Corps de l’article

Introduction

Les petites et moyennes entreprises (PME) familiales, si elles réussissent et se développent, sont amenées à un moment donné de leur croissance, souvent quand elles sont arrivées au stade d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), à adopter un fonctionnement « classique » typique des grandes entreprises. Elles doivent structurer leur gouvernance, embaucher des spécialistes, déléguer les responsabilités, formaliser leurs procédures. Cette délégation de l’autorité et la fin de la supervision plus ou moins directe de l’essentiel des processus opérationnels par l’équipe de direction autour du propriétaire et parfois de sa famille, amène aussi à mettre en place des mécanismes de contrôle. Un contrôle de gestion global est en effet l’indispensable contrepoids au développement de l’autonomie des manageurs.

Pour cette raison, aux travaux initiaux sur le contrôle de gestion en PME (Chapellier, 1997 ; Nobre, 2001a, 2001b ; Garengo, Biazzo et Bititci, 2005), se rajoutent depuis quelques années des recherches portant plus spécifiquement sur le processus de structuration qui permet à des entreprises en croissance, moyennes (ME) ou de taille intermédiaire (ETI), de mettre en place leur système de pilotage de la performance, avec des outils (calculs de coûts, budgets, tableaux de bord) et une fonction « contrôleur de gestion », dépassant par là certaines caractéristiques liées à la petite taille ou à la phase de démarrage du cycle de vie de l’entreprise (Condor, 2012). Il s’agit de passer d’une batterie incomplète et dispersée d’outils de contrôle de gestion, servant principalement à l’aide à la décision, à un dispositif global, cohérent et piloté centralement, garantissant la convergence des comportements quand la supervision directe de proximité n’est plus possible. Les modalités et les caractéristiques de ce phénomène ont été étudiées par des chercheurs qui ont développé des recherches qualitatives convergentes, longitudinales (Meyssonnier et Zawadzki, 2008) ou comparatives (Davila, 2005 ; Davila et Foster, 2005, 2007 ; Davila, Foster et Li, 2009 ; Meyssonnier, 2015a, 2015b).

Notre contribution s’inscrit dans ce courant. Elle consiste en une recherche menée auprès de trois ETI et combine les aspects longitudinaux et comparatifs. La recherche dans le domaine étant encore largement exploratoire, l’objectif de notre étude qualitative et inductive est principalement de développer la connaissance empirique, encore beaucoup trop lacunaire, sur les modalités de la structuration du contrôle de gestion dans les ETI familiales et industrielles. Les cas étudiés d’entreprises vendéennes de l’Ouest de la France montrent beaucoup de similitudes et sont représentatifs de situations qu’on retrouve dans les districts industriels du Nord-Est de l’Italie ou parmi les entreprises du mittelstand allemand. Il sera montré que la taille n’est pas l’unique facteur déclencheur, que le contrôle de gestion est plus un outil de rationalisation que de financiarisation, que l’instrumentation du contrôle de gestion est incomplète et que la fonction contrôle de gestion a encore une faible autorité dans ces entreprises. Pour cela, notre démonstration présentera successivement un état de l’art (1.), la méthodologie de la recherche (2.), les résultats de chacune des trois études de cas (3.) et une analyse comparée des faits et témoignages collectés (4.).

1. Revue de la littérature

Les principaux résultats des recherches sur la nature du contrôle de gestion en PME sont d’abord rappelés (1.1.), puis les études qualitatives plus spécialement consacrées à sa dynamique de structuration sont abordées (1.2.), enfin les questions de recherche actuelles sont précisées (1.3.).

1.1. Quelle est la nature du contrôle de gestion en PME ?

La réflexion sur le contrôle de gestion en PME a suivi plusieurs phases distinctes. Historiquement, un premier ensemble d’études a été consacré soit à des recherches sur l’existence et l’usage des outils dans les PME (recherches purement descriptives de connaissance empirique sur les outils de pilotage mis au service de la gestion de l’entreprise, comme les diverses méthodes de calcul de coûts, les différents styles de suivi budgétaire, les tableaux de bord stratégiques ou encore les démarches de réduction des coûts) soit à des mesures de corrélation avec un facteur extérieur dans une approche contingente (liens de l’instrumentation du contrôle de gestion avec des facteurs comme le caractère familial de l’entreprise, le profil du dirigeant, la nature de l’offre commerciale, la nature de la chaîne de valeur, le moment dans le cycle de vie de l’entreprise, etc.). Ces études ont souvent été réalisées sur la base de questionnaires déclaratifs avec parfois des biais importants liés à la personne répondant ou à une délimitation incertaine de l’échantillon étudié par rapport aux populations d’entreprises pour lesquelles on souhaite effectuer une généralisation.

Certaines de ces études sont assez anciennes, mais les études les plus significatives dans le domaine commencent avec les années deux mille. En France, Nobre (2001a, 2001b) a réalisé une étude auprès de 86 entreprises de 50 à 500 salariés, dont 1/3 sont des filiales de groupes et pas des véritables PME, avec une administration en tête à tête d’un questionnaire fermé. Son principal résultat porte sur les outils de contrôle de gestion. Nobre indique que, pour les calculs de coûts, le métier et les caractéristiques de l’offre sont déterminants (les entreprises qui travaillent « à façon » doivent établir des devis, fixent leurs prix en fonction de leurs coûts et ont besoin d’une comptabilité de gestion) alors que pour le pilotage de la performance, la taille semble l’élément important, avec une diffusion nettement plus significative des pratiques de reporting pour les entreprises de plus de 100 salariés. Lavigne (2002) étudie 282 entreprises industrielles de 10 à 250 salariés au Québec avec une démarche par questionnaires centrée sur le système d’information comptable. L’effectif moyen des entreprises répondantes est de 60 salariés. Elle essaie de tester les facteurs de corrélation du calcul des coûts de revient et de l’usage du budget de trésorerie, mais n’arrive pas à dégager d’enseignements significatifs. Van Caillie (2002) étudie une centaine d’entreprises industrielles de secteurs très divers de 20 à 100 salariés en Wallonie, avec une taille moyenne de 46 salariés, sur la base d’un questionnaire fermé et constate l’importance des calculs de coûts, quelle que soit la taille de l’entreprise (on est dans l’industrie classique) et l’absence d’usage des budgets dans les entreprises de moins de 50 salariés, rejoignant les grandes lignes des conclusions de Nobre. Ces trois études sont très proches dans l’objet, le terrain et la méthodologie employés. D’ailleurs en 2003, Van Caillie synthétise ces trois études et estime que plus la taille de l’entreprise est élevée, plus la complexité du couple produits/marchés est grande et plus l’objectif de croissance est prégnant… alors plus le contrôle de gestion est développé.

Un autre courant de recherche a privilégié l’approche du système de données comptables (réunissant les informations comptables et de gestion) dans les toutes petites structures en s’intéressant au lien avec le profil du dirigeant de la PME. Dans ces entreprises de petite taille et avec une population de dirigeants ayant une formation très inégale à la gestion, le contrôle de gestion est le plus souvent très embryonnaire. Toutefois, Chapellier (1997), à partir d’une étude par questionnaire auprès de 113 dirigeants de PME françaises de 10 à 100 salariés montre, malgré le peu de développement du contrôle de gestion, un lien positif avec le profil du dirigeant et notamment sa formation à la gestion et son goût pour la croissance. Il souligne également le rôle de l’expert-comptable. Ceci est prolongé par des études analogues menées en Syrie par Mohammed et en Tunisie par Hamadi et synthétisées dans une méta-analyse (Hamadi, Bonache, Chapellier et Mohammed, 2011).

La plupart des recherches récentes montrent que les entreprises industrielles qui ont un processus de transformation étendu et complexe et qui répondent par des devis à des besoins spécifiques de quelques clients ont un développement plus important de leur outillage de contrôle de gestion que les entreprises qui se concentrent sur un maillon de la chaîne de valeur, qui fabriquent des produits standardisés et qui ont un grand nombre de clients, mais une étude menée par Condor et Rebut (2008) auprès de quatre entreprises aboutit, de façon contre-intuitive, à des résultats opposés en raison de l’incertitude plus forte qui caractérise dans leur échantillon les deux entreprises à production standardisée par rapport aux deux entreprises fonctionnant en mode projet avec des clients fidèles. Par ailleurs, Condor et Rebut estiment, comme Chapellier, que la forme du contrôle de gestion mis en oeuvre en PME dépend de la formation reçue par le dirigeant : de façon assez logique, les dirigeants qui ont reçu une formation en gestion auront davantage tendance à mettre en place des outils permettant de piloter l’activité de leurs entreprises.

Garengo, Biazzo et Bititci (2005) ont réalisé un état de l’art de la littérature anglo-saxonne consacrée au contrôle de gestion en PME et Condor (2012) a fait de même en y intégrant la littérature plus spécifiquement francophone. Les travaux que recense Condor portent essentiellement sur l’existence d’outils et d’une fonction contrôle de gestion et sont en général réalisés par le biais de questionnaires, sur la base de déclarations non recoupées. Il structure son état de l’art dans une opposition entre les travaux qui privilégient l’approche statique de la PME fondée sur la petite taille, l’absence de ressources et la notion de proximité sous toutes ses dimensions (Torrès, 2002) et les travaux qui privilégient l’approche dynamique de la PME fondée sur sa jeunesse, son cycle de vie et procèdent par comparaison avec les pratiques de contrôle de gestion des grandes entreprises, dans la prolongation des travaux de Moores et Yuen (2001), Davila (2005), Davila et Foster (2005, 2007) et Davila, Foster et Li (2009). Souvent la première approche est le fait des chercheurs spécialistes de la PME (l’entreprise ayant vocation à rester une PME) et la seconde le fait des chercheurs spécialistes du contrôle de gestion (l’entreprise n’étant que momentanément une PME).

Les recherches quantitatives sur les pratiques de contrôle de gestion ou la nature des outils mobilisés requièrent beaucoup de précautions. En effet, certains auteurs soulignent la difficulté d’appréhender la réalité du contrôle de gestion à distance, par des questionnaires, car, en dehors même des biais systématiques dans la collecte de l’information (déformation valorisante de la réalité dans les retours, non-réponses des sondés les moins avancés, etc.), il faut prendre en compte la différence entre la dénomination des outils et leur réalité (Gosselin et Mévellec, 2003). Ces auteurs prônent en conséquence le développement des études in situ ou des entretiens approfondis. Dans un domaine comme le contrôle de gestion, la nature des outils ne peut se déduire simplement de leur étiquette. Les questions de nature technique, de contenu réel, de fréquence d’utilisation, d’usage pour le management, de place dans la palette des dispositifs et dans la culture de l’organisation, etc. sont décisives. Cela était déjà souligné par Kaplan et Johnson en 1987 dans leur fameux essai : Relevance lost : the rise and fall of management accounting. C’est pourquoi les démarches qualitatives de terrain sont essentielles pour bien percevoir la réalité des pratiques. C’est encore plus vrai si la question de recherche ne concerne pas un état donné saisi en coupe temporelle (l’instrumentation du contrôle en PME à l’instant t), mais un processus dynamique de transformation (la structuration du pilotage global de la performance dans les PME). Quand on étudie une transformation évolutive dans le temps, les démarches les plus naturelles sont soit de réaliser de façon longitudinale une étude de cas unique approfondie, soit de procéder à une étude croisée et comparative de plusieurs entreprises à des moments différents du processus de structuration. L’approche qualitative d’observation approfondie, souvent inductive, est donc privilégiée par les chercheurs.

1.2. Comment s’effectue la structuration du contrôle de gestion ?

Les travaux sur le processus de structuration du contrôle de gestion sont largement inspirés par les travaux fondateurs de Greiner (1972), très discutés (Godener, 2002 ; Phelps, Adams et Bessant, 2007), mais qui ont fondé ce champ de réflexion. Greiner estime que dans son développement, la petite entreprise en croissance passe par différentes phases. D’abord elle sera une très petite entreprise (TPE) puis une petite entreprise (PE) de moins d’une cinquantaine de salariés qui est la projection de l’entrepreneur dans une logique de type projet, de management de proximité et de supervision directe des activités. Elle est confrontée dans sa croissance à un seuil où son fonctionnement doit être plus formalisé et sa structure explicitée. Cette étape franchie, devenue entreprise moyenne avec un organigramme, un comité de direction, des procédures, etc., elle peut développer certains outils de contrôle de gestion adaptés à ses besoins comme des calculs de coûts pour des devis, un budget de trésorerie, des tableaux de bord opérationnels. Ensuite un deuxième seuil apparaîtra quand l’organisation atteindra les limites de ce fonctionnement. Le deuxième seuil de transformation prédit par Greiner et attendu par la plupart des auteurs est alors celui qui voit apparaître l’embauche de spécialistes, la délégation de responsabilités aux manageurs de terrain, et de façon logiquement complémentaire, la coagulation des outils de contrôle de gestion autonomes des opérationnels et dédiés des fonctionnels en un système de pilotage de la performance cohérent et global s’appuyant généralement sur le reporting budgétaire. Après cette étape, l’entreprise n’aura plus dans le domaine du contrôle de gestion de caractéristiques distinctives majeures liées à la taille par rapport aux entreprises classiques.

Dans la littérature sur ce sujet, il n’y a à notre connaissance qu’une démarche longitudinale de recherche intervention ou recherche observation, avec immersion sur la durée dans la PME : la thèse réalisée par Zawadzki sous la direction de Meyssonnier (Meyssonnier et Zawadzki, 2008). Les conditions de réalisation de cette étude sont très précisément discutées dans Rasolofo-Distler et Zawadzki (2013). Condor (2012) souligne : « Les études longitudinales comme celle de Meyssonnier et Zawadzki (2008) sont rares. » L’étude longitudinale de Zawadzki dans une ETI de la distribution textile a été réalisée avec une immersion de trois ans et a permis une collecte très riche de documentation. Ses enseignements principaux sont les suivants. Les raisons du faible développement du contrôle de gestion dans cette entreprise sont : un positionnement stratégique favorable qui retarde les contraintes de gestion interne ; une fonction de production réduite et une organisation plate en réseau ; le profil autodidacte des dirigeants. Des modes de pilotage efficaces dans les différents services locaux de l’entreprise suppléent l’absence de contrôle de gestion global (Meyssonnier et Zawadzki, 2008). Dans d’autres travaux, à ces explications rationnelles et techniques, diverses et contingentes, se rajoutent d’autres explications englobantes : sociopolitique par les jeux des acteurs avec la grille de lecture de l’analyse sociologique des organisations (Nobre et Zawadzki, 2013), puis psychocognitive avec la grille de lecture de l’Actor-Network Theory (Nobre et Zawadzki, 2015a), enfin l’approche de la structuration de Giddens (Nobre et Zawadzki, 2015b).

Les start-up (petites entreprises fondées sur la science) et les gazelles (entreprises en forte croissance) sont aussi des terrains naturels pour des recherches sur la structuration du contrôle de gestion en PME. Granlünd et Taipaleenmäki (2005) étudient neuf start-up scandinaves et insistent sur le fait qu’en raison du manque de temps et de la pression des investisseurs financiers, les dirigeants sont plus focalisés sur la prévision que sur le contrôle. Davila et Foster (2005) étudient 78 start-up de la Silicon Valley et indiquent que l’adoption des budgets est favorisée par la présence au capital d’investisseurs financiers, l’expérience du dirigeant, la présence d’un directeur administratif et financier, le nombre de salariés. Les outils du contrôle de gestion les plus souvent rencontrés dans ces entreprises (Davila et Foster, 2007) sont les documents comptables prévisionnels et le tableau de trésorerie ainsi que les tableaux de bord de suivi des opérations et des ventes. Meyssonnier a réalisé la principale recherche francophone sur les start-up, une étude du contrôle de gestion dans huit start-up (Meyssonnier, 2015a, 2015b). L’instrumentation du contrôle de gestion qu’il décrit précisément est moins développée dans les start-up proches de la science fondamentale que dans les start-up développant des applications techniques pour le marché. La forte pression temporelle et les ressources humaines limitées rendent difficile l’appropriation du contrôle de gestion. Les dirigeants des start-up ont souvent un faible intérêt ou des compétences limitées pour les outils de contrôle de gestion. La croissance des ventes et l’effort commercial à mener auprès de nombreux clients et le développement de la chaîne de valeur avec des processus productifs internes importants rendent néanmoins nécessaire une structuration du contrôle de gestion. Les porteurs du contrôle de gestion dans les start-up en croissance ont un rôle de garde-fou et le pilotage de la performance est généralement de type interactif.

1.3. Quelles sont les questions de recherche actuelles et comment les aborder ?

Dans les travaux sur la mise en place d’un système de pilotage de la performance dans les PME en croissance, les diverses questions qui émergent autour de cette transformation organisationnelle relèvent comme nous venons de le voir de plusieurs catégories (le « pourquoi », le « comment », le « quoi » et le « qui »). On s’interroge ainsi souvent sur :

  • le facteur de déclenchement du processus (la taille ? Les difficultés économiques rencontrées par l’entreprise ? Le rôle des investisseurs et partenaires actuels ou potentiels ? De nouvelles perceptions cognitives de l’équipe de direction ?) ;

  • la logique qui est au coeur de la structuration du contrôle de gestion (est-ce la financiarisation à court terme qui prend le pas sur la gestion à long terme et/ou la logique délégation-contrôle qui remplace la supervision directe ?) ;

  • l’instrumentation du contrôle de gestion (quels nouveaux outils apparaissent ? Quels outils sont centraux ? Comment s’articulent ces divers instruments dans un ensemble cohérent ?) ;

  • la place de la fonction contrôle de gestion (quels sont les profils des nouveaux contrôleurs de gestion ? Quels rapports avec l’expert-comptable, le directeur administratif et financier, le propriétaire-dirigeant, les manageurs de terrain ?).

Dans une démarche plus théorique, certains auteurs essaient d’analyser le processus de structuration du contrôle de gestion en PME à partir de grilles de lecture globale. C’est par exemple la démarche suivie par Nobre et Zawadzki qui appliquent successivement, à un même cas concret d’échec de la démarche d’implémentation du contrôle de gestion, deux cadres théoriques d’ensemble : l’approche sociologique de Crozier (ASO fondée sur les jeux de pouvoir) puis l’approche psychocognitive de Latour (théorie de la traduction ou ANT). Dans un troisième travail, ils étudient plusieurs cas (en incluant toujours le premier cité) de succès et d’échecs de la structuration du contrôle de gestion en PME en mobilisant, cette fois-ci, l’approche de Giddens (encore appelée théorie de la structuration) et les leviers de contrôle de Simons. L’ASO leur permet de faire un focus sur les acteurs concernés et leur rôle facilitant ou au contraire contraignant. L’ANT met en lumière le fait que ces jeux d’acteurs forment des controverses autour de certains outils, dont l’appropriation dépend de la résolution de ces mêmes controverses. Les auteurs estiment que l’échec de la structuration vient de l’incapacité des acteurs à résoudre leurs controverses au sujet des nouveaux outils, ce qui crée de la défiance entre les acteurs (et donc le départ volontaire ou forcé des DAF successifs). La théorie de la structuration de Giddens (1987) permet d’expliquer, d’après eux, la dynamique des leviers de contrôle mis en place durant le processus de structuration et les auteurs soulignent le rôle des valeurs et du comportement du chef d’entreprise sur le sens donné aux nouveaux outils.

Il semble toutefois que la priorité soit encore actuellement de compléter la connaissance empirique des modalités et caractéristiques de la structuration du contrôle de gestion en PME (au sens premier du terme, comme processus dynamique, et sans aucune référence à l’approche éponyme de Giddens), car le nombre d’études de cas approfondies est encore extrêmement réduit dans la littérature. On manque particulièrement d’études sur les entreprises familiales (où la supervision directe par les membres de la famille peut retarder la mise en place de dispositifs formels de contrôle de gestion) et dans l’industrie (où le pilotage de la performance de la chaîne de valeur est nécessaire, mais complexe). Des études inductives pourraient permettre d’analyser les diverses dimensions significatives ou étonnantes du processus de mise en place d’un système de pilotage global de la performance articulant les dispositifs d’information (calculs de coûts, budgets, tableaux de bord, etc.) et d’animation (reporting mensuel, analyse d’écarts, systèmes d’intéressement, etc.) du contrôle de gestion. Cela nous conduit à la problématique de recherche suivante : « Quelle est la nature de la structuration du contrôle de gestion dans les ETI familiales et industrielles et comment en expliquer les caractéristiques principales ? » Cette étude est une contribution à la connaissance encore trop réduite des caractéristiques de gestion des ETI (Claveau, Seville, Prim-Allaz et Ambroise, 2014). Nous considérons que la structuration du contrôle de gestion est un processus, un continuum d’états successifs de développement des pratiques de contrôle de gestion entre un point de départ, où la fonction contrôle de gestion est inexistante et les outils de contrôle de gestion sont épars et servent juste à améliorer la prise de décision du dirigeant, et un point d’arrivée, avec une fonction de contrôleur de gestion légitime et des dispositifs inscrits au coeur du fonctionnement de l’entreprise (prévision budgétaire, reporting mensuel, contrôle budgétaire, système d’incitation des manageurs articulé avec les objectifs managériaux de performance, etc.). Dans cette approche, nous reprenons et synthétisons des dimensions abordées par des auteurs qui se sont intéressés à la mise en place des outils de contrôle de gestion dans le cadre d’une nouvelle activité (Bourguignon et Jenkins, 2004), qui ont abordé les questions de la conception et de l’implantation de nouvelles formes de contrôle de gestion (Cappelletti, 2006), qui se sont intéressés aux acteurs émergents du contrôle de gestion (Nobre et Zawadzki, 2013) ou à la « fabrique » du contrôle de gestion (Joannidès, Jaumier et Le Loarne, 2013).

2. Méthodologie

La nature de la recherche et du positionnement des chercheurs est présentée (2.1.) puis le terrain de l’étude est décrit (2.2.).

2.1. Des recherches observation longitudinales comparées

La recherche est de nature exploratoire. Les chercheurs adoptent un positionnement d’observation non participante. Une méthodologie qualitative comparative à partir d’études croisées et avec une dimension longitudinale indirecte sous la forme de récits de vie, de retours historiques, de recueils de points de vue et de collecte de documents est développée. La collecte des données s’est effectuée par le biais d’entretiens étalés sur une durée de trois à quatre ans et du recueil de diverses documentations internes et externes aux entreprises étudiées. Un travail de clarification de la problématique a été réalisé en 2013 avec des entretiens auprès d’experts-comptables spécialistes des entreprises visées par l’étude : les entreprises vendéennes de taille intermédiaire, familiales et industrielles en croissance, se dotant d’une instrumentation de gestion et mettant en place une fonction de contrôle de gestion. Ceci a représenté quatre entretiens pour une durée totale de 5 heures. Ensuite nous avons réalisé notre immersion dans les trois entreprises étudiées et nous avons réalisé des entretiens. Les entretiens concernant l’entreprise A ont représenté une durée totale de 20 heures et ont été réalisés entre 2010 et 2014. Les personnes interrogées ont été : l’équipe de direction, la famille-propriétaire, le contrôleur de gestion et deux manageurs opérationnels. Les entretiens concernant l’entreprise B ont représenté une durée de plus de 7 heures et ont été réalisés en 2013 et 2014. Les personnes interrogées ont été : l’équipe de direction, le directeur administratif et financier et le contrôleur de gestion. Enfin, les entretiens concernant l’entreprise C ont duré plus de 14 heures et ont été réalisés entre 2010 et 2014. Les personnes interrogées ont été : l’équipe de direction, la famille-propriétaire, le directeur administratif et financier et le contrôleur de gestion. Nous avons beaucoup insisté pour rencontrer plus de manageurs de terrains, notamment dans le cas des entreprises B et C, mais malgré nos demandes réitérées, cela n’a pas été possible. La culture du secret est très ancrée dans les entreprises familiales vendéennes !

La grille d’entretiens semi-directifs comportait des questions sur les points suivants : l’entreprise (histoire, modèle d’affaires, etc.) ; la fonction (formation, parcours, ancienneté, place, équipe, etc.) ; les outils (systèmes d’information, méthodes de calculs de coûts, démarche budgétaire, reporting, pratiques d’audit interne, etc.) ; les acteurs (partenaires, sources d’informations, « clients », etc.) ; le diagnostic (points forts, points faibles, positionnement, perspectives, etc.). Nous étudions un processus dynamique et complexe, dont nous essayons d’expliquer plusieurs éléments : les facteurs contingents qui déclenchent la structuration du contrôle de gestion ; la logique qui préside à cette structuration ; la composition de l’outillage déployé ; le rôle attribué aux contrôleurs de gestion à l’issue de cette structuration. Ces questions se sont dégagées de façon évidente au fil de l’observation non participante réalisée par les chercheurs sur le terrain, de la collecte de documents et outils réalisée in situ et des entretiens réalisés avec les acteurs de la structuration du contrôle de gestion dans ces trois ETI dans le cadre d’une démarche exploratoire, inductive avec une collecte semi-directive de données.

Pour la discussion des résultats, nous adopterons une présentation et une utilisation à la Gioia, Corley et Hamilton (2013) des données orales collectées lors de notre recherche inductive. Cette démarche de présentation et de traitement des verbatims permet de garantir la rigueur d’une démarche qualitative où la personnalité du chercheur, la nature subjective des déclarations et le nombre limité d’études de cas pourraient nuire à la valeur scientifique des affirmations tirées de la recherche. Les entretiens ont été réalisés en tête à tête. Ils ont été recoupés et vérifiés par la collecte ou la consultation de documents in situ. Les outils ont été examinés par les chercheurs et parfois commentés par les acteurs de terrain à l’occasion des échanges. Les verbatims bruts sont fournis (3.). Dans la sélection des citations retenues, car jugées les plus pertinentes, l’intervention du chercheur est présente, mais elle est la plus objective possible. Les traitements effectués par les chercheurs sur les données qualitatives sont totalement transparents : les concepts de premier ordre correspondent à une condensation des propos des acteurs dans les mots des sciences de gestion (et le lecteur peut vérifier que cette transformation est fidèle à l’esprit du propos en comparant les textes bruts de la partie 3 à leur résumé dans la première colonne des tableaux qui vont suivre). Les verbatims, issus des trois entreprises sont ensuite traités simultanément et regroupés par concepts de deuxième ordre relevant de rapprochements compréhensifs logiques. Un troisième niveau d’interprétation est enfin fait par les chercheurs qui regroupent les 46 verbatims formant le corpus de base dans six dimensions agrégées (ou concepts de troisième ordre).

Notre objectif est l’accumulation de matériaux empiriques permettant de connaître, mais aussi de comprendre et d’expliquer, la réalité de ce phénomène global et s’étendant sur une période conséquente.

2.2. La présentation des trois ETI étudiées

Nous nous sommes intéressés à des entreprises de taille intermédiaire, familiales et industrielles. En France, une PME est une entreprise, dont l’effectif est inférieur à 250 personnes, le chiffre d’affaires (CA) annuel n’excède pas 50 millions d’euros et le total du bilan n’excède pas 43 millions d’euros. Une ETI, entreprise de taille intermédiaire, est une entreprise qui n’est pas une PME et dont l’effectif est inférieur à 5 000 personnes, le chiffre d’affaires n’excède pas 1 500 millions d’euros et le total du bilan 2 000 millions d’euros. Les trois entreprises étudiées sont, d’après ces critères, des ETI. Nous avons une entreprise de 135 salariés (avec un CA de 218 M€), une de 225 salariés (avec un CA de 105 M€) et une de 720 salariés (avec un CA de 177 M€). Une entreprise familiale est une entreprise détenue à 100 % par une famille, dont le capital a déjà été transmis au moins une fois, dont la stratégie est décidée par un membre de la famille qui est soit PDG, soit DG (Allouche et Amann, 2000). Ceci est vérifié dans les trois cas étudiés. Enfin, une entreprise industrielle est une entreprise qui transforme des matières premières en produits semi-finis ou finis : ici nous avons deux entreprises agroalimentaires (une de transformation de grains et l’autre de fabrication de produits laitiers) et une entreprise de construction de véhicules automobiles. Il s’agit donc de trois entreprises très comparables au regard de notre problématique de recherche. Cette homogénéité nous permet d’isoler le phénomène que nous souhaitons étudier comme le préconise par exemple Reay (2014), citant la grande qualité méthodologique sur ce point de l’article de Salvato et Corbetta (2013). Ces trois cas nous permettent une analyse dans un contexte homogène du point de vue de la culture (vendéenne), du type d’activité (industrielle) et du type de gouvernance (contrôle total par une famille unique). Cela rend possibles les comparaisons en matière de choix d’instrumentation et de processus d’introduction des outils.

Les trois ETI étudiées sont l’entreprise A (une minoterie), l’entreprise B (une laiterie) et l’entreprise C (un constructeur de véhicules de loisirs), toutes situées dans le Nord de la Vendée, dans un écosystème très dynamique de l’Ouest de la France, à quelques dizaines de kilomètres les unes des autres. L’entreprise A, qui exerce son activité dans le domaine de la meunerie fait partie des dix premières entreprises nationales de son secteur, a été fondée en 1895 et est possédée et dirigée par la même famille depuis cinq générations. Le dirigeant-propriétaire (55 ans, bac +5 en gestion) est en responsabilité directe des activités opérationnelles, développe une stratégie de croissance externe et aucun autre membre de la famille ne travaille dans l’entreprise. L’entreprise B opère dans la transformation du lait depuis 1932. Elle fabrique des produits laitiers frais AOP, a abandonné la production de poudres de lait adultes pour se spécialiser dans les poudres de lait infantile et fait partie des dix premiers groupes laitiers français. Elle est dirigée par une même famille depuis quatre générations. La dirigeante-propriétaire (55 ans, ingénieure) est fortement impliquée dans la gestion et une soeur et une fille ont des responsabilités opérationnelles dans l’entreprise. La dirigeante développe une stratégie de croissance interne et d’internationalisation. L’entreprise C fait de l’assemblage automobile depuis 1962. Il s’agit d’un des trois fabricants français de camping-cars et d’un des sept fabricants européens qui comptent dans le domaine. Elle est dirigée par la troisième génération de la même famille. Le propriétaire (65 ans, bac +2 en gestion) est en phase de retrait et un dirigeant salarié a été embauché. Il n’y a pas d’autres membres de la famille actifs dans l’entreprise au moment où l’étude est réalisée (fin 2015, un des enfants du propriétaire est devenu DG). L’entreprise effectue de la croissance interne en France et externe en Europe.

Tableau 1

Description des entreprises (données des derniers exercices connus)

Description des entreprises (données des derniers exercices connus)

-> Voir la liste des tableaux

3. Résultats

Pour chacun des trois cas étudiés dans le cadre d’une démarche inductive, nous avons mené des entretiens qui nous ont permis de recueillir de l’information sur les événements déclencheurs de la structuration du système de pilotage de la performance, la culture de gestion antérieure dans l’organisation, les évolutions des fonctions de pilotage et des responsables chargés du contrôle de gestion, les outils mis en place. Par ailleurs, de nombreux documents ont été collectés ou nous ont été montrés, nous permettant de vérifier les informations qui nous étaient fournies. Nous allons présenter successivement le cas de la minoterie (3.1.), puis celui de la laiterie (3.2.), enfin celui de l’équipementier de loisirs (3.3.).

3.1. La minoterie A

Nous avons pu rencontrer le dirigeant (PDG), le directeur technique (DT), la contrôleuse de gestion (CG) et un manageur de terrain, responsable d’un des moulins (MT).

3.1.1. Fait déclencheur

Un premier pas dans l’utilisation d’outils complexes de gestion a été réalisé suite à la crise de 2008 sur les marchés du blé qui a entraîné une très forte hausse du prix de cette matière première. Lorsque la crise a touché les marchés de céréales, l’entreprise n’était pas prête à traiter ce nouveau risque. Son dirigeant s’exprime ainsi : « On n’était pas du tout préparés. On a terminé l’exercice à zéro. D’habitude, on termine avec un résultat de 2-3 %. Ça nous a bien inquiétés. On s’est dit : là, il va falloir faire quelque chose, il va falloir mettre des outils en place. » (V1A – PDG) Afin de réduire l’impact financier de la volatilité du prix de sa matière première, le dirigeant décide d’utiliser le Matif (marché à terme des instruments financiers) pour se prémunir contre les risques. Le recours aux contrats à terme implique un suivi très régulier des cours boursiers de ces produits dérivés et s’est accompagné du recrutement d’un comptable compétent, tandis que le directeur technique (DT), responsable de la production et des achats, se formait à leur suivi (sur un tableau Excel), auquel il consacre la première heure de ses journées. D’après le responsable de la production chargé du suivi des contrats à terme, le recours au Matif a transformé le métier : « La mécanique du Matif nous oblige à la performance industrielle. Le métier s’est déplacé. Hier il était sur deux niveaux qui étaient la négociation du prix des matières premières et la performance industrielle. Aujourd’hui c’est uniquement la performance industrielle qui va générer la performance économique. Le Matif étant le même pour tout le monde, c’est uniquement la capacité à négocier le transport pour une part, à écraser avec des bons rendements et à ensacher à des coûts bas qui compte. Donc cela a renforcé l’émergence des moulins techniquement performants. » (V2A – DT)

3.1.2. Culture de gestion précédente

Une automatisation toujours plus poussée de la production permet de retarder la différenciation du produit fini et l’entreprise développe une stratégie de croissance externe dynamique avec trois moulins rachetés en trois ans. Dans cette démarche, il faut à la fois contrôler des unités de production distantes, mais aussi garder l’avantage de la proximité avec la clientèle spécifique à chaque site : « Je veux qu’ils gardent leurs identités vraiment propres dans la gestion au quotidien afin d’apporter service, réactivité et souplesse à leurs clients. » (V3A – PDG) Le manque de reporting, d’indicateurs remontant des moulins et de réunions des responsables est mis en évidence par les collaborateurs originaires de grandes entreprises du secteur agroalimentaire : « Le gros changement en matière de pilotage arrive maintenant. Pourquoi ? Quand on est juste à côté du moulin et qu’on connaît bien son entreprise, on fonctionne très oralement, mais quand on est à 150 ou 200 kilomètres du moulin, on a besoin de relais qui vous envoient les informations. Cela m’a été reproché par les jeunes qui arrivent, les recrues qui me disent qu’il n’y a pas assez de hiérarchie chez nous, que c’est très informel et que ce serait bien que l’on fasse des comités de pilotage. » (V4A – PDG) Les outils actuels (suivi budgétaire mensuel au niveau groupe et reporting comptable) ne répondent que de manière très parcellaire aux besoins de la gestion de l’entreprise. Comme le fait remarquer le manageur de terrain (MT), responsable d’un des moulins : « La grande difficulté ce n’est pas spécifiquement le contrôle de gestion, c’est plus global. Le contrôle de gestion, ce ne sont que les chiffres sur le suivi financier de l’entreprise, mais on peut avoir des chiffres sur plein de choses. Il nous faut passer de la culture du sentiment à la culture des chiffres, passer du ressenti au chiffrage partout. » (V5A – MT)

3.1.3. Changements dans la structure

Avec l’augmentation de la taille de l’entreprise, les attributions opérationnelles du directeur de la production diminuent et il s’oriente vers la rationalisation de la stratégie d’investissement avec l’aide de la chef comptable. « J’anime la politique d’investissement. J’essaye de faire le point tous les trois, quatre ans pour les investissements lourds. Avec la chef comptable, on essaye de bâtir un modèle d’affaires. On le présente au Codir (comité de direction) et pour les sommes plus faibles à un comité restreint dans lequel il y a les chefs de site, le PDG et moi-même, et on décide. Ensuite je m’assure que le budget n’est pas complètement explosé et qu’on respecte ce qu’on a budgété au départ. » (V6A – DT) Le dirigeant a recruté un contrôleur de gestion en 2013 avec pour mission d’organiser un service contrôle de gestion et de mettre en place des outils de pilotage, mais le profil de la contrôleuse, recrutée par promotion interne reste celui d’une non-spécialiste, comme elle le reconnaît elle-même : « Maintenant le bémol, c’est que je n’avais qu’un BTS gestion-comptable. On ne parlait pas contrôle de gestion évidemment à cette période-là et je n’avais pas de bases pour la création des différents tableaux, des différentes façons de travailler là-dessus. » (V7A – CG) La configuration du contrôle de gestion qui ressort des choix effectués ne laisse donc qu’un rôle discret à la fonction. Le profil peu expérimenté de la contrôleuse de gestion lui donne une position en retrait dans l’organisation. Elle reste effacée et ne dispose que de peu de pouvoir sur la structuration du contrôle de gestion. Ceci résulte du choix du dirigeant de promouvoir une collaboratrice en interne. Le responsable du moulin constate les limites de ce profil : « Elle a un gros avantage et un gros défaut. Le gros avantage : elle est de formation comptable. Le gros défaut : elle est de formation comptable. » (V8A – MT) Il faut aussi remarquer que l’influence de l’expert-comptable de l’entreprise reste limitée aux tâches de vérification des comptes : « Il passe deux fois dans l’année, donc on n’est pas à un niveau de réactivité suffisant par rapport aux affaires », comme le précise le dirigeant (V9A – PDG).

3.1.4. Changements dans l’instrumentation

L’instrumentation globale est simple. Le dirigeant de l’entreprise souhaite pouvoir piloter les unités de production distantes : « Avec cinq moulins répartis sur trois départements, j’ai besoin d’avoir des indicateurs homogènes, de comparer les performances, de faire un benchmark» (V10A – PDG) L’existant se limitait, jusqu’en 2013, au suivi quotidien du compte bancaire et du chiffre d’affaires. Comme le souligne le contrôleur de gestion : « On avait l’indicateur de trésorerie et l’indicateur de vente. On avait quelques données comme ça, mais rien de très précis. » (V11A – CG) S’y ajoute, à partir de 2013, l’établissement de budgets de trésorerie au niveau groupe et d’un arrêté comptable trimestriel. En ce qui concerne les investissements, un plan des investissements à dix ans existe. Différents suivis sont réalisés et remontés en comité de direction à une fréquence mensuelle : suivi des contrats Matif par le responsable de la production ; suivi des achats, des écrasements mensuels et des rendements par les responsables des moulins ou le responsable de la production ; suivi hebdomadaire des charges par moulins par le responsable de la production ; coût de revient de chaque moulin et des achats mensuels par le responsable de la production (seul jusqu’à l’arrivée du contrôleur de gestion, avec elle dorénavant) ; suivi de la qualité des achats et de la production.

3.2. La laiterie B

Nous avons pu rencontrer la dirigeante (D), le directeur administratif et financier (DAF) et le contrôleur de gestion (CG).

3.2.1. Fait déclencheur

Les producteurs de lait en appellation d’origine protégée (AOP) réunis au sein d’une coopérative fournissent la matière première. Jusqu’à la fin des années deux mille, les marges ont été confortables et comme le dit le contrôleur de gestion : « C’est peut-être aussi pour cela que le contrôle de gestion et l’analyse de coût n’étaient pas ce qu’il y avait de primordial parce qu’on savait qu’on avait des marges qui étaient largement suffisantes. » (V1B – CG) À partir de 2008, les marges s’érodent sur le marché, devenu plus concurrentiel, des poudres adultes. La direction réoriente sa stratégie vers les poudres infantiles, dont les ventes se développent rapidement. Selon le directeur administratif et financier (DAF), les besoins en indicateurs sont tout à la fois liés aux particularités de la production (qui nécessite un suivi des stocks de matières premières et de produits finis périssables) et aux contraintes sur le nouveau créneau phare de la poudre infantile : « Durant cinq-six ans, je n’avais aucune demande de la part de ma direction sur les calculs de contrôle de gestion. On se contentait d’une vision globale et comptable. Et puis, à cause de la pression de nos clients et du développement du secteur infantile, où il faut avoir une bonne maîtrise des différentes étapes du processus de fabrication, on a exprimé le besoin de mettre en place une plus grande précision dans les calculs de coûts. » (V2B – DAF) L’impact est direct sur les indicateurs à fournir à la direction, comme le précise le contrôleur de gestion : « Du côté des clients grossistes, on a un peu de demandes. J’ai plus de demandes de la part des clients industriels. Des demandes concernant la rentabilité parce que le marché l’impose. La poudre adulte est un secteur volatile. Il y a beaucoup plus d’acteurs et ils font beaucoup plus attention au coût des formules. » (V3B – CG)

3.2.2. Culture de gestion précédente

Jusqu’en 2001, le directeur général assurait les fonctions de DAF, assisté d’une responsable comptable et de cinq collaborateurs comptables. Comme l’exprime le contrôleur de gestion : « C’est historique. C’est une culture d’entreprise. Tant que ça fonctionne, on ne bouge pas les choses. Toutes les finalités possibles n’étaient pas exploitées. Ça s’est mis en place progressivement. Il fallait que ce soit accepté par la direction. » (V4B – CG) Comme le souligne le DAF, les indicateurs ont longtemps été succincts : « Il y avait une base quand même, mais elle s’arrêtait au coût de revient sortie usine. C’est-à-dire qu’en 2011 on n’était pas capable de sortir des marges nettes. » (V5B – DAF)

3.2.3. Changements dans la structure

Le recrutement du DAF date de 2001 et celui du contrôleur de gestion de 2010. Le contrôleur de gestion est affecté au développement des aspects techniques de la fonction, le DAF lui ayant confié cette partie de ses missions. Le contrôleur de gestion a été recruté après avoir précédemment effectué une mission au sein de l’entreprise lors de la mise en place d’un logiciel de gestion. Le choix de recrutement qui a été fait s’est donc porté sur une personne aux compétences généralistes en gestion au niveau bac +3, et non sur un spécialiste du contrôle de gestion. Il est dans une position d’exécutant : « Mon responsable est décideur sur le contrôle de gestion, c’est-à-dire que c’est lui qui pilote l’activité. J’ai un rôle opérationnel. J’ai une certaine liberté dans ce que je fais, mais il faut que j’aie l’aval du responsable. Ce sont des questions assez simples au départ, mais qui demandent énormément de calculs. Je n’ai pas beaucoup d’activités sur le terrain. J’y vais quand j’ai besoin, mais souvent je n’ai pas besoin d’y aller. » (V6B – CG) Dans le processus de structuration, l’expert-comptable ne paraît pas avoir joué un rôle important. D’après le DAF : « L’expert-comptable chez nous ne joue qu’un rôle de conseil et d’expertise dans l’élaboration de la liasse fiscale. » (V7B – DAF)

Il existe, en 2014, un comité de direction mensuel réunissant la dirigeante, sa soeur (directrice générale adjointe), sa fille (directrice marketing et commercial), le directeur général et le DAF. Le contrôleur de gestion n’y participe pas : « Je ne m’occupe pas de la rentabilité. C’est la direction qui s’en occupe. » (V8B – CG) L’objectif principal est d’améliorer les prises de décision en matière d’innovation produit et d’internationalisation sur des critères de rentabilité prévisionnelle. Le directeur est très demandeur du chiffrage de la non-conformité des fournisseurs et des coûts du laboratoire de R&D, ainsi que du contrôle des performances des unités de production par lignes de produits et par clients, mais il s’agit selon le DAF d’« Essayer de faire ressortir les choses vues du contrôle de gestion, et non pas de la production : ce qui pourrait aider à la performance. La direction s’en sert en termes de pilotage stratégique des axes industriels. » (V9B – DAF) Le contrôleur de gestion a aussi commencé à répondre aux demandes d’études venant de la part d’autres services, notamment des commerciaux : « Répondre aux demandes du service commercial sur la rentabilité de certains produits, c’est une activité qui est toute récente, car en ce moment nous sommes dans un contexte sur les poudres adultes qui est très dégradé. » (V10B – CG) Par ailleurs, la direction des ressources humaines ne recourt pas aux services du contrôle de gestion comme le souligne le DAF : « Aujourd’hui la DRH ne s’en sert pas, mais demain c’est un projet qu’on envisage avec le responsable RH à travers l’outil ERP et à travers un outil propre aux RH. L’objectif est de faire remonter de l’information pour que la DRH puisse avoir sa propre analyse de l’utilisation des moyens humains. » (V11B – DAF) La zone d’influence du contrôle de gestion reste encore très concentrée sur la ligne de production, mais s’étend peu à peu.

3.2.4. Changements dans l’instrumentation

Le directeur administratif et financier résume l’existant ainsi : « On travaille sur une notion de coût standard. On établit des coûts de revient pour l’ensemble des produits finis de la laiterie et ensuite on établit des marges. On va jusqu’au coût complet. On travaille avec des clés de répartition pour tous les frais généraux et on fait deux fois par an un rapprochement entre notre base comptable et notre base analytique de coût. » (V12B – DAF) Les budgets sont annuels, mais révisés chaque semestre, ce qui correspond à la saisonnalité du cycle de production du lait et de son prix, à la saisonnalité des ventes concernant les glaces et au rythme de révision des contrats commerciaux pour les poudres infantiles : « On peut découper la saisonnalité du cycle du lait en deux périodes. La période la plus forte, du mois d’octobre au mois d’avril. Puis les vaches vêlent et le lait nourrit les veaux. La production garde ces deux saisons bien distinctes. La saisonnalité se vérifie sur les produits qui sont en lien direct avec l’amont, c’est-à-dire les produits de la gamme qu’on appelle culinaire (beurre AOP, différents types de crème, lait UHT) et le mix « glaces » qui est un produit de niche à forte saisonnalité. » (V13B – DAF) Le contrôleur de gestion est en position d’exécutant, et ne dispose que de peu de latitudes pour développer ses méthodes et ses outils. Cette position faible dans la hiérarchie, cantonnée à des tâches techniques, se retrouve dans son constat : « J’ai le retour de toutes les informations, mais je ne gère pas au niveau opérationnel. Je suis uniquement dans le traitement d’informations. » (V14B – CG)

3.3. L’équipementier de loisirs C

Nous avons pu rencontrer le propriétaire-dirigeant (PD), le DAF et le contrôleur de gestion (CG).

3.3.1. Fait déclencheur

Le dirigeant rappelle qu’à l’origine, « On a cette chance dans notre entreprise, de ne pas avoir un nombre de produits considérables. Au départ nous avions peu de gammes et relativement simples. On avait entre dix et quinze modèles. Avoir des prix de revient à peu près fiables sur quinze produits ou quinze niveaux de gamme, c’est relativement facile, mais ceci a changé depuis une dizaine d’années avec la multiplication des options d’aménagement des véhicules. » (V1C – PD) Le DAF souligne aussi la nouvelle complexité d’un marché extrêmement concurrentiel, dans lequel le cycle de vie des produits est court : « C’est aussi une des difficultés. On renouvelle nos collections tous les ans donc nos standards changent tous les ans. » (V2C – DAF) Suite à l’intégration juridique des sociétés acquises précédemment, la fusion a conduit à la perte de visibilité sur les résultats de chaque site de production : « Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’on avait un bilan et un compte de résultat uniques pour trois sites en France ! On n’avait aucune analyse par site. On ne savait pas dire combien de ventes on avait fait sur chacun des sites. » (V3C – DAF) La croissance externe réalisée en Allemagne a montré la nécessité de rationaliser le pilotage de sites de production distants. Le contrôleur de gestion souligne aussi le besoin en outils de pilotage : « Quand la personne n’est pas sur site, elle a besoin d’un reporting plus cadré et plus formalisé plutôt que de passer dans le couloir et de demander où on en est sur telle ou telle situation. » (V4C – CG) Bien que le dirigeant possède une grande connaissance de l’entreprise et de son secteur, les explications restent insuffisantes lorsque les marges chutent, comme le souligne le DAF : « Parce que le propriétaire connaît très bien son métier, on avait des idées, mais on n’était pas capable d’être précis. La marge brute, on la connaît très bien, elle est de l’ordre de 24 %, mais un point de marge pour nous c’est deux millions d’euros. Le PDG suivait la marge brute au mois le mois, mais en fin d’année, on avait toujours des écarts inexpliqués. » (V5C – DAF) Le resserrement des marges d’exploitation, de 9-10 % à moins de 2 %, a poussé à la mise en place d’un système de pilotage de la performance plus fin depuis la deuxième partie de la décennie 2000 : « Je suis venu ici à un moment où le besoin essentiel était dans la fiabilisation des résultats. Il y avait une mauvaise habitude depuis quelque temps de constater en fin d’année, un écart entre ce qu’on pensait qu’on aurait et puis ce qu’on avait. Et ça, aucun PDG ne peut le supporter. Il est évident qu’on avait besoin d’analyses et de données qui soient fiables et on ne pouvait pas découvrir en fin d’année des écarts qui restaient inexpliqués. Il fallait donc mettre en oeuvre un contrôle budgétaire puisqu’il n’y avait rien. » (V6C – DAF)

3.3.2. Culture de gestion précédente

Pour le PDG, le contrôle de gestion doit rester cantonné à un rôle mineur : « Le contrôle de gestion, ce n’est qu’une aide au pilotage. Ce n’est pas lui qui détermine les prix de vente et la politique marketing. Ce n’est qu’un outil d’aide à la décision. » (V7C – PD) Depuis les années soixante-dix, des indicateurs simples avaient été utilisés, correspondant, selon le dirigeant, aux besoins de l’entreprise : « Globalement des années 1970 à 2000, on avait un système relativement simple, rudimentaire, mais bien adapté à l’entreprise. » (V8C – PD) Le positionnement de l’entreprise sur des produits à marges élevées ne lui semblait pas nécessiter d’affiner la décomposition des coûts : « On a eu des périodes assez fastes en matière de produits haut de gamme entre 2000 et 2007. Donc là, la rentabilité était facile, il n’y avait pas besoin d’avoir un contrôle de gestion aussi torturé que celui que l’on a maintenant. » (V9C – PD) Ainsi donc, le contenu du reporting à destination de la direction générale était essentiellement comptable et quantitatif, sans analyse et il est jugé assez sévèrement par le DAF actuel : « Ce qu’il faut comprendre, c’est que quand je suis arrivé, il y avait pour tout document que des états financiers. Le bilan et le compte de résultat ! C’était la seule chose qui sortait du département finance. Le bilan et le compte de résultat pour les chiffres, puis l’annexe avec un tout petit peu d’explications et c’est tout. » (V10C – DAF)

3.3.3. Changements dans la structure

Le DAF recruté en 2009, et ancien contrôleur de gestion chez un équipementier automobile de taille internationale, procède alors à son tour en 2010 au recrutement d’un contrôleur de gestion, puis à ceux d’une assistante RH, de deux assistantes comptables (de niveau bac +3) et enfin en 2014 d’un leanmanageur très expérimenté : « Tout ceci nécessite d’étoffer les équipes de support et l’encadrement. Il y a encore très peu de cadres dans notre entreprise. Pour progresser, structurer, développer des méthodes, il faut étoffer les équipes, faire appel à des spécialistes. Par exemple, nous cherchons comment développer des méthodes de production plus rationnelles : chronométrage, études, conception, méthodes. On essaie de mettre en place des petits groupes pour travailler là-dessus et mobiliser la maîtrise. » (V11C – DAF) Lors du recrutement du contrôleur de gestion le choix est fait du profil le plus compétent : « J’avais deux types de profils qui s’offraient à moi : un débutant, à 30 000 euros à peu près, jeune avec beaucoup d’ambition, mais manquant d’expérience, ou alors le profil beaucoup plus expérimenté, dix-douze ans d’expérience, évidemment plus cher, 45 000 euros. J’ai convaincu le DG, qui a accepté, d’avoir un profil expérimenté, constatant que chez nous il y avait absolument rien et que j’avais besoin de quelqu’un de fort. » (V12C – DAF) Le profil du contrôleur de gestion choisi correspond selon le propriétaire à une grande expertise due à la fois à sa formation pointue, mais aussi à son expérience. Elle est complétée par sa capacité à communiquer : « Même si le collaborateur est très bon, il faut qu’il passe bien dans tous les services. Et là, on a vraiment quelqu’un de bien. Il est très discret, il ne dit pas un mot plus haut que l’autre, mais il a su gagner la confiance de tous les services et il a des informations qui sont fiables. Plus ça va, plus il va dans des détails et pour aller dans les détails et avoir des informations fiables, il faut vraiment qu’il passe bien auprès des gens. » (V13C – PD) Le Codir est réorganisé : « Il n’y avait pas de Codir à l’époque. Il y avait une réunion trimestrielle d’une dizaine de cadres. Elle n’apportait rien du tout. Aujourd’hui on a des réunions du Codir toutes les semaines. On est sur de vraies équipes de direction avec de vrais pouvoirs dans chacun de leurs services. Il y a des échanges beaucoup plus directs et une prise de décision facilitée. » (V14C – DAF) À l’arrivée du DAF, l’objectif prioritaire qui lui a été confié par le DG était la fiabilisation du calcul de la marge, afin de rationaliser la prise de décision, tant au niveau stratégique qu’opérationnel et de contrôler la performance des unités de production, tant en France qu’en Allemagne. Le DAF ne souhaite pas rendre le système trop complexe : « On reste sur le niveau quand même assez macro de l’usine. On ne va pas zoomer trop, mais je veux que ce soit globalement cohérent. Je ne vais pas faire un système trop minutieux qui ne serait pas adapté. Ici, on n’est pas encore à l’ère industrielle, on n’a pas besoin de tout savoir sur tout : on n’est pas dans l’industrie automobile. » (V15C – DAF) Le DAF et le contrôleur de gestion promeuvent la prise en main des outils par les différents responsables : « Aujourd’hui, chaque directeur suit son budget personnel, ce n’est pas moi qui le suit à sa place. Nous avons mis en place des outils, mais c’est chaque directeur qui doit piloter. Les gens comprennent que c’est pour le bien de l’entreprise et qu’on cherche à améliorer leur fonctionnement et les amener à trouver la solution. Si je leur dis “il faut faire ça !”, ça va être mal pris. Et donc chaque responsable reçoit sa partie budgétaire. » (V16C – DAF) Cela participe de la décentralisation des pouvoirs. Dans cette optique, les rapports produits par le contrôleur de gestion sont envoyés aux différents responsables, desquels on attend en retour la justification des points clés : « Nous leur envoyons le reporting et je fixe un rendez-vous avec eux pour les rencontrer et obtenir des explications. Il faut être proactif, plutôt que de livrer l’information et d’attendre des retours. Il faut la donner et aller chercher le retour. Lorsque je n’ai pas de retour, je les sollicite directement. » (V17C – CG)

3.3.4. Changements dans l’instrumentation

La prévision budgétaire est réalisée par le contrôleur de gestion avec le DAF et le DG, selon les cycles saisonniers de l’entreprise : un premier budget est réalisé en juin, après le salon français du véhicule de loisirs, sur lequel est fondée la prévision de chiffre d’affaires. Depuis 2011, la batterie d’indicateurs a été développée. Il n’y a cependant pas de mise en place d’un système de sanction/récompense, car : « Cela impliquerait aussi tout un système de pilotage auprès des hommes en fonction de ces objectifs-là. Et aujourd’hui ce n’est pas le cas. » (V18C – DAF), mais tout le monde est conscient des limites de l’instrumentation : « Attention, ce n’est qu’une étape parce que ce qu’on a dans le reporting n’est pas terrible encore ! C’est du niveau de base, même si on a franchi un cap significatif ! J’ai la certitude que mes standards sont globalement cohérents, mais je ne peux pas être sûr que tel véhicule est bon par rapport à tel autre véhicule. C’est encore un sacré problème. » (V19C – DAF) Les méthodes choisies pour mesurer la performance des sites de production restent assez grossières : « Nous sommes partis sur des répartitions de marges sur coûts directs qui sont relativement simples » souligne le dirigeant (V20C – PD). Pour le DAF, un certain nombre d’indicateurs opérationnels manquent encore : « Je vous donne un exemple sur l’usine. Sur quoi doit être jugé un directeur de production ? Il doit être jugé sur sa productivité : je ne l’ai pas ! Il doit être jugé sur son niveau de taux rebut : on suit ça, mais de très loin. Sur son niveau de déchets, sur le nombre de transports express qu’il fait pour pallier ses inefficacités : tout ça non, nous ne l’avons pas ! » (V21C – DAF)

4. Discussion

Un traitement croisé des données recueillies va être effectué, permettant d’aborder les quatre principaux enseignements émanant des études de cas : les facteurs contingents déclencheurs du processus de structuration (4.1.), la logique sous-jacente à cette structuration (4.2.), la nature de l’outillage déployé (4.3.) et la place de la fonction contrôle de gestion qui en résulte (4.4.).

4.1. Le seuil de structuration du contrôle de gestion n’est pas déterminé uniquement par des critères de taille

Dans deux des trois ETI la profitabilité se détériore, dans la troisième elle devient plus erratique. Ceci rend le pilotage de la performance financière plus nécessaire. La nature de la production évolue au niveau de la fabrication (pour une entreprise) et des produits (pour une autre), imposant la mise en place d’une amélioration du suivi des processus productifs. Les changements dans l’offre commerciale, la concurrence et les marchés font que l’environnement commercial est aussi plus contraignant et incertain pour deux des trois entreprises. L’accroissement du nombre d’établissements, leur diversité grandissante et leur éloignement rendent désormais impossible la supervision directe dans deux des trois ETI. Enfin la direction a besoin d’éclairer ses choix stratégiques dans la troisième ETI. Tout ceci rend nécessaire la structuration du système de pilotage pour suivre la performance financière, faire face à la montée des contraintes internes et externes et permettre un management par les chiffres comme le montrent les verbatims analysés avec une méthode à la Gioia (Tableau 2).

Tableau 2

Regroupement des verbatims concernant les facteurs déclencheurs

Regroupement des verbatims concernant les facteurs déclencheurs

-> Voir la liste des tableaux

Il ressort de notre étude que les difficultés économiques rencontrées, la nécessité de piloter des unités à distance et la complexité du mix produits-marchés sont des facteurs importants qui poussent à la mise en place du contrôle de gestion au moins autant si ce n’est plus que le nombre de salariés. Ceci rejoint les résultats de Meyssonnier et Zawadzki (2008) sur le cas d’une entreprise du secteur de la distribution textile, de près de 1 000 salariés, sans encore de système de pilotage de la performance structuré. Ils avaient montré en effet que, malgré sa taille importante, l’absence de problèmes de rentabilité, la simplicité de l’appareil commercial (des dizaines de magasins avec chacun quatre ou cinq salariés) et l’homogénéité de l’offre commerciale ne rendaient pas indispensable la mise en place d’un véritable système de pilotage. Ceci va également dans le même sens que les résultats de l’étude de Meyssonnier (2015a, 2015b) qui met en évidence que les biotechs, proches de la science, n’ont pas besoin d’un contrôle de gestion élaboré alors que c’est une nécessité pour les start-up du numérique plus tournées vers le marché. En définitive, les facteurs de contingence qui poussent à la structuration du contrôle de gestion sont divers (Chenhall, 2003) et la taille n’est pas systématiquement le plus important d’entre eux, l’incertitude portant sur l’environnement économique et sur les performances de l’entreprise étant ici bien plus déterminante.

4.2. Le contrôle de gestion répond à une préoccupation de rationalisation

Les arguments mis en avant par les différents acteurs pour expliquer leur démarche de mise en place d’un système de pilotage global de la performance relèvent essentiellement d’une volonté de rationalisation de la gestion en lien avec une nouvelle étape de leur développement ou un contexte plus difficile. Dans aucun des cas, l’ouverture du capital, la valorisation pour une transmission ou une cotation en bourse n’est avancée, malgré l’imminence d’une transmission dans le cas C. Le tableau 3 reprend les verbatims relatifs à cette question.

Tableau 3

Regroupement des verbatims concernant la logique sous-jacente

Regroupement des verbatims concernant la logique sous-jacente

-> Voir la liste des tableaux

L’étude montre que la mise en place du contrôle de gestion dans ces ETI est plus facile dans les situations de préparation d’un transfert de la direction où on souhaite formaliser les processus décisionnels et rationaliser le fonctionnement afin de transmettre une entreprise bien gérée et armée pour le futur. Les dirigeants des ETI examinées ont des formations assez généralistes à la gestion et ressentent la nécessité de se doter de compétences et outils en contrôle de gestion (même si les ressources mobilisées à cet effet restent réduites et cantonnées). Nous n’avons pas constaté d’accroissement spécifique de la recherche de la maximisation de la performance financière à court terme dans ces entreprises familiales. Les travaux actuels de chercheurs sur le « sale boulot » du contrôleur de gestion ou son rôle de bras armé de la financiarisation de la gestion (Morales et Pezet, 2010 ; Legalais et Morales, 2014) ne semblent pas totalement pertinents dans les situations observées. La nature du contrôle de gestion dans ces ETI familiales, en région et non cotées, semble bien différente de celle mise en oeuvre dans les grands groupes que ce soit au niveau des holdings pour les groupes nationaux sous la pression d’investisseurs financiers ou au niveau des filiales pour les entités locales sous la pression du siège international. Ceci recoupe aussi assez largement les observations de travaux antérieurs sur les start-up (Meyssonnier, 2015a, 2015b). Il nous semble donc que le contrôle de gestion dans les ETI étudiées permet d’assurer une rationalisation de la gestion de l’entreprise (amélioration de la qualité des décisions, prévisions systématiques ainsi que suivi des réalisations et des écarts, calcul et suivi d’indicateurs avancés de la performance, etc.) sans que cela se traduise nécessairement par une financiarisation de son fonctionnement (où la recherche de la création de valeur à court terme pour le propriétaire deviendrait l’alpha et l’oméga du pilotage de la performance).

4.3. L’instrumentation du contrôle de gestion est inaboutie

Dans les trois ETI, avant que la structuration du contrôle de gestion ne devienne nécessaire, la gestion était assez facile et ne nécessitait pas un outillage développé. On n’analysait pas réellement les performances au niveau des différents centres de responsabilité et le contrôle de gestion était jugé inutile si ce n’est nocif. L’encadrement intermédiaire est peu qualifié dans une des ETI et le fonctionnement de l’équipe de direction est insatisfaisant dans une autre. Des méthodes de calculs de coûts différentes sont alors déployées : coûts partiels (direct costing évolué dans une ETI) ou coûts complets (par la méthode classique des centres d’analyse dans une autre ETI). Les budgets se généralisent aussi, mais plus pour la prévision que pour le contrôle, sans analyse fine des écarts, sans mise sous tension par la direction et sans système d’intéressement des manageurs à l’atteinte des objectifs. L’instrumentation du contrôle de gestion est donc encore limitée. On est même là, nous semble-t-il, en deçà de ce qu’on pourrait qualifier de fonctionnement interactif du contrôle de gestion au sens de Simons (1995). Les verbatims relatifs à l’instrumentation sont regroupés dans le tableau 4.

Tableau 4

Regroupement des verbatims concernant la nature de l’outillage

Regroupement des verbatims concernant la nature de l’outillage

-> Voir la liste des tableaux

Dans les entreprises étudiées, l’usage d’outils ne reste pas isolé ou limité et la fonction contrôle de gestion existe, mais il n’y a pas vraiment un système de pilotage global couvrant l’ensemble des dimensions du contrôle et assurant tous les aspects d’aide à la prise de décisions et de convergence des comportements dans l’entreprise. On n’a pas un dispositif de pilotage de la performance comme package au sens de Malmi et Brown (2008), ni un ensemble cohérent intégrant les dimensions stratégique et opérationnelle, les modes de reporting, les mécanismes d’intéressement, la définition des objectifs ultimes et intermédiaires, l’identification des flux d’information nécessaires et automatisés dans un système de pilotage de la performance (SPP) au sens de Ferreira et Otley (2009). On ne peut parler d’échec de l’instauration du contrôle de gestion, comme dans le cas observé d’autre part par Meyssonnier et Zawadzki (2008), mais le développement de l’outillage du contrôle est encore limité et incomplet. Alors que, dans l’étude menée par Meyssonnier sur les start-up, il apparaissait que l’état de l’instrumentation était globalement adapté aux besoins, ici on a l’impression que l’instrumentation est en deçà du nécessaire. C’est d’ailleurs la perception répandue parmi une partie des cadres des ETI étudiées, mais ceci est probablement aussi lié à des phénomènes conjoncturels comme l’âge et le parcours des dirigeants actuels de ces ETI. Dans le cas du dirigeant le plus âgé, celui de l’entreprise C, il est probable que le passage de relais au niveau de la direction aura des effets sur l’accélération et l’intensification du recours aux outils du contrôle de gestion. Dans les trois cas étudiés nous n’avons pas trouvé d’outil emblématique incarnant la démarche de mise en place du contrôle de gestion. Il n’y a pas de controverse mobilisatrice, pas d’actants non humains pouvant rendre utile le recours à une analyse dans le cadre conceptuel de référence de l’Actor-Network Theory ou ANT (Akrich, Callon et Latour, 1988a, 1988b ; Justesen et Mouritsen, 2011). L’approche par la théorie de la traduction, développée dans le cas observé par Zawadzki et présentée par Nobre et Zawadzki (2015a), ne semble pas s’appliquer aux trois cas étudiés ici.

4.4. La fonction contrôle de gestion reste dominée

Dans deux ETI sur trois, le contrôleur de gestion est un non-spécialiste venant de la comptabilité dans un cas (promotion interne) et des systèmes d’information dans l’autre (recrutement après un CDD sur une mission). Dans ces cas, le contrôleur de gestion reste cantonné au traitement des chiffres et pèse très peu dans la structure. Dans la troisième ETI, le contrôleur de gestion est vraiment spécialiste de la fonction et développe ses relations avec les manageurs de terrain et les autres fonctions. Les cadres intermédiaires semblent assez autonomes et relativement peu « challengés » par le contrôle de gestion dans tous les cas, même dans la troisième ETI. En général, l’expert-comptable joue un rôle mineur dans l’accompagnement des dirigeants et ne pèse pas dans la problématique de développement du contrôle de gestion. On a donc, dans deux cas sur trois, un contrôleur de gestion avec peu d’autorité interne, souvent cantonné à la fourniture d’information pour la prise de décision, mais pas réellement conseiller de gestion ni élément moteur dans la convergence des comportements. Les manageurs et fonctionnels internes des ETI semblent relativement peu mis sous tension et les spécialistes externes de la gestion sont absents. Les verbatims sont présentés dans le tableau 5.

Tableau 5

Regroupement des verbatims sur la place de la fonction contrôle de gestion

Regroupement des verbatims sur la place de la fonction contrôle de gestion

-> Voir la liste des tableaux

Ainsi, dans deux cas sur les trois étudiés, la fonction a peu d’autorité et travaille essentiellement pour le dirigeant. On est donc dans le cas d’un contrôle de gestion « garde-fou » au sens de Lambert et Sponem (2009). Dans le troisième cas, la fonction a un peu plus d’autorité et collabore avec des manageurs intermédiaires, responsables fonctionnels et surtout de centres de responsabilité, qui émergent dans l’entreprise avec une délégation des responsabilités de la part du dirigeant, âgé, qui réfléchit aux modalités de transmission de son pouvoir. On est alors dans le cas d’un contrôle de gestion « partenaire » au sens de Lambert et Sponem (2009), mais il s’agit plutôt d’un partenaire « junior ». Nous voyons bien que dans des petites structures comme celles des ETI observées, on ne peut raisonner à deux niveaux, celui institutionnel de la fonction et celui personnel des individus, comme cela a été fait de façon judicieuse par Lambert et Sponem dans les très grandes entreprises qu’ils ont observées. Dans les trois ETI étudiées, les choix de recrutement et l’identité personnelle des contrôleurs de gestion (leur formation, leur parcours, leurs compétences et leurs personnalités) ont un impact majeur sur l’exercice de la fonction et ne sont pas un hasard. C’est parce qu’ils veulent un certain style de contrôle de gestion que les dirigeants sélectionnent des contrôleurs de gestion qui conviennent à la vision de la fonction contrôle de gestion qu’ils veulent instaurer.

Contrairement au cas observé par Zawadzki et présenté par Nobre et Zawadzki (2013), la théorie des jeux d’acteurs dans le cadre de l’analyse stratégique des organisations ou ASO de Crozier et Friedberg (1977) n’est pas très éclairante dans les ETI étudiées, mais c’est peut-être parce que le rôle des acteurs est plus évident en cas d’échec (cas observé par ces auteurs) que de réussite comme dans notre étude. Dans les trois ETI, les dirigeants familiaux semblent les principaux décisionnaires en matière de mise en place d’un système de pilotage de la performance (Bauer, Monassier et Cazalet, 1993 ; Arrègle, Durand et Very, 2004). On n’identifie pas d’autres acteurs polarisant la promotion ou la résistance à l’introduction du contrôle de gestion. L’expert-comptable, les cadres de l’entreprise ou les membres de la famille ne jouent qu’un rôle mineur. On peut remarquer que voulant un développement limité du contrôle de gestion, dans deux cas sur trois, les dirigeants préfèrent promouvoir ou recruter des professionnels juniors peu crédibles dans la fonction. Ils évitent donc l’émergence « dans le paysage » d’acteurs significatifs, rivaux potentiels. Si l’ASO ne démontre pas son utilité pour comprendre ce qui se passe dans les trois ETI étudiées ici, elle paraissait pertinente dans la compréhension de l’échec de la mise en place du contrôle de gestion étudié par Zawadzki. Le rôle d’obstacle de l’expert-comptable dans ce cas de dirigeants autodidactes était avéré et bien expliqué par l’ASO même s’il ne se retrouve pas dans les trois situations étudiées dans la présente étude où les dirigeants ont une formation généraliste à la gestion et où les experts comptables ont beaucoup moins d’influence.

Conclusion

Une recherche qualitative comparée a été menée dans trois ETI familiales et industrielles de Vendée. Elle s’inscrit dans un courant de recherche sur la structuration du contrôle de gestion qui s’est intéressé aussi à un cas d’échec de l’implantation du contrôle de gestion ou à l’étude du contrôle de gestion dans les start-up. Cette étude permet d’enrichir la connaissance empirique sur la nature et les modalités du processus de structuration du contrôle de gestion en PME. Nous avons montré que le facteur taille n’est pas l’unique ni même le principal facteur de contingence en matière de mise en oeuvre du contrôle de gestion. Dans les PME en croissance, le contrôle de gestion est un levier de rationalisation de la gestion plus que de financiarisation, contrairement à ce que plusieurs chercheurs (4.2.) observent dans les grandes entreprises. Même si le système de pilotage de la performance se développe, l’instrumentation est encore incomplète et la fonction contrôle de gestion reste dominée dans les ETI observées. Il nous semble que la théorie de la contingence, dont les différentes dimensions appliquées au contrôle de gestion ont été synthétisées dès 1996 par Chiapello, explique bien les causes et la logique du processus de structuration.

Une faiblesse de ce travail pourrait sembler être le faible nombre de cas observés et de manageurs de terrain interrogés et une interrogation sur le pouvoir de généralisation à partir de cet échantillon limité. L’approche privilégiée est en effet plus celle de « l’esprit de finesse » que de « l’esprit de géométrie » si on reprend la fameuse distinction de Blaise Pascal (Les Pensées, 1670). Les entreprises étudiées sont toutefois très caractéristiques des entreprises industrielles familiales qui constituent une partie importante du tissu économique national en France, comme en Allemagne ou en Italie. Et l’accumulation de recherches qualitatives de terrain de même nature (objets d’étude complémentaires et dispositifs de recherche comparables) avec des résultats convergents est une étape importante et nécessaire dans l’exploration d’un objet de recherche. Cela nous semble être le cas pour les travaux en cours des chercheurs s’intéressant à la structuration du contrôle de gestion en PME à partir d’observations ciblées (par exemple les start-up ou les ETI familiales industrielles). Il s’agit maintenant d’étendre encore les études de ce type afin d’approfondir les connaissances sur cette problématique.