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En novembre 2015, la première édition du symposium international Apprentissage et enseignement de la musique au xxie siècle : L’apport des sciences et des technologies (LTM/AEM21) a eu lieu à Montréal. Organisé conjointement par l’École de musique Schulich de l’Université McGill et le Département de musique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), cet évènement d’envergure a permis aux participants de réfléchir à plusieurs enjeux quant à l’apprentissage et l’enseignement de la musique, à l’aube d’un siècle où la technologie bouscule les pratiques et où la science s’intéresse aux méandres d’une pratique musicale en constante évolution. Ainsi, ce numéro spécial des Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique présente des articles qui approfondissent la réflexion entamée lors de ce symposium. À l’image de cette rencontre, ce numéro reflète le caractère inclusif de l’évènement qui a eu lieu dans les deux langues officielles et offre des articles en français et en anglais.

Pourquoi avoir recourt à la science et aux technologies pour apprendre et enseigner la musique ?

La formation artistique s’effectue encore souvent dans une dynamique maître-élève de transmission du savoir-faire qui repose sur l’expérience du maître, sa renommée et la tradition dont il est issu[1]. En musique aussi, la qualité de l’apprentissage d’un instrument et de l’enseignement dispensé repose souvent sur un modèle de compétence hiérarchique. En effet, on est souvent tenté de croire que les qualités de pédagogue d’un maître soient garanties par le fait qu’il ait été lui-même l’élève d’un musicien reconnu, et que les résultats seront assurément au rendez-vous dès qu’un élève a du talent et qu’il travaille assidûment son instrument. Mais qu’en est-il vraiment ? La science peut-elle nous aider à comprendre et à faciliter l’apprentissage ? Peut-on créer des pédagogies basées sur les faits avérés et démontrés par la science ? Et qu’en est-il de la technologie ? Est-elle garante de succès à tout âge ? Peut-elle indubitablement faciliter l’apprentissage d’un instrument ?

Que veut dire apprendre et enseigner la musique au xxie siècle ?

En plus d’offrir des outils favorisant les pratiques musicales plus traditionnelles, la technologie change la conception même de ce qu’est l’acte musical et, par le fait même, son enseignement. En effet, si par le passé la composition exigeait de connaître la théorie musicale et ses règles ainsi que de posséder une certaine maîtrise instrumentale, les nouveaux instruments numériques étonnent par la simplicité de leur utilisation. Les timbres sont nouveaux, les paramètres musicaux faciles à modifier et les possibilités créatives sont décuplées et souvent instantanées. Vincent Bouchard-Valentine nous présente un historique de la création sonore en Europe et en Amérique du Nord au xxe siècle, création faisant appel à divers dispositifs, certains antérieurs à l’arrivée du numérique, qui ont ouvert la voie à une conception nouvelle des interactions entre le son, la musique et composition. L’arrivée puis le développement d’interfaces numériques de plus en plus conviviales ont favorisé l’émergence d’un outil qu’il nous présente dans un texte intitulé « fonofone pour iPad et iPhone : Cadrage historique et curriculaire d’une application québécoise conçue pour la création sonore en milieu scolaire ».

Pascal Terrien constate aussi que la technologie numérique permet aux élèves de développer un autre rapport aux sons, une autre manière d’entendre et de produire la musique en permettant de l’organiser selon leur créativité. Dans son article « Des logiciels audio-vidéo à l’enseignement de l’éducation musicale dans l’enseignement secondaire français », il nous expose les résultats d’une recherche-action menée auprès d’un collectif de professeurs d’éducation musicale et de chant choral français. Il explique en quoi cette expérience pédagogique et technologique modifie les rapports didactiques des professeurs et de leurs élèves. De plus, il observe des changements dans les pratiques enseignantes qui placent dorénavant l’élève au centre du dispositif pédagogique, de même que l’exploration d’une nouvelle conception au savoir musical et aux savoir-faire.

Pour certains chercheurs, la technologie et le numérique dans la pratique musicale ne sont plus à justifier ni même à questionner, car ils permettent d’étudier des phénomènes et des situations au coeur même de cette pratique. Ainsi, Eldad Tsabary, initiateur et directeur du Concordia University Laptop Orchestra (CLOrk), un ensemble d’ordinateurs portables, permet depuis 2011 à des personnes d’être actives au sein d’un groupe de création sonore dans lequel les connaissances musicales traditionnelles ne sont pas essentielles. L’article « Stabilizing and Destabilizing Agents in Laptop Orchestra Improvisation » présente un portrait de l’expérience d’improvisation des participants et décrit les bienfaits ressentis grâce à cette pratique artistique.

Jennifer MacRitchie et Christopher Baylis dans leur article « A 3D Camera User-Interface for Wrist Angle Monitoring in Piano Performances », propose pour sa part une nouvelle technologie, facile d’approche, qui permet d’observer le geste instrumental du pianiste et aide à mieux le comprendre. Selon l’auteure, cette nouvelle technologie faciliterait autant l’apprentissage de l’instrument que son enseignement, contribuant ainsi possiblement à la prévention des blessures.

La lecture de ce qui précède pourrait laisser croire que la pratique musicale a changé du tout au tout en ce début de xxie siècle grâce à l’apport de la technologie. En effet, on conçoit facilement que les nouvelles technologies bousculent les pratiques qui reposent sur la tradition et sur le savoir de l’enseignant. Toutefois, les technologies ne sont pas une panacée et la recherche se doit d’être objective quant à son intégration en éducation musicale. Par exemple, il existe encore peu d’études visant à comprendre l’impact des sites web d’hébergement de vidéos, tel YouTube, sur les pratiques pédagogiques des enseignants et sur l’apprentissage des jeunes. Jérôme A. Schumacher, dans son texte intitulé « L’intégration de sites web d’hébergement de vidéos dans l’enseignement de l’instrument : Usages et pratiques pédagogiques », nous offre un état des lieux en provenance de la Suisse-Romande. Il y a interrogé des enseignants afin de comprendre l’impact de l’intégration de sites web d’hébergement de vidéos sur leur pratique et sur l’utilisation qu’en font les élèves. L’auteur remet lui aussi en question le paradigme de la transmission du savoir maître-élève et les pratiques pédagogiques courantes, et suggère que la technologie n’est pas toujours synonyme de progrès pédagogique. Au-delà des avancées technologiques mentionnées jusqu’à maintenant, le lecteur doit se rappeler que tout musicien-interprète en formation professionnelle demeure confronté à un défi de taille : l’anxiété de performance. Par chance, la science propose différentes méthodes pour étudier ce phénomène sous des angles variés. Ainsi, les auteures Roberta Antonini Philippe et Angelika Güsewell s’attaquent à ce sujet dans leur article « La simulation de concours d’orchestre : Analyse qualitative et située de l’activité des musiciens », en utilisant la théorie du cours d’action[2]. Leur étude exploratoire vise à documenter et à mieux comprendre les situations anxiogènes, et à proposer de nouvelles avenues de gestion de la performance à partir de ce cas de figure : la simulation d’un concours d’orchestre par des étudiants d’une haute école de musique de Suisse-Romande.

L’organisation d’un symposium international et la publication d’un numéro de revue scientifique dédiée à cet évènement nécessitent plusieurs intervenants et bénévoles. Nous aimerions remercier ici tous les acteurs qui ont participé de près ou de loin à la réalisation de ce numéro spécial des Cahiers de la SQRM, sous-titré « Apprentissage et enseignement de la musique au xxie siècle : L’apport des sciences et des technologies ». Merci au rédacteur en chef des Cahiers, Jean Boivin, d’avoir accepté la thématique proposée avec enthousiasme. Merci aux relecteurs (scientifiques et linguistiques) et au graphiste pour leur expertise, dont ils ont su nous faire bénéficier. Merci aux auteurs pour leur contribution de qualité et leur patience. Finalement, nous soulignons l’importance de l’aide financière apportée par le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) via le programme « Connexion », sans lequel cette aventure eut été impensable, ainsi que tous nos partenaires : l’École de musique Schulich, le Département de musique de l’UQAM, le Centre interdisciplinaire de recherche en musique média et technologie (CIRMMT), l’Input Devices and Music Interaction Laboratory (IDMIL), l’Équipe interdisciplinaire de recherche en pédagogie instrumentale (EIRPI), et bien entendu la Société québécoise de recherche en musique (SQRM).

En guise de coda, soulignons à quel point l’interaction entre différents milieux, domaines de recherche, intervenants et institutions a été la clé du succès du symposium et de ce numéro des Cahiers de la SQRM. En effet, l’interdisciplinarité et l’intersectorialité règnent ici, l’ensemble des recherches témoignant d’échanges fructueux entre les milieux académiques et pratiques. De plus, le symposium a rassemblé des intervenants et des auteurs de plus d’une douzaine de pays, dont quatre sont représentés dans ce numéro : le Canada, la France, l’Australie et la Suisse-Romande. Enfin, la réalisation de ces deux projets a été rendue possible grâce à une efficace coordination interuniversitaire qui a enrichi les possibilités, augmenté l’impact des échanges et réussi à fédérer les intérêts de tout un chacun au profit d’une réflexion approfondie sur l’apprentissage et l’enseignement de la musique au xxie siècle.

Aux articles liés à la thématique de ce numéro s’ajoutent trois comptes-rendus rédigés par Ariane Couture, Marie-Thérèse Lefebvre, Catherine Harrison-Boisvert et Bruno Deschênes. Deux des ouvrages recensés, Éva Gauthier, la voix de l’audace, de Normand Cazelais et le collectif La création musicale au Québec dirigé par Jonathan Goldman, ont été publiés au Québec. Le troisième ouvrage, Performing Gender, Place, and Emotion in Music. Global Perspectives, dirigé par Fiona Magowan et Louise Wrazen, provient des États-Unis.

Bonne lecture !