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Introduction

La littérature nous a habitués, depuis longtemps, à des débats sur la fin supposée des carrières organisationnelles et l’irrésistible attrait qu’auraient les nouvelles générations pour les carrières nomades (Arthur et Rousseau, 1996; Cadin et al., 1999; Lyons et al., 2015). Si les carrières modernes sont désormais faites de transitions d’un travail à l’autre au gré des initiatives individuelles des travailleurs, on peut se demander ce que devient la notion même de gestion des carrières. S’agit-il encore d’un des attributs régaliens de la fonction RH?

De nombreuses critiques ont, cependant, été adressées au courant des carrières nomades (Dany, 2003; Lucas et al., 2006; Courpasson et Thoenig, 2010) : survalorisation des catégories professionnelles les plus aisées, prédominance d’une position théorique faisant de l’individu le pilote de sa propre carrière, ignorance des processus de mobilité contrainte liés aux aléas de la vie organisationnelle, non correspondance des prédictions optimistes avec les statistiques effectives de mobilité, etc. Les défenseurs du modèle des carrières nomades ont, d’ailleurs, été amenés à nuancer leur propre thèse en distinguant désormais les mobilités physiques et psychologiques (Sullivan et Arthur, 2006) et en plaidant pour une plus grande ouverture théorique à la diversité des parcours de vie effectifs (Tams et Arthur, 2010). En outre, la prétendue spécificité de la génération Y a, elle aussi, fait l’objet de virulentes critiques au vu des résultats contradictoires auxquelles aboutissent les différentes études (Parry et Urwin, 2011). Cela veut-il dire que la conception classique de la carrière serait de nouveau à remettre sur le devant la scène?

Rien n’est moins sûr à l’heure du développement sans précédent des nouvelles formes d’emploi, à mi-chemin entre la relation d’emploi classique et le statut traditionnel de travailleur indépendant, qui semble donner raison aux partisans des carrières nomades. Mais, à y regarder de plus près, on peut observer la multiplication de solutions d’intermédiation qui tentent de sécuriser, d’une manière ou d’une autre, les parcours professionnels des travailleurs atypiques. Celles-ci introduisent donc un acteur tiers dans la gestion des carrières, en modifient les fondements et représentent, à bien des égards, une innovation importante dans la régulation des relations d’emploi. Notre article tente d’établir une typologie de ces formes d’intermédiation et d’en explorer les conséquences pour la fonction RH au sein des organisations contemporaines.

Revue de littérature

Formes atypiques d’emploi et travail au projet

Les formes atypiques d’emploi sont incontestablement en progression depuis plusieurs décennies. Les travaux de Schmid (2015) ou de Hipp et al. (2015) insistent sur l’importance croissante que ce type d’emploi représente dans la plupart des pays européens, avec de fortes variations nationales. Toutefois, la plupart de ces études restent ancrées dans une conception traditionnelle des nouvelles formes d’emploi, les qualifiant de « non standard » par rapport à l’emploi à durée indéterminée à temps plein : il s’agirait donc du travail à temps partiel, du travail à durée déterminée (incluant le travail temporaire) et du travail indépendant. D’autres études insistent plutôt sur la diversification des formes d’emploi « non standard » (Eurofound, 2015; ILO, 2016), bien que les données ne soient pas toujours disponibles ni homogénéisées d’un pays à l’autre.

Les évolutions actuelles du marché du travail ont conduit certains théoriciens à développer, de manière plus qualitative, de nouvelles conceptualisations des activités de travail. Cappelli et Keller (2013) ont proposé à cet égard une intéressante classification des arrangements de travail « non standard » qui fait une large place aux modalités de contrôle sur le processus de travail. Les auteurs distinguent tout d’abord les situations d’emploi et de travail contractuel. À l’intérieur de la sphère de l’emploi, la supervision sur le travail peut être soit directe (n’impliquant que deux parties) ou indirecte et partagée (co-emploi dans le cadre d’une relation triangulaire de travail entre le travailleur, l’organisation cliente et une tierce partie). À l’intérieur de la sphère du travail contractuel, la relation peut être également directe (entre le travailleur et l’organisation cliente) ou partagée et indirecte (sous-traitance via une tierce partie). L’hypothèse générale des auteurs est la suivante : plus on s’avance vers les formes contractuelles, plus on quitte le contrôle sur le processus de travail, pour s’orienter vers un contrôle sur les résultats.

Dans le prolongement de nombreux travaux consacrés à l’évolution actuelle des formes de travail (Borg et Söderlund, 2014; Peticca-Harris et al., 2015; Cicmil et al., 2016), nous proposons ici un terme générique — le travail au projet — recouvrant les multiples catégories de statuts qui s’éloignent de la relation d’emploi traditionnelle. Les travailleurs au projet peuvent être aussi bien engagés dans des relations d’emploi à long terme (Lindgren et al., 2014), dans des contrats de travail à durée déterminée (Marsden, 2004) ou opérer comme indépendants. La notion de travail au projet souligne la nature éphémère du travail à réaliser, la fragmentation du travail en tâches spécifiques (Malone et al., 2011), la flexibilité requise si différents travaux sont à réaliser conjointement et/ou pour différents partenaires (Contouris, 2007), la discontinuité susceptible d’apparaître d’un projet à l’autre (Borg et Söderlund, 2014) et la responsabilisation exigée dans la manière d’effectuer le travail (Fraser et Gold, 2011).

Les trajectoires professionnelles des travailleurs au projet sont souvent associées à la précarité (Kalleberg, 2009). Certains auteurs ont même proposé le concept de « projectariat » pour désigner leurs conditions de travail (Baker, 2014). Les carrières atypiques peuvent, en effet, conduire à plus d’insécurité dans le travail, à des discontinuités de revenus, à l’absence de toute perspective de développement des compétences, à des restrictions d’accès à la sécurité sociale et l’exclusion des processus de négociation collective (Davidov, 2004; Havard et al., 2009; Wears et Fisher, 2012). Même si certains individus disposant d’un capital culturel et économique élevé (Bourdieu, 1986), de ressources de réseau adéquates (Fenwick, 2007) et/ou de compétences relationnelles pertinentes (DeFillippi et Arthur, 1996) peuvent plus aisément faire face à ces défis en repérant constamment de nouvelles opportunités d’affaires, une question subsiste : qu’advient-il de la grande majorité des autres?

Le rôle des intermédiaires du marché du travail dans la sécurisation des parcours

Entre la gestion « hiérarchique » des carrières — dans un périmètre organisationnel classique — et les formes plus « marchandes » — qui reposent essentiellement sur le dynamisme individuel —, d’autres scénarios semblent possibles. En dehors des politiques de soutien développées par les agences publiques de l’emploi, nous observons, en effet, l’émergence d’initiatives développées par des acteurs tiers issus des secteurs privé et associatif en vue d’accompagner les travailleurs d’un projet à l’autre et de sécuriser leurs parcours. De tels intermédiaires du marché du travail (IMT) jouent désormais un rôle inédit en se substituant à la gestion organisationnelle classique des carrières[1]. Notre objectif est de mieux comprendre leur rôle et leurs modalités d’action. Il s’agit en quelque sorte d’explorer une « troisième voie », entre la gestion purement individuelle des carrières et leur gestion organisationnelle au sens strict.

L’approche générique de Bonet et al. (2013) sur les différentes catégories d’IMT constitue une intéressante base de départ, prolongeant les travaux antérieurs de Benner (2003), Benner et al. (2007) et Autor (2009). Elle est fréquemment mentionnée dans les travaux contemporains. Elle propose de différencier les IMT en trois catégories principales. La première regroupe les « fournisseurs d’informations » (sites d’emploi en ligne, cabinets de reclassement externe ou outplacement, etc.) : ils aident le travailleur et l’utilisateur potentiel à prendre chacun connaissance de l’existence de l’autre. La deuxième catégorie est constituée des « apparieurs » : il s’agit alors de résoudre les problèmes d’articulation offre/demande (agences de sélection et de recrutement, chasseurs de têtes, etc.). Leur implication se poursuit jusqu’au début de la relation entre travailleur et utilisateur. Dans la troisième catégorie, on retrouve les « administrateurs » qui opèrent durant toute la durée de la relation travailleur/utilisateur (organismes de paiement des salaires, par exemple) et peuvent aller jusqu’à devenir l’employeur légal du travailleur en le mettant à disposition de clients (agences de travail intérimaire, organisations de prestation de services professionnels). Cette classification se centre principalement sur deux dimensions (le rôle joué dans le processus d’appariement et la durée de la relation), ce qui en limite la portée pour l’analyse des formes nouvelles d’intermédiation. D’autres dimensions doivent, dès lors, être prises en compte si nous voulons atteindre une compréhension plus fine des rôles et activités des IMT émergents et des formes de sécurisation qu’ils proposent. Elles constituent les fondements de la grille d’analyse que nous appliquerons ultérieurement à notre matériau empirique.

D’où proviennent les nouveaux IMT?

Nous pouvons tout d’abord nous intéresser à l’origine des IMT. Benner (2003) suggère à cet égard de différencier les IMT selon leur statut (public, privé, communautaire). Trois logiques partenariales peuvent, en effet, être distinguées dans les relations d’emploi triangulaires. Le premier mécanisme — l’externalisation — reflète la tendance de beaucoup d’organisations contemporaines à se décharger d’une partie de leurs activités, essentiellement pour des raisons de réduction de coûts et de flexibilité (Bidwell et Keller, 2014). Les courtiers en main-d’oeuvre, les firmes de placement (Laubacher et Malone, 2003), ou, encore, les agences de travail intérimaire (Benner et al., 2007; Bernhardt et al., 2001; Davidov, 2004) sont des illustrations d’IMT marchands répondant à ce type de demande.

La mutualisation est le second mécanisme qui peut être observé. Il reflète l’importance croissante de partenariats collaboratifs permettant de faire face aux défis d’une économie globalisée (Miles et Snow, 1995). Le processus peut provenir aussi bien des utilisateurs que des travailleurs eux-mêmes. Considérons d’abord la mutualisation par les utilisateurs. Laubacher et Malone (2003) offrent une description des « organisations à base régionale », relevant d’un même territoire, faisant face à des problèmes similaires d’emploi et tentant de trouver conjointement des réponses appropriées. Kock et al. (2012) examinent, quant à eux, les cas des « intermédiaires RH » créés par les groupes d’utilisateurs qu’ils desservent.

Finalement, la mutualisation peut émaner des travailleurs, que ce soit dans les « communautés de carrière » étudiées par Parker et al. (2004) ou les « organisations basées sur les membres » explorées par Benner (2003) ou Bernhardt et al. (2001) : cette fois, ce sont les travailleurs qui s’unissent en vue de développer un réseau commun de contacts, de partager de l’information, de monter des projets, etc. Dans une perspective similaire, plusieurs études s’intéressent à la naissance de « quasi-syndicats » qui entendent défendre les travailleurs engagés dans des carrières atypiques et augmenter leur sphère d’influence (Heery et Adler, 2004; Sullivan, 2010; Jenkins, 2013).

Qui prend en charge l’appariement?

Examinons ensuite le rôle joué par les IMT dans l’appariement des compétences des travailleurs avec les besoins des clients.

Une première possibilité est de partir des demandes des utilisateurs en leur offrant une réponse sur mesure. Ceci s’applique, en particulier, aux agences de travail intérimaire, de reclassement externe (outplacement) ou de chasseurs de têtes. Bonet et al. (2013) considèrent que l’IMT joue ici directement un rôle d’apparieur, même si la décision finale appartient toujours aux utilisateurs.

Une deuxième possibilité consiste à intervenir comme fournisseur de services durant les transitions professionnelles (Autor, 2009; Benner et al., 2007; Bernhardt et al., 2001; Kock et al., 2012; Laubacher et Malone, 2003; Parker et al., 2004). Les services proposés peuvent concerner la mise en réseau, l’information sur les offres d’emploi, la formation, l’accès à des ressources partagées pour développer des activités individuelles et/ou collectives, etc. Cette fois, le processus d’appariement est dans les mains des travailleurs eux-mêmes.

Une troisième possibilité est de donner directement la responsabilité de l’appariement aux utilisateurs. Cette possibilité existait déjà sur certains segments du marché du travail, comme le secteur artistique. Elle est aujourd’hui en plein essor avec le développement des plateformes en ligne (Stanton et Thomas, 2016). Les IMT créent alors les conditions d’un appariement potentiel et facilitent la circulation des travailleurs parmi les différents utilisateurs, mais ce sont ces derniers qui sélectionnent eux-mêmes les travailleurs qu’ils veulent engager.

À quel moment les IMT interviennent-ils pour sécuriser les transitions?

La littérature consacrée à l’évolution de la protection sociale sur les marchés du travail flexibles (Marsden, 2004; Supiot, 2001) nous invite à considérer le cadre réglementaire auquel chaque IMT se réfère prioritairement. Trois voies principales peuvent être distinguées : 1- la continuité des droits du travail; 2- la discontinuité des droits du travail via une succession de contrats d’emploi temporaires alternant avec des périodes de chômage; 3- l’inconditionnalité des droits « transitionnels », qui transcendent les distinctions précédentes en ouvrant l’accès à une série de droits indépendants du statut.

Dans le premier cas, les IMT sécurisent chaque transition professionnelle à travers un contrat d’emploi qui garantit un accès permanent aux droits du travail et aux protections sociales qui leur sont liées. Dans une certaine mesure, on peut assimiler cette solution à une extension du marché du travail interne (Doeringer et Piore, 1971). Dans le deuxième cas, les IMT ne soutiennent les travailleurs que lorsqu’ils travaillent : leur accès aux droits du travail est donc discontinu vu la nature temporaire de leurs contrats. Entre deux contrats, les travailleurs bénéficient d’indemnités de chômage en fonction de leurs emplois précédents. Ce sont donc les droits sociaux qui sont ici prédominants. Dans le troisième cas, les IMT offrent l’accès à une série de droits (assurances, formations, soutien financier en cas de non-paiement ou de retard de paiement par un client, soutien administratif en vue de l’obtention d’allocations sociales) qui peuvent être activés par les travailleurs, quel que soit leur statut. Ces droits « transitionnels » (Gazier et Gautié, 2011; Schmid et Gazier, 2002) deviennent alors portables d’une situation de travail à l’autre, au-delà de la discontinuité concrète des statuts.

Comment les IMT soutiennent-ils les transitions?

Intéressons-nous à présent à la nature du support RH offert aux travailleurs en transition. Brulin et Svensson (2012) examinent ainsi le type de contribution que les IMT apportent à l’innovation RH: s’agit-il de mettre à disposition des lieux de rencontre destinés à partager des expériences, de faciliter les contacts susceptibles de stimuler la croissance de réseaux ou d’agir en tant que moteur du développement économique régional via le lancement de projets à long terme? Kock et al. (2012) montrent que la majorité des intermédiaires RH reçoivent des missions de court terme, centrées sur les aspects transactionnels, et qu’un investissement stratégique en termes de développement RH est beaucoup plus rare.

Trois modalités conceptuelles peuvent, dès lors, être distinguées. Certains IMT offrent une gamme complète de services, allant de la mise en conformité réglementaire au soutien à l’engagement des collaborateurs. D’autres proposent qu’une partie de ces services : soit le soutien administratif (planification des effectifs, calcul des temps de travail et paiement des salaires), soit le développement RH (évaluation, formation et déploiement des compétences). Dans une certaine mesure, on retrouve ici l’opposition classique entre modèles hard et soft de ressources humaines (Truss et al., 1997).

Quel type d’information les IMT produisent-ils?

Les IMT jouent un rôle essentiel dans la production, la sélection, la mise en forme et la diffusion d’information (Simonin, 1995; Bessy et Eymard-Duvernay, 1997; Eymard-Duvernay et Marchal, 1997; Gélot et Nivolle, 2000; Autor, 2009). Insistant sur la pluralité des informations mobilisées dans la relation de travail, ces auteurs nous invitent à prendre en compte le rôle « cognitif » (interprétatif) des intermédiaires : dotés de capacités réflexives, ils produisent et véhiculent une information utile pour l’action.

Bessy s’est ainsi intéressé au type d’information produite par les cabinets de recrutement, en lien avec le prix de leurs prestations. Les écarts de prix traduisent des modes d’intermédiation différents, avec des conséquences importantes sur le fonctionnement du marché du travail (Bessy et Eymard-Duvernay, 1997 : 129) : les cabinets « chers » créent de nouvelles informations sur le marché, alors que les cabinets « bon marché » mobilisent des informations déjà existantes qu’ils se bornent à diffuser. Dans le même ouvrage, Turquet s’interroge sur la nature des informations mobilisées par les entreprises de travail temporaire. Partant de l’idée selon laquelle la précarisation du travail a des effets sur le mode de jugement des compétences et contribue à instituer une nouvelle façon de qualifier les individus, l’auteur analyse les formes de jugement que ces agences contribuent à instaurer sur les compétences des candidats. Elle identifie deux types d’entreprises de travail temporaires : les « nationales » qui s’appuient sur des fichiers nationaux de candidats classés selon des critères formalisés; les « locales » qui mobilisent des relations de longue durée génératrices de confiance entre les intérimaires et les entreprises clientes.

L’information circule ainsi au prisme d’une multiplicité et d’une grande diversité de canaux, d’institutions et de conventions, et la manière dont elle est produite et diffusée par les IMT semble cruciale dans la structuration cognitive des interactions sur le marché du travail. Cette information est-elle standardisée (selon les conventions en vigueur dans les bases de données et dans les répertoires) ou singulière (unique et spécifique)? Les intermédiaires se bornent-ils à diffuser une information déjà existante, ou transforment-ils cette information en une production inédite, originale? L’information est-elle diffusée à large échelle, ou restreinte aux membres d’un réseau, ou tenue secrète?

Trois modalités d’accès à l’information produite par les IMT peuvent être envisagées : celle-ci peut être accessible à tous (information de type « bien public »), limitée aux membres du réseau (information de type « bien commun ») ou gardée confidentielle (information de type « bien privé »). Plus l’accès est ouvert, plus il est probable que l’information produite sera standardisée; à l’inverse, plus l’accès est fermé, plus il est probable que l’information sera unique et à forte valeur ajoutée.

Méthodologie

Tentons à présent d’appliquer ces différentes dimensions — qui peuvent varier indépendamment l’une de l’autre — à des initiatives concrètes de soutien aux carrières atypiques.

Notre matériel empirique a été récolté à partir d’une série d’études de cas réalisées en Belgique dans le cadre d’un projet de recherche multidisciplinaire[2].

Le contexte institutionnel du marché du travail en Belgique

Le système de sécurité sociale belge est souvent considéré comme l’un des plus avancés parmi les pays occidentaux : couverture étendue des dépenses de santé, accès à durée indéterminée aux allocations de chômage, système de préretraite en cas de restructuration[3], régime d’indexation automatique des salaires liant les augmentations salariales à l’évolution du coût de la vie, etc. Le taux de syndicalisation y est un des plus élevés en Europe (55% de la population active selon l’OCDE).

Le cadre réglementaire du marché du travail est largement basé sur la négociation collective entre partenaires sociaux — c’est-à-dire les trois principaux syndicats et les fédérations patronales —, sous la houlette de l’État qui n’intervient, en principe, qu’en dernier recours. On peut parler à ce sujet d’un système néo-corporatiste (Streeck et Schmitter, 1985; Léonard et Pichault, 2016). Les négociations sociales conduisent à l’établissement de conventions collectives intersectorielles au niveau fédéral, mais, également, à des conventions de branche, dans le cadre de commissions paritaires sectorielles, destinées à compléter les conventions intersectorielles en matière de rémunération, de formation ou d’aménagement du temps de travail, par exemple. Les conventions collectives s’appliquent à tous les travailleurs, qu’ils soient ou non syndiqués. Le taux de couverture de la négociation collective est donc un des plus élevés d’Europe (plus de 90% selon Visser, 2011). Outre la négociation collective, les partenaires sociaux participent à la gestion de plusieurs organismes publics : l’Office national de la Sécurité sociale, l’Office national de l’Emploi (en charge de définir les conditions d’octroi des allocations de chômage) ou, encore, la Banque nationale de Belgique. Dans ce cadre institutionnel assez structuré et fermé, il n’est pas surprenant que les innovations demeurent peu fréquentes. La création d’une nouvelle commission paritaire requiert beaucoup de temps et d’énergie, comme ce fut le cas pour le secteur du travail intérimaire qui a dû consacrer plus de vingt ans à des actions de lobbying intensif avant de faire l’objet d’une commission paritaire spécifique.

Un tel contexte néo-corporatiste fournit logiquement une meilleure protection sociale aux travailleurs réguliers (fonctionnaires et salariés bénéficiant d’un contrat à durée indéterminée à temps plein), qui restent d’ailleurs largement majoritaires en Belgique. La croissance des arrangements de travail atypiques n’a, en effet, guère donné lieu, jusqu’à présent, à des réformes significatives du marché du travail : tout au plus peut-on signaler de récents ajustements du régime fiscal pour tenir compte des développements de l’économie des plateformes (Lambrecht, 2016). Les caractéristiques institutionnelles du marché belge du travail montrent, dès lors, tout l’intérêt d’étudier les initiatives de sécurisation des parcours professionnels atypiques émanant des acteurs privés et associatifs.

Trois initiatives de sécurisation des parcours professionnels atypiques

Étant donné le caractère exploratoire de notre étude, nous avons privilégié une méthodologie qualitative par études de cas multiples, en vue de permettre une réplication théorique ultérieure (Yin, 2014). Au terme d’un processus d’échantillonnage en boule de neige, passant d’une initiative à l’autre de manière opportuniste (Onwuegbuzie et Leech, 2007), nous avons constitué un échantillon d’une douzaine d’études de cas suffisamment distinctes les unes des autres. Nous y avons sélectionné, à des fins illustratives, trois études de cas contrastées, susceptibles de rendre compte de la diversité des initiatives en vigueur.

Le nombre d’entretiens a varié en fonction de la taille de chaque cas : il a été arrêté dès l’atteinte du degré de saturation en matière d’information (entre 12 et 20 par cas). Nous avons systématiquement rencontré des travailleurs au projet, des gestionnaires et des représentants d’entreprises utilisatrices. Chez Smartbe, nous avons jugé utile d’ajouter un certain nombre d’entretiens avec des parties prenantes externes, étant donné le caractère quelque peu subversif du cas, sans conteste le plus innovateur de notre échantillon. À nouveau, le principe de saturation a été atteint après 12 entrevues.

Tableau 1

Présentation de l’échantillon de personnes interrogées dans chaque cas

Présentation de l’échantillon de personnes interrogées dans chaque cas

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Dans chaque cas, nous avons utilisé le même guide d’entretien pour cerner les diverses dimensions de l’intermédiation. Nous avons également abordé les composantes organisationnelles-clés de chaque IMT (division et coordination du travail, centralisation de la prise de décision, mode de financement, etc.), son contexte spécifique d’émergence et le processus par lequel il s’est développé. Nous avons complété la collecte d’information par des sessions d’observation (au moins une journée par cas) et de l’analyse documentaire (rapports d’activités, comptes rendus de réunions, statuts officiels, sites web). Toutes les données ont été codées via une analyse thématique, structurée autour des modalités de chaque dimension de l’intermédiation, telles que présentées précédemment, constituant dès lors notre grille d’analyse. Sur cette base, nous avons rédigé une histoire détaillée de chaque cas, en évitant de simplifier la richesse des données brutes via l’inclusion d’éléments conceptuels (les dimensions de notre grille) susceptibles de faire sens pour le lecteur (Langley, 1999). Ces monographies ont été validées lors de séances de restitution organisées pour chaque cas.

Dans un aller-retour permanent entre nos données et la théorie, nous sommes ainsi parvenus à diviser chaque critère en deux modalités extrêmes et une intermédiaire. Nous avons demandé à une équipe de juges indépendants d’appliquer nos critères aux descriptions monographiques de nos cas jusqu’à atteindre un consensus parmi eux pour chaque dimension de notre cadre analytique[4]. Un tel aller-retour a, par ailleurs, conduit à faire émerger, en cours d’analyse, une nouvelle dimension, dont nous rendrons compte dans la discussion de nos résultats. Nous nous inscrivons ainsi dans une approche abductive où des explications pertinentes, puisées dans la théorie, viennent éclairer des phénomènes émergents qui apparaissent comme autant de « surprises » (Nubiola, 2005). Nous observerons, en effet, plus loin que les initiatives de sécurisation peuvent être contrastées à partir de la nature des expérimentations auxquelles elles procèdent (Malsch et Gendron, 2013) et du travail institutionnel (Greenwood et al., 2002 ; Lawrence et al., 2009) effectué par leurs promoteurs[5].

Présentation des cas

Défi+ ou la reconstruction d’un marché interne du travail

Défi+ est une entreprise sociale soutenue par des subventions publiques. Initialement développé par un collectif d’employeurs convaincus de la nécessité de créer des emplois dans leur région, cet IMT entend stimuler l’insertion sociale des travailleurs les moins qualifiés. Créé en 2000, il emploie aujourd’hui plus de 180 travailleurs. Il répond clairement à une logique d’externalisation. En combinant plusieurs activités que les entreprises ne souhaitent plus réaliser elles-mêmes (peinture, jardinage, nettoyage, prise d’appels, maintenance), ses fondateurs ont ainsi réussi à développer une véritable niche sur le marché local. « L’image qu’on veut donner [aux clients] c’est : ‘On est la solution que vous n’avez pas!’ » déclare un des gestionnaires de l’IMT.

C’est l’équipe managériale interne qui est responsable de l’analyse des besoins des utilisateurs et de la fourniture de réponses appropriées. Les travailleurs bénéficient d’un contrat d’emploi à durée indéterminée et sont envoyés en mission chez différents utilisateurs. En cas de manque de commandes, la législation belge permet à l’employeur de recourir au chômage économique : les travailleurs peuvent alors bénéficier d’indemnités de chômage, tout en gardant leur contrat d’emploi. À cet égard, un gestionnaire déclare :

Si on n’a pas de client, on met nos hommes en chômage économique. Une des contraintes qu’on a, c’est qu’une journée commencée est une journée payée. Donc, on doit s’arranger pour regrouper les missions sur une même journée pour la compléter. On ne peut pas faire des demi-journées de chômage économique.

Ce sont donc les droits du travail qui restent ici prédominants.

En matière de RH, une large gamme de services est fournie aux travailleurs. C’est le DRH qui mène les entretiens de sélection sur la base des CV des candidats. Ceux-ci sont, ensuite, placés sur des missions en fonction de leurs compétences et Défi+ gère leur temps de travail. À la fin de chaque mission, des visites sont organisées sur site en vue d’obtenir une rétroaction (feedback) sur la qualité du travail effectué. En tant qu’entreprise sociale bénéficiant de subventions publiques, Défi+ forme ses travailleurs, par exemple dans le domaine de la sécurité ou à la demande des utilisateurs. Les salaires sont agrémentés de primes, en application des conventions collectives sectorielles, et sont directement gérés par l’IMT. Des élections sociales sont organisées tous les quatre ans, comme dans n’importe quelle entreprise belge de plus de 50 travailleurs. Seule l’évaluation reste encore largement informelle, comme l’admet un gestionnaire plus ancien de Défi+ : « En théorie, il est prévu qu’on fasse deux évaluations par an pour chaque travailleur, mais on ne le fait pas. Maintenant, on voit quand même les gens tous les jours. Ils passent ici. Ils viennent chercher les véhicules, le matériel ».

Défi+ entretient une base de données à des fins exclusivement internes. L’information de base sur les travailleurs (diplômes) est standardisée en vue de contribuer directement au processus d’appariement. Des informations supplémentaires sur les compétences et les besoins de formation apparaissent de manière moins formalisée. Les utilisateurs sont également classés en fonction de leurs caractéristiques organisationnelles. L’ensemble de ces informations reste en accès fermé.

Smartbe ou le lissage des transitions professionnelles

Smartbe est une fondation créée en 1998, progressivement transformée en coopérative. Ses fondateurs ont souhaité rassembler les artistes en vue de défendre leurs intérêts professionnels et de leur fournir des services appropriés. Comme l’évoque le directeur général, « Ce n’est pas nous qui faisons évoluer le marché du travail et les formes d’emploi. C’est le monde, l’économie et le rapport au travail qui changent. Nous, on ne fait que d’offrir de l’accompagnement à une tendance. On aide les gens à réaliser ce qu’ils aspirent à faire ». Il s’agit donc d’une logique de mutualisation en provenance des travailleurs. L’initiative a remporté un succès sans précédent, avec une croissance rapide de ses membres (70 000 à la fin 2015). La cible initiale a été plusieurs fois élargie, des artistes aux travailleurs créatifs, puis aux travailleurs au projet et, plus récemment, aux travailleurs autonomes (formateurs, consultants, interprètes, travailleurs des plateformes, etc.). C’est en se basant au départ sur l’existence d’un statut spécifique des artistes (permettant l’accès aux allocations de chômage dès qu’un certain nombre de jours d’activité, même discontinus, sont enregistrés au cours d’une période de référence) que les élargissements progressifs de la cible ont été opérés, ce qui n’a pas manqué de susciter de vives réactions — notamment sur le plan judiciaire — de la part de l’Office national de l’Emploi, responsable du paiement des allocations de chômage : celui-ci estime que Smartbe ne respecte pas l’esprit des lois relatives au statut social des artistes.

Chez Smartbe, les travailleurs sont pleinement responsables de la prospection de leurs clients. L’IMT ne joue aucun rôle direct dans le développement des opportunités d’affaires et n’influence en rien le choix final des utilisateurs. Ce sont les travailleurs qui définissent leurs propres activités et leur charge de travail. Ils ont la possibilité d’enregistrer, via une application en ligne, chacune de leurs activités, quelle que soit sa nature (contrat d’emploi, forfait, remboursement de dépenses, etc.), soit via le « Palais de l’Interim » (une des branches de l’IMT officiellement reconnue comme agence de travail intérimaire), soit comme indépendant à travers « Productions associées » (une autre branche opérant sous statut d’association sans but lucratif). En fonction de leur choix, les travailleurs sont considérés comme employés ou comme partenaires de la coopérative. À la fin de chaque période d’activité, Smartbe génère un document officiel permettant aux travailleurs de bénéficier d’indemnités de chômage (selon le statut légal des artistes en Belgique) et, dès lors, de s’assurer une certaine régularité de revenus. Grâce au flux financier généré par les 6,5 % de commission sur chaque transaction enregistrée, un fond de garantie mutuelle et des formules d’assurance sur mesure sont proposés, couvrant les risques d’accident durant les répétitions ou le manque de revenus dû à des événements exceptionnels.

Smartbe n’évalue pas le travail de ses membres et ne gère pas leur temps de travail. Seuls des programmes de formation sont offerts à tarifs préférentiels. À part les conseils donnés aux membres quand ils négocient leurs contrats d’affaires, l’IMT n’est pas impliqué dans la fixation des revenus : chaque travailleur est responsable de la négociation de ses propres contrats. Le soutien RH se limite donc à la gestion administrative des revenus de ses membres. Des remboursements de dépenses peuvent être transformés en revenus déclarés, ouvrant l’accès aux droits sociaux et vice versa. Signalons, cependant, que Smartbe a récemment joué un rôle de quasi-syndicat au nom de plusieurs centaines de travailleurs à la tâche délivrant des repas à vélo pour le compte d’une entreprise de service : en tant que facilitateur administratif de la relation triangulaire, l’IMT a réussi à négocier des formules d’assurances pour les travailleurs, un niveau minimum d’heures payées après le premier appel, le remboursement de leurs dépenses professionnelles, etc. Il a même été jusqu’à prendre en charge le paiement des indemnités de licenciement lorsque l’entreprise est tombée en faillite.

À Smartbe, l’information produite est rendue largement disponible à travers un site web en accès ouvert. Les travailleurs sont encouragés à poster des « mini-CV » destinés aux utilisateurs potentiels. Ces derniers sont invités à publier des offres d’emploi sur le site. De plus, le site web contient une série de données concernant le secteur artistique et les changements réglementaires du statut d’artiste. Cette information résulte principalement d’enquêtes conduites en interne: elle n’existe nulle part ailleurs. Elle fait partie du rôle de porte-parole joué par l’IMT vis-à-vis d’autres parties prenantes sur le marché du travail en vue de les conscientiser sur la situation spécifique des travailleurs au projet. De nombreuses conférences, des séminaires et des entretiens dans les médias complètent ce travail de conscientisation. Les fondateurs ne cachent pas leurs ambitions : en lissant les revenus des membres au cours de leurs transitions professionnelles, ils entendent contribuer à la transformation des modes de fonctionnement actuels du marché du travail et déconnecter l’accès aux droits sociaux des statuts occupés. L’objectif ultime de Smartbe est de créer une « brèche dans la régulation en vigueur du marché du travail », comme le dit son directeur général, en permettant l’accès aux droits sociaux, quel que soit le statut de la personne qui réalise une activité. Il poursuit :

Dès le moment où on développe une organisation qui met à mal la dualité entre le contrat social basé sur «subordination contre protection», (…) forcément, tous ceux dont c’est le métier de vivre de ce contrat social là, ils sont perturbés. (…) L’innovation sociale, c’est forcément de perturber des ordres établis, des règlementations, c’est prendre des risques, donc ce n’est pas lisse. Donc, de fait, les porteurs d’innovation ne sont pas des personnes lisses et ce sont même des personnes combatives. Sinon, on ne fait rien avancer et au premier contrôle, on part en courant.

Sans surprise, ces ambitions suscitent de nombreuses réactions critiques parmi les autres parties prenantes sur le marché du travail, dont le cadre cognitif est dominé par les références au système néo-corporatiste décrit plus haut. Un permanent syndical considère que « Smartbe banalise la précarité ». Le porte-parole de la Fédération des agences de travail temporaire estime « qu’ils (Smartbe) se présentent comme l’employeur, ils jouent avec cette ambiguïté, mais ils ne sont pas l’employeur réel, ils ne respectent pas les conventions collectives. [...] C’est de la concurrence déloyale ». Une députée du Parti écolo plaide pour un mode de fonctionnement plus transparent: « Je pense que nous avons besoin de cela pour le travail au projet. Mais en dehors de Smartbe, sinon nous sommes perdus. […] En fait, nous nous avons besoin d’un Smartbe public ».

Il n’empêche que les opinions des parties prenantes commencent à évoluer, comme le constate ce gestionnaire de Smartbe :

On a acquis un certain respect. Le terrain n’est plus la caisse de résonance des critiques envoyées par les services de l’emploi. (…) Dans le Cabinet de la ministre, on leur a dit : « La réforme de 2002 est passée, mais vous savez qu’on va se retrouver devant des noeuds, des trous, des vides, des contradictions et ça ne va pas fonctionner ». Et le chef du cabinet nous a regardés et nous a dit : « Vous êtes là pour ça ». Et effectivement, on est là pour ça; donc, on continuera à innover, on continuera à fabriquer du social et, on espère, à fabriquer du droit.

Job Ardent ou la structuration de la relation multi-employeurs

Job Ardent est un groupement d’employeurs créé en 2008. Depuis 2000, un nouveau cadre réglementaire a permis aux entreprises belges de créer à plusieurs un groupement d’intérêt économique susceptible d’agir en tant qu’employeur unique. Job Ardent est issu de l’association de plusieurs dizaines de PME aux besoins complémentaires, ce qui a permis la création de 10 emplois à temps plein partagés entre ses membres. La gestion quotidienne du groupement est confiée à un responsable de la chambre de commerce locale. Ce gestionnaire décide de la répartition des travailleurs parmi les membres du groupement, de la distribution de leur temps de travail et de leur rémunération.

À ce sujet, ce représentant d’une entreprise utilisatrice membre du groupement précise :

L’employeur du travailleur, c’est Job Ardent et c’est lui qui le rémunère; donc nous, on n’intervient pas du tout là-dedans. S’il a des prétentions salariales autres, il ne voit pas ça avec nous. Pour moi, le système qui me paraît le plus juste, c’est que le travailleur s’arrange avec son employeur et puis que son employeur, c’est-à-dire Job Ardent, s’arrange avec ses clients, à savoir nous. Le rôle de Job Ardent est de coordonner toutes les entreprises ensemble.

Ainsi, le travailleur n’a donc pas à sélectionner l’entreprise pour laquelle il va travailler et n’est pas censé mener de prospection : l’appariement est entièrement sous la responsabilité du groupement d’employeurs.

La sécurisation des parcours professionnels passe ici par des contrats d’emploi à durée indéterminée — et, par conséquent, par le droit du travail. Quelles que soient leurs missions quotidiennes, les travailleurs restent employés à plein temps. Si l’une des entreprises utilisatrices quitte le groupement, les autres sont solidairement tenues de maintenir les travailleurs sous contrat d’emploi à durée indéterminée — que ce soit en invitant une nouvelle entreprise à rejoindre le groupement ou en réallouant le temps de travail entre elles. Une protection continue contre l’insécurité est donc fournie aux travailleurs.

La chambre de commerce est seulement responsable du recrutement et de l’administration du personnel (facturation à chaque utilisateur en fonction du taux d’occupation des travailleurs, paiement des salaires en fonction des conventions collectives en vigueur). Elle entreprend également des évaluations informelles (une rencontre annuelle avec les utilisateurs pour vérifier leur niveau de satisfaction). Des pratiques se situant davantage dans la perspective du développement RH — comme la formation ou l’évaluation structurée — sont envisagées, mais pas encore mises en oeuvre compte tenu de la difficulté de trouver un accord à ce sujet parmi les entreprises utilisatrices, comme en témoigne un travailleur au projet employé par le groupement : « Parfois, ce que j’apprends en formation, les cinq employeurs n’en voient pas l’utilité. Ce que j’apprends, ça va peut-être servir à deux employeurs sur cinq. Alors ils ne sont pas toujours d’accord de payer ».

Par ailleurs, un représentant d’une entreprise utilisatrice membre du groupement rappelle que la nature même du groupement favorise le développement des compétences : « Pour le travailleur, c’est 5 employeurs, 5 lieux de travail, 5 manières de faire, et donc, ça demande une adaptabilité, mais d’autre part, et ça le travailleur en est conscient, ça va multiplier son expérience par 5 ». Ce que confirme d’ailleurs un autre travailleur au projet : « Un des avantages, c’est qu’on découvre plein de manières de travailler et qu’on apprend plein de choses ».

À Job Ardent, les utilisateurs peuvent accéder, via une plateforme intranet, aux CV de tous les travailleurs employés par le groupement, à leur progression professionnelle et à leurs horaires de travail. Cette information structurée est exclusivement réservée aux membres. Par contre, les travailleurs eux-mêmes ont accès à peu d’information concernant les utilisateurs.

Discussion : la gestion des carrières mise à l’épreuve

À l’aide de notre cadre conceptuel, nous pouvons à présent dégager différentes manières de sécuriser les transitions professionnelles atypiques. Rappelons que nos cas ont été sélectionnés à des fins exploratoires, pour illustrer des modes de sécurisation contrastés. Deux situations opposées, qui peuvent être vues comme des « types idéaux », émergent de notre matériau. Les IMT résultant de processus d’externalisation (Défi+) agissent comme des acteurs traditionnels sur le marché du travail. La relation d’emploi bilatérale est ici transformée en relation triangulaire, mais elle reste fondamentalement fondée sur le contrat d’emploi. Ces IMT s’occupent des travailleurs comme d’employés ordinaires : ils les placent sur différentes missions (appariement), leur fournissent une palette intégrée de services RH et limitent l’accès à l’information qu’ils produisent. Ils créent ainsi une sorte de marché interne du travail étendu (primauté des droits du travail). Les travailleurs sont alors considérés comme des « quasi-salariés », même si la gestion quotidienne de leur activité reste confiée aux utilisateurs. Mais les gestionnaires de ces IMT se comportent comme des employeurs et leurs actions recourent à un vocabulaire qui rappelle la relation d’emploi classique. L’enjeu n’est pas ici de remettre en cause la manière dont le marché du travail fonctionne : on peut, dès lors, parler en termes d’isomorphisme institutionnel (Di Maggio et Powell, 1983). Des solutions comme le prêt de main-d’oeuvre de moyenne ou longue durée ou, encore, le contrat intérimaire à durée indéterminée, déjà légalisé dans plusieurs pays européens, et toujours en cours de discussion en Belgique, s’inscrivent dans la même perspective : il s’agit chaque fois d’offrir des possibilités de développement professionnel via une série de missions dans des environnements variés, tout en constituant un filet de sécurité pour le travailleur au projet via un contrat à durée indéterminée.

Les IMT issus d’un processus de mutualisation parmi les travailleurs (Smartbe) agissent de manière très différente. Ils cherchent avant tout à répondre aux besoins des travailleurs et à améliorer leurs conditions de travail. En règle générale, ils ne cherchent pas à se substituer à l’employeur et n’offrent pas de services RH intégrés : leur support est principalement de type administratif. Ils tentent d’assouplir les transitions professionnelles sur les marchés du travail externes en développant des « équivalents fonctionnels » de la relation d’emploi traditionnelle (Marsden, 2004) : formules d’assurances sur mesure ou relevés de dépenses transformés en revenus déclarés à la sécurité sociale, par exemple. Ils entendent explicitement tester les limites du fonctionnement actuel du marché du travail à travers de l’ingénierie administrative. Un tel processus d’expérimentation institutionnelle (Malsch et Gendron, 2013), renforcé par une intense activité de théorisation discursive (Greenwood et al., 2002), ouvre la voie à des innovations institutionnelles qui rendent les travailleurs au projet pleinement responsables de leur carrière : ces derniers sont considérés comme des « quasi-indépendants » (primauté des droits transitionnels). Si la solution proposée par Smartbe reste unique en Belgique, des formules proches, basées sur le modèle de la coopérative d’activité et d’emploi, sont expérimentées en France depuis plusieurs années (Bureau et Corsani, 2015).

Entre ces deux situations extrêmes, bien d’autres possibilités peuvent encore émerger en fonction des variations de chaque dimension. Job Ardent est, de ce point de vue, un cas intéressant d’hybridation. Résultant d’un processus de mutualisation parmi les utilisateurs, certaines de ses caractéristiques se rapprochent du pôle « quasi-salarié » (appariement par l’IMT, droit du travail prédominant). Cependant, l’administrateur tiers chargé de gérer le groupement d’employeurs tend à bricoler des solutions ad hoc pour répondre aux besoins de ses membres. Ainsi, jusqu’il y a peu, le cadre réglementaire en vigueur obligeait tout groupement d’employeurs à engager des chômeurs à durée indéterminée. Si un candidat sélectionné n’est pas au chômage, l’administrateur du groupement lui demandait alors de s’enregistrer officiellement comme demandeur d’emploi pendant un jour avant de pouvoir l’engager. Un autre exemple a trait au paiement des travailleurs quand leur charge de travail n’est pas remplie à temps plein. Pour garantir la continuité des revenus des travailleurs, l’administrateur du groupement facture une somme forfaitaire à chaque entreprise qui rejoint le groupement, afin de pouvoir maintenir les salaires constants en période d’inactivité. Un tel « bricolage institutionnel » (Baker et Nelson, 2005) tente d’adapter les règles du jeu aux situations particulières qui se présentent, sans vouloir nécessairement les transformer, ce qui reflète une position hybride entre les pôles « quasi-salarié » et « quasi-indépendant ». Signalons qu’une vingtaine de groupements d’employeurs similaires à Job Ardent existent en Belgique à l’heure actuelle.

La comparaison de ces trois situations types met en lumière les positionnements spécifiques des IMT à l’égard du mode de fonctionnement du marché du travail. Une nouvelle dimension peut donc être ajoutée à notre cadre conceptuel : la mesure dans laquelle ils entendent transformer les règles du jeu en vigueur à la suite d’un travail institutionnel. Ce critère se réfère au potentiel d’innovation institutionnelle de chaque initiative (Di Maggio et Powell, 1983; Greenwood et al., 2002; Lawrence et al., 2009).

En fin de compte, trois modalités sont à distinguer. 1- Les IMT peuvent se conformer strictement au mode de fonctionnement en vigueur dans le champ (isomorphisme institutionnel). 2- Ils peuvent expérimenter des dispositifs inédits en vue d’offrir des réponses immédiates et concrètes aux problèmes rencontrés par les travailleurs et les utilisateurs (bricolage institutionnel). 3- Ils peuvent, enfin, développer et diffuser de nouveaux schémas cognitifs en vue de transformer les règles du jeu actuel (innovation institutionnelle). Nous sommes à présent en mesure de présenter la version finale de notre grille.

Nous pouvons observer que lorsque le soutien offert par les IMT s’éloigne des schémas traditionnels d’emploi et se rapproche du pôle « quasi-indépendant », un glissement radical semble s’opérer dans l’objectif même de la gestion des carrières : il ne s’agit plus de consolider la relation d’emploi, mais plutôt de garantir un flux permanent de revenus à travers un accès inconditionnel aux droits sociaux. La logique d’action de ces IMT reflète les changements profonds apparus sur les marchés du travail européens, sous l’égide de l’État social actif (van Berkel et al., 2011) et des politiques d’activation de l’emploi (Card et al., 2010; Tepe et Vanhuysse, 2013; Vlandas, 2013). Les solutions qu’ils proposent doivent être vues comme une concrétisation des « marchés transitionnels du travail » théorisés par Gazier et Gautié (2011), où l’accès aux droits sociaux peut être activé par les travailleurs quel que soit leur statut, et devient donc portable d’une situation de travail à l’autre.

Tableau 2

Deux conceptions contrastées de la sécurisation des transitions professionnelles atypiques

Deux conceptions contrastées de la sécurisation des transitions professionnelles atypiques

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De telles évolutions ne manquent pas de susciter de vives controverses sur le marché du travail belge. Pour de nombreux acteurs, l’importance croissante d’IMT considérant les travailleurs comme des quasi-indépendants risque de conduire à une évaporation progressive des droits du travail à travers le recours à des équivalents fonctionnels de la relation d’emploi. Dans ces conditions, les employeurs pourraient se dégager aisément de leurs responsabilités de gestionnaires des carrières et se cantonner à un rôle de simple utilisateur de la main-d’oeuvre. Une telle dissociation des responsabilités juridiques et managériales conduit inévitablement à poser la question des critères susceptibles d’encadrer les activités des IMT émergents, afin d’éviter un risque croissant de précarisation (Kalleberg, 2009; Baker, 2014). Nous faisons ici écho aux critiques exprimées par les syndicats et partis de gauche à l’égard du développement d’initiatives d’intermédiation comme Smartbe. Selon eux, si les travailleurs au projet recourent à ce type de solution, cela illustre le processus d’assujettissement (Foucault, 1988) par lequel ils internalisent les contraintes sociales qui leur sont imposées dans une sorte d’engagement héroïque à l’égard de la rhétorique du projet (Cicmil et al., 2016). De telles critiques soulignent les risques liés à l’hyper-individualisation des trajectoires, érodant les liens de solidarité et d’action collective.

Cela signifie-t-il que le développement de marchés du travail internes étendus est une option préférable? Certains experts plaident, en effet, pour une réintégration formelle des IMT soutenant les transitions professionnelles atypiques dans le cadre réglementaire en vigueur (Wears et Fisher, 2012; Adams et Deakin, 2014; ILO, 2016), en favorisant des formules collectives de protection contre les risques du travail flexible (Schmid, 2015). Cette perspective est, cependant, soumise à son tour à de vives critiques. La probabilité est, en effet, élevée que les IMT considérant les travailleurs comme des quasi-salariés se concentrent sur des niches d’affaires rentables (technologies de l’information, finances, etc.) ou demandent le soutien des financements publics (programmes d’insertion sociale). Un tel scénario conduirait à de nouvelles dualités sociales et contribuerait à accroître la segmentation du marché du travail, attestée par plusieurs études récentes (Dekker et van der Veen, 2015; Hirsch, 2016). En outre, on ne peut négliger la tendance croissante de nombreux travailleurs — pas seulement ceux que l’on regroupe de façon un peu rapide sous le concept de génération Y — à rejeter les systèmes hiérarchiques et à préférer des modèles de carrière plus flexibles, leur permettant de développer leurs propres projets de vie.

Conclusion

Notre recherche, qui reste exploratoire, ouvre des perspectives théoriques intéressantes. Au-delà des débats opposant les tenants des carrières nomades aux partisans des carrières organisationnelles (Arthur et Rousseau, 1996; Dany, 2003; Inkson et al., 2010; Lyons et al., 2015), notre étude s’intéresse à un changement significatif dans la gestion des carrières : le rôle croissant qui semble être joué par de nouveaux intermédiaires du marché du travail (IMT). Elle offre un cadre analytique original susceptible de caractériser les différentes manières par lesquelles ces IMT tentent de sécuriser les trajectoires des travailleurs au projet.

Cet exercice conceptuel nous a conduits à dégager deux modes contrastés de sécurisation des parcours atypiques : l’un consiste à considérer les travailleurs comme des quasi-salariés, l’autre comme des quasi-indépendants. Le premier mode étend les marchés internes du travail aux relations triangulaires d’emploi, sans changer significativement les règles du jeu prévalant sur le marché du travail, alors que le second tente de soutenir les travailleurs au projet sur les marchés externes à travers le développement d’équivalents fonctionnels de la relation d’emploi traditionnelle. Dans ce dernier cas de figure, l’objectif même de la sécurisation n’est plus d’offrir un emploi à part entière, mais de garantir une régularité de revenus, quel que soit le statut occupé.

Notre grille contribue, par ailleurs, à une meilleure compréhension de la manière dont les modèles classiques de gestion de la carrière peuvent être reconfigurés au sein des organisations utilisatrices : d’un côté, des acteurs tiers peuvent devenir eux-mêmes employeurs, établissant ainsi une relation triadique complexe avec les utilisateurs; tandis que de l’autre, ces acteurs tiers peuvent devenir les partenaires privilégiés des organisations utilisatrices, prenant en charge les aspects administratifs des relations contractuelles (facturation des prestations, assurances, etc.). Dans ce dernier cas de figure, ils peuvent aussi agir comme des quasi-syndicats, relayant les préoccupations des travailleurs et négociant de meilleures conditions de travail. Il sera intéressant d’observer les relations qu’ils parviennent à établir avec les syndicats traditionnels (Heckscher et Carré, 2006), qui cherchent eux-mêmes à s’étendre sur des segments moins organisés du marché du travail (Benassi et Dorigatti, 2015).

Quoi qu’il en soit, si ces évolutions de la gestion des carrières se confirment, elles auront des conséquences non négligeables sur la fonction RH elle-même. Lorsque les IMT considèrent les travailleurs comme des quasi-salariés, le gestionnaire RH devra apprendre à collaborer avec ces tiers acteurs sur des terrains tels que l’évaluation, la formation, l’aménagement du temps de travail, etc. Avec des IMT considérant les travailleurs comme des quasi-indépendants, il est probable que les gestionnaires RH ne seront plus guère appelés à intervenir dans la gestion des carrières, compte tenu que les contrats de prestation de services proposés par les IMT seront directement négociés avec les gestionnaires des achats, les responsables opérationnels, voire les gestionnaires de projets (Keegan et al., 2012). En d’autres termes, la gestion des carrières pourrait bien ne plus constituer un domaine « régalien » d’expertise et d’action pour la fonction RH. Celle-ci devra de plus en plus apprendre à cogérer la relation d’emploi avec des acteurs tiers et à renouveler sa proposition de valeur auprès des responsables opérationnels. Peut-être faudrait-il, d’ailleurs, s’entraîner à parler désormais de « gestion des parcours » — destinée à être partagée entre plusieurs acteurs — plutôt que de s’accrocher au terme de « gestion des carrières », de moins en moins susceptible de prendre en compte les spécificités des trajectoires des travailleurs au projet.