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Le dossier qui suit repose sur un pari : celui d’affirmer qu’il serait fructueux de revisiter les sept péchés capitaux inscrits dans la tradition chrétienne, et de les soumettre à un examen attentif à leur histoire, à leur empreinte, à leur sens et à l’ambivalence qu’ils suscitent. Il part donc d’une franche curiosité pour ces choses (faute d’un meilleur mot) tentantes qui ont donné lieu, au fil de l’histoire, à maints essais pour les épingler, les catégoriser, les combattre ou les réhabiliter.

Il revient à Évagre le Pontique (345-399) d’avoir, le premier, établi une liste de « passions » ou de « pensées mauvaises », en reprenant des enseignements déjà existants mais peu formalisés (Traité pratique, ch. 6-15). Évagre distingue huit passions à fuir : la gourmandise (gastrimargía), la luxure (porneía), l’avarice (philarguría), la vaine gloire (kenodoxía), la colère (orgè), la tristesse (lúpè), l’acédie (akèdía) et l’orgueil (huperèphanía)[1]. Cette liste a ensuite été reprise et modifiée par Jean Cassien puis par Grégoire le Grand. Il a fallu attendre le quatrième concile du Latran (1215) pour que soit adoptée une liste officielle de sept péchés capitaux[2]. Cette liste a ensuite été incluse dans la Somme théologique (question 84, Prima secundae) de Thomas d’Aquin, qui va contribuer à mieux cerner la notion de « péché capital » et à approfondir l’intelligence de chacun des sept péchés capitaux. Au xxe siècle, le Catéchisme de l’Église Catholique (1997) a repris cette liste, en formulant d’une manière très précise et concise le sens des péchés dits « capitaux » : « Ils sont appelés capitaux parce qu’ils sont générateurs d’autres péchés, d’autres vices » (art. 1866). Ainsi, le qualificatif de « capital » ne renvoie pas à la gravité desdits péchés, mais au fait qu’ils sont des péchés de « tête » (du latin caput), donc susceptibles de conduire à d’autres péchés, d’engager celui qui les commet sur une pente fatale.

Les notions de « péché » et de « péché capital » semblent, à certains égards, complètement désuètes sans pour autant avoir cessé de circuler dans la langue courante, ne serait-ce que comme métaphores dont on ne sait plus exactement à quoi elles renvoient. Elles demeurent toutefois une donnée importante de la tradition chrétienne, à tel point qu’il apparaît difficile sinon impossible de la passer totalement sous silence[3]. En fait, la notion de « péché » touche des données anthropologiques de base fondamentales — aux incidences psychologiques, sociales, poétiques et politiques décisives —, qui font que cette notion reste en quelque sorte incontournable. C’est déjà ce qui ressortait de la célèbre « Discussion sur le péché » qui s’est tenue le 5 mars 1944 à Paris, avec des interlocuteurs comme Georges Bataille, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Michel Leiris, Jean Paulhan, Maurice Blanchot, Pierre Klossowski, Jean Hyppolite et Jean Daniélou[4].

Dans un ouvrage paru en 1947, Stanislas Fumet proposait un Éloge des sept péchés capitaux[5]. Dans un livre plus récent, Alain Houziaux affirmait que les péchés capitaux étaient également des péchés… capiteux[6]. Ainsi, les titres de ces livres suggèrent que les sept péchés capitaux ne sont pas complètement négatifs, mais qu’ils recèlent également une certaine forme de bien. Les passions en cause seraient à la fois mauvaises et bonnes, présentant une ambivalence qui mérite réflexion.

C’est donc cette réflexion qu’amorce le présent dossier, en se consacrant à la paresse. Parmi les sept péchés capitaux, celle-ci constitue peut-être le lieu où l’ambivalence est la plus visible et la plus forte. Car s’il est vrai que « la paresse est la mère de tous les vices » — comme le dit le proverbe —, Hobbes n’a-t-il pas également raison de la considérer comme « la mère de la philosophie » ? D’un côté, dans nos sociétés libérales (obnubilées par l’importance du travail, de la croissance et de la productivité), la paresse apparaît comme l’inclination la plus odieuse qu’on puisse imaginer[7]. D’un autre côté, il se trouve tout un courant de pensée qui revendique un « droit à la paresse[8] » et qui fait la promotion de la paresse comme « art de vivre ». Ce courant se déploie dans un registre artistique et populaire (le film Alexandre le Bienheureux d’Yves Robert en est une manifestation), dans un registre social (comme le mouvement Slow) et aussi dans un registre plus « savant ». De fait, il semble possible de trouver des justifications psychologiques, philosophiques, économiques et même théologiques à la paresse[9], de telle sorte qu’il apparaît difficile à certains d’y voir un péché. Comme l’écrit Robert Sabatier avec humour, « que la paresse soit un des péchés capitaux nous fait douter des six autres… ».

Qu’en est-il, donc, de la paresse ? Est-ce un vice ou une vertu ? Qu’en est-il de la paresse comme péché — et donc, en amont, du sens du péché lui-même ? Les articles qui suivent explorent les avenues insoupçonnées qui s’ouvrent lorsque ces questions sont envisagées dans une perspective interdisciplinaire.