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Après les lectures que j’ai été amenée à faire sur le thème de la paresse, il m’est apparu que le point central d’où partaient ou auquel étaient ramenés, consciemment ou inconsciemment, la plupart des auteurs qui s’étaient interrogés sur la question, était le suivant : la paresse est-elle un défaut ou une qualité ? Est-ce une défaillance ou un point en plus dans la personnalité ? Si c’est un défaut, est-ce un problème ou pas ? Une maladie ou non ? Est-ce pathologique ou n’est-ce qu’une particularité inoffensive que tout un chacun peut présenter à un moment donné de son existence ? Et si c’est une qualité, pourquoi tant d’êtres humains sont-ils si peu avides de l’acquérir ? Pourquoi seuls les poètes[1], les créateurs littéraires, et certains exégètes, ont-ils su saisir la richesse secrète que ce singulier travers pouvait receler ?

La paresse est en général très négativement connotée, et ce depuis la nuit des temps : identifiée à l’acédie par Thomas d’Aquin, elle est un péché capital ; mais s’agit-il réellement d’elle ? Car saint Thomas parle d’acédie, et non de paresse, ce qui laisse déjà régner un certain flou sur la nature véritable du phénomène concerné. L’acédie telle que la définissent les Pères du désert, et en particulier Évagre le Pontique, moine égyptien au ive siècle, affecte en priorité les ermites lorsqu’ils perdent le goût de s’occuper de leur vie spirituelle. Les moines, abattus par cette atonie qu’on nomme aussi « démon de midi » parce qu’elle est particulièrement sensible à ce moment de la journée où, dans le désert, le temps semble s’étirer à l’infini, n’ont plus la force d’accomplir leurs tâches et sombrent dans une inactivité qui peut rappeler la paresse, au sens où elle est entendue habituellement, c’est-à-dire comme une absence de ressort intérieur conduisant à la passivité, à l’immobilité, à l’incapacité de réaliser les actions qui reviennent à tout individu. C’est l’acédie qui est un péché capital pour saint Thomas d’Aquin, parce qu’elle empêche le moine de poursuivre son cheminement spirituel vers Dieu, parce qu’elle est une tristesse « qui vient de la répugnance de la volonté humaine pour le bien spirituel divin[2] ». Certes, l’acédie peut avoir pour cause la paresse spirituelle ; Origène la place entre le sommeil et la lâcheté ; elle a donc certainement de multiples affinités avec la paresse oblomovienne, comme on le verra plus tard. Cependant, si c’est l’acédie qui est un péché capital, ce n’est pas exactement la paresse ; et la fameuse phrase de Robert Sabatier, citée par François Nault en introduction du chapitre éponyme de son ouvrage, L’Évangile de la paresse : « Que la paresse soit un des péchés capitaux nous fait douter des six autres[3] », dit sur un mode plaisant ce statut étrange de la paresse, constitué de la difficulté à croire qu’il s’agisse réellement d’un péché, et, partant, de la difficulté de savoir de quoi l’on parle exactement. La paresse n’est sans doute pas l’acédie d’Évagre, est-elle davantage cette tare que les Proverbes, dans l’Ancien Testament, ne cessent de déplorer et dont ils suggèrent les diverses facettes, toutes plus négatives les unes que les autres ? Ce qu’est véritablement la paresse reste mystérieux : c’est son effet que Thomas d’Aquin considère comme un péché capital, c’est sa cause que le psychanalyste cherche à déterminer en la considérant ipso facto comme un symptôme. Car la paresse est un masque et recouvre toujours quelque chose qui ne se dit pas, ou qui ne parvient à se dire que sous les traits de ce qu’on nomme communément paresse et qui n’en est pas véritablement, à tel point que je serais tentée de dire que la paresse n’existe pas, parce qu’il s’agit toujours d’autre chose. Nous verrons ainsi avec l’exemple d’Oblomov puis celui du héros d’Italo Svevo dans le petit roman étrangement intitulé Ma paresse que ce que nous pourrions prendre pour de la paresse est en réalité l’expression d’une psychologie, d’une conformation psychique très particulières, la paresse ne s’y manifestant un peu que comme la partie émergée de l’iceberg.

Je réponds donc bien sûr déjà à la question formulée dans le libellé de mon sujet : oui, la paresse est un symptôme pour le psychanalyste, et je m’appuierai sur ma pratique de la psychanalyse pour en donner quelques témoignages. Cependant, il est difficile de trouver un cas clinique qui soit aussi passionnant que le cas d’Oblomov : c’est la raison pour laquelle l’essentiel de cet article sera consacré à l’étude de la paresse d’Oblomov, ce mal obscur qui porte le nom, dans le roman de Gontcharov, d’« oblomovtchina[4] ».

I. Qu’est-ce qu’un symptôme en psychanalyse ?

Revenons à Freud et à Lacan : il est intéressant de reprendre les conclusions de ces deux grands psychanalystes, car elles concernent de près notre sujet et permettent de l’éclairer. Freud écrit dans son Introduction à la psychanalyse un petit texte sur « Le sens des symptômes », dans lequel il va montrer comment le mode d’action du psychanalyste se démarque de celui du psychiatre : « […] alors que la psychiatrie ne se préoccupe pas du mode de manifestation et du contenu de chaque symptôme, la psychanalyse porte sa principale attention sur l’un et sur l’autre et a réussi à établir que chaque symptôme a un sens et se rattache étroitement à la vie psychique du malade[5] ». Que fait le psychiatre ? Il procède un peu à la manière du médecin : un symptôme médical est le signe d’un dysfonctionnement organique, il « coïncide » (c’est le sens étymologique du mot symptôme : tomber avec, coïncider) avec lui et le médicament vise directement ce dérèglement. Pour le psychiatre, le symptôme coïncide avec un dysfonctionnement psychique pour lequel il va prescrire un neuroleptique destiné à éradiquer le trouble ou à le faire artificiellement disparaître. Pour le psychanalyste, un symptôme peut ne pas être médical, c’est-à-dire ne pas nécessairement renvoyer à une lésion organique et mettre ainsi en échec le savoir scientifique médical. Un symptôme a un sens autre que médical, il signale une configuration psychique particulière dont le sens une fois saisi peut être libérateur ; le psychanalyste se doit de décrypter un symptôme un peu de la même manière qu’il déchiffre les rêves et découvre un message latent derrière le contenu manifeste. Qu’est-ce que le sens d’un symptôme ? Je cite Freud : « Les symptômes névrotiques ont donc leur sens, tout comme les actes manqués et les rêves et, comme ceux-ci, ils sont en rapport avec la vie des personnes qui les présentent[6] ». Cette remarque d’apparence simple est riche de sens : Freud donne à comprendre là qu’un symptôme n’appartient qu’à celui qui le présente, et qu’il ne peut pas être retrouvé dans une nomenclature diagnostique et statistique des désordres mentaux. C’est une des raisons pour laquelle Freud dans la suite de son exposé ne va pas nous livrer une définition stricte du sens du symptôme, mais qu’il va donner une série d’exemples puisés dans sa pratique en accentuant toujours la nécessité de centrer l’interprétation sur le caractère individuel et singulier du symptôme. Cependant, au terme de ses Études sur l’hystérie, Freud a pu conclure que l’hystérique manifestait dans son symptôme la vérité d’un désir refoulé. « Le sens, c’est la vérité d’un désir refoulé qu’il convient de libérer[7] », dit Augustin Ménard dans son dernier ouvrage consacré au symptôme. Freud donne des exemples multiples de ce « sens des symptômes » dans ses Études sur l’hystérie ; une manifestation somatique correspond à une conversion par simultanéité ou par symbolisation (métaphore, dira Lacan) d’un affect désagréable ; lorsque celui-ci est conscientisé, le symptôme disparaît. Lorsque le désir de l’inconscient est traduit au conscient, le symptôme est « soufflé », comme l’évoque Freud avec une citation latine qu’il pensait placer en exergue de sa Thérapeutique : « Flavit et dissipati sunt[8] ». Il précisera dans L’interprétation des rêves : « Quand on a pu découvrir dans l’esprit du malade les sources d’une telle production pathologique, elle cesse et le malade est délivré[9] ».

Cependant, Freud, dans un deuxième temps, constatera que découvrir le sens ne délivre pas toujours ; c’est dans la conférence 23 de l’Introduction à la psychanalyse intitulée « Die Wege der Symptombildung », « Les modes de formation des symptômes », qu’il explique qu’il peut arriver que le symptôme apporte une satisfaction que le sujet ne veut pas lâcher. L’apparition du symptôme névrotique est conforme au principe de plaisir : le symptôme s’accompagne d’une diminution de tension qui constitue un bénéfice économique. Freud parle alors des bénéfices primaires du symptôme. Mais il montre aussi qu’un véritable revirement peut se réaliser dans le moi : celui-ci peut se résoudre à l’existence irréversible de ce symptôme qu’il incorpore alors et en tire des avantages et des satisfactions narcissiques. C’est ce que Freud nomme le bénéfice secondaire du symptôme. Face à l’insistance plus ou moins marquée de son thérapeute à vouloir l’en débarrasser, le sujet peut repartir avec lui et la ferme intention de le garder même s’il le fait souffrir ; c’est la réaction thérapeutique négative.

Lacan va plus loin dans cette exploration freudienne du symptôme : il montre que cette jouissance du symptôme touche à l’os du symptôme, à ce noyau irréductible qui échappe à toute prise par la parole, c’est le réel du symptôme, ce réel sur lequel on ne peut rien et avec lequel il faut vivre, et qui résiste à l’interprétation.

Dans ce reste ininterprétable du symptôme, non symbolisable, Lacan a vu « l’insondable décision de l’être » : un choix a été fait sur lequel il est impossible et inutile de revenir. C’est un choix de l’être, pas du sujet conscient et responsable. Ce choix a des allures de fatalité : on le subit, la marge de manoeuvre pour le modifier est quasi inexistante. Cependant, certains sujets parviennent à inventer une modalité d’être à partir de leur symptôme et avec lui. Il peut alors se produire ce que Lacan nomme un « rebroussement en effet de créativité », c’est-à-dire, comme il le théorise, un passage du symptôme au sinthome, Lacan empruntant là l’orthographe d’origine du mot lorsqu’il est apparu au xive siècle. Le sinthome est une invention du sujet qui permet de savoir y faire avec son symptôme, d’échapper à la tragédie éventuelle de sa condition ou de sa pathologie en sachant transformer son symptôme par le biais de l’activité créatrice. Lacan l’a montré à partir de l’exemple de Joyce, dans le séminaire 23 qui porte le titre de « Joyce le sinthome ». C’est par l’écriture que Joyce peut se soustraire aux effets destructeurs de la psychose dont il souffre. Son sinthome, c’est l’oeuvre monumentale à laquelle il travaille jour après jour, qui lui permet pendant une grande partie de sa vie de résister au désastre de la maladie.

II. La paresse est-elle un symptôme ?

Ce rapide passage en revue des différentes significations du symptôme en psychanalyse va nous permettre d’examiner la paresse sous l’angle du symptôme. En effet, lorsque le mot « paresse » est prononcé dans le cabinet du psychanalyste, il s’agit en général de se plaindre d’un travers, d’une inclination, récente ou ancienne, à ne pas réaliser les tâches qui sont à réaliser pour s’insérer dans un tissu social ou professionnel, ou bien à le faire avec une telle difficulté que l’effort à fournir devient disproportionné par rapport à ce qui est à faire. Il est rare qu’un patient consulte pour ce seul motif — une fois de plus, la paresse en tant que trouble psychique n’est pas toujours prise au sérieux ; elle est souvent présentée comme une manifestation mineure, un petit travers sans gravité et elle accompagne d’autres symptômes plus sérieux dont on pense qu’elle n’est qu’un dérivé léger, qui n’est pas en lui-même symptomatique. Il arrive même que le patient n’en parle pas, alors qu’il va décrire par le menu sa difficulté à aller travailler ou bien des troubles somatiques à répétition qui le rendent la plupart du temps inapte à mener une vie normale. La paresse est alors mentionnée comme par accident, alors qu’elle complète un tableau clinique et entre en cohérence avec les autres motifs de plainte. Souffrir de paresse ne suffit souvent pas à s’inquiéter, sauf dans le cas de l’adolescent en échec scolaire dont les parents s’alarment du manque d’assiduité au travail et de la baisse des résultats.

La paresse possède pourtant tous les attributs du symptôme névrotique défini par Freud : elle signale tout d’abord un retour à la souveraineté du principe de plaisir ; c’est le bénéfice primaire du symptôme, une régression à un état antérieur du développement qui satisfait le narcissisme à un moment déterminé, à ce stade-là de son existence. Reste à comprendre pourquoi une telle régression se produit à cet instant-là : accéder au sens du symptôme, ce sera atteindre la vérité du désir inconscient. Envisager la paresse temporaire comme porteuse d’un bénéfice primaire permet de faire l’hypothèse qu’elle puisse être un dispositif habilement mis en place par le sujet pour affronter un passage difficile de sa vie, pour aménager une mise en retrait le préservant de souffrances ou d’effondrements plus dramatiques. Ce type de paresse à caractère dépressif peut signaler un intense travail psychique inconscient destiné à fourbir les armes défensives qui participent à la maturation du moi. C’est la thèse que soutient en particulier Pierre Fédida dans un ouvrage intitulé Des bienfaits de la dépression[10].

Ainsi, par exemple, il faut bien distinguer entre « n’avoir envie de rien faire » et « avoir envie de faire rien ». Si la première formulation peut effectivement renvoyer à un affect dépressif ou bien une authentique fatigue physique et psychique nécessitant une mise au repos, la deuxième déclaration dénote d’un pas de plus fait dans la prise en compte de la paresse : il s’agit de choisir le rien plutôt que le beaucoup voire le trop, de choisir le vide plutôt que le plein, et ce dans l’intuition probable d’un besoin essentiel du corps et de l’esprit. Si dans le premier cas la paresse est symptôme pour le médecin ou pour le psychiatre, dans le deuxième cas elle est symptôme pour le psychanalyste, car elle est le signe d’un aménagement psychique, économique, auquel procède le sujet dans la prise de conscience, par la parole prononcée auprès de son analyste, d’une décision nécessaire à ce moment-là de sa vie qui va temporairement lui permettre sans culpabilité ni inquiétude inutiles, de s’abstenir d’agir — et d’interagir — pendant quelque temps. Que cette « envie du rien » (et non pas « de rien », donc…) soit repérée en tant que telle dans le discours de l’analysant, peut contribuer à l’emmener plus avant dans la découverte de lui-même : soit, par l’anamnèse, à en rechercher et en comprendre l’origine, soit à en découvrir les potentialités d’action ou de maturation ultérieures. Cet exemple montre à quel point la paresse peut faire signe d’autre chose que ce pourquoi elle se donne ; et c’est dans la prise en compte de ce signe, c’est-à-dire, de sa nature de symptôme, qu’elle peut révéler les innombrables significations et potentialités qu’elle peut comporter.

Il est un autre caractère symptomatique de la paresse qui me semble particulièrement intéressant dans l’optique de l’étude du personnage d’Oblomov à laquelle je veux me consacrer ensuite et qui fournira une illustration à la catégorie lacanienne du sinthome.

Il peut arriver en analyse que la paresse se présente sous les traits d’une difficulté, voire d’une incapacité à se « débrouiller » (le terme est en lui-même intéressant…) pour s’en sortir dans la vie. Le monde apparaît comme un réseau enchevêtré de chemins et de routes dont le fonctionnement est impénétrable : on erre alors dans les marges, en cherchant l’entrée, ou bien on s’enfuit ailleurs, dans des univers parallèles où il fait meilleur vivre, dans les vapeurs de l’alcool ou les substances toxiques. Cette inaptitude profonde à se conformer au principe de réalité, comme dirait Freud, peut prendre le masque d’une paresse généralisée : manque de courage pour saisir sa vie à bras-le-corps, manque d’énergie pour chercher les voies d’entrée dans le monde, maladresse, pusillanimité, aboulie mentale, renoncement, les mots ne manquent pas pour qualifier cette difficulté à exister dont la paresse est un des symptômes. Difficile ici de ne pas penser à Emmanuel Lévinas dans ses considérations sur « la relation avec l’existence » dans l’ouvrage De l’existence à l’existant. Examinant « les formes concrètes de l’adhérence de l’existant à l’existence où s’esquisse déjà leur séparation[11] », Lévinas s’intéresse à la naissance de l’adhésion à l’existence, et envisage alors la fatigue et la paresse comme « des positions à l’égard de l’existence » ; non pas comme des contenus de pensée donc mais comme des événements à part entière, et en l’occurrence, des événements de refus : c’est « le recul devant l’existence qui fait leur existence[12] ». Lévinas situe très précisément la paresse au commencement de l’acte, juste après l’intention : « Comme dans le fameux exemple de William Blake, elle se trouve entre le devoir clair de se lever et la pose du pied sur la descente de lit[13] » ; et « la paresse se rapporte au commencement comme si l’existence n’y accédait pas d’emblée, mais la prévivait dans une inhibition[14] ». L’intention est là, un élan l’accompagne (nous verrons cela clairement chez Oblomov), mais le paresseux s’arrête au bord du commencement de l’acte. Car commencer engage l’être dans l’existence ; ne pas pouvoir commencer, c’est rester au seuil de l’acte voire reculer devant lui. La paresse est paresse d’exister, dit Lévinas. Certes, elle peut se vivre comme une inaction passagère, parfois même vitalement nécessaire, qui répète ce même schéma de non-commencement sans toutefois l’ériger en règle. Mais la paresse profonde, véritable, telle que nous la verrons à l’oeuvre chez Oblomov, est une abdication devant l’existence si l’on considère avec Lévinas qu’exister c’est s’embarquer dans l’inaccoutumé, l’aventure et l’inconnu. La manière, certes très philosophique, qu’a Lévinas de comprendre la paresse nous amène au seuil de la conception lacanienne du symptôme : l’idée d’un noyau irréductible, ce que Lacan nomme le réel du symptôme, ce qu’il désigne aussi comme « l’insondable décision de l’être », rejoint ce que Lévinas décrit comme étant l’essence et l’origine de la paresse : un embourbement de l’existence au moment de se jeter dans l’exister. Je le cite : « L’existence traîne un poids — ne fût-ce qu’elle-même — qui complique son voyage d’existence. […] Son mouvement d’existence qui pourrait être pur et droit s’infléchit et s’embourbe en lui-même ». Et plus loin : « C’est à l’égard de l’existence elle-même comme charge que la paresse est une aversion impuissante et sans joie[15] ».

La paresse, bien avant la fatigue, refuse le corps à corps avec l’existence, et c’est dans cette décision irrémédiable de l’être que se situe le coeur du symptôme.

Il est temps maintenant de mettre ces diverses considérations préliminaires à l’épreuve du personnage d’Oblomov.

III. Oblomov

Le roman Oblomov, paru en 1859 en Russie, a été immédiatement présenté comme un chef-d’oeuvre, en particulier par Tolstoï et Dostoïevski, et le premier article qui lui fut consacré stigmatisait déjà un nouveau phénomène en créant un concept directement inspiré du personnage imaginé par Gontcharov ; il s’intitulait : « Qu’est-ce que l’oblomovtchina ? »

Dès les premières lignes du roman, Ilia Ilitch Oblomov est présenté couché dans son lit non loin de son vêtement emblématique, sa robe de chambre. Toute sa personne est marquée par une discrète ambivalence : l’absence de volonté nette, de détermination et de pensée forte n’est pas directement corrélée à la mollesse ou l’insignifiance, mais à l’insouciance et surtout à la douceur de l’âme. Si les mots de « fatigue » et d’« ennui » sont déjà prononcés, leur part de négativité s’annule d’elle-même, car elle est balayée par l’expression générale de douceur et de grâce du corps et du visage d’Oblomov. La paresse est déjà mentionnée, mais là encore sous sa face la plus flatteuse : « Ses mouvements, même quand il se montrait nerveux, étaient détendus, empreints d’une paresse qui ne manquait pas de grâce[16] ». Cette paresse est une vertu, à n’en pas douter dans les premières pages du roman, car elle permet que le souci, la tristesse ou la frayeur s’évanouissent instantanément en se « figeant dans l’apathie et l’assoupissement ». La paresse préserve le bonheur et la joie, une sorte d’innocence irresponsable proche d’un état d’enfance dans un environnement protégé que rien ne menace. La robe de chambre d’Oblomov n’est dans ces conditions nullement le vêtement négligé qui pourrait traduire un regrettable laisser-aller, mais au contraire une oeuvre d’art, « en tissu persan, une vraie robe de chambre orientale […], douce, flottante[17] » ; c’est un vêtement seyant qui n’inflige aucune contrainte et permet à Oblomov de recevoir des visiteurs sans s’exposer directement au monde extérieur. La paresse est la marque d’un art de vivre : Oblomov vit sous le régime du principe de plaisir dans cette chambre où la station allongée est un « état normal » et d’où sont exclus tout effort, tout mouvement violent, toute prise de décision. La première partie du roman montre la paresse d’Oblomov sous son meilleur jour, comme une heureuse disposition héritée de la noblesse de ses ascendants et générant une vision idyllique du monde, une conception émerveillée de l’homme vivant comblé dans une nature bienfaisante, et loin de toute occupation contraignante :

Élevé au fond de sa province, selon des moeurs et des coutumes faites de douceur et de quiétude, porté vingt ans durant sur les bras de ses parents, de ses amis et de ses connaissances, il était à ce point marqué du signe familial que sa carrière future se présentait à lui comme une sorte d’occupation familière, un peu du genre de ces notes paresseuses relatant les dépenses et les revenus, que son père, minutieusement, inscrivait dans un cahier[18].

Ce petit passage condense tous les ingrédients de la vie paresseuse : noble extraction, douceur de la vie provinciale, chaleur de l’entourage, amour familial, amitié paisible réglant tous les rapports humains, activité légère et sans responsabilité accablante, lenteur des jours qui passent et des saisons qui s’égrènent ; Oblomov a toujours vécu avec ce « temps de vivre » qui donne à la vie sa véritable et pleine définition. Définition qui rejoint celle des auteurs épicuriens ou hédonistes qui ont su de tout temps (et aujourd’hui a fortiori) faire l’éloge de l’oisiveté comme ce temps laissé à l’être pour mieux être et exercer dans le silence et le retrait le métier de vivre. Ainsi, Oblomov sait ce qu’est vivre et être humain ; il défend des points de vue, sans agressivité ni férocité, mais avec bonté et conviction ; à ses visiteurs activistes qui s’échinent à le faire sortir de ses gonds, il tient le discours de l’immobilité, du refus du changement et de la jouissance pleine de chaque instant ; comment peut-on travailler la nuit ? se demande-t-il à propos de Penkine, écrivain stressé qui vient semer un vent de folie dans la maison ensommeillée d’Oblomov :

Mais écrire, toujours écrire, gaspiller sa pensée, son âme, en vétilles, et modifier ses opinions, et vendre son esprit, et forcer sa nature, et s’énerver, bouillonner, brûler sans arrêt, s’agiter… Toujours écrire ! Écrire comme une machine ! Écrire demain, après-demain[19] !

Oblomov, s’il devenait écrivain, ne serait pas de ce genre-là ; et sans doute serait-il meilleur écrivain que Penkine. Seulement, le problème d’Oblomov, c’est qu’il ne deviendra jamais écrivain ; et c’est là que cette paresse devient symptôme, car à mariner dans la tiédeur confinée de l’Oblomovka, Oblomov, le fait-néant, croupit dans le non-être et le non-faire, et son univers doré se fissure, en même temps que son corps alourdi s’affale dans sa robe de chambre qui s’élime.

Par des signes discrets tout au long de cette première partie, Gontcharov a subtilement ménagé l’accession de la paresse à la catégorie du symptôme et décrit sans le savoir les bénéfices primaires d’un aménagement psychique qui fixe le sujet à un stade primitif de son développement ; à ne pouvoir s’adapter au principe de réalité, Oblomov n’entre jamais dans le monde. Un travail aurait pu l’y pousser. Mais là aussi, Oblomov renonce ; un médecin complaisant lui diagnostique une « Hypertrophia cordis cum dilatatione ejus ventriculi sinistri[20] » qui met fin à son activité étatique. Oblomov « se cantonne » alors chez lui et entame un processus de régression sous l’égide du principe d’inertie. Parfaite illustration de ce que Freud dépeint dans son Au-delà du principe de plaisir lorsqu’il explique la nature de la pulsion de mort : celle-ci tend au rétablissement d’un état antérieur, l’équivalent de l’état d’inertie dans la vie organique[21]. En d’autres termes, nous sommes tous traversés par ce mouvement négateur et régressif qui tend à nous faire « redevenir poussière ». La paresse serait donc chez Oblomov la manifestation d’une pulsion de mort d’une intensité peu commune, dont on doit s’interroger sur l’origine. Oblomov est tout entier dominé par cette pulsion-là qui répond à un désir inconscient qu’on peut se risquer à définir. Ne rien faire, ne pas déménager, ne pas sortir de ses appartements, ne pas maîtriser les indicateurs temporels maintient Oblomov dans un état conforme à son désir le plus profond : rester fixé à un moment de son existence, comme s’il avait été arrêté dans son développement et figé dans une forme donnée, et ce pour le restant de sa vie. Quel est ce stade auquel il en est resté et qu’il ne veut plus quitter ? Le fameux « rêve d’Oblomov » au chapitre 9 de cette première partie nous livre la réponse. Souvent présenté comme le coeur du roman, ce « Songe d’Oblomov » est l’écrit d’origine, paru dix ans plus tôt, en 1849, sous forme d’article et à partir duquel Gontcharov va construire son oeuvre magistrale. Il est à lui seul un chef-d’oeuvre, joué par la Comédie française au théâtre du Vieux Colombier à Paris en 2013, avec Guillaume Gallienne dans le rôle d’Oblomov. Ce rêve est un retour dans le passé : il raconte l’enfance et l’adolescence d’Oblomov et dévoile « le monde béni, la région merveilleuse[22] » où Oblomov a vu le jour :

Le coeur humain toujours aspire à se terrer dans ce coin ignoré pour y goûter un bonheur peu connu. Et là, tout promet une vie longue et paisible jusqu’à l’extrême vieillesse, messagère d’une mort tranquille semblable à un doux sommeil[23].

Dans la maison de son enfance sur la propriété familiale, l’Oblomovka, Oblomov vit tendrement aimé et caressé par sa mère et sa niania ; toutes deux l’entourent de soins attentifs, « le couvrent de baisers passionnés[24] », lui évitant toute épreuve et le maintenant hors de tout danger. Cette prévenance excessive bride chacun des mouvements naturels de l’enfant ; voulant le préserver du froid, elles l’empêchent de jouer dans la neige ; voulant lui éviter la brûlure du soleil, elles le condamnent à vivre à l’ombre. Revoyant dans ce rêve le visage de sa mère disparue depuis longtemps, Oblomov « frémit de joie et d’amour […]. De chaudes larmes glissent de dessous les paupières endormies ». Ainsi entouré et protégé, le petit Oblomov est un enfant vif, turbulent, qui aspire à partir bondir dans les montagnes, mais en est toujours empêché, et qui observe avec malice et extrême acuité la maison dans tous ses états ; lorsque l’Oblomovka, repue après un repas somptueux, sombre dans un sommeil abyssal, le petit Ilia Ilitch s’abîme dans la contemplation des dormeurs[25]. Paresse, calme, immobilité, sommeil, nourriture abondante sont les maîtres mots de ce monde enseveli. Il n’est pas permis de se risquer au dehors, si ce n’est par la lecture de contes et légendes terrifiants qui renvoient encore plus sûrement à la chaude sécurité de l’Oblomovka. L’adolescence d’Oblomov, présente aussi dans ce rêve, ne modifiera pas le pli pris dans l’enfance. Profondément et irrémédiablement inscrite dans sa chair, l’oblomovtchina le clouera ad vitam aeternam dans « le repos et l’inaction », en deçà de l’existence telle que définie par Lévinas.

De quoi ce type-là de paresse oblomovienne est-il le symptôme ? Le psychanalyste et philosophe J.-B. Pontalis, dans une petite étude intitulée L’homme immobile[26], risque sans dogmatisme et comme sur la pointe des pieds, l’interprétation suivante : le petit enfant malicieux qui regardait les autres dormir est devenu lui-même le dormeur de son existence dès lors que se sont éteints ceux qui veillaient sur sa vie, et en particulier celle qui la lui avait donnée. Par une décision inconsciente mais qui a la force d’un choix inentamable, une « insondable décision de l’être » pour utiliser la formulation lacanienne, Oblomov devient un élément de la maison de son enfance et ainsi le gardien de sa pérennité. Je cite Pontalis : « […] la situation s’est inversée : ce n’est plus la maison la dormeuse mais lui le dormeur. Pourquoi, sinon pour que la maison ne meure pas, demeure hors du temps[27] ? » Le psychanalyste cherche un sens au symptôme ; ainsi pour Pontalis, le désir inconscient qui se manifeste dans la paresse d’Oblomov, c’est celui d’inscrire la maison de l’enfance, et peut-être la mère avec elle, dans l’éternité. Demeurer hors du temps, pour ne jamais mourir. En d’autres termes : être paresseux pour ne pas s’exposer à la mort, dans l’illusion, peut-être un peu enfantine, de l’éviter.

Cependant, pour l’observateur extérieur et rationnel, ce désir est coupable parce qu’il se dérobe à la définition de la vie conçue comme une avancée vers l’inconnu, un progrès vers l’extérieur. Freud dit combien il faut aller à l’encontre de ce désir inconscient qui est l’expression d’une pulsion mortifère ; voici comment il s’exprime dans L’avenir d’une illusion :

Mais n’est-il pas vrai que l’infantilisme est fait pour être dépassé ? L’être humain ne peut rester enfant éternellement, il faut qu’il finisse par sortir, dans la « vie hostile ». On est en droit d’appeler cela « l’éducation à la réalité » ; ai-je besoin de vous révéler que l’unique intention de mon écrit est d’attirer l’attention sur la nécessité de ce progrès ? Vous craignez vraisemblablement que l’homme ne surmonte pas cette difficile épreuve ? Eh bien, espérons néanmoins[28].

Les parents d’Ilia Ilitch ont eu conscience de « la nécessité de ce progrès » ; c’est bien pour cette raison qu’ils ont confié son éducation à un homme venu du froid, Stolz, de père allemand, plein d’énergie et parfaitement adapté aux exigences de l’existence et du monde réel. Une fois ses études terminées, Stolz a « couru le monde » ; son père « l’a mis en route ». C’est un homme d’action, rationnel et opérationnel, mais qui aime en Oblomov l’âme russe qui est aussi en lui, héritage de sa mère. Stolz aura tôt fait de porter sur Oblomov un diagnostic définitif : « Tu es même trop paresseux pour vivre[29] », lui dit-il, mais il n’aura de cesse de le faire changer. Comment faire changer quelqu’un qui ne veut pas, qui ne peut pas changer ? Rien ne semble impossible à l’infatigable Stolz : en présentant une jeune fille à Oblomov, qui va se mettre à l’aimer, qu’il va aimer lui aussi, vivant pendant quelques mois une presque complète métamorphose. L’amour va donner à sa vie une saveur qu’Oblomov ne soupçonnait pas. Mais Gontcharov va décrire très habilement l’impossibilité de cet amour : Oblomov est mû par un mécanisme invincible qui le rend inapte à aimer. Aimer lui est aussi impossible que travailler ; sa paresse concorde avec une philosophie aux accents rousseauistes[30] qu’il résume ainsi :

Le but de vos agitations, de vos passions, de vos guerres, de votre commerce, de votre politique, n’est-il pas, quand tout est dit, le repos ? N’aspirez-vous pas, les uns et les autres, à retrouver ce paradis perdu[31] ?

C’est la définition que donne Oblomov de « l’oblomovtchina », un mal obscur dont il est conscient de souffrir au moment où il vit la douleur de ne pouvoir aimer Olga. Pour un psychanalyste, le symptôme d’Oblomov n’est pas éradicable. C’est le noyau indestructible dont parle Lacan et avec lequel il faut savoir se débrouiller. Or, dans le roman de Gontcharov, Oblomov va y parvenir en optant pour une existence certes moins glorieuse que celle à laquelle voulait le pousser l’infatigable Stolz, mais en sachant choisir la voie qui lui convient et qui rend vivable sa configuration singulière ; Oblomov va savoir transformer son symptôme en sinthome grâce à Stolz qui contribuera à sa subsistance matérielle et grâce à une femme modeste qui l’entretiendra dans un semblant de paradis perdu, sans chercher à le changer, avec dévouement mais sans passion. Oblomov va se créer ainsi une vie à sa mesure, pas celle que les autres voulaient pour lui et qui ne correspondait pas à ce qui était en son pouvoir réel, mais une vie humble, peut-être paresseuse, mais en accord avec son être véritable. La mort d’Oblomov sera à l’image de cette vie, deux attaques d’apoplexie — en d’autres termes, de stupeur — auront raison des faibles liens qui le maintenaient encore en vie mais généreront en même temps ce que Oblomov avait souhaité si souvent : des états d’hallucination qui feront se mêler dans une demi-conscience le passé et le présent, des accès de torpeur où les sons de la vie d’avant se substitueront à la vie réelle, où les visages du présent s’effaceront derrière les figures adorées du passé :

De rares et brefs instants de cette sorte descendent parfois sur l’homme. Il lui semble alors revivre un temps déjà vécu. Est-ce en rêve qu’il a vu ce phénomène qui se reproduit maintenant sous ses yeux ? A-t-il vécu une vie antérieure oubliée ? Toujours est-il qu’il aperçoit les mêmes êtres, assis près de lui, qu’il entend proférer les mêmes paroles. Et il tombe alors dans la torpeur[32].

Serait-ce aller trop loin que de prétendre que ces « créations » hallucinatoires, cette reviviscence du passé dans des mises en scène irréelles mais bien réelles pour celui qui les produit, sont la manière parfaitement adéquate qu’Oblomov a inventée pour dépasser son symptôme et s’intégrer à sa façon dans une vie possible dans les conditions qui sont les siennes ? C’est là une des définitions possibles du sinthome lacanien : savoir faire avec son symptôme, savoir créer une manière d’être qui rend le symptôme viable. L’oblomovtchina est certes un mal, mais il n’est pas incompatible avec une certaine manière d’exister.

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Concluons ces considérations en consacrant quelques mots au petit roman d’Italo Svevo, Ma paresse, traduction de l’italien Il mio ozio. Le mot paresse en italien se dit en général pigritia ou accidia, tandis qu’ozio signifie l’oisiveté. Du reste, le mot « paresse » ne réapparaît plus jamais dans le roman. L’oisiveté dont il s’agit est celle à laquelle se trouve condamné Svevo, après son « retrait des affaires » qu’il qualifie dès la première page du roman « d’inertie[33] ». La majeure partie du texte est dédiée à la description de toutes les médications qui peuvent permettre à un corps vieillissant de s’approcher le plus confortablement possible de sa fin et de préserver un équilibre entre les organes selon la loi suivante :

Le corps d’un homme de notre âge ne reste en équilibre que parce qu’il ne sait pas de quel côté se résoudre à tomber. Raison pour laquelle il importe de ne pas lui suggérer de quel côté tomber, parce que sa décision s’en trouverait facilitée[34].

L’un de ces médicaments est une certaine Felicita, que le narrateur va s’administrer au prix fort une à deux fois par semaine. Le mot paresse utilisé par le traducteur est donc sans doute à comprendre comme le démon de midi tel que le définissaient les Pères du désert : une acédie qui s’abat à l’heure de midi sur les moines, ou bien au midi de la vie, qui se caractérise par un accablement et un affaiblissement du corps tel qu’il devient la proie de multiples démons. Dans son petit livre, L’art de la sieste, Thierry Paquot[35] consacre un chapitre au trouble qui s’empare des corps et des âmes à l’heure méridienne. La paresse, celle de la sieste, est redoutable parce qu’elle rend le corps vulnérable aux assauts de la chair et ceux-ci peuvent être ressentis comme démoniaques[36]. C’est la conclusion de Svevo à la fin de son petit roman : ses expériences avec Felicita ne lui font pas honneur et cette triste paresse dont il devient la victime à la fin de sa vie lui fait toucher le fond de la bassesse, de la cupidité et de la misère humaine. Mais de cette paresse-là, lui aussi saura faire un sinthome : en se détournant des charmes méphitiques de la femme vénale, pour mieux apprécier sur son gramophone les mouvements de la Neuvième Symphonie et accepter que la mort vienne en son temps.