, sans quoi il va procurer une chance de gagner au candidat qu’il aime le moins. Si le candidat B n’est pas en avance d’une voix, alors l’électeur considérera strictement optimal de voter pour B. Il déserte alors son candidat favori C, qui n’a pas de chance de gagner, afin de donner une chance à son second candidat préféré. En votant pour B, l’électeur peut soit engendrer une égalité avec A, soit lui assurer la victoire. Par conséquent, si nous supposons, comme c’est l’usage dans la littérature, que les électeurs ne jouent pas une stratégie faiblement dominée, alors il est facile de voir que lorsqu’on s’attend à ce que C ait une chance de gagner l’électeur stratégique choisira d’appuyer son candidat préféré, tandis que si C n’a pas de chance de gagner l’électeur stratégique optera pour un autre candidat. La situation se complique quand l’électeur ne sait pas avec certitude combien de votes chaque candidat obtiendra. Dans ce cas, il devra considérer les probabilités que surviennent les différentes situations pivots. Cependant, la logique sous-jacente demeure la même.

Les incitations à voter pour une option autre que celle(s) qu’un électeur choisirait si son vote était déterminant pour l’issue de l’élection ne sont pas particulières aux systèmes pluralitaires uninominaux. Un résultat important de la théorie du choix social, attribuable à Gibbard (1973) et Satterthwaite (1975), est que tous les systèmes électoraux sont de potentielles victimes du vote stratégique au sens strict. Les différents systèmes électoraux produisent diverses incitations à voter stratégiquement.

Bien que dans certains modèles voter pour le candidat préféré demeure une stratégie d’équilibre pour tous les électeurs stratégiques, ce n’est habituellement pas le cas. Surtout, les modèles avec des électeurs stratégiques se caractérisent habituellement par une multitude d’équilibres. C’est pourquoi dans des élections avec des électeurs stratégiques voter devient un enjeu de coordination. Les vainqueurs des élections peuvent être complètement différents selon l’équilibre qui est joué. Si différents types d’équilibres sont joués au fil du temps, la constance dans les politiques publiques pourrait être amoindrie. Du point de vue pratique d’un théoricien voulant créer un modèle réaliste de compétition politique afin d’analyser des enjeux politiques, les modèles théoriques deviennent plus complexes lorsqu’on y intègre des électeurs stratégiques, et souvent l’analyse ne conduit pas à des conclusions univoques à cause de l’existence d’une multiplicité d’équilibres. Dans une perspective normative, il n’y a pas d’unanimité quant au classement des différents critères qu’on peut utiliser pour évaluer si les résultats électoraux seront « meilleurs » avec ou sans vote stratégique. Cela dépend probablement de la règle électorale[7]. C’est pourquoi il est crucial de comprendre sous quelles conditions empiriques les électeurs sont stratégiques et votent stratégiquement.

Un défi important dans l’analyse empirique des choix des électeurs est que les préférences de ces derniers ne sont pas directement observées. Si l’on souhaite aborder de façon rigoureuse des questions importantes sur la compétition politique, il est essentiel de faire des hypothèses sur la nature de l’utilité des électeurs et sur leur degré de rationalité et de sophistication. Par exemple, les préférences des électeurs peuvent être définies par rapport aux candidats, aux partis, aux coalitions gouvernementales ou aux politiques publiques. La mesure du comportement stratégique dans des situations empiriques spécifiques est donc affectée par ces hypothèses. Tout test direct ou indirect du vote stratégique est par conséquent un test conjoint des hypothèses stratégiques et d’hypothèses auxiliaires. Cette considération générale est valable pour toute autre analyse empirique portant sur la prise de décision individuelle ou de groupe, mais il est important de garder cela en tête.

Les études empiriques du vote stratégique dans les systèmes pluralitaires supposent que les préférences sont définies uniquement par rapport à l’issue des élections. Les conditions spécifiques d’un vote stratégique dépendent alors de ce qu’on considère comme étant l’issue de l’élection (le gagnant dans la circonscription, la composition générale de la législature, le résultat final en matière de politiques publiques, etc.) ainsi que du système électoral spécifique et de la forme de gouvernement[8].

Dans cet article, nous passons en revue la littérature empirique portant sur le vote stratégique. Pour des raisons d’espace, nous ne considérons pas la littérature portant sur la participation électorale, sur le vote en présence d’information asymétrique et sur le vote en comités ou en assemblées législatives[9].

L’article est organisé comme suit. Nous divisons l’analyse entre les systèmes pluralitaires et les autres systèmes[10]. Nous présentons des définitions plus détaillées du vote stratégique dans chaque contexte, nous discutons des difficultés auxquelles font face les chercheurs dans l’identification du vote stratégique à partir des données, et nous présentons les résultats qu’ont obtenus les études empiriques existantes à partir de diverses approches méthodologiques.

1. Les systèmes pluralitaires

Les premières études empiriques du vote stratégique ont concentré leur analyse sur les systèmes SPU, dans lesquels la nature des considérations stratégiques est probablement la plus intuitive.

Conformément à la vision de Cox voulant que le vote stratégique soit plus important au niveau des circonscriptions, la plupart des études présument que les préférences des électeurs sont définies en fonction du vainqueur de l’élection dans leur circonscription. Nous allons alors débuter en analysant cette situation.

Les enquêtes sont de loin la source de données dominante dans le champ des élections et du comportement électoral et demeurent la principale source de données pour les politologues qui ont étudié le vote stratégique dans les 20 dernières années. Les études à partir de données d’enquête portant sur le vote stratégique en science politique sont réalisées à partir de deux principales approches (voir Blais et al., 2005). Une première, l’approche directe, consiste à préciser les conditions, dans la mesure où on dispose d’une mesure des préférences des électeurs, qui doivent être satisfaites pour conclure qu’un vote est stratégique (au sens strict du terme). Toutes ces études ont conclu à l’existence d’un certain degré de vote stratégique, bien qu’elles aient souvent estimé que le niveau de vote stratégique (au sens strict du terme) est plutôt modeste. Une seconde approche, cette fois indirecte, consiste à utiliser une série de questions pour mesurer les préférences des électeurs ainsi que leurs attentes quant au résultat de l’élection et de les utiliser pour estimer des équations représentant les choix de vote individuel. Les coefficients sont alors utilisés pour déterminer si ces attentes ont affecté le choix électoral au-delà des préférences, ainsi que pour simuler de quelle façon certains électeurs, et lesquels, auraient voté différemment en l’absence de considérations stratégiques.

Blais et al. (2009) font une estimation de l’ampleur du vote stratégique dans une élection britannique et quatre élections canadiennes à l’aide de l’approche directe. Ils établissent deux conditions simples pour qu’un vote soit défini comme stratégique, en supposant implicitement que les électeurs se soucient du parti qui est élu et que leurs préférences peuvent être mesurées sur une échelle d’appréciation : 1) le parti préféré de l’électeur (celui auquel il attribue la meilleure note sur l’échelle d’appréciation) n’est pas parmi les deux principaux concurrents dans sa circonscription (signifiant qu’il n’est pas l’un des deux partis ayant aux yeux de l’électeur les meilleures chances de gagner); et 2) il vote pour le parti qu’il préfère parmi les deux principaux concurrents. Les auteurs déterminent que le bassin de votes potentiellement stratégiques (ceux ayant satisfait à la première condition) est entre 10 % et 15 % des électeurs et que dans l’ensemble le vote stratégique se situe entre 3 % et 5 % (environ un tiers de ceux qui étaient en dilemme quant au fait de voter sincèrement ou stratégiquement).

Une méthode encore plus directe pour déterminer si un électeur a voté stratégiquement est de le questionner directement sur les motivations de son choix électoral. C’est cette approche qui a par exemple été suivie par Heath et Evans (1994) ainsi que Fisher (2000), qui ont utilisé des données de la British Election Study où on demandait aux répondants « Laquelle des raisons sur cette fiche est la plus proche de la raison principale pour laquelle vous avez voté pour le parti choisi? ». Parmi les quatre options possibles, l’option trois était que « Je préférais en réalité un autre parti, mais il n’avait pas de chance de gagner dans cette circonscription ». Si le répondant a choisi cette option, son vote était stratégique. Il y a cependant certains inconvénients à recourir à cette méthode. D’une part, l’option « stratégique » combine les deux critères d’un vote stratégique en une seule affirmation. D’autre part, les réponses à une telle question sont nécessairement affectées par la nature des autres motivations offertes. En fait, il a été démontré que cette méthode engendre des estimations plus élevées que les autres approches [11].

Blais et al. (2005) comparent les approches directe et indirecte. En utilisant des données d’enquête de l’élection de 1999 dans la province de l’Ontario, ils trouvent que les estimations du vote stratégique (au sens strict) sont étonnamment basses, allant de 3,6 % pour l’approche indirecte à 5,5 % en utilisant l’approche directe.

Alvarez et Nagler (2000) proposent une nouvelle approche indirecte fondée sur des données d’enquête permettant d’étudier et de mesurer le vote stratégique. La méthode est assez simple. Ils estiment un modèle de choix électoral par lequel la décision de voter pour un parti donné dépend tout d’abord de variables liées aux préférences de l’électeur, telles que les caractéristiques sociodémographiques de l’individu et la proximité ou la distance relative entre ses positions sur les enjeux majeurs de l’élection et celles des divers partis. Ils utilisent de surcroît deux variables représentant les considérations stratégiques des électeurs, la première mesurant à quel point le parti est condamné à la défaite dans la circonscription du répondant (selon le résultat de l’élection précédente) et la seconde, mesurant à quel degré la compétition entre les deux principaux concurrents est susceptible d’être serrée (encore une fois selon le résultat de l’élection précédente).

Alvarez et Nagler poursuivent en montrant (avec des données d’enquêtes pour l’élection britannique de 1987) que les variables stratégiques sont significatives même en contrôlant pour tous les autres facteurs, confirmant ainsi la présence de vote stratégique. Ils procèdent ensuite à l’estimation de l’ampleur du vote stratégique en déterminant combien de répondants auraient voté différemment si les considérations stratégiques n’avaient eu aucun effet. Ils concluent qu’environ 7 % des électeurs britanniques ont voté stratégiquement lors de cette élection, au sens strict du terme, signifiant que ceux-ci auraient voté différemment en absence de considérations stratégiques. Dans une étude subséquente, Alvarez et al. (2006) utilisent la même méthodologie, mais en y apportant un léger amendement. Ils proposent une approche en deux étapes qui met l’accent sur l’estimation de la proportion d’électeurs se retrouvant dans une situation où ils devaient choisir entre voter sincèrement ou stratégiquement, soit tous les électeurs dont le parti favori était en troisième place dans leur circonscription (selon le résultat de l’élection précédente). Les auteurs soulignent que ces électeurs représentent environ 20 % de l’électorat dans les deux élections analysées. Ils montrent ensuite qu’environ la moitié de ces électeurs auraient prétendument voté différemment en l’absence de considérations stratégiques.

La principale limite de cette approche provient de l’utilisation du résultat de l’élection précédente en tant que fondement des considérations stratégiques. D’une part, la viabilité des divers partis pourrait avoir changé considérablement depuis l’élection précédente. D’autre part, ce qui importe réellement est la perception des électeurs quant à la viabilité des partis puisque leurs décisions dépendent de ces perceptions et celles-ci peuvent être bien différentes d’indicateurs objectifs tels que le résultat de l’élection précédente. En fait, Blais et Bodet (2006) montrent que ces perceptions sont formées non seulement par les résultats des élections précédentes, mais aussi par les récents sondages. Par ailleurs, ces informations sont d’une part moins susceptibles d’être prises en compte par des électeurs moins sophistiqués et d’autre part, les supporters partisans prennent leurs désirs pour des réalités en surestimant les chances de victoire de « leur » parti.

Cela a mené à un second courant de recherche basé sur un modèle de choix électoral avec un ensemble de variables conçues pour prendre en compte les facteurs qui affectent les préférences des électeurs ainsi que leurs perceptions des chances de victoire des différents partis dans la circonscription (voir spécialement Blais et al., 2001). Ces études montrent que les perceptions de viabilité ont un impact indépendant sur le choix électoral et elles estiment de surcroît l’ampleur du vote stratégique à travers des simulations comparant la probabilité attendue de voter pour les divers partis en absence de considérations stratégiques (soit lorsqu’on présume que les perceptions de viabilité n’ont aucun effet). Il faut aussi considérer que tandis qu’Alvarez et Nagler ont uniquement inclus les caractéristiques sociodémographiques et des mesures de proximité avec les enjeux politiques en tant que déterminants des préférences, ces études incorporent des indicateurs plus puissants du choix électoral (identification partisane et évaluation générale des partis et des chefs). Par conséquent, il y a une meilleure prise en compte des préférences sincères et l’ampleur du vote stratégique (défini au sens strict) est habituellement estimée comme étant plus faible (moins de 5 % dans l’ensemble).

D’autres preuves indirectes de l’existence du vote stratégique proviennent d’études basées sur des données agrégées de résultats électoraux, dans lesquelles aucune information additionnelle n’est connue individuellement pour chaque électeur.

Cox (1997) formule l’hypothèse bimodale pour les systèmes uninominaux à un tour, selon laquelle il pourrait survenir dans toute circonscription deux différentes situations. Premièrement, celle où les électeurs votent stratégiquement parce que l’ordre des partis dans l’opinion publique est clair, leur permettant de déterminer quel parti est à déserter. Dans la seconde situation, l’ordre des partis est incertain et alors tant les candidats de seconde et de troisième place reçoivent des votes. Pour tester sa théorie, Cox construit ce qu’il appelle le ratio SF (en anglais second to first loser’s ratio). C’est le ratio du nombre de voix obtenues par le troisième candidat sur celui du second candidat. En présence d’un équilibre où les électeurs votent stratégiquement, les électeurs concentreront leurs votes uniquement sur les deux principaux concurrents (l’équilibre de Duverger) et le ratio SF devrait par conséquent être nul. Sous un autre équilibre (autre que celui de Duverger), lorsque la course est trop serrée pour en prédire l’issue, le ratio SF devrait être de un. Cox affirme en outre qu’il devrait y avoir davantage de vote stratégique lors d’élections serrées, puisque dès lors la chance d’influencer le résultat de l’élection est plus grande. En observant la distribution des ratios SF pour les élections britanniques entre 1983 et 1992 et en utilisant les données au niveau des circonscriptions, Cox obtient de l’appui empirique pour l’hypothèse bimodale tout comme pour la relation entre le ratio SF et la marge de victoire. Le seul inconvénient, admis par Cox, est qu’on ne peut dire si cette coordination stratégique est due aux électeurs ou aux partis, ou aux deux[12].

Myatt (2007) se penche à son tour sur l’hypothèse de Cox (1997) et montre que lorsque les électeurs sont incertains quant à l’appui pour les différents partis dans leur circonscription, certains électeurs stratégiques pourraient juger optimal de voter sincèrement pour un parti qui termine en troisième position. Fisher (2000) teste à la fois l’hypothèse bimodale de Cox et le modèle de Myatt en ayant recours à des données d’enquêtes sur les élections générales britanniques de 1987, 1992 et 1997. Il trouve que dans certaines élections le ratio SF ne montre pas de distribution bimodale. De surcroît, il affirme que pour prétendre à l’existence de vote stratégique, en plus d’avoir une distribution bimodale, le ratio SF devrait être inversement lié à l’importance du vote stratégique dans une circonscription. En utilisant la mesure directe de vote stratégique élaborée par Heath et Evans (1994), il observe que le ratio SF et le vote stratégique ont une corrélation négative, mais non significative, seulement pour l’élection de 1992.

Anagol et Fujiwara (2016) offrent des preuves indirectes de vote stratégique en ayant recours à des résultats électoraux agrégés. Ils nous instruisent en particulier sur l’effet psychologique du SPU en se penchant sur l’impact de la coordination stratégique sur les résultats électoraux. À l’aide d’une régression sur discontinuité pour les élections tenues sous le SPU à travers le monde, ils comparent les trajectoires électorales entre les candidats arrivés en deuxième et en troisième place. Ils déterminent que le meilleur des candidats vaincus est plus susceptible de faire campagne à nouveau et d’être élu dans de futures élections. Cela est interprété comme une preuve que les électeurs utilisent le rang des candidats aux élections précédentes pour coordonner leurs votes dans les élections subséquentes. Il semble y avoir une transition systématique à partir d’un équilibre non duvergérien, où les candidats de seconde et troisième place récoltent un nombre similaire de votes, vers un équilibre duvergérien, où la part de vote du second candidat est bien plus élevée. Un tel effet est plus fort à mesure que diminue la proportion des voix qu’obtient le vainqueur.

Les analyses fondées sur les résultats électoraux ont systématiquement généré des résultats cohérents avec la présence de vote stratégique. Cependant, la preuve est souvent indirecte. De plus, il est extrêmement difficile de distinguer l’impact qu’ont les partis/candidats de celui qu’ont les électeurs sur les résultats électoraux analysés. Les données d’enquête sont attrayantes puisqu’elles contiennent une variété intéressante d’informations individuelles. Néanmoins, il devient très difficile d’identifier les relations causales entre les facteurs institutionnels (tels que le système électoral ou le nombre de partis) et le comportement électoral. De surcroît, les économistes ont été plus méfiants quant à l’utilisation de données d’enquête pour déterminer les préférences des électeurs entre autres en raison des potentiels biais causés par l’autodéclaration des préférences. L’approche souvent privilégiée par les économistes pour analyser le comportement électoral postule en tant que point de départ que les mesures des enquêtes existantes ne sont pas satisfaisantes. Une approche différente, qui peut être aussi utilisée avec les données électorales agrégées, consiste à considérer que les préférences ne sont pas observées et à estimer et/ou tester des modèles spécifiques de vote.

À cet égard, plutôt que de se pencher sur le vote stratégique, Degan et Merlo (2011) estiment structurellement un modèle de participation et de vote (sincère) aux élections américaines de 2000 au Congrès et à la présidence. Le modèle estimé correspond aux tendances d’abstention, d’abstention sélective, de vote uniforme (straight) et de vote divisé (split) observées dans la réalité, que ce soit pour des groupes démographiques spécifiques ou pour l’ensemble de l’électorat[13].

Degan et Merlo (2009) analysent, dans un contexte où les électeurs font face à une multitude d’élections avec de multiples candidats aux positions politiques observables, les conditions sous lesquelles il est possible de falsifier l’hypothèse voulant que les électeurs votent dans chaque élection pour le candidat le plus rapproché idéologiquement. Henry et Mourifié (2013) utilisent les résultats de Degan et Merlo (2009) pour conduire un test formel, basé sur les préférences révélées, du modèle de vote spatial pour différentes élections nationales aux États-Unis. Ils trouvent que dans tous les cas les prédictions du modèle sont infirmées par les données empiriques. Ils ajoutent ensuite une variable de valence non observée et déterminent le niveau d’hétérogénéité des électeurs nécessaire à la conciliation des données avec les préférences spatiales.

Les études existantes fournissent des estimations de l’ampleur du vote stratégique au sens strict, mais peu de choses sont connues sur le vote stratégique au sens large. Une exception est Kawai et Watanabe (2013). En utilisant des données agrégées au niveau municipal pour les élections générales au Japon tenues sous la règle pluralitaire, ils obtiennent des estimations de la proportion d’électeurs stratégiques tant en fonction de la définition élargie que de la définition stricte. L’identification de la fraction d’électeurs stratégiques dans chaque municipalité est guidée par la variation dans la répartition des voix entre les municipalités similaires provenant de différents districts par rapport aux autres municipalités dans les mêmes districts. Ils trouvent que la proportion moyenne d’électeurs stratégiques, en fonction de la définition élargie, est entre 63 % et 72 % dans les courses les moins compétitives et entre 82 % et 85 % dans les luttes les plus serrées. Parmi ces électeurs ayant eu recours à des calculs rationnels, seulement 1 % à 4 % ont effectué un choix stratégique au sens strict. Ils montrent, en procédant à des expériences contrefactuelles, que même si la proportion de vote stratégique est petite, le vote stratégique a un grand impact sur le nombre de sièges remportés par les divers partis, parce que le comportement stratégique et les votes désalignés sont plus probables lorsque les marges de victoire sont petites.

Nous avons mentionné en introduction que la condition spécifique pour détecter un vote stratégique au sens strict dépend de la nature du résultat électoral dont se préoccupe l’électeur. En fait, les préférences peuvent être définies par rapport aux candidats, aux partis, aux coalitions gouvernementales ou aux politiques publiques.

Dans des contextes où les électeurs doivent effectuer différents votes simultanément, ils peuvent d’une part considérer chaque vote séparément ou d’autre part, leurs préférences relativement à l’issue d’une élection peuvent dépendre de l’issue d’une autre élection. De même, dans des systèmes tels que celui des États-Unis où les élections présidentielles et celles de la Chambre des représentants se tiennent au même moment, un électeur peut diviser ses votes, c’est-à-dire voter pour des candidats provenant de différents partis, pour différentes raisons. L’électeur peut être sincère et voter pour son candidat préféré pour chaque élection (Degan et Merlo, 2011). Il peut comprendre que le sort d’une politique publique va dépendre à la fois de la composition partisane de la Chambre et de la présidence et donc avoir établi ses préférences en fonction de cette composition. Dans cette situation, l’électeur pourrait voter sincèrement comme si son vote affectait l’issue des deux élections (Fiorina, 1992). Autrement, il peut aussi voter stratégiquement pour différents partis de façon à induire une modération dans les politiques mises en oeuvre (Alesina et Rosenthal, 1995).

Une approche méthodologique qui ne souffre pas de certaines des limites des analyses à partir de données d’enquête ou de résultats électoraux agrégés est celle fondée sur des expériences en laboratoire. L’utilisation d’expériences en laboratoire permet de tester des théories du comportement humain dans des conditions strictement contrôlées, dans lesquelles les participants reçoivent une rétribution et les règles institutionnelles sont claires et définies de façon exogène de manière à produire des incitations en cohérence avec le modèle théorique à tester. Le fait que les préférences et les institutions soient contrôlées signifie qu’en changeant les préférences (par le biais des rétributions) et les institutions en laboratoire, il est possible de déterminer les effets causaux sur le comportement. Dans le contexte électoral, les expériences en laboratoire offrent aux chercheurs l’opportunité d’examiner précisément les conditions sous lesquelles les électeurs désirent/peuvent ajuster leur décision de vote en fonction de la règle électorale et de l’information qu’ils détiennent sur la décision que les autres électeurs sont susceptibles de prendre, ce qui représente exactement ce qu’est le vote stratégique. Le principal inconvénient de cette approche concerne la validité externe, un problème dont nous discutons ci-dessous.

Les premières expériences en laboratoire portant sur le vote stratégique considéraient des contextes où les électeurs avaient une information complète sur leurs propres préférences tout comme sur les préférences agrégées sur les candidats. Elles analysaient principalement des élections uninominales pluralitaires à plusieurs candidats avec l’objectif d’étudier l’existence de coordination stratégique entre les électeurs.

Les premières études remontent à Felsenthal et al. (1988) et Rapoport et al. (1991)[14]. Cependant, on y contraignait les électeurs aux préférences identiques à voter en bloc, c’est-à-dire de la même façon, sapant ainsi la possibilité d’analyser la coordination des électeurs.

Ces études ont été suivies par celle de Forsythe et al. (1993), qui ont étudié un environnement électoral similaire, mais en permettant aux électeurs aux préférences identiques de faire des votes indépendants[15]. Ils considèrent des élections à trois candidats, disons A, B et C, ainsi que trois groupes d’électeurs. Les deux premiers groupes ne s’accordent pas sur le rang des candidats A et B, mais classent le candidat C en dernier (C est le perdant de Condorcet). Le troisième groupe classe le candidat C en premier. L’information est complète. Alors qu’aucun groupe ne constitue une majorité, les deux premiers groupes forment une majorité partagée. Dans ce contexte, le vote sincère devrait mener à une course à trois, lors de laquelle C, le perdant de Condorcet, gagne. Néanmoins, il existe en présence de vote stratégique un équilibre dans lequel les électeurs des deux premiers groupes se coordonnent en faveur du candidat A ou B, qui sera alors le vainqueur.

Les auteurs effectuent une série d’expériences en laboratoire avec des participants payés conditionnellement aux résultats des votes. Les rétributions reçues par les sujets déterminent indirectement leurs préférences par rapport aux résultats. Les sujets de l’expérience prennent connaissance, lorsque disponibles, des résultats de l’élection précédente, des résultats des sondages, puis votent. L’étude permet aux auteurs d’évaluer l’aptitude de coordination selon les mécanismes disponibles. Ils trouvent qu’en l’absence de mécanismes permettant d’identifier les candidats viables, la coordination échoue et le perdant de Condorcet gagne dans la plupart des cas. Ils déterminent aussi que les sondages sont efficaces pour permettre aux électeurs de se coordonner et que l’ordre sur les bulletins (qui diffère selon les groupes) importe davantage en présence de sondages. Lorsqu’ils observent le résultat de l’élection précédente, les électeurs se coordonnent dans une certaine mesure sur le candidat gagnant.

Rietz et al. (1998) laissent la possibilité aux sujets de faire une contribution aux candidats pendant la campagne électorale, sachant que le montant de cette contribution est soustrait de la rétribution du participant. Les contributions totales amassées par chaque candidat sont rendues publiques avant l’élection. Les auteurs sont intéressés à déterminer le possible rôle de coordination joué par le « signal coûteux » représenté par les contributions. Ils trouvent que les contributions ont le même effet de coordination que les sondages préélectoraux.

Plus récemment, Bouton et al. (2017) ont comparé le vote stratégique et l’émergence de l’équilibre de Duverger dans un contexte de majorité partagée avec et sans incertitude relativement à la distribution des préférences dans l’électorat. Les résultats expérimentaux sont cohérents avec leurs prédictions théoriques : le vote sincère est dominant en présence d’incertitude, mais les lecteurs coordonnent leur vote sur un candidat en situation de certitude[16]. En particulier, 63 % des sujets votent sincèrement sous incertitude, comparativement à seulement 28 % avec une information complète. La proportion de sujets votant pour le candidat le plus fort est de 32 % avec incertitude et monte à 72 % sans incertitude. En absence d’incertitude les sujets sélectionnent l’équilibre de Duverger qui maximise le bien-être. Ceci correspond à une stratégie où les sujets votent pour les candidats avec l’appui ex ante le plus important. L’incertitude rend la coordination sur une même stratégie d’équilibre plus difficile.

Certains chercheurs ont recouru aux expériences en laboratoire parce qu’elles leur permettent d’estimer précisément de quelle façon les individus réagissent aux incitations stratégiques produites par le système électoral. D’autres ont été plus réticents face à cette approche. Leur relatif scepticisme est lié à deux types de considérations. La plus évidente est que les expériences en laboratoire ne reproduisent pas l’environnement d’élections réelles, où le nombre d’électeurs est très grand et donc la probabilité qu’un vote soit pivot est infiniment petite. L’autre considération est que la préférence pour un candidat par rapport à un autre qui est induite dans une expérience en laboratoire est nécessairement petite (une modeste rétribution) tandis que dans de « vraies » élections, certains électeurs ont un profond attachement affectif pour certains candidats ou partis, ce qui les rend résistants à même considérer déserter « leur » parti, même si ce parti n’a pas la moindre chance de gagner. Le fait que les expériences en laboratoire tendent à suggérer que le vote stratégique soit répandu est interprété par les sceptiques comme une indication que la méthode expérimentale est « artificielle » (voir, par exemple, Dumitrescu et Blais, 2014).

Un autre système électoral qui se rapproche des systèmes pluralitaires est le scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Ce système est par exemple utilisé pour l’élection du président français. Il consiste en deux rondes lors desquelles les électeurs votent pour un seul candidat. Si un candidat obtient une majorité des voix dès le premier tour, il n’y a pas de second tour. Autrement, les deux candidats obtenant la pluralité des votes passent au second tour. Dès lors, le candidat qui obtient la majorité des voix est élu. Lorsque les électeurs retirent de l’utilité du candidat élu, un électeur sincère appuie à chaque ronde et de manière myopique le candidat qu’il préfère parmi l’ensemble des candidats sur le bulletin. Tel qu’expliqué dans Aldrich et al. (livre à paraître), puisqu’il n’y a que deux choix possibles au second tour, tant les électeurs stratégiques que les sincères votent pour leur candidat préféré. Il peut survenir au premier tour deux types de vote stratégique : (1) un électeur dont le candidat préféré n’a aucune chance de gagner au second tour pourrait choisir de voter stratégiquement pour le candidat qu’il préfère parmi ceux ayant une chance de remporter le second tour. Ce type de vote stratégique est équivalent à celui qui a été analysé jusqu’à maintenant pour les systèmes SPU; (2) quand les électeurs peuvent parfaitement anticiper quel candidat obtiendra la pluralité (mais non la majorité) des voix au premier tour, mais sans être capable de savoir qui sera son concurrent, il y a deux types d’électeurs qui pourraient considérer qu’il est optimal de déserter leur candidat favori. Il y a les électeurs qui préfèrent le prétendant principal (le top runner), mais pour lesquels la décision optimale est de le déserter pour voter pour un candidat faible qui sera alors défait au second tour. Il y a aussi les électeurs qui ne veulent pas que le prétendant principal gagne et vont donc voter au premier tour pour un candidat fort qui pourrait principalement le défaire au second tour.

À l’aide de données d’enquête, Blais (2004) examine le vote stratégique lors de la première ronde de l’élection présidentielle française de 2002 à partir de questions relatives aux préférences des répondants sur les 16 candidats et à leurs perceptions sur la viabilité de leur candidat préféré. Il estime tout d’abord l’ampleur du vote stratégique « standard », c’est-à-dire de délaisser son candidat favori si celui-ci est perçu comme étant un candidat faible, bien que viable. Blais conclut qu’il y a un vote stratégique standard si ces trois conditions sont satisfaites : 1) le répondant préfère un candidat autre que les deux principaux prétendants (Chirac et Jospin); 2) le répondant pense que les chances de victoire de son candidat favori sont faibles; 3) il vote pour Chirac ou Jospin. Blais détermine que seulement 1 % des répondants remplissent chacune de ces trois conditions et déduit ainsi qu’il y a peu de vote stratégique standard (encore une fois, défini au sens strict) lors de cette élection.

Si les utilités des électeurs sont définies par rapport aux politiques mises en oeuvre, Blais (2003, 2004) a trouvé une autre possibilité de vote stratégique lorsque les électeurs anticipent qui sont les deux candidats qui s’affronteront au second tour. Un électeur appuyant l’un de ces deux candidats pourrait vouloir voter pour un candidat plus faible dont il aime les positions sur un enjeu particulier dans le but de lancer un avertissement aux candidats plus forts pour qu’ils accordent davantage d’attention à cet enjeu. C’est ce que Blais (2004) appelle le vote stratégique « inversé ». Néanmoins, dans cette situation, en fonction de l’information dont disposent les chercheurs et conditionnellement à une représentation claire de l’agencement institutionnel qui détermine les politiques mises en oeuvre ainsi que l’utilité de l’électeur, il faut établir avec prudence les conditions permettant de distinguer l’électeur stratégique de l’électeur sincère. En supposant que les politiques mises en oeuvre sont déterminées par le candidat victorieux, Blais établit cinq conditions à satisfaire pour qu’un vote soit considéré comme étant « inversement » stratégique : 1) l’individu préfère l’un des deux principaux concurrents (Jospin ou Chirac); 2) il considère que son candidat préféré a de bonnes chances de l’emporter; 3) il a l’intention de voter pour son candidat préféré (Jospin ou Chirac) au second tour; 4) il vote pour un candidat faible lors du premier tour (qui n’est pas Jospin ni Chirac); 5) il pense que le candidat faible qu’il appuie est le meilleur pour aborder l’un des trois problèmes qui sont à ses yeux les plus importants. Les données indiquent que 8,5 % des répondants satisfont à chacune des cinq conditions. Blais montre que ces votes stratégiques inversés ont bénéficié à Le Pen au détriment de Jospin et ont permis à Le Pen d’atteindre le second tour. Cette étude suggère qu’il y a autant (et possiblement davantage) de vote stratégique inversé que de vote stratégique standard lors du premier tour d’un système à deux tours, bien que l’élection analysée ait pu être atypique.

Il y a eu relativement peu d’études du vote stratégique dans les systèmes à deux tours. Le peu de preuves que nous avons laisse néanmoins entendre qu’au moins certains électeurs prennent en compte ce qu’ils considèrent comme étant l’issue probable du premier (ou même du second) tour lorsqu’ils font leur choix au premier tour.

2. Représentation proportionnelle et systèmes mixtes

Les systèmes de représentation proportionnelle (PR) ont toujours des circonscriptions plurinominales dans lesquelles, dans leur forme la plus pure, les électeurs votent pour un parti (plutôt que pour un candidat) et les sièges sont distribués aux partis en proportion des votes reçus.

La représentation proportionnelle est la règle électorale la plus utilisée pour les élections législatives dans les démocraties contemporaines (Carter et Farrell, 2010, tableau 2.1, page 27).

Qu’est-ce qu’un électeur sincère dans un système dans lequel il doit faire un vote, mais dont le résultat électoral consiste en m sièges? Si l’utilité de l’électeur augmente avec le nombre de sièges remportés par son parti préféré, un électeur sincère, selon l’interprétation de l’électeur expressif, est un électeur qui veut exprimer ses préférences pour le parti qu’il aimerait voir gagner tous les sièges. Dans le même sens, selon l’interprétation de l’électeur naïf, c’est un électeur qui perçoit que le parti pour lequel il vote va obtenir tous les m sièges ou que son vote est décisif pour l’allocation d’un siège.

Les études sur le vote stratégique ont initialement peu donné d’attention aux systèmes de PR puisqu’on pensait que même les électeurs stratégiques considéreraient toujours optimal de voter pour leur parti favori. Cet argument était basé sur la supposition qu’il était possible que la représentation proportionnelle parfaite soit atteinte et que l’objectif des électeurs était de maximiser le nombre de sièges de leur parti. Dans ce contexte, aucun vote n’est gaspillé puisque chaque vote contribue marginalement à augmenter le nombre de sièges d’un parti. Cette logique est cependant fausse si les motivations des électeurs sont différentes ou s’il y a seulement un nombre limité de sièges dans chaque district.

En réalité, il y a un nombre entier de sièges qui peuvent être alloués dans chaque district. En supposant que les électeurs se préoccupent du nombre de sièges remportés par leur parti préféré au niveau du district, la même logique des votes gaspillés sous le SPU s’applique. À cet effet, Cox (1997) développe un modèle théorique prédisant quelque chose s’apparentant à la loi de Duverger qu’il appelle la règle + 1. Cette dernière veut que, lorsqu’il y a m candidats à élire par représentation proportionnelle dans un district, il y aura au plus + 1 partis viables dans l’élection.

Il y a deux autres situations possibles dans lesquelles un vote pourrait être gaspillé et donc d’où émerge le vote stratégique (voir Aldrich et al., à paraître).

Un type de vote stratégique survient dans les systèmes de PR quand les électeurs se préoccupent de la coalition au pouvoir ou des politiques mises en oeuvre. Dans les systèmes de PR, il est peu fréquent qu’un parti obtienne la majorité des sièges et forme un gouvernement majoritaire. Les politiques publiques sont généralement le résultat de négociations à l’intérieur de gouvernements de coalitions. Donc un électeur stratégique doit prendre en considération qu’un vote qui augmente le nombre de sièges au Parlement pour son parti préféré n’augmente pas nécessairement les chances que ce parti fasse partie de la coalition gouvernementale. Un électeur sincère ne prend pas ces préoccupations en compte. Il se comporte comme si son vote pouvait déterminer l’unique parti qui formera le gouvernement. Cependant, il est fréquent d’avoir deux principaux partis qui ne formeraient jamais de coalitions entre eux. Dans ces cas, on peut penser à deux situations stratégiques où un électeur trouve optimal de ne pas voter sincèrement et de déserter son parti favori. Premièrement, quand l’électeur préfère un grand parti qui n’a aucune chance d’intégrer la coalition gouvernementale, il peut le déserter et voter pour un plus petit parti qui a quant à lui des chances de faire partie de la coalition. Deuxièmement, lorsque l’électeur préfère un petit parti, il peut le déserter et voter pour un plus gros parti qui a de bonnes chances d’être le parti dominant au sein d’une coalition.

Un second type de vote stratégique peut survenir lorsque la loi électorale exige qu’un parti obtienne, soit au niveau national ou à celui des districts, un seuil de votes minimum pour pouvoir récolter des sièges. Certains électeurs pourraient vouloir éviter de gaspiller leur vote sur un parti qu’ils ne pensent pas être en mesure d’atteindre le seuil requis et ils vont conséquemment voter pour leur second parti préféré. Cette préoccupation existe pour tous les types de résultats d’élection dont pourrait se préoccuper l’électeur, dans la mesure où il est suffisamment sophistiqué pour prendre en compte cette règle électorale. Un électeur sincère ne serait pas affecté par ces préoccupations, parce qu’en pratique il se comporte comme si son choix déterminait l’issue de l’élection.

Les travaux empiriques sur les systèmes de PR présentent des preuves indirectes que des électeurs sont préoccupés par le fait de gaspiller leur vote lors d’un scrutin et suggèrent quels sont les types de résultats électoraux qui importent aux électeurs.

De nombreux auteurs (voir particulièrement Bawn, 1993) ont comparé le résultat du vote de liste et de vote de circonscription dans des systèmes mixtes, spécialement en Allemagne. Dans les systèmes mixtes, les électeurs doivent faire deux votes : un contribuant à l’élection par PR des candidats au niveau national et l’autre destiné à élire des candidats au niveau des districts avec le SPU. En accord avec l’idée autrefois communément admise qu’il y a davantage de place au vote stratégique avec la règle pluralitaire que sous la représentation proportionnelle, ces études montrent que les petits partis obtiennent bien moins d’appuis avec le vote de circonscription par SPU comparativement au vote par liste. Cela est cohérent avec l’interprétation selon laquelle les électeurs votent de façon indépendante pour chaque bulletin, mais que d’autres agissent stratégiquement puisqu’ils ne veulent pas gaspiller leur vote sur des candidats non viables. Bien que le résultat puisse aussi être dû à une plus faible mobilisation partisane, le fait que les petits partis perdent plus de votes dans les circonscriptions où il y a une lutte serrée entre les deux principaux concurrents laisse entendre que le vote stratégique intervient bel et bien.

Ce type de comparaisons, dans les systèmes mixtes où les mêmes individus votent sous deux règles électorales différentes à un moment et à un endroit déterminé, permettent de contrôler pour les effets fixes de chaque pays lorsqu’on tente d’évaluer l’effet des règles électorales sur le vote.

Dans le même esprit, Blais, Lachat, Hino et Doray-Demers (2011) proposent de distinguer les sources de la différence dans le fractionnement du système de partis qui peut être observée à l’issue d’élections simultanées tenues dans les composantes proportionnelles (le groupe contrôle) et non proportionnelles (le groupe traitement) au Japon et en Suisse. Ils estiment tout d’abord l’impact mécanique de la règle majoritaire en simulant l’issue du scrutin majoritaire avec le vote obtenu avec le PR (sans effet psychologique). L’effet psychologique correspond à l’effet total (la différence globale de fractionnement du système de partis entre les résultats obtenus avec PR et ceux obtenus avec la règle majoritaire) moins l’effet mécanique estimé. La dernière étape est de décomposer l’effet psychologique dans les composantes attribuables aux partis et aux électeurs. Les auteurs estiment l’effet psychologique sur les électeurs à travers un modèle de choix électoral incluant une variable de viabilité qui approxime la propension des électeurs à déserter leur candidat non viable dans l’élection majoritaire ainsi qu’à partir de simulations de ce qu’aurait été le résultat du scrutin majoritaire dans une situation où tous les partis sont viables. Dans l’ensemble, environ un tiers de l’effet total du système électoral semble être la conséquence de l’abandon par les électeurs des partis plus faibles dans le scrutin non proportionnel.

Une supposition sous-jacente à la comparaison des résultats des deux votes dans les systèmes mixtes est que les électeurs considèrent indépendamment les deux élections. Spenkuch (2015) démontre l’existence de vote stratégique à partir d’une expérience naturelle portant sur le système mixte allemand. Il se penche sur une élection partielle dans le district 160 en Saxe qui a dû être tenue deux semaines après les élections nationales en raison de la mort subite de l’un des candidats. Cette situation était particulière étant donné que les électeurs du district 160 ont voté en ayant connaissance des résultats dans les autres districts. De surcroît, c’était un exemple probant que le système mixte allemand peut occasionner des incitations perverses, où en recevant plus de votes de liste un parti, qui a déjà un nombre important de votes locaux pour ses candidats, pourrait au final gagner moins de sièges. Il y avait une incitation évidente pour les supporters stratégiques du CDU à appuyer son allié le CSU dans le scrutin de liste et à voter massivement pour le CDU pour le scrutin local. Il se trouve que non seulement cela s’est produit, mais aussi que des supporters du SDP ont voté pour le CDU dans le vote de liste dans le but de réduire leur nombre de sièges. À partir de données sur les résultats électoraux au niveau du district et de la circonscription, où le District 160 est le groupe de traitement et le reste de la Saxe est le groupe de contrôle, la stratégie empirique pour mesurer l’étendue du vote stratégique est une estimation des différences de différences avec les périodes tant prétraitement que post-traitement. Les résultats indiquent que grâce à l’élection partielle, le CDU a obtenu 4,9 points de pourcentage de votes de plus pour ses candidats locaux et 3,6 points de pourcentage de moins pour le vote de liste, par rapport à ce qu’il aurait obtenu autrement. De plus, il est indirectement estimé qu’au moins 8,8 % de l’électorat a voté stratégiquement. Cela est calculé par la variation de la proportion de votes de liste du CDU (les supporters du CDU ayant opté pour le CSU dans le vote de liste), additionnée au changement dans la part du SPD pour le vote pour les candidats (les supporters des autres partis appuyant le candidat du SPD).

Un problème des analyses empiriques comparant les résultats électoraux sous différents systèmes est celui de l’endogénéité des règles électorales[17]. Les deux études qui suivent contrôlent pour ce problème d’endogénéité en exploitant une particularité des élections locales marocaines, soit celle que le type de règle électorale dépend de la taille de la population.

Pellicer et Wegner (2014) étudient les élections locales au Maroc en 2003 et 2009. Dans ces élections, les municipalités sous un certain seuil de population ont un système majoritaire alors que celles au-delà de ce seuil ont un scrutin proportionnel. De plus, le seuil légal pour les élections avec PR est passé de 3 % à 6 % entre 2003 et 2009. L’objectif de cette étude est d’analyser l’effet du seuil légal sur le nombre de partis et de le décomposer en effets mécaniques et psychologiques.

En se concentrant sur les municipalités proches du seuil de population, les auteurs utilisent une approche de comparaison de différences, les municipalités ayant un système majoritaire constituant le groupe contrôle. Ils trouvent que l’augmentation du seuil a eu un effet important, un système de PR avec un seuil de 6 % produisant un nombre équivalent de partis à celui d’un système majoritaire. L’effet mécanique est estimé à travers une simulation des résultats électoraux de 2003 avec un seuil de 6 %. L’analyse indique que l’effet mécanique est plus grand que l’effet psychologique, mais que dans l’absolu ce dernier est substantiel.

En s’intéressant maintenant aux motivations des électeurs dans les élections avec PR, Blais et al. (2006) examinent l’élection de 2003 en Israël et déterminent que les préférences des électeurs relativement aux coalitions qui pourraient être formées après l’élection avaient un impact indépendant sur le choix électoral, en contrôlant pour la façon dont les individus évaluent les partis et les chefs ainsi que pour leurs orientations idéologiques. Les auteurs estiment que les préférences quant aux coalitions ont été une considération décisive pour le dixième de l’électorat, les menant à voter pour un parti qui n’était pas le plus préféré. Des résultats semblables ont été obtenus par Bargsted et Kedar (2009).

Gschwend (2007) démontre l’existence d’une stratégie dite d’ « assurance-coalition » dans le vote par liste lors de l’élection de 1998 en Allemagne. Plus spécifiquement, il montre que les supporters du CDU étaient plus enclins à appuyer le FDP (leur potentiel partenaire de coalition) s’ils avaient une affinité presque aussi forte envers le FDP que le CDU et s’ils étaient incertains que le FDP atteindrait le seuil de 5 % requis pour obtenir des sièges dans la législature.

Bueno de Mesquita (2000) donne une explication du fait que les petits partis ont vu augmenter leur nombre de sièges à la suite de l’introduction de l’élection directe du premier ministre d’Israël (1992-2001). Aux élections législatives, les supporters des petits partis de gauche et de droite n’avaient plus besoin de voter stratégiquement pour les gros partis de centre pour augmenter la chance que leur parti soit inclus dans la coalition gouvernementale.

Il y a eu un nombre croissant d’études, spécialement en science politique, portant sur le vote stratégique dans les systèmes de PR qui sont fondées sur une approche expérimentale.

Une première étude, celle de McCuen et Morton (2010), a été construite de façon à ce que les préférences des électeurs soient définies en fonction des coalitions. L’expérience consiste en 23 sujets participant à une série de 20 élections disputées entre trois partis politiques. Chaque parti et chaque électeur ont une position sur un axe de 23 points. Un gouvernement est formé après l’élection. Si un parti obtient une majorité des voix, sa position est celle du gouvernement. Si aucun parti n’obtient de majorité, une coalition est formée entre le parti ayant reçu le plus de votes et celui en ayant reçu le moins et la position du gouvernement est à mi-chemin entre les positions des deux partis. La rétribution des sujets est inversement liée à la distance entre leur position et celle du gouvernement. Les traitements sont les seuils de représentation (3, 5 ou 7 votes) et le niveau d’information (faible ou élevé).

Dans un tel scénario, certains électeurs centristes devraient voter stratégiquement pour l’un des partis extrémistes de manière à obtenir une coalition incluant le parti de centre et du parti extrémiste qui n’est pas trop distant de leur position, spécialement lorsque le seuil est faible. Les auteurs trouvent que « 42,5 % des choix agrégés des électeurs tactiques concernant la formation de la coalition ont été stratégiques tel que prédit » (page 321). Le vote stratégique est aussi plus fréquent lorsque le niveau d’information est élevé. Ils concluent que le niveau de vote stratégique est relativement faible, mais ils soulignent que les participants n’étaient pas familiers avec le scrutin proportionnel et donc il est révélateur que plusieurs d’entre eux aient voté stratégiquement pour la formation d’une coalition.

Les deux études qui suivent se concentrent de leur côté sur les incitations à voter stratégiquement lorsqu’il y a un seuil électoral.

Meffert et Gschwend (2011) réalisent une étude expérimentale du vote stratégique sous le PR qui se concentre sur l’impact des sondages et de l’information concernant les coalitions possibles. Les étudiants qui y prenaient part ont été invités à participer à une élection qui allait réellement avoir lieu dans un État allemand[18]. Le principal traitement était que les sondages pouvaient indiquer un résultat électoral peu ou très serré, un résultat serré représentant une situation où le petit parti préféré était en danger de ne pas atteindre le seuil de 5 % nécessaire pour être représenté au Parlement. Les auteurs trouvent que les participants, même s’ils avaient tendance à surestimer les chances de leur parti préféré, ont ajusté leurs prévisions en fonction des informations provenant du sondage. Les auteurs font néanmoins état d’un faible niveau de vote stratégique, ce dernier étant défini comme le fait de ne pas voter pour son parti préféré et de mentionner une considération stratégique dans une question ouverte sur la raison de leur décision de vote.

Blais et al. (2014) conduisent une étude expérimentale dans lequel il y a 18 électeurs, 9 à gauche et 9 à droite, ainsi que 8 partis, 4 à gauche et 4 à droite. La coalition gagnante (gauche ou droite) est celle ayant le plus de sièges, ce qui ne peut être atteint que par une coordination entre les électeurs au profit d’un parti de leur camp, sachant que la présence d’un seuil (3 ou 4 votes) signifie que les votes peuvent être gaspillés s’ils sont dispersés et que certains partis n’atteindront pas le seuil requis. Ils trouvent un niveau élevé de désertion des partis non viables, spécialement lorsque les résultats d’élections précédentes indiquent quels partis sont plus susceptibles d’atteindre ou non le seuil.

3. Comparaison du vote stratégique sous différentes règles électorales

Les preuves existantes relativement au vote stratégique sous le PR ont poussé les chercheurs à se questionner s’il y a réellement, comme il est généralement supposé, davantage de vote stratégique sous le SPU que sous le PR.

Abramson et al. (2010) comparent la propension à délaisser son premier choix lors d’élections avec la règle pluralitaire (élections présidentielles aux États-Unis et au Mexique, élection du premier ministre en Israël en 1999, élections législatives en Angleterre) et avec le PR (élections législatives en Israël et aux Pays-Bas). Ils montrent que cette propension est plus haute dans tous les cas chez les supporters des petits partis. En outre, puisqu’il y a davantage de partis sous un scrutin proportionnel, il y a en fait plus de votes stratégiques sous ce système.

Les études empiriques comparant la pluralité simple à la représentation proportionnelle appartiennent à la catégorie plus générale d’études s’intéressant à l’évaluation des effets des règles électorales sur le comportement électoral et sur les résultats électoraux.

Blais et Gschwend (2011) comparent le vote stratégique lors d’élections avec et sans représentation proportionnelle. Ils établissent le degré de désertion stratégique lors de 25 élections, la désertion stratégique étant définie comme le fait de voter pour un parti autre que le parti préféré[19]. Ils se concentrent sur la désertion non induite par les chefs, ce qui signifie donc que les déserteurs qui donnent leur appui au parti de leur chef préféré ne sont pas considérés comme étant stratégiques. Ils trouvent un niveau similaire de désertion stratégique lors d’élections avec et sans scrutin proportionnel (respectivement 22 % et 21 %). Ils montrent de surcroît que le déterminant le plus important de la désertion est l’intensité des préférences de l’individu : ceux ayant de faibles préférences sont plus susceptibles de déserter leur premier choix.

Blais, Labbé-St-Vincent, Laslier, Sauger et van der Straeten (2011) comparent, par une approche expérimentale, l’ampleur du vote stratégique dans les élections à un tour et celles à deux tours. Des groupes de 21 sujets participent à une série de 8 élections, 4 élections à 1 tour et 4 à 2 tours. Une position sur un axe de 0 à 20 est aléatoirement assignée à chacun des 21 sujets et il y a 5 candidats situés à différents endroits sur cet axe. La rétribution des participants est inversement liée à la distance entre leur position et celle du candidat gagnant. Les auteurs se concentrent sur le choix électoral des électeurs qui sont proches des candidats « extrémistes » qui n’ont aucune chance de gagner et examinent leur volonté de déserter stratégiquement leur premier choix. Ils constatent qu’il y a un niveau substantiel de vote stratégique et que celui-ci diffère peu entre les élections à un tour et celles à deux tours.

Fujiwara (2011) étudie les élections municipales au Brésil. À l’instar des élections locales marocaines étudiées par Pellicer et Wegner (2014), les élections municipales au Brésil ont des caractéristiques quasi expérimentales puisque les municipalités sous un certain seuil de population ont un mode de scrutin pluralitaire à un tour tandis que celles au-delà du seuil ont un scrutin à deux tours. L’auteur détermine qu’avec un système pluralitaire les électeurs votent davantage pour les deux principaux concurrents et moins pour le troisième candidat, ceci étant d’autant plus le cas lorsque les courses sont serrées. Alors qu’une explication alternative serait que les électeurs sont sincères mais que la règle électorale modifie la composition et le comportement des candidats, cet article fournit des preuves (avec des caractéristiques de candidats tant observées que non observées) qui contredisent cette explication concourante.

D’autres règles électorales ont reçu de l’attention dans la théorie du choix social et sont parfois utilisées comme procédures électorales dans des comités pour sélectionner un unique vainqueur parmi k options. Ce sont la méthode de Borda (ou simplement Borda) et le vote par approbation[20].

Sous Borda et le vote par approbation, il n’y a qu’un seul vainqueur lors d’une élection, mais l’électeur doit indiquer sur le bulletin de vote son opinion pour l’ensemble des possibilités. Nous avons ainsi à discuter de la définition d’un vote sincère tout comme d’un électeur sincère dans ces contextes.

Avec la méthode de Borda, les électeurs doivent classer les k options et attribuer à la se option un score de k–s, de sorte qu’on attribue un score de k au candidat préféré et un score de 1 à celui le moins aimé. L’option gagnante est celle qui, en additionnant les scores de chaque électeur pour chaque option, obtient le plus haut score.

Un électeur sincère est un électeur qui vote comme si son vote allait déterminer le résultat de l’élection et qui considère devoir classer l’ensemble des candidats au cas où l’option à qui il avait attribué le plus haut score parmi les options crédibles ne gagnait pas.

Il est bien connu que Borda peut fournir des incitations aux électeurs rationnels à assigner un score plus faible (comparativement à ce qu’un électeur sincère aurait choisi) à une option qui est en concurrence sérieuse avec l’option préférée de l’électeur et à assigner un score plus élevé à des options qui n’ont que peu de chances de l’emporter. Cela s’explique par le fait qu’attribuer des scores élevés à des options qui concurrencent fortement l’option préférée pourrait amoindrir les chances de victoire de cette dernière.

Avec le vote par approbation, on demande aux électeurs d’approuver ou non k options sur le bulletin. Le gagnant est l’option qui obtient le plus grand nombre d’approbations. Le vote par approbation diffère des autres procédures électorales considérées jusqu’à maintenant parce qu’il n’est pas uniquement basé sur le classement des options que font les électeurs sur le bulletin de vote.

La façon de définir un électeur sincère n’est pas claire dans ce contexte où l’électeur est libre de choisir combien d’options il approuvera. Brams et Fishburn (1978) introduisent le concept de la stratégie « sincère admissible », par laquelle un électeur ne vote jamais pour l’option la moins aimée et, s’il vote pour une option, il doit aussi voter pour les options à qui il accorde un rang plus élevé. Savoir où l’électeur établit la ligne entre les options qu’il approuve ou non rend nécessaire l’ajout d’un seuil d’approbation à l’utilité de l’électeur. C’est seulement lorsque l’utilité générée par une option est plus élevée que ce seuil que l’électeur approuve une option[21]. Cette définition est cohérente avec l’interprétation du vote expressif de la sincérité, mais amendée par l’ajout d’un seuil d’approbation.

Selon l’interprétation de l’électeur naïf, un électeur sincère est un électeur qui vote comme s’il était l’unique électeur. Pour qu’un électeur choisisse plus qu’une option, c’est qu’il doit percevoir que toute option qu’il approuve a une probabilité positive de ne pas être gagnante, autrement il approuverait uniquement son option préférée. À l’inverse, si l’électeur n’approuve pas systématiquement toutes les options, c’est que l’utilité des options pour lesquelles il vote doit être plus élevée que son utilité (perçue) par défaut si aucune option n’est choisie, donc un seuil naturel d’approbation.

Borda et le vote par approbation ne sont pas utilisés dans des élections de grande ampleur, mais ils sont parfois considérés dans des contextes de réformes électorales. C’est pourquoi la preuve empirique provient principalement d’expériences en laboratoire.

Forsythe et al. (1996) sont les premiers à comparer les résultats de différentes règles électorales : pluralité simple, vote par approbation et Borda. Ils considèrent le même contexte expérimental que Forsythe et al. (1993) et trouvent qu’un équilibre à deux candidats viables émerge fréquemment avec la règle pluralitaire, tandis que des courses à trois surviennent souvent dans les autres cas. Le perdant de Condorcet gagne parfois, peu importe la règle électorale. Néanmoins, le vote stratégique semble entrer constamment en jeu.

Dellis et al. (2011) réalisent une expérience en laboratoire fondé sur un modèle spatial du vote avec des préférences concaves et trois candidats. Ils testent les résultats théoriques de Dellis (2013) voulant que laisser les individus voter pour plusieurs candidats n’engendre pas nécessairement de multipartisme. Ils considèrent trois règles électorales différentes : la pluralité simple, le vote par approbation et le vote double. Sous le vote double, les électeurs doivent voter uniquement pour deux candidats. Les auteurs trouvent que le vote pluralitaire et le vote par approbation produisent la plus forte coordination convergeant vers un équilibre de Duverger avec seulement deux candidats viables. Inversement, il y a de multiples candidats viables avec le vote double.

Bassi (2015) conduit une expérience en laboratoire où les sujets avaient à choisir parmi quatre options sous trois règles électorales différentes. Les préférences sont induites par des rétributions liées aux différentes options, s’ils gagnent l’élection. L’auteure compare les données expérimentales avec les stratégies qui devraient être utilisées si les électeurs étaient sincères, et celles qui devraient être utilisées par un électeur stratégique de niveau-k (voir Sthal et Wilson, 1995). Bassi trouve que pour tous les types d’élections une proportion importante de sujets vote stratégiquement. La proportion des sujets choisissant de voter comme un électeur stratégique de niveau-k était plus haute avec le vote pluralitaire qu’avec Borda ou le vote par approbation. Néanmoins, il y avait davantage de sujets choisissant leur option préférée, comparativement à Borda ou au vote par approbation. Par conséquent, bien que le comportement des sujets sous la règle pluralitaire soit grandement cohérent avec la logique du niveau-k, cela implique souvent de choisir l’option préférée. Bassi se penche aussi sur la capacité de sélectionner un gagnant de Condorcet sous différentes règles électorales en tant que fonction du niveau de sophistication des électeurs. Elle trouve que plus l’électeur est sophistiqué plus la probabilité de sélectionner un gagnant de Condorcet sous la règle pluralitaire et Borda est grande, mais pas sous le vote par approbation.

Il y a ainsi un bon nombre d’études ayant examiné la présence de vote stratégique tant sous le PR (ou les systèmes mixtes) que lorsque les votants ont la possibilité d’appuyer plusieurs candidats (vote par approbation) ou de les ordonner selon leurs préférences (Borda). Les politologues ont porté une plus grande attention aux élections tenues sous le PR, celles-ci étant les plus fréquentes pour des élections législatives, tandis que les économistes ont été davantage intéressés aux élections où les électeurs peuvent exprimer avec plus de détails leurs préférences, possiblement parce qu’ils sont particulièrement soucieux de déterminer sous quelles conditions les différentes règles permettent ou non à un gagnant de Condorcet d’être élu.

Conclusion

La littérature sur le vote stratégique a démontré qu’il y a un certain degré de vote stratégique sous tous les types de règles électorales et tout spécialement que, contrairement à ce qui était généralement admis, il y a autant de vote stratégique avec la représentation proportionnelle qu’avec la règle pluralitaire et que la propension au vote stratégique dépend grandement du type d’information disponible.

Nous avons souligné la nécessité de distinguer le vote stratégique de l’électeur stratégique (Kawai et Watanabe, 2013). Certains chercheurs optent pour une définition élargie du vote stratégique selon laquelle tout vote correspondant à une interprétation instrumentale est considéré comme stratégique alors que d’autres adoptent une définition stricte selon laquelle un vote est stratégique uniquement si celui-ci est compatible avec une interprétation instrumentale et incompatible avec une interprétation sincère (la personne ne vote pas pour son option préférée). Ces deux définitions sont parfaitement acceptables, à condition que l’auteur établisse clairement quelle approche il utilise.

La littérature existante sur le vote stratégique a tenté de comprendre à la fois si les électeurs sont stratégiques ou non ainsi que sous quelles conditions et dans quelle mesure les électeurs stratégiques choisissent des options différentes de leurs choix sincères.

Qui est plus enclin à voter stratégiquement et dans quelles circonstances? Le « qui? » a été la question centrale de la recherche à partir d’enquêtes. Cox (1997) propose une intuition élémentaire. En principe, ceux qui n’aiment qu’une seule option et ceux qui ne sont pas informés quant au résultat potentiel de l’élection n’ont aucune raison de voter stratégiquement. Ce n’est ainsi pas surprenant d’observer que les électeurs fortement partisans sont moins enclins à voter stratégiquement (Gschwend, 2007). Il y a une littérature plus limitée portant sur le degré d’information des électeurs, sur la désinformation ou sur le manque d’informations relativement à la viabilité des candidats ou des partis (Blais et Bodet, 2006). Étant donné le rôle déterminant de l’information dans la littérature sur le comportement électoral, cela constitue sans équivoque une avenue importante pour des recherches futures.

La question du « quelles circonstances? » a été principalement examinée dans des expériences en laboratoire. Un enjeu central est de savoir si l’ampleur du vote stratégique dépend du système électoral (voir Dellis et al., 2011). Une attention importante a été portée sur la façon dont le type et le niveau d’information (Meffert et Gschwend, 2011; Bouton et Gratton, 2015) influencent la propension à voter stratégiquement.

L’avantage le plus évident des expériences en laboratoire est de permettre aux chercheurs d’isoler clairement l’impact des facteurs contextuels alors que leur principale limite concerne leur validité externe. Ces données favorisent ainsi la compréhension des attitudes et des perceptions qui conditionnent la volonté des individus à voter stratégiquement. Leur défi est de dûment prendre en compte les facteurs contextuels qui façonnent ces attitudes et perceptions.

La question devient alors de savoir s’il est possible de mettre en oeuvre des modèles mixtes qui combinent les mérites des deux approches (tout en minimisant leurs limites). Les études quasi expérimentales sont à cet effet d’un intérêt particulier, comme en témoigne celle de Pellicer et Wegner (2014), qui examine la façon dont un changement dans un système électoral (dans leur cas le seuil électoral) affecte le comportement électoral.

Il serait en outre intéressant de comprendre de quelle façon les citoyens eux-mêmes conçoivent le vote stratégique, c’est-à-dire s’ils le considèrent comme un moyen parfaitement légitime de s’assurer que leur vote compte ou au contraire comme un moyen opportuniste d’exploiter les règles à leur propre avantage personnel. Blais et al. (2015) remarquent que les électeurs français qui ne votent pas sincèrement sont moins susceptibles de préférer le système à deux tours actuel, ce qui suggère qu’au moins certaines personnes n’apprécient pas d’être « forcées » à appuyer un parti ou un candidat qui ne représente pas leur option préférée.

À cet égard, et pour en revenir à Duverger (1951) et Cox (1997), peu de recherches ont été menées sur la relation entre le comportement stratégique des partis et celui des électeurs. Cox, tout spécialement, a fait valoir qu’alors que les électeurs votent stratégiquement puisqu’ils anticipent l’impact mécanique du système électoral, les partis font exactement la même chose et anticipent de surcroît la réaction psychologique des électeurs, c’est-à-dire leur volonté à voter stratégiquement. On doit ainsi comprendre de quelle manière les électeurs réagissent (ou non) au comportement stratégique des partis. Des études fascinantes portant sur ce sujet sont celles de Merolla (2009), qui a organisé des élections fictives pour observer comment les individus réagissent aux messages des partis les incitant à ne pas gaspiller leur vote ou à voter en fonction de leurs préférences, et de Bol et al. (à paraître), dont l’expérience inclut des partis ayant choisi de faire campagne séparément ou de former une coalition et des électeurs qui doivent alors décider de voter sincèrement ou stratégiquement.

Finalement, il y a dans la distinction entre les électeurs sincères et stratégiques une dichotomie intrinsèque quant à la motivation des électeurs. Cependant, en principe, le même électeur pourrait parfois être sincère et d’autres fois stratégique, dépendamment de la situation. Il est aussi possible que les deux motivations coexistent. Ces possibilités ouvrent la voie à de nouveaux défis et questions empiriques pour des recherches futures sur le vote stratégique.