Corps de l’article

Introduction

La présente publication s’inscrit dans un projet de recherche sur l’intervention des inspecteurs du travail dans le champ des risques psychosociaux au travail (RPS), c’est-à-dire les « risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental » (Gollac, 2012 : 31). Un nombre croissant de gouvernements développent des programmes de prévention de ces risques; ces interventions ont fait l’objet de diverses études, qui montrent un écart entre les politiques et les pratiques (Langenhan, Leka et Jain, 2013; Leka et al., 2011; Leka et al., 2015; Lippel et Quinlan, 2011; Weissbrodt et Giauque, 2017; Zoni et Lucchini, 2012). En effet, les RPS sont plus difficiles à réguler que d’autres risques professionnels (Bruhn et Frick, 2011), notamment parce que leur résolution peut interférer avec les prérogatives du management en matière d’organisation. Les RPS présentent, de ce fait, un caractère potentiellement conflictuel lors de l’intervention d’un inspecteur du travail. Pour que celui-ci puisse amener l’entreprise à agir, il doit construire avec ses interlocuteurs une représentation partagée des problèmes à résoudre (Jespersen, Hasle et Nielsen, 2016).

Plusieurs revues systématiques ont porté sur l’impact des mesures qu’une entreprise pourrait mettre en place en faveur de la santé mentale au travail, principalement sous l’angle de la prévention du stress. Elles se sont concentrées soit sur des interventions individuelles (Richardson et Rothstein, 2008), soit sur des interventions organisationnelles (Harvey et al., 2006; Montano, Hoven et Siegrist, 2014), ou, encore, elles ont comparé les deux approches (LaMontagne et al., 2007). Toutefois, ces travaux donnent peu d’indications sur les pratiques effectives des entreprises (Jain, 2011; Weissbrodt et Giauque, 2017); la plupart des études ont porté sur des programmes volontaires d’envergure, initiés souvent avec le soutien de chercheurs dans le but de démontrer qu’il est possible de réduire l’exposition et de mesurer l’ampleur de cette réduction. Cet article vise à décrire ce qui se fait hors de ces contextes exceptionnels. L’objectif est d’étudier les pratiques de prévention déclarées par les employeurs, en relation avec la manière dont ils perçoivent l’exposition de leur personnel aux RPS. Les informations recueillies devraient permettre aux autorités, qui s’efforcent d’engager de manière efficiente leurs ressources limitées (Weil, 2008), de comprendre de manière plus détaillée le contexte dans lequel les inspecteurs interviennent. Partant, elles devraient pouvoir définir plus précisément le type d’entreprises à viser, les thèmes à aborder et les mécanismes d’action à privilégier.

L’article débute par la présentation d’un modèle conceptuel de l’intervention des inspecteurs en matière de RPS, fondé sur l’ergonomie de l’activité et l’évaluation réaliste des politiques publiques; ce modèle permet d’introduire les questions de recherche (2e section). La 3e section décrit la constitution de l’échantillon, le contexte de l’étude, les méthodes de recueil des données et les analyses statistiques. Les résultats sont présentés à la 4e section. La 5e et dernière section les met en perspective en les comparant à ceux d’enquêtes menées auprès de salariés; elle mentionne également les forces et faiblesses de l’étude, ainsi que des pistes de recherche complémentaires. L’article se conclut par la mise en évidence des défis auxquels les autorités sont confrontées, ainsi que par des suggestions pour renforcer la prévention des RPS.

Cadre théorique et questions de recherche

Sur le plan théorique, le projet de recherche se rattache à deux approches complémentaires : l’ergonomie de l’activité et l’évaluation réaliste des politiques publiques. Nous nous appuyons sur la première pour conceptualiser les RPS, et sur la seconde pour mettre en évidence l’importance du contexte lorsqu’on évalue l’intervention des autorités.

Une approche ergonomique des RPS

Les RPS sont des phénomènes complexes, en raison notamment de l’intrication d’influences contextuelles — dont le travail est une source centrale — et de paramètres individuels. Cette diversité de facteurs se reflète dans la variété des mesures mises en place pour les prévenir. Par exemple, dans une revue de littérature sur la prévention du stress au travail, LaMontagne et al. (2007) ont distingué trois types d’interventions. Certaines, strictement individuelles, portent sur l’aptitude d’une personne à faire face à des facteurs de stress, en agissant sur sa perception des situations ou en développant ses ressources; elles incluent également des programmes de réhabilitation ou d’assistance aux employés. D’autres, purement organisationnelles, visent à réduire les facteurs de stress liés au travail et à favoriser la participation des travailleurs à la recherche de solutions. Enfin, les interventions mixtes mettent la priorité sur la prévention primaire des problèmes liés à l’organisation et à l’environnement de travail, tout en incluant une action sur l’individu. Les auteurs ont observé que, contrairement aux interventions individuelles, les interventions organisationnelles ou mixtes ont des effets bénéfiques aux deux niveaux. L’approche collective et organisationnelle de la prévention des RPS a été thématisée par des ergonomes de l’activité : selon Petit et Dugué (2012), la prévention consiste avant tout à donner aux employés la possibilité de réaliser un travail de qualité. La souffrance psychologique s’explique par des défaillances organisationnelles occasionnant des difficultés de production, qui elles-mêmes prétéritent l’aptitude des salariés à exercer leur activité de manière conforme à leurs valeurs et à leur sens du « travail bien fait ». Agir sur les RPS nécessite de débattre du fonctionnement organisationnel de l’entreprise, des objectifs du travail et de la manière d’en évaluer la qualité. Il s’agit de transformer les situations de travail, de façon à augmenter le pouvoir d’agir des salariés.

Selon LaMontagne et al. (2007), une part croissante des études porterait sur des interventions organisationnelles ou mixtes, dont l’approche ergonomique est une déclinaison. Selon eux, ceci pourrait refléter un recours plus fréquent à ces modes d’intervention sur le terrain. A contrario, divers auteurs considèrent que les entreprises continuent à privilégier les mesures individuelles, surtout d’ordre curatif (Bouffartigue, 2012; Frick, 2014; Lallement et al., 2011; Lhuilier, 2010; Mellor et al., 2011; Vézina et al., 2006). L’Enquête européenne sur les risques émergents et les nouveaux risques - ESENER (EU-OSHA, 2012b, 2016) semble leur donner raison : les mesures les plus fréquemment déclarées dans les entreprises interrogées sont l’organisation de formations pour le personnel et la désignation de personnes de contact en cas de problème. Il reste toutefois difficile d’évaluer à quel point ces affirmations sont représentatives des pratiques effectivement mises en oeuvre. En effet, il n’existe que très peu de recherches recensant les mesures de prévention des RPS adoptées par les employeurs. Par ailleurs, la manière dont ceux-ci perçoivent l’exposition de leur personnel aux RPS n’est pas beaucoup plus étudiée : la majorité des études portent sur les perceptions des employés uniquement (Amossé et Célérier, 2013; Krieger, Graf et Vanis, 2015 et 2017; Loriol, 2010; Loriol et Sall, 2014; Marquis, 2014).

L’évaluation réaliste des politiques publiques

La manière dont les employeurs perçoivent et préviennent les RPS constitue un élément du contexte dans lequel les inspecteurs du travail interviennent. Or, comprendre le contexte est au coeur de l’évaluation réaliste des politiques publiques. Ce courant vise à modéliser le processus par lequel une mesure d’intervention influence les comportements des groupes-cibles, selon les circonstances dans lesquelles elle s’inscrit et les mécanismes d’action qu’elle met en jeu; réaliser une évaluation de ce type consiste à mettre en évidence des configurations de contextes, de mécanismes et de résultats (Pawson, 2006). Dans une revue systématique de littérature fondée sur cette approche (Weissbrodt et Giauque, 2017), nous avons constaté un manque de données scientifiques sur les leviers et les obstacles qui, à l’échelle d’un établissement, peuvent influencer l’action des inspecteurs. Cette revue nous a également permis d’élaborer un modèle conceptuel synthétisant les éléments à prendre en compte pour évaluer l’action des inspecteurs en matière de RPS et mieux comprendre le contexte préexistant à leur intervention; il est décrit dans la section suivante.

Modèle conceptuel de l’intervention des inspecteurs en matière de RPS

Le modèle présenté dans la Figure 1 est fondé sur une relation causale entre l’intervention publique et ses résultats, médiatisée par des mécanismes d’action (flèche unidirectionnelle). L’intervention de l’État dans le domaine des RPS prend classiquement la forme de contrôles en entreprises. Les inspecteurs visent à influencer l’attitude et le comportement des employeurs, afin de les amener à mettre en place des mesures de prévention, par de la sensibilisation, de l’information et des recommandations (mécanismes d’action); la sanction et la dissuasion ne jouent qu’un rôle marginal. Les résultats attendus consistent en une évolution de la perception des risques par la direction, et en la mise en place de mesures de prévention.

Figure 1

Modèle conceptuel de l’intervention des inspecteurs en matière de RPS

Modèle conceptuel de l’intervention des inspecteurs en matière de RPS

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Le recours à des mécanismes d’action peu coercitifs s’explique, notamment, par des facteurs contextuels, tels que l’absence de dispositions légales spécifiques aux RPS dans de nombreux pays, la modestie des ressources dont disposent les autorités, la complexification du monde du travail ou l’attitude réservée de partenaires sociaux. D’autres aspects contextuels propres à l’entreprise peuvent orienter la manière dont les inspecteurs procèdent, ainsi que les effets de leur intervention; ils peuvent également être influencés en retour au cours du processus d’inspection (d’où les flèches bidirectionnelles). Le modèle distingue, d’une part, des facteurs liés spécifiquement aux RPS : la perception préexistante de ces risques par l’employeur, ainsi que les mesures déjà en place. Reconnaître l’existence d’un risque pourrait être une condition nécessaire à la mise en place de mesures préventives, et celles-ci pourraient agir à leur tour sur la perception du risque. Le modèle inclut, d’autre part, des facteurs généraux relatifs à la structure et au fonctionnement de l’entreprise. Il s’agit, notamment, de la gestion de la santé et de la sécurité au travail (SST) et du degré de participation du personnel : les entreprises qui gèrent la SST de manière systématique et y associent leurs employés ont plus de facilité à intégrer les RPS dans leurs démarches préventives (Jain, 2011). Diverses études ont montré que les mesures de prévention sont d’autant plus fréquentes que les entreprises sont grandes (Hasle, Limborg et Nielsen, 2014; Jain, 2011; Pinder et al., 2016). Par ailleurs, selon L’Enquête ESENER (EU-OSHA, 2012), elles sont plus courantes dans l’enseignement et le secteur santé-social, et plus rares dans l’industrie, la construction et le commerce. En outre, la situation économique peut influencer les décisions d’allocation de ressources. Ceci a été mis en évidence dans le domaine de la sécurité au travail (Filer et Golbe, 2003) ; on peut supposer qu’il en va de même dans le domaine des RPS, bien que nous n’ayons pas connaissance d’études à ce sujet. Enfin, le niveau de prévention des RPS peut être associé à des indicateurs classiques de gestion des ressources humaines, tels que le roulement de personnel ou l’absentéisme (Dollard et al., 2007), ou encore des problèmes de recrutement. L’existence de RPS peut se traduire par des difficultés de gestion des ressources humaines; inversement, de telles difficultés peuvent accroître les tensions dans l’entreprise.

L’étude se concentre sur les relations entre ces deux catégories de facteurs internes à l’entreprise, d’une part, les perceptions des RPS et les mesures en place, d’autre part, les aspects liés à la structure et au fonctionnement de l’établissement; le design de recherche ne permettant pas de se prononcer sur la causalité, la Figure 1 représente ces relations par des flèches à double sens. Nous avons décidé de ne pas inclure d’autres éléments, dont la littérature a montré l’importance en matière de prévention des RPS mais qui sont moins directement observables, tels que la culture organisationnelle, les jeux d’acteurs ou la qualité du dialogue dans l’entreprise (Mellor et al., 2011; Starheim, 2014). Dans ce cadre, les questions de recherche sont les suivantes :

  1. Quelle est la perception des employeurs quant à l’exposition de leur personnel aux RPS ?

  2. Dans quelle mesure cette perception est-elle liée à des facteurs relatifs à la structure et au fonctionnement de l’entreprise ?

  3. Quels types de mesures les entreprises prennent-elles pour prévenir les RPS ?

  4. Quelles relations y a-t-il entre les mesures de prévention que les employeurs mettent en place, la manière dont ils perçoivent l’exposition de leur personnel, et les facteurs relatifs à la structure et au fonctionnement de l’entreprise ?

La section suivante présente la méthodologie développée pour étudier ces questions.

Méthodologie

Constitution de l’échantillon

L’étude s’est déroulée dans le cadre d’une campagne d’inspection axée sur les RPS, conduite en Suisse par le Secrétariat d’État à l’Économie (SECO) et les inspections cantonales du travail (cf. Encadré). Cette campagne fait actuellement l’objet d’une évaluation d’impact ; dans ce but, une enquête par questionnaire a été réalisée à deux reprises à un an d’intervalle dans un échantillon d’entreprises dont la moitié servait de groupe d’intervention et l’autre de groupe contrôle. Dans les établissements du groupe d’intervention, un audit de l’inspection du travail était prévu, mais non encore effectué au moment de la première enquête. Pendant environ un an, les inspecteurs nous ont informés à l’avance des contrôles qu’ils avaient planifiés, de manière aussi exhaustive que possible, afin que nous puissions contacter les entreprises avant leur passage. Quant au groupe contrôle, il était formé d’entreprises sélectionnées aléatoirement, par les chercheurs, dans le Registre fédéral des entreprises et des établissements; ce sous-échantillon a été stratifié de manière à ce qu’il soit comparable aux entreprises inspectées, au niveau de la région linguistique — francophone, germanophone et italophone —, de la branche d’activité, de la taille, de la structure mono- ou multi-établissements, et de l’appartenance éventuelle à un groupe international. La comparaison de l’évolution du groupe d’intervention et du groupe contrôle après la seconde enquête va permettre de mesurer l’impact des visites d’inspection; cette évaluation fera l’objet d’une publication séparée. Pour le présent article, nous nous sommes fondés uniquement sur la première enquête — celle qui précédait l’inspection dans le groupe d’intervention. Par ailleurs, nous avons fusionné les deux groupes d’entreprises afin de disposer d’un échantillon suffisamment grand pour refléter autant que possible la variété des perceptions et des pratiques de prévention des employeurs.

Cueillette des données

Les données ont été recueillies au moyen d’un questionnaire (en français, allemand et italien) adressé à la personne « connaissant le mieux les questions de santé et de sécurité dans l’entreprise »; dans la plupart des cas, il s’agissait de l’employeur ou d’un cadre dirigeant. Deux options ont été proposées (par téléphone ou par écrit), afin de maximiser le taux de réponse. La passation a été confiée à quatre interviewers titulaires d’une maîtrise (master) en sciences humaines, formés et supervisés tout au long de l’étude.

Le questionnaire comportait près de 120 questions : 11 sur l’établissement (statut, données démographiques, etc.) et sur le répondant (identité et fonction), 10 sur la gestion de la SST, 3 sur la représentation formelle des employés, 19 sur les facteurs de RPS perçus par les répondants, 51 sur la gestion des RPS, 8 sur la situation économique et des indicateurs RH, et quelques questions de clôture. Les modalités de réponse et leur codage étaient : non (0), plutôt non (1), plutôt oui (2) et oui (3); 10 questions ouvertes permettaient de recueillir des informations plus détaillées. Les deux tiers des questions ont été créées sur mesure; les autres ont été reprises des Enquêtes ESENER, ainsi que de l’enquête française Conditions de travail de 2013[1]. À partir du modèle conceptuel, nous avons retenu pour cet article 60 variables, réparties en 7 catégories : gestion de la SST (8 questions), participation des travailleurs (6), exposition aux RPS (14), prévention des RPS (25), situation économique (1), indicateurs RH (3) et structure de l’entreprise (3).

Analyses statistiques

Le Tableau 1 présente le plan d’exploitation des données pour chaque question de recherche. Nous avons tout d’abord construit des échelles au moyen d’analyses factorielles. Des statistiques descriptives ont servi à rendre compte de la manière dont les employeurs perçoivent l’exposition de leur personnel aux RPS (question 1), ainsi que les types de mesures mises en oeuvre (question 3). Enfin, pour identifier les variables associées à l’exposition perçue (question 2) et aux mesures de prévention (question 4), des modèles de régression multiple ont été élaborés. Les analyses statistiques ont été effectuées avec le logiciel Stata (StataCorp, 2015). En parallèle, les réponses aux questions ouvertes et les commentaires des répondants ont été retranscrits, codés et utilisés pour pouvoir mieux interpréter les associations statistiques.

Tableau 1

Plan d’exploitation des données

Plan d’exploitation des données

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Analyses factorielles

Des échelles ont été élaborées pour mesurer la gestion de la SST, la participation des travailleurs, l’exposition aux RPS, ainsi que leur prévention. Les analyses ont suggéré l’existence de plusieurs facteurs pour l’exposition aux RPS et pour leur prévention; nous avons effectué une rotation orthogonale Varimax de manière à mieux les distinguer, puis regroupé les items en sous-échelles à partir des coefficients de saturation, et enfin effectué une nouvelle analyse sur chacune d’entre elles pour vérifier sa cohérence et son caractère unidimensionnel. Nous avons considéré cet objectif atteint lorsque le premier facteur présentait des coefficients de saturation positifs sur l’ensemble des variables de l’échelle, qu’il avait une valeur-propre supérieure à 1 (règle de Kaiser), et qu’une rupture de pente s’observait sur le scree plot après le premier facteur. Les analyses ont été réalisées à partir des matrices de corrélations polychoriques, avec la procédure factormat de Stata (principal-factor method). Le coefficient alpha ordinal (Gadermann, Guhn et Zumbo, 2012) a été employé pour estimer la cohérence interne des échelles[2]. Les scores ont été calculés en additionnant les valeurs sur l’ensemble des questions constituant une échelle, puis en divisant la somme par le nombre de questions. Pour mieux différencier les entreprises, nous avons multiplié le score par 4, afin d’obtenir des valeurs allant de 0 à 12.

Aucun item ne comportait un taux de valeurs manquantes supérieur à 0,5% (2/404), à l’exception d’une question présentant un taux de 1,5% (6/404). Compte tenu de cette proportion très faible, les entreprises concernées ont été exclues des analyses dans lesquelles les variables avec des valeurs manquantes étaient utilisées. La présence de valeurs extrêmes a été vérifiée et leur effet potentiel a été pris en compte.

Analyses de régression multiple

Les associations entre les scores de prévention des RPS (variables dépendantes) et les variables indépendantes incluses dans le modèle conceptuel ont été identifiées au moyen de régressions multiples. Comme la moitié de l’échantillon était constituée d’entreprises sélectionnées de manière non aléatoire (les entreprises inspectées), nous avons d’abord introduit la variable « entreprise inspectée oui/non » comme variable indépendante dans les modèles de régression; ceci a permis d’identifier un éventuel biais de sélection. Les autres variables indépendantes ont été introduites par blocs successifs : d’abord, l’exposition aux RPS, puis, les variables structurelles (taille, secteur et appartenance à un groupe international), les variables « conjoncturelles » (situation économique et indicateurs RH) et, enfin, la gestion de la SST et la participation. Nous avons retenu les variables avec p≤,25 dans les tests d’association bivariée avec les variables dépendantes. Les modèles finaux ont été construits en ne conservant que les prédicteurs significatifs à p<,05 après introduction du dernier bloc. La puissance statistique, l’absence de multicolinéarité et la normalité des résidus ont été vérifiées. Comme les données présentaient de l’hétéroscédasticité, nous avons utilisé une méthode de régression robuste (commande Stata robreg) et le coefficient de détermination robuste R2(w) (Jann, 2010; Renaud et Victoria-Feser, 2010). Les associations entre les scores d’exposition aux RPS (variables dépendantes) et les variables indépendantes (caractéristiques structurelles et conjoncturelles, gestion de la SST et participation du personnel) ont été étudiées de la même façon. Les résultats sont présentés dans la section suivante.

Résultats

Le taux de réponse est de 58,4% (404/692). Le Tableau 2 présente la constitution de l’échantillon. Les très petites entreprises sont sous-représentées par rapport au tissu économique suisse; dans le cadre de la campagne, les inspecteurs ont eu tendance à se concentrer sur des établissements d’une certaine taille. Une entreprise sur cinq appartient aux secteurs de l’industrie ou de la construction, bien que ceux-ci ne fussent pas des cibles prioritaires de la campagne. Le choix des entreprises à inspecter est une prérogative légale des inspectorats; l’échantillon est représentatif des établissements inspectés pendant la durée de l’étude, mais pas nécessairement de l’ensemble du tissu économique suisse. Enfin, dans 87,8% des cas, le répondant était le propriétaire ou le dirigeant de l’entreprise ou, dans des entreprises d’une taille moyenne ou grande, un cadre supérieur ; pour cette raison, nous utiliserons souvent le terme « employeurs » pour désigner les répondants dans la suite du texte. Les résultats sont présentés en reprenant successivement les questions de recherche.

Tableau 2

Caractéristiques des entreprises participantes (N=404)

Caractéristiques des entreprises participantes (N=404)

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Perception des employeurs quant à l’exposition aux RPS

Les analyses factorielles ont abouti à la construction de trois échelles d’exposition perçue aux RPS. L’échelle « stress et charge de travail » présente le score moyen le plus élevé (6,19 sur 12); elle regroupe trois questions relatives à la pression temporelle, à la charge de travail et au stress. L’échelle « autres facteurs de risques » suit avec un score moyen de 3,56 points sur 12. Elle rassemble sept items : horaires longs ou irréguliers, clients difficiles, problèmes de communication ou de collaboration, environnement physique contraignant, insécurité de l’emploi, difficulté à faire un travail de qualité, tensions avec des collègues ou la hiérarchie. La troisième échelle, intitulée « atteintes à l’intégrité », obtient un score très faible (1,67 sur 12) et rassemble quatre variables : agression verbale ou physique, discrimination, harcèlement, et confrontation à des événements traumatisants. La partie supérieure du Tableau 3 (p. 186), présente ces échelles de manière plus détaillée. Leur cohérence interne est bonne (α=0,80-0,82). Les colonnes « asymétrie » et « aplatissement » indiquent que la distribution des réponses ne suit pas une courbe gaussienne ; ceci est confirmé par la valeur p inférieure à 0,05 au test de normalité. Le tableau présente aussi les coefficients de saturation — qui, mis au carré, représentent la part de la variance d’une variable, expliquée par le facteur — et la communalité, qui indique le pourcentage de la variance de la variable, expliquée par l’ensemble des facteurs.

Relations entre exposition perçue et facteurs relatifs à la structure et au fonctionnement de l’entreprise

Les analyses factorielles ont permis d’élaborer deux échelles supplémentaires, l’une sur la gestion systématique de la SST et l’autre sur la participation des travailleurs; elles sont présentées en détail dans la partie médiane du Tableau 3 (p. 186-187). Nous avons intégré ces scores comme variables indépendantes dans les analyses de régression multiple. Le Tableau 4 présente, dans sa partie gauche, les trois modèles portant sur l’exposition perçue. Le fait qu’une inspection soit ou non planifiée ne s’est jamais avéré significatif; ceci montre que les entreprises inspectées et les autres sont comparables sur ces scores, lorsqu’on contrôle la taille, la branche d’activité et les autres variables incluses dans les modèles. Dans les entreprises de 100 personnes et plus, les répondants tendent à mentionner une exposition plus importante aux trois catégories de facteurs de risques. La branche d’activité est associée à l’exposition aux atteintes à l’intégrité (perçue comme plus faible dans le secteur secondaire, le commerce, l’hôtellerie-restauration et les transports, et plus élevée dans l’administration et l’enseignement) et aux « autres facteurs de RPS » (plus élevée dans le commerce, l’hôtellerie-restauration et les transports, l’administration et l’enseignement, ainsi que le secteur santé-social). L’appartenance à un groupe international est associée à une plus faible exposition perçue aux atteintes à l’intégrité. On observe une relation positive faible, mais significative entre la présence de difficultés économiques et l’exposition aux atteintes à l’intégrité et aux « autres facteurs de RPS », mais pas avec le stress et la charge de travail. Le niveau d’absentéisme n’est lié statistiquement à aucun score d’exposition. En revanche, les difficultés de recrutement et un niveau de roulement de personnel moyen ou élevé sont associés significativement à l’exposition au stress/charge de travail et aux « autres facteurs de RPS ». Enfin, la gestion de la SST est positivement reliée à l’exposition perçue aux risques d’atteintes à l’intégrité, tandis que le score de participation n’est associé à aucune échelle d’exposition.

Tableau 3

Présentation des échelles de mesure issues des analyses factorielles

Présentation des échelles de mesure issues des analyses factorielles

Note : Échelles graduées de 0 à 12. Moyenne m. Écart-type σ. Valeur-seuil p (test de normalité conjointe). α ordinal. Coefficients de saturation (satur.) et de communalité (commun.). L’asymétrie (asym.) et l’aplatissement (aplatis.) d’une courbe normale valent 0 et 3.

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Types de mesures mises en place par les entreprises pour prévenir les RPS

Pour l’analyse factorielle réalisée sur les variables de prévention, nous avons retenu une solution à 2 facteurs, décrits dans la partie inférieure du Tableau 3 (p. 187-188). Le premier (gestion spécifique des RPS) est associé à des processus de management axés spécifiquement sur les RPS (procédures, documentation, règlement, conseil confidentiel, mesures de bien-être individuel, etc.); plusieurs items portent également sur la formation du personnel et des cadres dans ce domaine. Le score moyen est de 5,17. Le second facteur (amélioration générale des conditions de travail) présente un caractère très différent : il s’agit de mesures ayant un impact direct sur l’activité de travail, au travers de changements organisationnels, du recrutement de personnel supplémentaire, de l’adaptation des tâches de certains employés, ou d’une amélioration des horaires, des outils ou de l’environnement de travail. Le score moyen est de 7,61. Cette seconde catégorie est plus répandue que la première : 53,5 à 86,4% des entreprises ont pris l’une ou l’autre des mesures constituant cette échelle, contre 15,1 à 59,7% pour les mesures de gestion spécifique des RPS.

Relations entre les mesures de prévention, l’exposition perçue aux RPS et les facteurs relatifs à la structure et au fonctionnement de l’entreprise

Le Tableau 4 présente, dans sa partie de droite, les résultats des deux modèles de régression multiple sur les mesures de prévention. Les scores ne diffèrent pas significativement entre les entreprises inspectées et les autres, en contrôlant les autres variables incluses dans les modèles. Les entreprises de 100 personnes et plus tendent à présenter des mesures de gestion des RPS plus développées, de même que celles qui appartiennent à un groupe international. La prévention est moins poussée dans le secteur secondaire, le commerce, l’hôtellerie-restauration et les transports, par comparaison avec les services. La situation économique et les indicateurs RH ne sont pas associés significativement aux scores de prévention. La gestion de la SST est positivement reliée aux mesures de gestion spécifique des RPS. Quant à la participation du personnel, elle est associée positivement aux deux scores de prévention. Le score d’amélioration générale des conditions de travail n’est lié qu’à la participation et, négativement, au secteur du commerce, de l’hôtellerie-restauration et du transport, tandis que le score de gestion spécifique des RPS est lié à un plus grand nombre de variables. À titre complémentaire, nous avons recalculé le modèle 5 en remplaçant la variable dépendante (amélioration générale des conditions de travail) par l’item « mesures organisationnelles pour réduire la pression »; dans cette analyse, non reproduite ici, le score de stress/charge de travail est positivement associé à la variable dépendante.

Tableau 4

Facteurs liés à l’exposition perçue aux RPS et aux mesures de prévention (modèles de régression multiple)

Facteurs liés à l’exposition perçue aux RPS et aux mesures de prévention (modèles de régression multiple)

Note : Les valeurs significatives à p<.05 sont signalées par un astérisque. Les variables non conservées dans les modèles finaux sont signalées par un tiret. Valeurs de référence : a variable continue, b 10-99, c « entreprises de services », d 1 = oui 0 = non, e bas.

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Discussion

Dans le cadre de cette étude, nous avons successivement analysé la manière dont les employeurs perçoivent l’exposition de leur personnel aux RPS (question 1), les liens entre ces perceptions et des facteurs relatifs à la structure et au fonctionnement de l’entreprise (question 2), les types de mesures mises en place pour prévenir les RPS (question 3), ainsi que les associations entre ces mesures, les facteurs de RPS perçus par les employeurs, et les caractéristiques de structure et de fonctionnement (question 4). On peut se demander si les résultats obtenus reflètent uniquement les perceptions des employeurs ou s’ils correspondent également au ressenti des employés. Le design de l’étude ne permettait pas de recueillir des informations auprès de ces derniers. En revanche, d’autres études livrent des données de ce type, du moins partiellement; nous y ferons référence dans la suite du texte, afin de mettre en perspective les résultats.

Perception des employeurs quant à l’exposition aux RPS

Une comparaison avec les réponses des personnes actives dans L’Enquête suisse sur la santé de 2012 (Krieger et al., 2015) montre que la fréquence relative des divers facteurs de RPS est analogue selon les employeurs et les salariés. La problématique la plus fréquemment rapportée est celle du stress, associée à des questions de contraintes temporelles et de charge de travail; les atteintes à l’intégrité sont rarement perçues comme un problème, et la catégorie des « autres facteurs de RPS » occupe une position intermédiaire. Il ne paraît donc pas y avoir de sous-estimation de la part des dirigeants d’entreprises interrogés. En revanche, les données qualitatives donnent à penser que seule une minorité d’employeurs raisonnent véritablement en termes de facteurs de risques liés au travail. Les commentaires spontanés de nombreux répondants ont fait émerger une représentation des RPS comme des phénomènes relevant de l’individu plutôt que du milieu de travail, tant au niveau de leurs causes que des moyens d’y faire face.

Relations entre exposition perçue et facteurs relatifs à la structure et au fonctionnement de l’entreprise

L’association positive entre taille de l’entreprise et perception des risques est confirmée par les résultats d’enquêtes auprès de salariés, telles que L’Enquête européenne sur les conditions de travail (Krieger et al., 2017). Loriol et Sall (2014) confirment que les plaintes de stress sont moins nombreuses dans les microentreprises, malgré des conditions de travail globalement moins favorables. Ceci recouvre cependant deux réalités : soit la proximité sociale et la résolution collective des problèmes en amont permettent effectivement d’éviter que les difficultés soient vécues comme du stress, soit on assiste à un déni des problèmes, par crainte de perdre son emploi ou en raison d’un engagement excessif, d’un paternalisme envahissant, d’une évolution vers plus de distance entre employeurs et salariés ou, encore, pour cause de pressions d’un donneur d’ordre, ou à cause d’incertitudes économiques.

Les liens mesurés entre exposition perçue et secteurs économiques semblent s’expliquer davantage par des différences de sensibilité chez les employeurs que par de réelles disparités au niveau des conditions de travail. En effet, selon L’Enquête suisse sur la santé (Krieger et al., 2015; Marquis, 2014), il n’y a presque aucune différence statistiquement significative entre les branches dans la fréquence des contraintes psychosociales relevées par les employés; seule l’hôtellerie-restauration se démarque par des valeurs significativement plus élevées. De fait, ces risques découlent moins du type d’activité exercée que de l’organisation du travail et des relations sociales (Marquis, 2014). Si, dans notre étude, les employeurs perçoivent différemment l’exposition aux RPS selon la branche à laquelle ils appartiennent, c’est probablement en raison d’un processus de construction sociale. Selon Loriol (2010), les catégories utilisées pour verbaliser la souffrance au travail varient d’un groupe professionnel à l’autre, même si les facteurs sous-jacents sont similaires, notamment en termes d’intensification, d’individualisation des rapports de travail ou de limitation des marges de manoeuvre personnelles.

Enfin, le lien positif entre score d’atteinte à l’intégrité et score de gestion de la SST pourrait s’expliquer par un effet de sensibilisation à ces problématiques. Premièrement, les entreprises ayant un système développé de gestion des risques professionnels ont généralement des compétences et une sensibilité plus élevées en matière de santé au travail. Deuxièmement, un système de gestion SST représente un terrain favorable aux mesures formelles de prévention des RPS; nous verrons dans la section suivante que ces mesures portent souvent sur des problématiques de harcèlement, de violence ou de conflits. Troisièmement, certains répondants ont indiqué que l’avènement de cas de harcèlement ou de violence les avait incités à se pencher sur la prévention des risques professionnels de manière plus structurée.

Types de mesures mises en place par les entreprises pour prévenir les RPS

L’étude suggère l’existence de deux types de mesures. Le premier porte sur la gestion spécifique des RPS; il a pour objectif de soutenir des individus confrontés à des situations problématiques, par du conseil, de l’information, de l’écoute et des procédures en cas de harcèlement, conflit, violence ou événement traumatisant. Ceci explique probablement le lien entre ce score de prévention et le score d’atteinte à l’intégrité, relation qui ne se retrouve pas pour les catégories « stress/charge de travail » et « autres facteurs de RPS ». Les commentaires des répondants confirment que ces mesures se rattachent principalement aux interventions individuelles décrites par LaMontagne et al. (2007). D’autres chercheurs ont mis en évidence l’importance accordée à cette forme de prévention par les entreprises (Bouffartigue, 2012; Frick, 2014; Mellor et al., 2011), mais aussi par les autorités (Bruhn, 2006; Jespersen et al., 2014; Johnstone, Quinlan et McNamara, 2011; Quinlan, 2007).

La seconde catégorie regroupe des améliorations des conditions de travail, ayant pour la plupart une portée collective; de ce fait, elles se rapprochent de la catégorie des interventions organisationnelles évoquées par LaMontagne et al. (2007). Ces améliorations sont plus répandues que les mesures de gestion spécifique. Elles tendent à accroître les ressources des salariés pour faire face aux contraintes professionnelles; ce faisant, elles ont un impact sur l’activité réelle. Dans une perspective ergonomique, ces mesures pourraient contribuer à renforcer la capacité des travailleurs à faire un travail de qualité, et donc à prévenir les RPS. Toutefois, on verra dans la section suivante que les répondants ne les perçoivent guère comme des moyens de contribuer à la santé de leurs salariés.

Relations entre les mesures de prévention, l’exposition perçue aux RPS et les facteurs relatifs à la structure et au fonctionnement de l’entreprise

La mise en oeuvre de mesures de prévention est peu associée à l’exposition aux RPS perçue par les dirigeants. Certains agissent, bien qu’ils jugent l’exposition faible; d’autres perçoivent des risques élevés, mais prennent peu de mesures. Les données qualitatives ont permis de distinguer plusieurs cas de figure parmi les entreprises qui jugent être exposées mais agissent peu : certaines n’ont pas la volonté d’agir; d’autres manquent de moyens; d’autres encore estiment que les RPS sont avant tout des problèmes privés; enfin, certaines régulent ces risques de manière informelle, plutôt que par des mesures de prévention structurées. Quant à celles qui agissent tout en estimant que leurs collaborateurs sont peu exposés, ce sont notamment de grandes entreprises de services dotées d’une politique RH développée.

L’absence de liens entre exposition perçue et prévention concerne particulièrement les mesures d’amélioration générale des conditions de travail. L’examen des données qualitatives a montré que ces mesures organisationnelles et matérielles n’étaient pas prises prioritairement pour prévenir des RPS, mais dans une optique d’amélioration continue de l’entreprise ou pour des raisons opérationnelles. Or, pour nombre d’auteurs, l’amélioration de la santé mentale au travail requiert de transformer les conditions dans lesquelles oeuvrent les salariés (Frick, 2014 ; Lallement et al., 2011; LaMontagne et al., 2007; Lhuilier, 2010; Petit et Dugué, 2012). Notre étude indique que cette conception est encore très minoritaire dans les entreprises.

Les variables structurelles (taille, branche d’activité et caractère national ou international) sont davantage liées à la prévention. L’association avec la taille est attestée dans la littérature (Amossé et Célérier, 2013; EU-OSHA, 2016; Hasle et al., 2014). Selon Pinder et al. (2016), ceci vaut surtout pour la prévention formelle, structurée et descendante, et moins pour la « sécurité en action »; de fait, on constate une relation positive entre le nombre d’employés et le score de gestion spécifique des RPS, mais pas avec le score d’amélioration générale des conditions de travail. Concernant les différences entre branches, la prévention des RPS ressort comme peu développée dans l’industrie, la construction et le commerce, ce qui confirme les résultats de L’Enquête ESENER (EU-OSHA, 2012b). Quant au lien entre prévention et appartenance à un groupe international, il s’explique peut-être par des pratiques moins développées en Suisse que dans d’autres pays européens (EU-OSHA, 2012b, 2016). À noter que les associations entre variables structurelles et prévention concernent surtout la gestion spécifique des RPS. Le fait que seul le secteur économique soit lié à l’amélioration générale des conditions de travail renforce l’idée que ce second mode de prévention a un statut à part.

L’association positive entre gestion spécifique des RPS et gestion de la SST rejoint les résultats de L’Enquête ESENER (EU-OSHA, 2012b; Jain, 2011). Les autorités incitent, d’ailleurs, à intégrer les RPS dans un système global de prévention des risques professionnels (Walters et al., 2011; Weissbrodt et Giauque, 2017). Enfin, les liens observés entre prévention et participation du personnel sont cohérents avec la littérature (EU-OSHA, 2016; Walters, 2011).

Forces, limites et perspectives de recherche

La principale qualité de l’étude est la richesse des informations récoltées, avec un nombre élevé de questions sur les RPS et leur prévention; or, au niveau international, très peu de travaux de recherche se sont intéressés aux pratiques concrètes de prévention des RPS dans les organisations. Nous avons pu montrer que les mesures de gestion spécifique, principalement individuelles, n’étaient pas reliées aux mêmes variables explicatives que l’amélioration générale des conditions de travail matérielles et organisationnelles; les commentaires des répondants ont permis de confirmer la pertinence de distinguer entre ces deux types de mesures.

Les données s’avèrent être les plus solides dont on dispose actuellement, en l’absence d’étude aussi approfondie menée sur un échantillon aléatoire; elles présentent, néanmoins, quelques limites. La sélection des entreprises n’a pas été effectuée complètement au hasard : la moitié ont été choisies par les inspecteurs. On aurait pu craindre que ces entreprises se démarquent des autres, soit positivement soit négativement. On aurait, également, pu imaginer que le fait de se savoir prochainement inspectés influence les réponses de certains employeurs. Les vérifications effectuées n’ont cependant pas révélé de biais. Il n’est pas exclu que les résultats eussent été différents si nous nous étions adressés à des travailleurs; nous nous sommes, toutefois, fondés sur l’approche retenue pour L’Enquête ESENER, qui est la principale source de données dans ce domaine. Dans la première Enquête ESENER, les chercheurs avaient interrogé deux personnes par entreprise, un dirigeant et un représentant du personnel en charge de la SST. Or, plusieurs indices avaient suggéré que les réponses des dirigeants étaient un peu plus objectives (EU-OSHA, 2012a). Dans la deuxième Enquête ESENER, seul un entretien par entreprise a été réalisé, avec la personne connaissant le mieux la SST dans l’établissement; ce changement était destiné à améliorer la qualité des informations recueillies (EU-OSHA, 2016). De plus, la comparaison de nos résultats avec ceux d’enquêtes sur les perceptions des employés n’a pas révélé de hiatus majeur.

Une piste de recherche intéressante serait d’étudier qualitativement ce que les employeurs estiment être de la prévention des RPS, et pourquoi ils mettent en place tel ou tel type de mesures. Ceci permettrait aux inspecteurs du travail de mieux comprendre les représentations de leurs interlocuteurs, et d’adapter leur approche afin de favoriser une compréhension partagée des RPS.

Conclusion

L’étude montre un grand potentiel d’amélioration en matière de prévention. D’une part, les mesures de gestion spécifique des RPS, qui passent principalement par des procédures, de l’information et du soutien individuel, ne couvrent que partiellement le champ, en se concentrant sur les atteintes à l’intégrité personnelle. D’autre part, les employeurs ne semblent pas percevoir l’utilité, pour prévenir les RPS, des mesures d’amélioration matérielles et organisationnelles. Bien que la littérature ait montré l’intérêt des approches systémiques, incluant une action sur l’organisation du travail (LaMontagne et al., 2007), celles-ci restent minoritaires.

Les résultats soulignent deux défis pour les autorités. Un premier consiste à faire adopter, par les entreprises, une approche plus globale des RPS, non centrée sur les phénomènes de harcèlement; on constate une évolution de ce type au niveau international (Lippel et Quinlan, 2011). Par ailleurs, que l’on interroge des dirigeants ou des salariés, il apparaît que le stress est un problème plutôt fréquent, même dans les très petites entreprises, et que les risques d’atteintes à l’intégrité n’y sont pas notablement plus rares. En conséquence, la prévention des RPS ne devrait pas être l’apanage des grandes sociétés. Or, les participants ont souvent indiqué que la taille modeste de leur société les prémunissait contre ces risques.

Un second défi réside dans la valorisation des mesures d’amélioration générale des conditions de travail. Actuellement, les autorités promeuvent une approche de la prévention fondée sur les processus. Son caractère abstrait et formel peut être un obstacle; selon Walters et al. (2011), les systèmes de gestion de la sécurité au travail ont une efficacité limitée, même dans de grandes structures, car ils sont peu intégrés à la conduite générale des affaires. Notre étude a montré que les mesures de gestion spécifique des RPS, qui relèvent de cette approche, sont relativement peu répandues. En revanche, la plupart des entreprises interrogées cherchent à améliorer les conditions de réalisation du travail, en introduisant de nouveaux équipements, en transformant des locaux, en adaptant des horaires, ou encore en engageant du personnel. Selon Loriol et Sall (2014), les patrons des petites entreprises font parfois de la prévention sans le savoir; leur fonctionnement informel correspond à la notion de « conditions de travail ». La proximité entre employeurs et salariés peut favoriser le partage d’information et de bonnes pratiques, ainsi qu’un retour et des échanges sur les problèmes concrets rencontrés dans le travail. Construire ensemble des réponses adaptées peut éviter que les difficultés ne soient vécues comme du stress. Valoriser ces pratiques permettrait, selon ces auteurs, de leur donner de la légitimité et d’inciter les employeurs à les mettre en oeuvre. Ils relèvent, cependant, que toutes les petites entreprises ne fonctionnent pas nécessairement de cette manière. Dans ce sens, les inspecteurs pourraient éclairer les employeurs sur l’intérêt d’une telle approche, non seulement pour prévenir les RPS, mais également pour assurer le bon fonctionnement de leur outil de travail. Ceci nous paraît également cohérent avec une approche ergonomique de la prévention des RPS, fondée sur la possibilité de réaliser un travail de qualité (Petit et Dugué, 2012). Dans cet esprit, il conviendrait également de renforcer la participation des travailleurs aux questions de santé au travail. En effet, la Suisse se caractérise par des pratiques et des dispositions réglementaires limitées en matière de participation (Teoh, Hassard et Cox, 2013). D’ailleurs, le programme de la campagne d’inspection n’accordait qu’une place restreinte à cette thématique.

Divers pays disposent d’une réglementation mentionnant les RPS de manière explicite. La Suisse devrait-elle leur emboîter le pas ? Dans le contexte politique et économique actuel, cette option paraît peu réaliste. En effet, la Suisse dispose d’un droit du travail très libéral. De plus, dans un parlement majoritairement à droite, plusieurs interpellations ont été déposées récemment par des représentants des milieux économiques, dans le but d’assouplir davantage les dispositions légales relatives au temps de travail. C’est pourquoi, pour répondre aux défis présentés ci-dessus, il peut être plus opportun de développer des dispositifs d’accompagnement des employeurs, afin qu’ils puissent améliorer leurs compétences et identifier des pistes d’action adaptées à leurs besoins et ressources. Il convient d’agir sur l’environnement des entreprises, afin d’abaisser les barrières et de renforcer les incitations à la prévention, par exemple, en poussant les partenaires sociaux à inclure ces questions dans les négociations collectives. D’ailleurs, Weil (2008) recommande aux inspecteurs de collaborer étroitement avec les syndicats, les groupes de représentation et d’autres intermédiaires. Dans le même ordre d’idée, Walters et al. (2011) soulignent que la crainte d’une inspection et le contact direct entre inspecteur et employeur restent des moteurs essentiels de la prévention. Les auteurs de ces deux publications conseillent également de profiter d’effets de levier en intervenant, par exemple, auprès des donneurs d’ordres situés à la tête des filières d’approvisionnement. Compte tenu de leurs ressources limitées, les inspectorats s’efforcent de cibler leurs interventions sur des secteurs à risques accrus. Or, on constate que les RPS sont présents partout. Comme la sensibilité des employeurs varie d’une branche à l’autre, il serait préférable que les autorités mettent davantage l’accent sur les secteurs où l’attention portée aux RPS paraît la plus basse : industrie, construction, commerce, hôtellerie-restauration, transports. Ceci contribuerait à lutter contre le stéréotype selon lequel les RPS sont des problèmes marginaux dans les activités techniques et manuelles. Approfondir ces pistes d’action contribuerait à ce que la prévention des RPS ne soit pas un tigre de papier, mais donne lieu à de réels changements sur le terrain.