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La vie rituelle des Kaingang du Brésil méridional comporte un temps fort constitué par la réalisation du Kiki ou Kikikoi – littéralement « manger le kiki (une boisson fermentée à base de miel) » – un rite de secondes funérailles également désigné dans la littérature anthropologique par les expressions culte des morts ou fête des morts. Le Kikikoi est conçu par les Kaingang comme leur plus important rituel, celui qui marque clairement leur identité amérindienne par rapport à la société régionale et nationale brésilienne.

À notre connaissance, la première mention du Kikikoi dans la littérature anthropologique date de 1908 et peut être attribuée à l’indigéniste Telemaco Borba (1908, p. 13 et 15) qui décrit des funérailles observées dans l’État de Paraná bien que diverses mentions d’une boisson fermentée nommée aquiqui et de beuveries associées à des funérailles apparaissent dans la littérature à la fin du XIXe siècle. Hensel (1889, p. 127) mentionne son existence, mais sans le nommer explicitement, en affirmant que les Kaingang de l’État de Rio Grande do Sul pratiquaient l’enterrement secondaire de leurs chefs[1]. Il décrit une sépulture sur laquelle une danse avait été réalisée suivie de l’enivrement des hommes avec une boisson faite de maïs mastiqué par les femmes (Hensel, p. 128). Nimuendajú (1993, p. 67-69) fait également mention de la fête du Kikio-ko-ia mais cette fois à la réserve Ivai dans l’État de Paraná. Maniser (1930) a assisté à la réalisation du Kikikoi en décembre 1914 et janvier 1915 au poste Hector Lagru (aujourd’hui Promissão) dans l’État de São Paulo. Baldus (1937) publia un texte important sur le sujet introduisant l’expression « culte des morts » et la description du rituel réalisé en 1933 à Palmas dans l’État de Paraná. Horta Barbosa (1947, p. 55, 63-64) décrivit le rite funéraire en distinguant les premières et les secondes funérailles en précisant que l’expression kiki-coia – qu’il traduit par « le kiki qui est pour être mangé » (Horta Barbosa, p. 63) – désigne diverses fêtes associées à la consommation de boisson fermentée à base de miel qui impliquent une visite préalable au cimetière pour y rafraîchir les tumuli recouvrant les sépultures. En 1955, des enregistrements sonores de deux chants rituels des chanteurs (jönjön tï ag) João Terra Nga et Pedro Picapau Kundydn de la réserve Xapecó, furent recueillis par l’anthropologue française Simone Dreyfus-Roche[2].

À la suite de fortes pressions externes sur lesquelles nous reviendrons plus loin, la réalisation du Kikikoi fut interrompue pendant près de vingt-cinq ans. Sa reprise en 1976 lui donna un second souffle qui dura un peu plus d’une trentaine d’années. Sa réactualisation coïncida avec un regain de vigueur des luttes pour la préservation de la réserve Terra Indígena Xapecó, dont le territoire initial avait été amputé de plusieurs milliers d'hectares par la colonisation dans la première moitié du XXe siècle. Les Kaingang furent tout à fait explicites à ce sujet en associant la réalisation du Kikikoi à un devoir de mémoire ainsi qu’à la protection et la récupération de leurs terres ancestrales.

Depuis le début du présent millénaire, le Kikikoi a fait l’objet de vives discussions au sein de plusieurs communautés Kaingang, et plus particulièrement à Xapecó, où une partie grandissante de la population convertie au pentecôtisme s’oppose à sa réalisation en invoquant notamment la consommation de boisson fermentée, les danses et les dangers qui pourraient découler d’une erreur lors de sa réalisation.

Ailleurs, ses réalisations les plus récentes en 2011 à la réserve Condá et en 2013 à la réserve Foxá ont fait l’objet de divers aménagements tenant compte des dynamiques politiques et religieuses locales. Dans cet article, nous décrirons et analyserons ces tentatives récentes d’actualisation du rituel en les situant par rapport aux performances paradigmatiques du Kikikoi à Xapecó dans les années 1990. Il s’agira de présenter le point de vue des intéressés face aux transformations récentes du Kikikoi en regard des nouvelles dynamiques sociales auxquelles est confrontée la culture kaingang.

Les Kaingang sont membres de la vaste famille linguistique Gé. Atteignant aujourd'hui près de 45 000 personnes et occupant quatre États du Brésil méridional (São Paulo, Paraná, Santa Catarina et Rio Grande do Sul), les Kaingang habitent en majorité des réserves administrées par la FUNAI (Fundação Nacional do Indío – Fondation nationale de l’Indien). Au cours des dernières décennies, plusieurs personnes ont quitté les réserves pour s’installer en zone urbaine, notamment en périphérie des grandes villes côtières et de l’intérieur où se sont formées de nouvelles communautés (Rosa, 2011).

L'organisation sociale kaingang est caractérisée par l'existence de moitiés exogamiques patrilinéaires, nommées kamé et kairu, qui entretiennent entre elles une relation complémentaire et asymétrique. Les funérailles et, plus particulièrement, le Kikikoi constituent le lieu par excellence, selon les Kaingang eux-mêmes, de la mise en scène du rapport existant entre les vivants via le traitement rituel des morts dont chacune des moitiés était jadis responsable pour l'autre. Bien que la conception actuelle de la mort des Kaingang comporte des influences judéo-chrétiennes issues du catholicisme et du protestantisme, il n’en subsiste pas moins des différences importantes découlant notamment de la persistance du système de moitiés (Batista da Silva, 2002). Ainsi, l’enceinte du cimetière est conçue comme le lieu de confinement temporaire du veinkupri (âme ou esprit) du défunt, suite à son enterrement, jusqu’à sa libération lors du Kikikoi. On dit qu’il pourra ensuite cheminer vers la « gloria » ou paradis en portugais, rendu par numbê en langue kaingang. Cependant, le Kikikoi exprime rituellement une conception implicite différente que seules quelques personnes sont encore de nos jours en mesure d’expliciter : le numbê, qui est conçu comme étant situé à l’ouest et vers le bas, serait le lieu de repos des défunts de la moitié kairu alors que le veinkupri des défunts kamé cheminerait vers le fógkawé, situé vers l’est et le haut.

Ultimement, le Kikikoi rend possible la circulation et la transmission des noms des défunts qui, une fois libérés suite aux secondes funérailles, peuvent être attribués à un nouveau-né. En effet, chaque moitié est fiduciaire d’un stock de noms qui constituent en quelque sorte son patrimoine ancestral. L’acte de nommer implique la transmission des qualités de l’éponyme à un nouveau-né. On entrevoit ici toute l’importance du Kikikoi qui permet de lier le passé et le futur, tant sur le plan individuel que collectif (Crépeau, 2008).

La réalisation du Kikikoi dans les années 1990

Abandonné pendant près d’un quart de siècle, le Kikikoi fut réalisé dans les années 1970, 1980 et 1990 à Xapecó avec l’appui du CIMI (Conselho Indigenista Missionário – Conseil Indigéniste Missionnaire), lié à l’aile progressiste de l’Église catholique brésilienne. Selon Egon Heck qui oeuvra à titre d’agent du CIMI entre 1974 et 1978 à Xapecó, une des raisons de l’abandon du rituel découlait de la dévastation des forêts de la réserve et, en conséquence, de la rareté des ressources indispensables à la réalisation du rituel, notamment le miel. C'est donc grâce à un appui financier du CIMI que se réalisa le retour du Kikikoi (Veiga, 2000). Le CIMI finança l’achat de miel et de cachaça (alcool de canne à sucre) utilisés pour préparer la boisson en plus d’assurer les déplacements des participants venus des autres réserves (Pinheiro, 2013; Veiga, 2000). On retrouvait à la tête de l’événement Vicente Fernandes Fokâe et son épouse Rivaldina Luiz Niwẽ, qui occupaient respectivement les positions de pã’i (organisateur principal du rituel, littéralement « la tête ») et de penk (officiant-e assistant les chanteurs rituels). Vicente avait hérité de ses responsabilités de son oncle paternel Manoel Gaspar Kaitkâg et il était entouré de plusieurs aînés extrêmement dynamiques qui militaient pour le respect des droits territoriaux et la transmission de la culture kaingang (Crépeau, 2008, 1994; Rosa, 2005, 1998).

La décennie de 1990 constitua une période exceptionnelle puisque le Kikikoi fut réalisé à sept reprises entre 1993 et 1999, toujours avec l’appui du CIMI. La communauté anthropologique[3] fut sollicitée et encouragée à enregistrer et étudier le rituel par Vicente Fernandes Fokâe, son épouse Rivaldina Luiz Niwẽ et par les chanteurs rituels eux-mêmes. Tous comprenaient l’urgence de créer un registre audiovisuel de leurs chants et de leurs pratiques qui étaient, de leur point de vue, menacés de disparition (Oliveira, 1996, p. 9). Un aspect caractéristique de cette période est la crainte suscitée par l’avancée des églises évangéliques et pentecôtistes au sein des communautés, avancée ressentie comme une menace à la continuité culturelle par les aînés kaingang (Almeida, 1998). De façon plus fondamentale, ce mouvement de reprise du Kikikoi fut motivé par les revendications territoriales des réserves de Xapecó et de Palmas concernant le Toldo Imbu, un territoire homologué situé dans la municipalité d’Abelardo Luz d’où plusieurs familles avaient été brutalement expulsées dans les années 1940 (d’Angelis et Fokâe, 1994). En réaction, le but avoué de ce mouvement était l’affirmation identitaire à des fins politiques avec comme objectif ultime la réalisation du Kikikoi au Toldo Imbu suite à l’expulsion des envahisseurs et sa rétrocession aux Kaingang par les autorités fédérales.

Nous décrirons maintenant brièvement le déroulement du Kikikoi tel que réalisé dans les années 1990 à Xapecó. Les auteurs de cet article ont participé au rituel à plusieurs reprises au cours de cette période[4] et ont collaboré avec plusieurs chercheurs autochtones et brésiliens à son enregistrement audio, vidéo et photographique (par ex. : Tommasino et Ferreira de Rezende, 2000; Kresó, 1997). L’importance des données ethnographiques issues de cette période pour la connaissance du Kikikoi est fondamentale en ce qu’elles constituent la seule description complète de l’ensemble des phases de ce rituel complexe et élaboré. C’est pour cette raison que nous qualifions le Kikikoi mis en scène dans les années 1990 à Xapecó de paradigmatique.

Les premières funérailles

Suite à son décès, le corps de la personne est disposé sur une table, la tête orientée vers l'ouest et les pieds vers l'est afin, disent les Kaingang, qu’elle puisse regarder en direction du cimetière situé à l’est de la réserve. Le corps est soigneusement lavé, peigné et vêtu de vêtements propres avant d'être placé sur le dos dans un cercueil en bois. Le corps est ensuite veillé durant toute une nuit. Les membres de la famille et de la communauté passent la nuit à allumer des bougies, à chanter, à prier et à socialiser. Durant la veillée funèbre, l'orientation est-ouest du corps est maintenue.

Par le passé, les premières funérailles dépendaient des services réciproques des membres de la moitié opposée du défunt. Dans les années 1990, cette pratique était tombée en désuétude mais, le 4 juin 1995, au moment même où se déroulait le Kikikoi à Xapecó, le décès de Manoel Gaspar Kaitkâg, un ancien pã’i très respecté, avant dernier organisateur du rituel appartenant à la moitié kairu, fit en sorte que les chanteurs rituels de la moitié kamé, présents à ce moment à Xapecó, décidèrent d’intervenir[5]. Le matin du 5 juin 1995, les jönjön tï ag, Simplício da Silva et Francisco da Silva Chiquinho, chantèrent dans l’église catholique locale pour le défunt en s’accompagnant au hochet (xikxy) et s’adressèrent à lui avec émotions en langue kaingang. Le corps fut enterré en fin d’après-midi dans le cimetière de la réserve. Cette fois, trois chanteurs rituels de la moitié kamé accompagnèrent l’enterrement de la dépouille réalisé par de jeunes fonctionnaires de la réserve.

Dans le cimetière, l’orientation du corps fut inversée et le défunt enterré la tête du côté est et les pieds à l'ouest, afin qu’il puisse « regarder » en direction du nûmbé. Une simple croix de bois fut plantée dans le sol à la tête de la tombe et un pã kri, une petite branche du feuillu sete sangria (Simplocus parviflora)[6], fut placé sur la tombe pour indiquer que les deuxièmes funérailles n'ont pas encore eu lieu. Après sept jours, des membres de la famille du défunt allumeront des bougies sur la tombe pour guider le veinkupri (l’esprit ou l’âme du défunt) vers le cimetière où on dit qu’il sera confiné jusqu’à la réalisation des secondes funérailles.

Les secondes funérailles ou Kikikoi

Le rituel du Kikikoi débute lorsque les parents de défunts des deux moitiés sollicitent son organisation au pã’i, en l’occurrence à l’époque de nos observations Vicente Fernandes Fokâe[7]. Les secondes funérailles s’adressent en effet toujours obligatoirement à plusieurs défunts ayant appartenu aux deux moitiés. Le pã’i, en accord avec les parents des défunts (désignés comme les « maîtres du kiki »), les chanteurs rituels et les penk, détermine la date de sa réalisation, sélectionne un pin araucaria qui sera sacrifié au moment du rite et obtient les autorisations nécessaires de la part des autorités de la réserve. Le pã’i doit également prévoir l’achat de miel, de cachaça (alcool de canne à sucre) et d’aliments ainsi que faire parvenir les invitations aux Kaingang des autres communautés tout en assurant leur transport. On a vu qu’à l’époque, ces aspects matériels et logistiques étaient rendus possibles principalement grâce à l’appui du CIMI.

Les chanteurs rituels, qualifiés de « maîtres des chants », dirigent le rituel au profit des esprits des défunts de la moitié opposée à la leur. Pour ce faire, ils arborent leur peinture faciale () correspondant à leur moitié : des traits rectilignes (rêtei) pour les kamé et des motifs circulaires (ror) pour les kairu, qui sont réalisés par une penk à l’aide de charbon de bois écrasé dans un peu d’eau. Ces peintures sont réputées protéger ceux qui les portent en maintenant à une certaine distance les esprits des défunts qui auraient le désir « d'emmener avec eux des vivants ».

Le rituel comporte trois phases dites du premier feu, deuxième feu et troisième feu. Réalisés sur une période de deux jours consécutifs, le premier feu et le deuxième feu débutent après le coucher du soleil autour de deux foyers espacés d’une dizaine de mètres dans un lieu plat situé au centre de la réserve. Les chanteurs rituels de la moitié kamé se présentent d’abord suivis des kairu pour chanter et boire le kiki[8] qui leur est offert par les familles des défunts. Ce dernier est appelé kutu, littéralement « sourd », et ne peut être bu avant d’avoir été traité rituellement par les chants et les hochets qui permettent de « percer son ouïe », une métaphore désignant l’appel ou l’invitation faite aux défunts de se joindre au rituel. Les autres participants se joignent à eux progressivement et provoquent une animation ponctuée de pleurs, de rires, de cris, de pas de danse imitant le fourmilier ou le hérisson au son des hochets des chanteurs rituels et des turu (aérophone du genre trompe) de certains participants. Cette phase se termine avant le lever du soleil et, fait notable, les participants n’arborent pas systématiquement leurs peintures faciales lors du premier feu mais tous sans exception lors du deuxième feu.

Le lendemain du deuxième feu s’organise une procession en direction du pin araucaria qui sera sacrifié aux fins du rituel. Il a été précédemment choisi par le pã’i qui sélectionne un arbre mature au tronc droit et de bon diamètre afin d’y creuser l’auge dans laquelle sera préparé le kiki. Les kamé marchent devant suivis des kairu. Cet ordre, maintenu jusqu’à la phase finale du rituel, est justifié par le fait que les kamé sont réputés posséder plus de force que les kairu pour faire face en premier aux esprits (Crépeau, 2008). Les officiants entament leurs chants au son des hochets en circulant autour de l’arbre dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Du point de vue du système de classification kaingang, le pin araucaria est associé à la moitié kamé et donc lié au soleil, à l’est, au haut et au principe masculin (Crépeau, 2008). Toutefois, le pin qui est sacrifié pour le Kikikoi est conçu rituellement comme duel et divisé en deux sections : le pied ou la base de l’arbre est kairu et pris en charge par les kamé alors que sa cime qui est kamé est l’affaire des kairu.

Une fois le pin abattu, les chanteurs entament de nouveau leurs chants en circulant autour de l’arbre en enjambant le tronc en son centre en fonction de la section qui leur est impartie, c’est-à-dire la cime pour les kairu et le pied pour les kamé. Ils chantent également lors de son transport vers l’espace rituel des feux où le tronc sera placé selon un axe est-ouest, la cime vers l’est et le pied vers l’ouest. Débute alors l’excavation de la section centrale du tronc à la hache et à l’herminette pour former une auge dite kókey. Le travail est effectué par des volontaires de chacune des moitiés : les kairu prenant en charge la section est et les kamé la section ouest du tronc. Le kókey est traité métaphoriquement comme un défunt ayant les attributs d’un individu collectif, à la fois kamé et kairu.

Après trois jours d’intense travail, l’auge est prête pour la préparation de la boisson. Les chanteurs rituels entrent de nouveau en scène et leurs chants accompagnent la préparation du mélange de miel et d’eau et parfois de sucre et de cachaça qui se mêleront à la sève de l’arbre et fermenteront dans l’auge. Les penk déposent les ingrédients un à un dans l’auge, les kamé d’abord dans la section ouest du tronc et les kairu ensuite dans la section est.

Après un temps de fermentation variable (de trois jours à deux mois) selon les circonstances et le type de mélange, le troisième feu peut enfin avoir lieu. Il s’agit de la phase la plus élaborée du rituel. Elle débute à la tombée de la nuit autour d’un alignement de six feux où les kamé à l’ouest et les kairu à l’est chanteront et danseront jusqu’au lever du soleil. Tous les participants doivent se peindre le visage et demeurer confinés aux feux de leur moitié.

Au lever du jour un repas est servi au nom des familles des défunts par le pã’i à tous les participants qui profitent des premiers rayons du soleil pour se réchauffer. S’organise ensuite une procession en direction des maisons des défunts pour y récupérer les croix de bois qui seront plantées sur les tombes dans le cimetière. Les kamé ouvrent la procession, les chanteurs rituels et les penk en tête, suivis à bonne distance par les kairu. Les croix sont peintes du motif de la peinture faciale du défunt ou de la défunte. Une fois toutes les croix récupérées, les kamé se dirigent vers le cimetière où les tombes des défunts pour lesquels le Kikikoi est célébré ont été préalablement nettoyées et marquées par un pã kri. Tout au cours du trajet, les chanteurs entonnent leurs chants rituels au son des hochets et les joueurs de turu se font également entendre. Certains participants présentent déjà un état d’ébriété qui se manifeste par une certaine désinhibition. La marche est ponctuée de rires et de plaisanteries souvent à connotations sexuelles. Bref, la procession contraste avec le côté formel des processions du catholicisme populaire régional.

Figure 1

Départ de la procession en direction du cimetière de la moitié kamé, Xapecó, 1998.

Photo : Robert Crépeau

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Les kamé s’engagent les premiers dans le cimetière : les chanteurs rituels sont suivis des penk, chargés des croix, et des autres membres du groupe. Ils se dirigent dans la section ouest du cimetière vers chacune des sépultures kairu marquées par un pã kri. Les chanteurs rituels s’adressent au veinkupri en frappant le sol avec leur hochet en lui demandant s’il dort et en l’intimant de ne pas les regarder directement. Ils entament ensuite une séquence de trois chants au son des hochets. Suite au premier chant, dit reza da cruz (prière de la croix), une croix est plantée à la tête de la sépulture par un ou une penk. Les chanteurs entament alors le deuxième chant qui accompagne le retrait par les penk du pã kri qui est lancé à l’extérieur du cimetière, en direction ouest vers le bas pour les défunts kairu ou vers le haut en direction du soleil levant pour les défunts kamé. Les Kaingang affirment que les esprits des morts, qui étaient jusque-là confinés dans leur section respective du cimetière, cheminent vers leur lieu final de repos. Le troisième chant, dit reza da dança (prière de la danse), au son duquel les penk dansent sur la sépulture en imitant un quadrupède se tenant debout sur ses pattes arrière, est empreint d’allégresse. À son arrivée au cimetière, le groupe des kairu attendra que les kamé en sortent pour y pénétrer et réaliser les mêmes opérations pour les défunts de la moitié kamé.

Pendant que les kairu réalisent leurs opérations rituelles dans le cimetière, le groupe des kamé retourne en direction de l’espace des feux. Les participants cueillent des branches de végétaux bien verts et garnis de feuilles en bordure de la route menant au village et les attachent à leur taille et leur tête. Des rameaux de bambous ou autres végétaux, dits « bâtons de rythme » (Chamorro, 1995, p. 78) seront portés à la main en prévision de la grande danse de clôture du Kikikoi. À l'entrée du village, chaque moitié est accueillie par un officiant rituel de la moitié opposée qui distribue de la boisson fermentée en abondance à chacun des participants. Le kiki continuera à être servi aux participants jusqu’à la fin du rituel. De retour à l’espace des feux, les participants dansent, chantent et crient joyeusement en frappant le sol avec leurs bâtons. La danse circulaire se déploie d’est en ouest dans le sens antihoraire. Les moitiés maintiennent tout d'abord une bonne distance entre elles en dansant dans l’espace des feux qu’ils occupaient la veille pour ensuite se rapprocher progressivement. Ce rapprochement est initié par le chanteur rituel kamé le plus expérimenté qui rebroussera chemin à la première tentative mais qui, lors de la seconde approche, brisera la séparation des moitiés qui était rigoureusement maintenue depuis le début du rituel. Les moitiés dansent alors en ne formant plus qu'un seul groupe, une espèce de vague où elles se confondent dans une fusion chorégraphique. Les chanteurs rituels kamé et kairu se font affectueusement l’accolade. Quelques jeunes s’amusent à lancer d’un coup de pied des braises chaudes dans les pieds des autres danseurs. Les participants dansent autour des six feux en étant de plus en plus ivres et joyeux. Il s’agit d’un moment d’unification durant lequel les divisions sociales et naturelles du monde en moitiés sont temporairement suspendues. Finalement, les participants se réunissent autour de l’auge dont ils boiront entièrement le contenu avant de la renverser et de la frapper avec leurs rameaux et des pierres trouvées sur place pour signifier la clôture du rituel.

Figure 2

Danse de clôture du Kikikoi de Xapecó en 1998.

Photo : Robert Crépeau

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Le début du présent millénaire coïncida avec le décès de plusieurs des chanteurs rituels impliqués dans la réalisation du Kikikoi à Xapecó, ainsi que le décès de Rivaldina Luiz Niwẽ, suivi du déclin marqué de la santé de Vicente Fernandes Fokâe jusqu’à son décès en 2006. Depuis, le Kikikoi n’a pas été réalisé à Xapecó bien qu’il fasse l’objet de débats, de discussions et de projets. Il semble que la transmission de la fonction de pã’i et des chants rituels ne se soit pas réalisée de façon effective. La conversion massive au pentecôtisme à Xapecó semble également une variable non négligeable (Crépeau, 2012). La réalisation du Kikikoi attendra plus d’une décennie et se fera ailleurs qu’à Xapecó dans des contextes nouveaux et sous des formes originales et inédites.

Réalisation du Kikikoi à Condá en 2011

En mai 2011, le Kikikoi fut réalisé à la réserve Condá située dans la zone rurale de la ville de Chapecó, à proximité de la rivière Uruguai dans l’État de Santa Catarina. Il fut organisé par le professeur bilingue Jocemar Kóvenh Garcia grâce à un financement obtenu du ministère de la Culture dans le cadre de la 3e édition du Prix Cultures Indigènes : Marçal Tupã Y. Jocemar confia la coordination du rituel à son grand-père paternel, le chamane kamé Jorge Kagnãg Garcia. L’événement mobilisa la participation de membres de sept communautés kaingang du sud du Brésil : Lomba do Pinheiro, Serrinha, Rio da Várzea, Iraí, Nonoai, Xapecó et Chimbangue ainsi que la présence d’un public non-autochtone. Le rituel a fait l’objet d’un film documentaire, réalisé par Cassemiro Vitorino et Ilka Goldschmidt, intitulé Kiki. O Ritual da Resistência Kaingang (Kiki. Le rituel de la résistance Kaingang) de l’analyse duquel sont tirées les présentes observations.

Figure 3

Affiche de promotion du Kikikoi de Condá.

Source : Jocemar Kóvenh Garcia

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Alors que les rituels réalisés à Xapecó dans les années 1990 avaient comme « maîtres » les familles des défunts kamé et kairu, en 2011, le maître du Kikikoi de Condá fut le professeur Jocemar Kóvenh Garcia, un professeur bilingue travaillant dans une école autochtone. Jocemar est le descendant d’une parentèle de kujã ou de chamanes à travers son arrière-grand-père maternel Pedro Constante, son grand-père paternel Jorge Kagnãg Garcia et son père Pedro Pó Mág Garcia. Son enfance a été bercée par les récits sur le Kikikoi. En dépit de cette trajectoire personnelle, son projet a reçu une forte opposition de la part de plusieurs Kaingang de Condá. En effet, des pentecôtistes ainsi que des fonctionnaires de la FUNAI et du Secrétariat de l’éducation se sont opposés à la réalisation du rituel en alléguant qu'une quelconque erreur commise durant sa réalisation pourrait provoquer des décès au sein de la communauté. En réponse à ceci, il fut décidé que le groupe des officiants et chanteurs rituels séjournerait dans la communauté durant un mois dans le but d’établir un processus de dialogue et de préparation concernant la réalisation du Kikikoi. La construction d’une maison traditionnelle constitua la première phase du rituel. Elle avait pour but de montrer comment vivaient les anciens Kaingang mais également de servir de lieu d’enseignement et de discussion concernant la culture kaingang traditionnelle et l’organisation du Kikikoi.

En contraste avec le Kikikoi réalisé à Xapecó dans les années 1990, le documentaire Kiki. O ritual da resistência Kaingang ne fait pas mention de certaines phases, notamment celles du premier feu et du deuxième feu précédant l’abattage du pin araucaria et la confection de l’auge. La procession en direction du pin diffère également. Alors qu’à Xapecó, les membres de la moitié kamé marchaient devant les kairu, à Condá la seule séparation perceptible est celle des hommes marchant devant, suivis des enfants et, finalement, des femmes fermant la marche.

À Condá, les chants rituels précédant l’abattage du pin araucaria furent réalisés par Jorge Kagnãg Garcia et José Inácio, tous les deux kamé. Quand ce dernier tenta de circuler autour de l’arbre en sens antihoraire, il en fut empêché par les irrégularités du sol à cet endroit et il se contenta donc d’un mouvement en demi-cercle alors que Jorge Garcia demeura debout et exécuta un mouvement linéaire en se déplaçant de droite à gauche.

Le documentaire ne montre pas les gestes posés après l’abattage du pin ainsi que son transport vers l’espace rituel. On assiste à la confection de l’auge par des participants masculins sans qu’on puisse distinguer une séparation entre les moitiés kamé et kairu. On assiste ensuite à l’achat de miel commercial dans une boutique de la ville de Chapecó, puisqu’à Condá le miel sauvage est inexistant. Au moment de la préparation du mélange dans l’auge, la séparation entre les moitiés kamé et kairu est exigée par un des officiants qui indique que les kamé doivent se tenir d’un côté et les kairu de l’autre côté de l’auge : ces derniers étaient situés à gauche de l’auge du côté du soleil couchant et les kamé à droite du côté du levant, accroupis en position agenouillée. La préparation de la boisson comporta une innovation car, en plus du miel et de l’eau, le mélange incluait les feuilles macérées dans de l’eau d’un arbuste qualifié de « remède » (plante médicinale) par Jorge Kagnãg Garcia. Ce dernier s’objecta à inclure de la cachaça (alcool de canne à sucre) dans le mélange en affirmant que tout le monde boirait la boisson incluant des enfants (Pinheiro, 2013, p. 186). Le tout fut accompagné de chants réalisés par un kamé et un kairu circulant en cercle autour de l’auge, suivis de l’ensemble des participants.

Le mélange fermenta durant neuf jours. Après la tombée du jour le 19 mai, la veille de la visite au cimetière, on alluma un feu qui serait ici l’équivalent de la phase du troisième feu à Xapecó. Cette phase débuta par une prière silencieuse de Jorge Garcia agenouillé à l’extrémité est de l’auge. Il se releva ensuite et entama un chant en dansant en cercle autour de l’auge dans le sens antihoraire suivi en cela de toutes les autres personnes présentes, sans distinction apparente de moitiés. Aucune des personnes présentes n’arborait de peintures faciales.

Le lendemain matin, les invités présents étaient nombreux. Ils provenaient de plusieurs réserves kaingang : Irai, Rio da Várzea, Nonoai, Votouro et Xapecó. On note également la présence de plusieurs participants non-autochtones associés à des universités, des organisations non-gouvernementales et autres institutions. Un chanteur rituel de Palmas, José Arcanjo qui est le fils du chanteur Chiquinho très actif dans les années 1990 à Xapecó, était parmi la foule ainsi que le professeur bilingue de Xapecó Pedro Kresó, neveu du pã’i Vicente Fernandes Fokâe.

Une grande croix ainsi que deux petites se trouvaient déjà à proximité de l’auge. Les deux petites croix sont peintes, l’une avec les motifs kairu et l’autre des motifs kamé. Les participants forment un seul groupe autour de l’auge et lors de la procession vers le cimetière, sans séparation apparente entre les moitiés. Jorge Kagnãg Garcia pénètra le premier dans le cimetière. La grande croix y fut d’abord plantée au centre de ce dernier. Jorge Garcia, se tenant face à elle, leva alors les mains vers le ciel et adressa un discours ou une prière à Topẽ, Dieu en langue kaingang. Cette prière fut suivie des applaudissements des participants bien que plusieurs d’entre eux n’étaient pas en mesure de la comprendre puisque prononcée en langue kaingang. Tout ceci contraste avec ce que nous avions observé dans les années 1990 à Xapecó. En effet, dans le cimetière, les chants et les opérations rituelles visaient essentiellement à libérer l’esprit des défunts en leur permettant de cheminer vers leur lieu de repos respectif par l’enlèvement du pã kri.

De retour à l’espace central, l’auge fut ouverte et la boisson distribuée à tous les participants. On versa le kiki sur la tête de certains enfants en guise d’ablution. Jorge Kagnãg Garcia est maintenant sans chemise, il arbore un collier au cou et porte une jupe de paille. Des chants en langue kaingang au son de la guitare sont entonnés alors que le kiki et des aliments traditionnels sont servis, notamment le maté et le emi, un pain à base de maïs pillé cuit sous la braise. Aucune danse n’accompagna cette phase du rituel et aucun geste ne fut accompli pour signifier la clôture du rituel, tel le renversement de l’auge. Jorge Garcia s’adresse à la caméra en exprimant sa satisfaction face à un rituel réussi : « Personne ne fut offensé. Tout le monde est content. Il ne reste plus qu’à danser, à rire et s’amuser. L’auge est également contente de nous, les esprits qui nous aident, les esprits de la forêt, sont contents. » Fait intéressant, Jorge Garcia assimile ici l’auge aux espiritos da mata ou esprits de la forêt.

Dans les jours qui ont suivi le Kikikoi de Condá, s’amorça une discussion concernant l’authenticité du rituel. Le professeur bilingue Pedro Kresó de Xapecó qui observa avec beaucoup d’attention le rituel de 2011 le trouva très différent de celui de Xapecó auquel il participa et qu’il étudia dans les années 1990. Il questionna son authenticité en mentionnant comme différences importantes : la boisson amère à base de plante médicinale et la prière adressée à Dieu dans le cimetière (Pinheiro, 2013, p. 109). Jorge Kagnãg Garcia semble en partie d’accord avec les doutes exprimés par Pedro Kresó concernant l’authenticité du Kikikoi organisé à Condá bien que, de son point de vue : « Tout fait partie du Kiki. C’est au maître à décider » (cité dans Pinheiro, 2013, p. 191). Par contre, il affirme que le Kikikoi de Condá ne fut pas pleinement authentique en raison de l’absence de véritable forêt, de miel sauvage, de gibier et de poissons (Pinheiro, 2013, p. 190).

Réalisation du Kikikoi à Foxá en 2013

Nous présenterons maintenant brièvement une réalisation récente du Kikikoi à la réserve Foxá du 11 au 13 avril 2013, en nous basant sur les observations publiées par Busolli (2015). Cet événement est lié à un contexte de revendications territoriales et d’affirmation identitaire d’un groupe autochtone de la région de la Vale do Taquari dans l’État méridional de Rio Grande do Sul. Il regroupa plusieurs communautés de la région, toutes également en situation de revendication et d’affirmation politiques et territoriales. L’organisateur principal de l’événement fut Francisco Rockã (kairu), cacique de Foxá, assisté de quatre jönjön tï ag (chanteurs rituels). Le rituel débuta par l’abattage d’un arbre destiné à la confection de l’auge. Par contre, ce dernier n’était pas un pin araucaria en raison de la rareté de cette espèce dans la région et des difficultés à obtenir un permis de coupe de la part des autorités. Busolli (2015) ne fait pas mention des phases du premier feu et du deuxième feu. L’abattage de l’arbre fut précédé par une danse autour de son tronc en sens antihoraire dirigée par Francisco Rockã jouant du hochet, suivi des autres participants. Selon ce dernier, la danse avait comme objectif d’éloigner les esprits de la proximité de l’arbre afin que ce dernier puisse être utilisé de façon sécuritaire pour la préparation de la boisson et la réalisation du rituel (Busolli, 2015, p. 66). L’auteur ne fait pas mention de la séparation des moitiés durant ce Kikikoi.

Le lendemain, le tronc fut transporté à bord d’une camionnette jusqu’à Foxá, situé à environ dix kilomètres du lieu de coupe. La confection de l’auge débuta le jour même et fut précédée à nouveau par une danse dirigée par Francisco Rockã autour du tronc, ayant cette fois pour but de convier les esprits kamé et kairu autour de l’auge (Busolli, 2015, p. 68). En soirée de ce même jour, on procéda à la préparation du kiki dans l’auge. Contrairement aux Kikikoi de Xapecó et Condá, la présence de non-autochtones ne fut pas permise lors de cette phase du rituel. La fermentation dura moins de 24 heures. Le dernier jour du rituel, le 13 avril, on fit un grand barbecue de confraternisation entre les Kaingang et les non-autochtones. Après le repas, l’auge fut ouverte et le kiki fut distribué à tous les participants. Le tout fut suivi de compétitions sportives comme le tir à l’arc, de course au tronc, de lutte et de soccer (Busolli, 2015).

Figure 4

Le cacique Francisco dos Santos Rokàg, João Vicente Garcia et l’auge du Kikikoi de Foxá en 2013.

Photo : Lylian Cândido

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Le Kikikoi réalisé à Foxá ne fut pas considéré authentique par les Kaingang eux-mêmes en ce qu’il n’était pas véritablement associé à un « culte des morts ». Bien que des fragments de certaines phases du rituel funéraire furent respectés, l’événement correspond plutôt à une performance identitaire à caractère démonstratif qui innovait en présentant une compétition sportive.

De quelques causes de l’attrition de la réalisation effective du Kikikoi

Le Kikikoi est étroitement lié au savoir des jönjön tï ag, des kujã et des pã’i au sujet de la forêt, des animaux et du système de moitiés. Historiquement, sa disparition est liée à la tutelle du gouvernement fédéral et à l’instauration de politiques anti-autochtones, incluant l’institution des réserves autochtones, de postes de santé et d’écoles, qui ont mené à la répression des pratiques des chamanes et autres leaders traditionnels. Un autre facteur, mentionné explicitement par Egon Heck et Jorge Kagnãg Garcia, est la disparition de la forêt suite à la déforestation massive des territoires autochtones au cours des dernières décennies.

Une grande peur exprimée par les Kaingang, et plus particulièrement par les pentecôtistes qui détiennent actuellement le pouvoir politique et spirituel dans plusieurs réserves, est liée à l’idée récurrente que la moindre erreur commise par les officiants et les organisateurs du Kikikoi pourrait provoquer des conséquences néfastes pour la communauté. Les données présentées au sujet de Condá montrent les difficultés entourant la réalisation contemporaine du rituel. En effet, tant les représentants du ministère de l’Éducation que les fonctionnaires kaingang travaillant dans le secteur de l’éducation de la FUNAI de Chapecó s’opposèrent à la réalisation du Kikikoi en remettant en question la compétence des kujã et des chanteurs rituels (Pinheiro, 2013, p. 94). Cependant, l’importance accordée à la reprise du rituel et à la sauvegarde de la tradition semble plus forte que la peur des conséquences néfastes qui pourraient découler d’une erreur commise durant sa réalisation. Selon Jorge Kagnãg Garcia : « La peur vient du fait que les esprits qui viennent pour la fête ne s’en retournent pas ? Non. Cela dépend du maître [du rituel]. Il n’y a aucun danger. Lors des nombreuses discussions que nous avons eu à Condá avec les autorités et les pasteurs [pentecôtistes], nous avons réussi à les convaincre parce qu’en expliquant bien ils comprennent » (cité dans Pinheiro, 2013, p. 185).

Les trois contextes que nous avons brièvement décrits ci-dessus montrent l’importance occupée par ce rite funéraire au sein des stratégies de résistance politique des Kaingang visant à promouvoir leurs droits au sein de la société nationale brésilienne. Par contre, les réalisations récentes et, particulièrement celle de Foxá, mettent l’emphase non pas sur le cheminement des esprits des défunts vers leur lieu de repos mais plutôt sur la défense des droits constitutionnels des vivants au sein des réserves. On assiste à une certaine folklorisation du Kikikoi dans le sens où des fragments du grand rituel funéraire sont repris à des fins de promotion et de représentation de l’identité et des droits autochtones. En effet, ces Kikikoi démonstratifs ne comportent pas toutes les étapes ou phases du grand rituel funéraire et leurs réalisations ont été accompagnées par l’introduction de pratiques nouvelles, par exemple, des prières adressées à Dieu et Jésus Christ, des compétitions sportives, des repas à la brésilienne de type barbecue et bière.

Indépendamment de tout cela, à Xapecó et ailleurs, plusieurs personnes maintiennent encore vivant le projet du pã’i Vicente Fernandes Fokâe de réaliser un Kikikoi dans chacune des communautés kaingang des trois États du sud du Brésil. En 2000, accompagné des anthropologues Ricardo Cid Fernandes et Ledson Kurtz de Almeida, il avait entrepris une tournée de ces communautés dans le but d’y rencontrer les jönjön tï ag, les kujã, les pã’i et de les inviter à participer à ce projet qui trouva malheureusement peu d’écho. Il semble qu’au sein de ces communautés, il n’y ait plus suffisamment de chanteurs rituels de chacune des moitiés et donc que les chants rituels n’ont pas été dûment transmis. Autre facteur non négligeable, les communautés sont de plus en plus divisées sur le plan religieux. Or, bien qu’au cours des dernières décennies, le rituel ait été réalisé de façon prédominante à Xapecó par les Kaingang d’obédience catholique, le professeur bilingue Pedro Kresó considère que le Kikikoi est avant tout une expression du peuple Kaingang : « Il est une tradition qui valorise notre langue et, en fait, il s’agit d’un rituel mais qui n’est pas religieux, par exemple, uniquement catholique » (Kresó cité dans Pinheiro, 2013, p. 84).

Jorge Kagnãg Garcia, l’organisateur du Kikikoi de Condá en 2011, se dit disposé à organiser un autre événement en raison de l’importance qu’il accorde à la transmission du savoir relatif au système de moitiés, aux animaux, à la forêt et à la spiritualité. Ce savoir est aujourd’hui peu ou pas enseigné ni transmis à l’école. À Xapecó, le chanteur rituel João Maria Pinheiro, le professeur Pedro Kresó et quelques-uns de ses collègues de l’école locale tentent de mettre sur pied un projet de formation de nouveaux chanteurs rituels. L’idée serait de construire une maison traditionnelle dans la forêt où seraient enseignés les prières et les chants du Kikikoi à certains jeunes. Les données audios, vidéos et écrites produites par les chercheurs dans les années 1990 sont utiles mais apparaissent insuffisantes. Ainsi, João Maria Pinheiro nous confia que malgré le fait qu’il possède un enregistrement sur CD des chants de son père aujourd’hui décédé, il n’arrive pas à mémoriser correctement un passage particulièrement difficile de l’un d’eux, d’où sa crainte, advenant l’organisation du rituel, de commettre une erreur qui pourrait s’avérer fatale (Crépeau, 2008, p. 70). Pedro Kresó qui a observé et étudié attentivement le Kikikoi dans les années 1990, sans être lui-même un officiant ou un chanteur rituel, abonde dans le même sens :

À l’époque, quand j’écoutais les chants autour des feux, bien que je connaisse la langue kaingang, je n’arrivais pas à comprendre certains passages, en raison de l’accent différent [des aînés] et du fait que je n’étais pas assez intéressé à apprendre. J’étais pas mal plus jeune et c’était difficile. Si c’était à refaire aujourd’hui, j’irais m’asseoir dans la maison du chanteur et je lui demanderais : ce passage de votre chant, cette phrase, que dit-il ? Ainsi, quand dans un chant, j’entends iupin, iupin et que je ne trouve pas ce mot dans le dictionnaire, je ne sais pas ce que signifie iupin. […] Le chanteur l’avait appris avec son grand-père, son arrière grand-père alors que nous qui sommes plus jeunes ne réussissons pas à maîtriser tout cela.

cité dans Pinheiro, 2013, p. 115

Robert Hertz souligna jadis que les rites de deuxièmes funérailles constituent une forme suprême de coopération permettant l’unification symbolique et politique de la société par la mise en commun des morts de l’ensemble des groupes et des sous-groupes la constituant. Dans les années 1990, Vicente Fernandes Fokâe exprimait cela en parlant de l’importance de l’union de la société Kaingang à travers la réalisation du Kikikoi. Depuis le début du présent millénaire, il nous semble qu’il n’est plus possible de penser le Kikikoi de cette façon. En effet, les célébrations du Kikikoi se comptent sur les doigts d’une seule main et ont perdu leur caractère premier de deuxièmes funérailles. Bien qu’il s’agisse d’affirmer la singularité de l’identité kaingang, de donner à voir et d’enseigner la culture kaingang, tant aux Kaingang eux-mêmes qu’aux autres membres de la société nationale brésilienne, la dimension funéraire du rite et plusieurs aspects de sa symbolique, notamment celle de la consommation massive de boisson fermentée[9], n’en font plus partie en raison de la montée du protestantisme et plus récemment du pentecôtisme dans les diverses communautés kaingang (Pelletier-De Koninck, 2016; Crépeau, 2012). La persistance du Kikikoi pose plus que jamais le problème de la « concentration du corps social », pour reprendre les mots de Hertz (1970, p. 63), bref de l’unité sociale et politique souhaitable ou désirable du point de vue des participants et des opposants à ce grand rituel funéraire[10].