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Prenant pour point de départ théorique le constat d’une lacune dans la manière relativement isolée dont ont été généralement traités, dans les recherches en musique, les enjeux liés au genre, aux émotions et à la relation que nous entretenons avec notre environnement physique, cet ouvrage collectif propose de les considérer dans leurs liens réciproques. Plus précisément, le lecteur est amené à découvrir comment la musique est porteuse de liens de co-construction entre le sens attribué à un lieu, aux émotions humaines, et à l’identification à un genre en particulier, cette identification pouvant relever à la fois de la prescription sociale et de la quête de sens individuelle.

S’ouvrant sur une introduction de Fiona Magowan (Queen’s University Belfast) et de Louise Wrazen (York University), qui posent les bases épistémologiques de l’ouvrage et passent en revue sa structure, celui-ci se divise en trois parties, lesquelles comprennent chacune deux ou trois chapitres (pour un total de huit) et proposent différents angles d’approche de la problématique principale : « Landscape and Emotion » (« Paysages et émotions ») s’intéresse à la manière dont la musique véhicule de manière performative des champs de signification (fields of meaning) collectifs associés à l’espace géographique, ceux-ci se déclinant parfois selon une perspective genrée ; « Memory and Attachment » (« Mémoire et attachement ») se penche plus spécifiquement sur la voix, examinant comment celle-ci est porteuse d’émotions associées au lieu d’appartenance ; enfin, « Nationalism and Indigeneity » (« Nationalisme et “indigénéïté” ») examine comment la musique traduit dans toute leur complexité les enjeux du nationalisme en une ère postcoloniale de plus en plus concernée par l’affirmation identitaire des peuples colonisés. L’ouvrage se conclut sur un épilogue de l’ethnomusicologue canadienne Beverley Diamond (Memorial University), qui propose une synthèse des différentes idées exposées dans ces textes, et ce, à la lumière de ses propres expériences de terrain, en plus de s’inspirer des réflexions émises par les auteurs pour proposer de futures avenues de recherche. Globalement, la mise en interaction des problématiques associées au genre, au lieu et aux émotions en musique permet aux auteurs de conclure en soulevant deux questions jugées fondamentales tant sur le plan théorique que proprement humain, soit celle de la reconnaissance de l’autodétermination des peuples autochtones et celle des transformations environnementales sans précédent auxquelles l’humanité fait actuellement face, transformations qui auront sans conteste une influence déterminante sur notre rapport à la géographie et sur la manière dont celui-ci se traduira en musique.

Avant de se pencher sur la façon dont le sens attribué au genre, au lieu et aux émotions se coconstruit à travers l’expérience musicale, il importe de situer la manière dont chaque concept est envisagé théoriquement par la direction scientifique de l’ouvrage. En ce qui a trait au genre, Magowan et Wrazen le considèrent dans sa dimension socialement construite, la musique contribuant à révéler de manière performative comment, au sein d’une collectivité, on développe l’appartenance à un genre et comment ce genre définit notre rôle au sein du groupe. À cet égard, la musique produit de l’interdépendance, de l’intimité et de la réciprocité (p. 2). Par exemple, comme l’illustre le chapitre 2 (« Gendering Emotional Connections to the Balinese Landscape : Exploring Children’s Roles in a Baring Performance »), rédigé par l’ethnomusicologue Jonathan McIntosh (University of Western Australia) sur la performance infantile du Barong — rituel balinais ayant cours durant les célébrations du Nouvel An —, la place occupée par les enfants dans le rituel selon leur genre contribue à leur inculquer le rôle qu’ils auront à jouer dans la société balinaise une fois adultes. Par ailleurs, la performance du genre par les différents personnages incarnés dans le rituel permet de transmettre une conception du monde où l’équilibre entre les forces (masculin/féminin, bien/mal) est la condition sine qua non à son bon fonctionnement.

En ce qui a trait aux émotions, les auteurs reconnaissent d’emblée la complexité inhérente à l’appréhension des émotions en musique, considérant l’absence de symétrie systématique entre les sensations résultant de l’expérience musicale et la manière dont ces sensations sont traduites en émotions. De fait, ils choisissent d’aborder les émotions de manière processuelle et dialectique, en examinant comment celles-ci sont mobilisées culturellement pour inscrire les individus « musiquants » dans des rôles genrés associés au lieu auquel ils appartiennent, cette appartenance pouvant être par ailleurs revendiquée ou imposée de l’extérieur. Ainsi, comme cherche à le démontrer l’anthropologue Christine R. Yano (University of Hawaii) dans le chapitre 7 (« Singing the Contentions of Place: Korean Singers of the Heart and Soul of Japan »), c’est entre autres à travers l’intensité de son expressivité émotionnelle que la chanteuse coréenne Kim Yonja parvient à se démarquer en tant qu’interprète d’enka, un genre musical japonais considéré comme « le coeur et l’âme de la nation » (p. 147). Cela dit, la reconnaissance donnée à Yonja relève d’un nexus extrêmement complexe où sa féminité et sa « coréanité » font l’objet de multiples négociations, le tout dans un contexte de relations postcoloniales délicates entre le Japon et la Corée.

Enfin, le lieu est abordé dans sa dimension extrêmement fluide et fuyante à certains égards, puisqu’il est envisagé, à l’instar de Cosgrove, comme étant « partout et nulle part à la fois[1] » : partout, du fait que toutes les expériences humaines sont inscrites dans un lieu, ne serait-ce que par leur dimension corporée, et nulle part en raison des incessants fractionnements de la géographie humaine, des déplacements massifs de populations, des communications globalisées et virtualisées et des bouleversements environnementaux[2]. Ainsi la musique contribue-t-elle à mettre en évidence les multiples appropriations que les collectivités humaines font de leur(s) lieu(x), à travers un attachement émotionnel dicté notamment par le genre. Dans les chapitres 5 et 6 (« Transforming the Singing Body: Exploring Musical Narratives of Gender and Place in East Bavaria » ; « A Place of Her Own: Gendered Singing in Poland’s Tatras »), respectivement proposés par l’ethnomusicologue indépendante et praticienne de l’art Sara R. Walmsley-Pledl et par l’ethnomusicologue Louise Wrazen, le lieu est à la fois considéré comme une source d’inspiration pour l’acte du chant et comme le décor de cet acte, contribuant par ailleurs à renforcer la réponse émotionnelle qui résulte de l’expérience musicale. En clôture de l’ouvrage, dans le chapitre 8 (« “In Our Foremothers’ Arms”: Goddesses, Feminism, and the Politics of Emotions in Sámi Songs »), la musicologue Tina K. Ramnarine (Royal Holloway University of London) explique comment deux genres musicaux issus de la culture sámi (Norvège, Finlande, Suède, Russie), soit le joik et le leu’dd, permettent de véhiculer l’attachement des populations sámi à leurs territoires via une cosmologie où la figure féminine de la déesse est prédominante, tout en contestant par ailleurs les discours panautochtones associés au mythe de la Terre Mère et en réaffirmant la spécificité des minorités qui se réclament de la culture sámi (Skolt Sámi, Kvens, etc.). Ainsi, la musique est mobilisée comme véhicule d’affirmation identitaire profondément ancrée dans le territoire, en une ère où les revendications autochtones contestent fréquemment la légitimité des divisions géographiques imposées par l’État-nation. Dans ce cas spécifique, ce type de revendication est renforcé par un discours féministe découlant directement de la cosmologie sámi.

Au départ, si le programme théorique proposé par l’ouvrage semble ambitieux, vu la complexité qui découle de la volonté de faire interagir des concepts qui peuvent se suffire en eux-mêmes, les auteurs ont tous remarquablement bien compris le caractère dynamique de l’association entre genre, lieu et émotions, lequel est très clairement exposé dans les articles. En outre, bien que le titre de l’ouvrage suggère une « perspective globale » et que ses directrices évoquent brièvement, dans l’introduction, le fait que les différents articles permettent de faire ressortir, dans une perspective transculturelle, des points communs quant aux préoccupations autochtones et aux dimensions genrées de la performance musicale, il apparaît assez clairement que la comparaison n’est pas le point de vue privilégié par les contributeurs de l’ouvrage, leurs articles abordant plutôt des cas de figure très spécifiques. Il est néanmoins possible de constater une volonté de perspective globale en ce que les enjeux humains soulevés relèvent de l’autodétermination des populations autochtones, de la sauvegarde de l’environnement, etc. Ainsi, l’ouvrage semble appeler à une prise de conscience globale quant à l’avenir de l’humanité, ce qui est appuyé par la conclusion de Beverley Diamond, sans toutefois situer la place de la recherche et du chercheur dans cette prise de conscience, aucun des articles ne proposant quelque forme que ce soit d’autoréflexivité ou de questionnement d’ordre épistémologique ou même éthique quant à la recherche en elle-même. Enfin, bien que la question de l’embodiment soit sous-jacente à l’ensemble des problématiques soulevées par l’ouvrage (ce qui est d’autant plus évident dans la deuxième partie, sur la voix humaine), elle n’est pas pour autant explicitement véhiculée dans les textes rassemblés ici, n’étant clairement énoncée qu’en introduction et en conclusion, ce qui est étonnant vu le caractère foncièrement phénoménologique, intersubjectif et expérientiel des problématiques abordées, comme l’expérience (musicale) humaine n’a finalement d’autre siège que le corps humain. Toutefois, vu la complexité de ces questions, aborder en plus l’embodiment comme problématique explicite n’aurait selon nous fait qu’ajouter une couche d’analyse supplémentaire qui n’aurait pas forcément servi le propos. De plus, on peut se demander si le choix de la place théorique attribuée à l’embodiment dans cet ouvrage ne traduit pas la reconnaissance de l’atteinte d’une nouvelle étape dans la prise en considération de ce concept, à savoir qu’il n’aurait plus besoin d’être défendu explicitement sur le plan épistémologique, étant reconnu comme allant de soi dans les problématiques exposées, et surtout dans l’interaction qui a cours entre elles.

En somme, Performing Gender, Place, and Emotion in Music. Global Perspectives se présente comme un ouvrage novateur par la malléabilité des problématiques qu’il propose, et du fait qu’il suggère par ailleurs que des concepts qui ont jusqu’ici été traités séparément — lieu, genre et émotions — agissent finalement comme des vases communicants du moment qu’ils sont appréhendés via la réalité empirique du terrain ; à ce titre, la prégnance de l’expérience de terrain est patente dans tous les textes présentés. Enfin, la nouveauté de l’ouvrage se manifeste aussi à travers les problématiques qu’il propose, lesquelles ont une portée significative, puisqu’elles interrogent l’avenir de l’humanité à travers le témoignage que transmet la musique quant à l’expérience que nous faisons de notre genre, du lieu que nous habitons (et qui nous habite), et des émotions associées à ces deux derniers éléments.