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La mort peut très certainement être abordée tel « un fait social total », pour reprendre l’expression consacrée par Marcel Mauss au début du siècle dernier. Les conceptions et les pratiques en lien avec la mort révèlent les valeurs fondamentales d’une culture donnée, son sens de la vie et sa conception de la personne humaine et de l’être-au-monde. Au fil de son histoire, l’anthropologie n’a eu de cesse de démontrer et de souligner le rôle et la place des rites mortuaires dans la reproduction de l’ordre socio-cosmique et moral d’une communauté donnée (Silverman et Lipset, 2016). Dans les mondes autochtones contemporains, les pratiques et les rites en lien avec la mort, le deuil et les funérailles conservent, dans la grande majorité des cas, une dimension résolument publique et collective. Cette responsabilité et cet engagement collectifs dans les rites mortuaires tout en complétant le cycle de la vie permettent au mort, à son réseau de parentèle et à la communauté tout entière d’aller de l’avant. Ceci est aussi le cas pour les Aborigènes australiens. Chez ces peuples, traditionnellement chasseurs-cueilleurs nomades, l’ensemble des pratiques et des rites entourant la mort ont certes connu des transformations majeures depuis leur sédentarisation, leur contact avec le christianisme et leur insertion au sein de l’État australien. Ces pratiques et ces rites n’en gardent pas moins aujourd’hui des aspects évidents de continuité, celui notamment d’une responsabilité partagée face à la reproduction de l’ordre ancestral, socio-cosmique et moral.

Dans le contexte néocolonial et néolibéral contemporain où les Aborigènes continuent d’être fortement marginalisés, sur les plans social, économique et politique, la question de la mort et des rites funéraires dans les communautés aborigènes, et plus particulièrement dans les communautés dites isolées du centre et du nord de l’Australie, se pose de manière toute particulière. Ainsi, deux réalités retiennent particulièrement l’attention. Celle, d’une part, d’un taux élevé de mortalité, depuis au moins les années 1980, au sein des communautés aborigènes dû à divers facteurs dont un mauvais état de santé et la consommation d’alcool, celle-ci entrainant une augmentation des actes violents et des accidents de voiture, trop souvent mortels. Celle, d’autre part, du temps et des ressources, humaines et financières, consacrés à pleurer les morts et à performer des rites mortuaires longs et complexes, tant et si bien que plusieurs communautés aborigènes semblent constamment engagées dans les rites entourant la mort, ce qu’ils nomment les sorry business, soit l’expression du chagrin (sorry) et les obligations (business, « les affaires », « le travail ») rituelles collectives face à la mort.

Des travaux récents, dont l’ouvrage collectif, Mortality, Mourning and Mortuary Practrices in Indigenous Australia (Glaskin et al., 2008) offrent d’ailleurs des exemples ethnographiques poignants sur ces réalités ainsi que sur les éléments de continuité, de transformation et d’innovation dans les rites mortuaires des Aborigènes australiens (voir aussi Kubota, 2017; Morphy, 2016; Morphy et Morphy, 2012). Par le biais des rites entourant la mort, les Aborigènes australiens, du moins ceux dont il est question dans cet article, semblent « travailler » à deux niveaux interreliés. D’une part, ils maintiennent leur responsabilité face à l’ordre ancestral et socio-cosmique, en y consacrant beaucoup de leur temps et de leurs ressources. D’autre part, les sorry business apparaissent comme des pratiques d’affirmation et de résistance culturelles et politiques face à leur marginalisation et aux tentatives de normalisation de la société dominante et de l’État australien à leur égard. Le concept de résistance est entendu ici dans le sens proposé par Ortner (2006), soit les processus de continuité, de transformation, d’innovation et de créativité culturelle dans des contextes de domination et de marginalisation, et donc les efforts consentis par un groupe donné afin de maintenir et soutenir des projets culturels qui lui appartiennent en propre. Comme je tente de le démontrer dans cet article, c’est, entre autres, à travers les pratiques et les rites mortuaires que les Aborigènes expriment leur différence, voire leur altérité radicale, et affirment une forme d’autonomie et de contrôle et donc de résistance face au monde des Kartiya (Blancs) et à l’État australien (Tonkinson, 2008). Pour ce faire, je m’appuierai sur mes observations et mes recherches auprès des Aborigènes de la communauté de Balgo, sise aux limites septentrionales du désert occidental, où vivent majoritairement des Kukatja ainsi que d’autres groupes du désert occidental, et où je conduis des recherches depuis les années 1980.

En 2005, dans la conclusion de mon ouvrage sur Balgo, A World of Relationships. Itineraries, Dreams and Events in the Australian Western Desert, je faisais remarquer que :

All through the 1990s, in the Balgo area and far beyond, local agendas at the individual and collective levels were overwhelmed by a kind of “work”and a set of responsibilities that appear, in this age of late modernity and neoliberal capitalism, rather “unproductive” from the state’s or the non-Aboriginal’s point of view. These imperatives were for the people to mourn their dead, and to take the time to participate in lengthy mourning ceremonies, as a major responsibility towards their sociocosmic order […] mourning ceremonies still play a major role in local sociality, responsibility, and sense of being.

p. 251

Lors d’un séjour à Balgo en 2013, je ne fus pas étonnée de constater que la mort et les rites funéraires continuaient de rythmer la vie des familles de cette communauté d’environ quatre cents personnes. Ce numéro de la revue Frontières sur la mort et les rites mortuaires dans les mondes autochtones me donne l’occasion de poursuivre ma réflexion sur cette réalité. La contemporanéité des sorry business continue d’exprimer et d’affirmer les principes ontologiques d’ancestralité et de relationnalité (Poirier, 2013, 2008) ainsi que les valeurs de réciprocité, de responsabilité partagée et de performativité tout en s’inscrivant en porte-à-faux face aux valeurs et aux attentes de la société civile, de la modernité politique et de l’État australien.

De quelques principes ontologiques et cosmologiques

La conception de la personne offre une fenêtre pour une meilleure compréhension de la conception de la mort et des pratiques funéraires dans une société donnée. Chez les Aborigènes australiens, la personne et le soi ne peuvent être compris qu’en considérant leur caractère et leur dimension relationnels, plutôt qu’individuels et souverains comme dans les conceptions occidentales modernes. Le principe ontologique de relationalité est ainsi au coeur de la conception de la personne et de l’être-au-monde (Poirier, 2013, 2008, 2005). Ces relations sont à la fois multiples et diverses. Elles incluent les relations avec un réseau de parentèle élargi, avec des lieux sur le territoire et avec les êtres ancestraux identifiés à ces lieux. Ces relations ont une dimension résolument ontologique en ce qu’elles sont constitutives de la personne et fondent son être-au-monde; elles sont intrinsèques et non extrinsèques à la personne et au soi. Le principe d’ancestralité découle quant à lui du Tjukurrpa, que les Aborigènes traduisent par Dreaming, soit l’ordre cosmologique, le principe vital et reproducteur de tout ce qui existe. Le Tjukurrpa c’est aussi la Loi ancestrale, Our Law comme disent les Aborigènes, soit les savoirs et les pratiques rituels, incluant les rites funéraires (voir aussi Dussart, 2000 et Myers, 1986).

Ces relations et réseaux sociaux, territoriaux et mythiques qui fondent la personne induisent à leur tour un ensemble de droits et d’obligations envers les personnes, les lieux et les ancêtres auxquelles elle est affiliée, et envers les savoirs rituels dont elle est détentrice, avec les autres membres de son réseau de parentèle. Le caractère intrinsèque, et donc incorporé, de ces relations induit ainsi des valeurs et des pratiques de réciprocité et de responsabilité; chacun se sent un devoir de « prendre soin » (kanyirninpa) de l’ensemble de ces relations. Comme je l’ai souligné ailleurs (Poirier, 2009, p. 109), le concept de kanyirninpa est étroitement lié aux théories locales de la personne et de l’action, et donc aux conceptions locales d’intersubjectivité, de socialité et de réciprocité (puisque tous sont également interpelés par la pratique du kanyirninpa). Dans leur traduction du terme kanyirninpa, les Aborigènes utilisent les expressions anglaises looking after ou holding, dans le sens de « prendre soin », « tenir », ou « être responsable ». Kanyirninpa s’applique à un ensemble de domaines, les trois principaux étant la responsabilité envers la parentèle (walytja – une « identité partagée »), envers les lieux sur le territoire auxquels la personne est affiliée (ngurra – « mon pays ») et envers l’ordre ancestral et cosmologique (Tjukurrpa – la Loi), soit les savoirs mythiques et rituels associés au ngurra (voir aussi McCoy, 2008a et Myers, 1986)[1]. C’est dire que lors d’un décès, les principes ontologiques de relationalité et d’ancestralité sont convoqués. Tous les membres de la parentèle du défunt, proche et éloignée, et toutes générations confondues, se sentent personnellement et intimement interpelés; ils se sentent aussi une part de responsabilité, kanyirninpa, face au défunt et face à la reproduction de l’ordre ancestral et moral. Participer aux sorry business, aux rites entourant la mort, est une obligation sociale et morale.

Quelques mots maintenant sur la conception aborigène de la mort telle que je l’ai observée à Balgo. Depuis leur conversion au catholicisme[2], et d’après mes observations, leur conception de la mort reste assez fidèle à leur conception traditionnelle. À la mort, l’esprit de la personne, le kurunnpa, quitte le corps, peut demeurer quelque temps autour des êtres chers, avant finalement de rejoindre son lieu d’origine sur le territoire ancestral; le kurunnpa se fondera à nouveau avec le principe vital, les essences ancestrales et reproductrices, celles du Tjukurrpa, du lieu en question. De ces essences émanent les esprits-enfants qui sont des incarnations en puissance des enfants humains. Le cycle de la reproduction humaine est ainsi étroitement lié au cycle de la reproduction cosmologique[3]. La mort n’est donc pas une fin en soi mais plutôt un passage vers un autre état d’être. Il arrive que des parents décèlent sur le corps de leur nouveau-né des marques leur permettant de faire le lien avec un parent défunt. Quoi qu’il en soit, le nouveau-né est toujours identifié à des êtres ancestraux et à des lieux sur le territoire. À Balgo, les esprits des morts ne sont que rarement considérés comme maléfiques ou dangereux pour les vivants, bien que l’on préfère qu’ils ne s’attardent pas trop autour de la communauté. Les esprits de parents défunts viendront visiter leurs proches en rêve. Ces rencontres en rêve avec des parents défunts sont assez fréquentes et souvent recherchées par les vivants. Le parent défunt est tantôt porteur d’une nouvelle, bonne ou mauvaise, tantôt d’une révélation en lien avec le Tjukurrpa, tantôt on prend simplement plaisir à sa compagnie (Poirier, 2005).

« Too many sorry business »

Depuis au moins les années 1980 et de manière accélérée depuis, les Aborigènes, et plus particulièrement ceux vivant dans les régions dites isolées, connaissent un taux élevé de mortalité. Ce dernier ainsi qu’une faible espérance de vie sont dus à plusieurs facteurs. Le premier de celui-ci est un très mauvais état de santé, avec entre autres de sérieux problèmes de diabète et de maladies rénales[4]. Les problèmes d’alcoolisme sont un autre facteur de décès prématurés. Bien que la majorité des communautés comme Balgo soient dites « sèches », et donc que l’alcool ne peut y être ni vendu, ni consommé, les Aborigènes vont dans les villes pour boire, souvent pour des périodes prolongées. Il y a ainsi à Halls Creek, une ville située à 280 kilomètres au nord de Balgo, et à Broome, située à 800 kilomètres au nord-ouest, des campements de fortune établis à la périphérie de ces villes et identifiés au Balgo mob (les gens de Balgo). Un autre facteur de morts prématurées et violentes est celui des accidents de voiture sur les pistes de brousse alors que les chauffeurs conduisaient en état d’ébriété. De tels accidents se sont accumulés au fil des décennies et certains ont provoqué la mort simultanée de plusieurs personnes, souvent de jeunes adultes, hommes et femmes. Un autre facteur de morts prématurées est celui d’une violence accrue, particulièrement lors des virées en ville; des échauffourées éclatent et se terminent parfois par mort d’homme (ou de femme). Depuis le début des années 2000, la communauté de Balgo a aussi connu quelques suicides de jeunes gens et quelques-uns ont trouvé la mort suite aux dommages causés par le petrol sniffing.

C’est ainsi que plusieurs des enfants et des petits-enfants des hommes et des femmes que j’ai étroitement côtoyés depuis 1980 et que j’ai vu grandir et devenir de jeunes adultes, voire même des parents, sont morts et le plus souvent d’une manière violente et prématurée. Après les « générations volées »[5] , il y aurait lieu maintenant de parler des « générations sacrifiées ».

Avant de présenter les sorry business, deux autres réalités en lien avec ces morts prématurées méritent d’être soulignées. La première réalité concerne la transmission des savoirs rituels. Dans une communauté comme Balgo où le savoir rituel est garant, encore aujourd’hui, de la solidarité et des liens de filiation intergénérationnels et de la responsabilité face aux lieux sur le territoire et aux ancêtres, ces décès précoces handicapent passablement la transmission de tels savoirs. Pour une petite communauté comme Balgo qui s’est trouvée amputée, au fil des dernières décennies, de ses jeunes hommes et femmes, le défi de la transmission est devenu une réelle préoccupation. La seconde réalité en lien avec ces morts prématurées concerne les accusations de sorcellerie. En effet, chez les Aborigènes australiens, comme dans plusieurs régions du monde, la mort, même lorsqu’elle survient à la suite d’une maladie ou d’un accident de voiture, n’est pas un phénomène « naturel ». La mort est un fait social. Toute mort a nécessairement une cause sociale, voire socio-cosmique. C’est alors que s’immiscent les soupçons et les rumeurs de sorcellerie. On dira que quelqu’un, par négligence, par jalousie ou d’autres motifs, aura provoqué la mort; ou alors celle-ci est survenue parce que le défunt aura enfreint la Loi ancestrale. Des décès sont donc ainsi souvent attribués à un acte de sorcellerie, accentuant les rumeurs et les sentiments de suspicion au sein de la communauté[6]. Lorsqu’une accusation devient explicite, des représailles, souvent sous forme de sévices corporels, seront portées envers l’accusé. Ces morts prématurées et violentes sont aussi le symptôme d’un contexte et de politiques néocoloniaux et néolibéraux qui contribuent à accentuer la marginalisation des Aborigènes et le fossé entre ceux-ci et la société dominante. Nous y reviendrons en conclusion.

Si l’on ajoute à ces morts prématurées ou violentes celles des aîné-es qui s’éteignent plus paisiblement, il va sans dire qu’une petite communauté comme Balgo est sans cesse engagée dans les rites en lien avec la mort. C’est une responsabilité, voire une obligation, à laquelle une personne ne peut se soustraire. C’est en ce sens qu’à plusieurs occasions des amies aborigènes ont exprimé leur désarroi par l’expression « Too many sorry business ». Voyons maintenant en quoi consistent les sorry business, à commencer par l’expression elle-même.

Le terme sorry réfère à la douleur et la tristesse provoquées par la mort. Cela évoque le fait que les gens sont affectés et tristes, pour le mort, pour ses proches et son réseau de parentèle, pour les lieux et les ancêtres auxquels il ou elle était affilié-e. Ce sentiment de peine et de perte est palpable dès l’annonce d’une mort dans la communauté alors que retentissent les pleurs et les lamentations. Le terme business mérite une explication plus approfondie. En effet, depuis leur premier contact avec les Euro-Australiens et surtout depuis leur sédentarisation au milieu du siècle dernier, les Aborigènes des déserts central et occidental utilisent le terme business afin de désigner tout ce qui a trait à la Loi ancestrale, le Tjukurrpa, et au domaine rituel. Ce dernier comprend, entre autres, les rites initiatiques des jeunes hommes, les rites de fertilité, les rites de résolution de conflits et, dans le cas qui nous intéresse ici, les rites mortuaires. Au sein de la sphère rituelle, les Aborigènes distinguent aussi entre les men business, women business, ou encore les sorry business; ils diront aussi les businessmen et les businesswomen afin de désigner les hommes et les femmes versés dans les savoirs rituels (voir aussi Dussart, 2000 et Glowczewski, 1981). Ce choix du terme générique business est très révélateur et loin d’être anodin. Les Aborigènes ont vite compris que lorsque les Euro-Australiens parlaient de business (« les affaires » ou « le travail »), ils référaient à un ordre des choses et à une façon de faire qui se situait au fondement de leur ordre social et des aspirations individuelles. Dans les mondes modernes occidentaux, le business réfère à un ordre séculier, en même temps qu’il véhicule un sens du sérieux et du devoir. Les Aborigènes se sont donc positionnés dès le départ en empruntant aux colonisateurs ce concept de business, ainsi que celui de Law, afin de marquer ce qui pour eux véhiculait le sens du sérieux et du devoir, ce qui était important et vital pour leur ordre socio-cosmologique, soit leur Loi ancestrale et tout le domaine du sacré (donc en quelque sorte à l’opposé de la conception occidentale du business)[7]. Le business réfère ainsi à l’ensemble des obligations, des savoirs et des pratiques rituels, rappelant sans cesse aux Aborigènes leurs devoirs et leurs responsabilités face à leur ordre social, moral et cosmologique. Les sorry business réfèrent à toutes les pratiques rituelles et autres ayant trait à la mort, incluant les lamentations, le deuil, les interdits et les funérailles.

L’annonce de la mort

Dans les communautés aborigènes du centre et du nord de l’Australie, le deuil et les rites funéraires sont toujours et nécessairement un événement public, collectif et communautaire qui mobilise non seulement les parents proches du défunt, mais tout son réseau de parenté élargi. Depuis l’annonce de la mort jusqu’aux funérailles, les sorry business sont marqués par un investissement social, émotionnel et performatif dense et intense. Les sorrybusiness comportent plusieurs étapes et s’étendent sur plusieurs mois. À Balgo, dès qu’un décès est annoncé, les lamentations débutent d’abord dans la maison des proches du défunt, pour se répandre rapidement dans toute la communauté. Les pleurs et les lamentations, seuls ou en groupes, sont très expressifs et facilement audibles à distance; ils informent ainsi la communauté d’un décès. La vague de lamentations peut aussi concerner un défunt d’une autre communauté mais dont le réseau de parentèle s’étend jusqu’à Balgo. Encore aujourd’hui, certains parents proches du défunt expriment leur peine en s’infligeant des blessures corporelles : pour les femmes on se frappant la tête avec les poings, des pierres ou des objets lourds ou contondants; pour les hommes en se transperçant la cuisse avec un javelot – quoiqu’aujourd’hui cette pratique plus extrême soit de moins en moins répandue. Des catégories de proches parents (les mères, les grands-mères, les soeurs, les épouses, parmi d’autres) se coupent aussi les cheveux[8]. C’est dire que la grande majorité des adultes et des aînés, hommes et femmes, ont des marques permanentes sur leurs corps qui leur rappellent les êtres chers disparus et comme une actualisation du principe de relationalité. Les pleurs et les lamentations ainsi que le fait de s’infliger des blessures surviendront tout au long du sorry business, et jusqu’à sa clôture, parfois au-delà.

La maison où vivait le défunt ou la défunte est désertée; elle le sera pendant plusieurs semaines ou mois. Ses possessions doivent aussi être soit détruites, le plus souvent brûlées, soit redistribuées, le plus souvent à des parents plus ou moins éloignés vivant dans une autre communauté[9]. En fait, tout ce qui a appartenu au défunt et tout ce à quoi le défunt était lié de son vivant devient tabou : ses possessions matérielles, son nom, les lieux sur le territoire auxquels il ou elle était affilié-e, les chants et les séquences rituelles dont il ou elle était dépositaire (Myers, 1991). Le nom du défunt ne doit plus être prononcé par quiconque, parfois pour quelques années. En parlant du défunt, l’appellation kumantjayi (« sans nom ») est dès lors utilisée. De plus, non seulement le nom du défunt ne peut être prononcé, mais toutes les personnes, hommes et femmes, portant le même nom ou un nom aux sonorités proches de celui du défunt ainsi que les lieux, les commerces et les objets dont le nom serait susceptible de rappeler celui du défunt ne sont plus prononcés; tous seront désignés par le terme kumantjayi[10]. Un rite de purification, autour de la maison du défunt, de certains bâtiments et lieux-clés de la communauté, sera pratiqué par les femmes. Celui-ci consiste à balayer le sol à l’aide de branches, d’eucalyptus ou d’acacia, dans le but d’effacer les traces sur le sol laissées par le défunt; les traces (tjina) étant une extension du soi (Dousset, 2014, p. 401). Ce rite de purification pourra être répété à plusieurs reprises dans les mois suivant le décès et avant que la famille ne puisse réintégrer la maison.

Pour les proches parents du défunt, hommes et femmes, des interdits supplémentaires s’appliquent aussi pour des périodes variant de quelques semaines à quelques mois, notamment des interdits alimentaires. Certains de ces interdits ont été quelque peu assouplis au fil de la dernière décennie, du moins par les jeunes générations.

Depuis la sédentarisation des Aborigènes des régions désertiques, dans les années 1950, les Églises ou le gouvernement, selon les cas, ont pris en charge les soins aux corps des défunts, leur mise en cercueil et leur inhumation. Pour le cas de la communauté aborigène de Balgo, les défunts, du moins lorsqu’ils décèdent à la communauté, sont acheminés par avion à la ville la plus proche, soit plusieurs centaines de kilomètres, afin d’y recevoir les soins préalables à la mise en cercueil. Il est fréquent que des habitants de Balgo décèdent soit à l’hôpital, soit dans les villes avoisinantes, suite à une bagarre ou un accident de voiture. Dans tous les cas, une fois embaumés, les corps sont gardés dans une chambre froide jusqu’à la veille de la messe funéraire laquelle se tiendra plusieurs semaines, parfois plusieurs mois, après le décès, le temps de s’assurer que tous les membres du réseau de parenté qui habitent dans d’autres communautés puissent être présents. La veille de la messe funéraire, le cercueil est alors retourné à Balgo, en voiture ou en avion.

Sorry camp et sorry meeting

Dès l’annonce d’un décès, un sorry camp doit impérativement être établi. Il s’agit d’un abri fabriqué spécifiquement pour l’occasion à l’aide de pôles (de bois ou de métal), de tôles galvanisées et de feuillage. Il est construit en périphérie de la communauté, dans une position et une orientation en lien avec le territoire ancestral du défunt. Les parents proches, hommes et femmes, y sont reclus et il leur est interdit de circuler dans la communauté. La durée de réclusion dans le sorry camp varie de quelques semaines à quelques mois, dépendamment de la catégorie de parents et seulement après que les principaux parents du défunt habitant à l’extérieur de Balgo soient venus payer leur respect. Les résidents du sorry camp s’enduisent le torse, le front et les avant-bras de kaolin, soit d’ocre blanc, la couleur du deuil. Tout au long de leur séjour, ils sont pris en charge et nourris par d’autres membres de la parentèle, de la communauté ou des visiteurs. C’est là aussi qu’au fil des semaines ils recevront les condoléances et les dons de ceux venus d’autres communautés. Chaque nouveau groupe d’arrivants se rend au sorry camp; à tour de rôle, ils iront enlacer chacun des parents en deuil et en réclusion, pleurant avec eux, sans qu’aucune parole ne soit prononcée. C’est aussi ce qui est nommé les sorry meeting, surtout lorsque les délégations venues de l’extérieur sont assez larges. Au fil des jours et des semaines, des lamentations, mais aussi des chants traditionnels qui évoquent le territoire du défunt et les ancêtres, s’élèvent régulièrement du sorry camp. Mais tout n’est pas que tristesse au sorry camp, le rire et l’humour sont aussi au rendez-vous. Ces séjours dans les sorry camp ne sont pas sans susciter un agacement réel auprès des Kartiya de la communauté puisque les sorry camp impliquent que des Aborigènes seront absents de leur travail (au magasin, à la clinique, à la garderie ou à l’école) pendant un temps indéterminé. Les Aborigènes diront pourtant qu’un autre « travail » les appelle, celui de pleurer les morts et tout ce que cela implique : This is hard work (« C’est un dur labeur »), disent régulièrement les Aborigènes.

L’organisation et le déroulement des sorry business, à l’instar des autres types de rites, les interdits qui leur sont associés ainsi que les rôles et les responsabilités de chaque catégorie de parents se modulent autour du système de parenté et du système de classification en huit sous-sections (Poirier, 2005; Dussart, 2000; Myers, 1986). Les rites et les interdits liés à la mort s’organisent autour des huit sous-sections, en tenant compte des lignées maternelle et paternelle, des générations alternées, des parents réels et classificatoires. Par exemple, les oncles maternels du défunt, réels et classificatoires, ont ainsi un rôle important à jouer. Dans le cas du décès d’une femme, ces gendres, réels et classificatoires, ne sont pas admis ni au sorry camp, ni à l’église le jour des funérailles[11].

Un autre aspect important des sorry business est celui de l’économie de don et de contre-don qu’ils impliquent. Parmi les objets qui circulent entre les membres de la parentèle, encore là suivant des règles de distribution et de redistribution complexes et précises, notons des quantités impressionnantes de couvertures, de farine, de sucre et de thé. Les visiteurs au sorry camp, tant ceux de la communauté que de l’extérieur, apportent de tels objets et denrées; la majorité de ceux-ci sera redistribuée par les proches du défunt aux termes du sorry business. Ces dons sont offerts aux proches parents du défunt en dédommagement de leur perte; la redistribution permet à son tour aux proches du défunt de remercier ceux qui ont partagé leur douleur. Dans ces communautés relativement pauvres financièrement et qui dépendent presque essentiellement des subsides du gouvernement fédéral, les sorry business représentent pour la famille du défunt un investissement important. C’est pourquoi le magasin communautaire, qui appartient à la corporation aborigène de Balgo, offre à la famille du défunt des biens d’une valeur de deux milles dollars (couvertures, contenants de farine, sucre, thé, vêtements), lesquels seront redistribués aux termes du sorry business.

L’obligation des parents proches du défunt de participer au sorry business et à la messe funéraire – laquelle viendra en quelque sorte clore l’essentiel du sorry business – n’est aucunement négociable. Ceci même si cette obligation implique un voyage long et coûteux dans une autre communauté, de s’absenter d’un emploi (au risque aussi de le perdre) ou de mettre un terme à une session d’étude. Les obligations face à la Loi ancestrale supplantent de loin les obligations dictées par le monde et la loi des Kartiya. Des représailles, sous forme surtout de sévices corporels, sont possibles vis-à-vis d’un parent qui n’aurait pas été à la hauteur de ses responsabilités face au défunt et à sa famille, et n’aurait pas suffisamment démontré son chagrin, et donc en quelque sorte sa solidarité. La douleur face à la perte d’un parent doit être exprimée et démontrée intensément et de manière collective, elle doit aussi être partagée. Comme plusieurs jeunes hommes sont en prison, il leur est possible d’obtenir une permission afin de venir participer, accompagné d’un policier, au sorry business et aux funérailles d’un proche parent (voir aussi McCoy, 2008b). Lorsque cette permission ne leur est pas accordée, il arrive que des jeunes hommes s’infligent des sérieuses blessures afin que la parentèle sache qu’ils partagent leur profond chagrin.

C’est dire aussi que des gens de Balgo sont régulièrement amenés à participer à des sorry meeting et à des funérailles se déroulant dans d’autres communautés. La communauté de Balgo a d’ailleurs prévu des fonds pour de tels déplacements afin de couvrir une partie de l’achat des dons et le transport. Un véhicule communautaire est aussi mis à la disposition des groupes de parents désirant se rendre à un sorry meeting dans une autre communauté.

Les funérailles

À Balgo, la messe funéraire viendra clore le sorry business, dans sa dimension collective, alors que quelques proches parents poursuivront les rites de deuil et quelques interdits, notamment alimentaires, encore un certain temps. À Balgo, l’Église catholique est responsable de la messe funéraire[12]. Afin de fixer la date de celle-ci, le prêtre n’a d’autre choix que de se mettre au diapason de la famille du défunt laquelle décidera du meilleur moment. En effet, les funérailles peuvent survenir plusieurs semaines, voire plusieurs mois, après le décès, le temps de s’assurer que tous les membres du réseau de parenté qui sont à l’extérieur ou habitent dans d’autres communautés puissent être présents. Des raisons diverses sont évoquées pour expliquer les délais : on attend la sortie d’hôpital d’un proche parent; d’autres funérailles sont déjà prévues à Balgo ou dans d’autres communautés, et il faut éviter les « conflits d’horaire »; on doit attendre l’obtention d’une permission pour un parent en prison. Dès que la date est connue, le prêtre s’occupera que le cercueil soit transporté à la communauté.

Le jour des funérailles, et tant que le cercueil n’est pas mis en terre, des interdits s’appliquent. Par exemple, tous les bureaux et le magasin sont fermés. Aucune personne, ni aucun véhicule n’est autorisé à circuler dans la communauté. Les gens ne sont autorisés à sortir de chez eux que pour se rendre à l’église pour la messe funéraire. Quelques catégories de parents, dont celle des gendres, réels et classificatoires, ne sont pas autorisées à l’église, de la même façon d’ailleurs qu’ils n’étaient pas autorisés au sorry camp.

Au fil des décennies, j’ai assisté à plusieurs sorry business et messes funéraires[13]. Je présente brièvement ici une messe célébrée en novembre 2013. Le défunt était un septuagénaire, un homme connu et reconnu sur une vaste région, versé à la fois dans le savoir rituel (comme tous les gens de sa génération), mais qui avait été aussi un stock man (cow-boy) respecté durant sa vie active; il avait travaillé dans plusieurs stations d’élevage dans le Kimberley, région reconnue pour son industrie du bétail et laquelle a toujours bénéficié de la main d’oeuvre aborigène. La veille des funérailles, environ six cents Aborigènes, venus de diverses communautés sur une vaste région, avaient convergé vers Balgo, en voitures, en camions et en véhicules communautaires. Ils ont campé à proximité du sorry camp, apporté des dons aux proches parents et pleuré avec eux; toute la nuit ont retenti les lamentations accompagnées parfois de chants traditionnels évoquant le territoire du défunt et ses ancêtres. Quelques têtes de bétail (puliki) – à même le cheptel d’une communauté voisine – avaient été tuées la veille, dépecées et les quartiers de viande distribués aux habitants du sorry camp et à leurs nombreux visiteurs.

Le prêtre catholique[14], sachant qu’il ne pouvait accommoder tout ce monde dans la petite église de Balgo, avait installé un autel à l’extérieur, sur le terrain de basketball (et de football) au centre de la communauté, et partiellement couvert. En milieu d’après-midi, c’est tout le sorry camp, incluant les visiteurs, qui a convergé tranquillement vers le lieu de la messe funéraire. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Bien que quelques rangées de chaises aient été disposées, la majorité des gens présents se sont assis à même le sol. L’air est chaud et sec, la température s’élève à 40°C. Suite à un choix de la famille du défunt, les catégories de parents proches, plus d’une vingtaine par catégorie, étaient facilement reconnaissables : les chemises ou chandails mauves pour les petits-enfants; rouges pour les neveux et nièces (les enfants des oncles maternels); jaunes pour les arrière-petits-enfants. Tous portaient des jupes ou des pantalons noirs, offerts par le magasin; celui-ci en garde toujours des stocks importants considérant le nombre élevé de décès et de funérailles. Les fils du défunt portaient des chemises à carreaux, distribuées elles aussi par le magasin. Les parents proches occupaient les premières rangées face à l’autel aménagé pour l’occasion. Le cercueil est arrivé, posé sur le derrière d’une camionnette; des hommes l’ont transporté au-devant de l’autel. Il était blanc avec des dessins de chevaux afin de rappeler la vie de stock man du défunt. Pendant plusieurs minutes, les proches parents ont exprimé leur peine et leur douleur par des pleurs et des lamentations; plusieurs se sont étendus sur le cercueil; quelques femmes se sont frappé la tête violemment. Quelques personnes s’assuraient qu’elles ne s’infligent pas de blessures trop graves. Puis, tranquillement et graduellement, des membres de l’assistance sont venus payer leur respect au défunt et à sa famille. Tout au long de la cérémonie, qui durera plus de deux heures, le prêtre a eu peu à faire. La famille du défunt a, d’une certaine façon, mené la cérémonie dont l’essentiel a consisté à lire et à prononcer différents hommages et témoignages, sur fond d’une musique pop-country, la préférée du défunt. Les témoignages de ceux qui n’avaient pu être présents pour diverses raisons ont été lus par les filles du défunt; celles-ci ont aussi chanté quelques unes des chansons country préférées de leur père. Après l’eucharistie, et aux termes de la cérémonie, le cercueil est déposé à nouveau dans la camionnette et un long convoi se forme afin d’accompagner celui-ci au cimetière, situé à environ un kilomètre de la communauté.

Le cimetière est un lieu que les Aborigènes, du moins les générations plus jeunes, commencent de plus en plus à apprivoiser, en le visitant plus régulièrement et en ornant les tombes de fleurs en plastique et d’autres décorations. Ce sont des pratiques assez nouvelles puisque dans les années 1980 et 1990 la grande majorité des gens à Balgo évitait le cimetière. Or, lors de mon séjour en 2013, j’ai été étonnée de constater non seulement les nombreuses décorations sur les tombes, mais aussi, du moins dans un cas, la photo du défunt sur une des tombes. Cela aurait été inimaginable il y a encore quelques années où il était strictement interdit de montrer des photos de personnes décédées.

L’interdit sur le nom du défunt, d’autant plus si cette personne s’était distinguée pour diverses raisons durant son vivant, continuera de s’appliquer durant plusieurs années. De plus, lorsque l’on partage la maison d’amis aborigènes (des maisons multigénérationnelles et souvent surpeuplées), il est très fréquent que le soir venu ou au cours de la nuit, un adulte ou un aîné, homme ou femme, commence à pleurer, sous forme de longues plaintes audibles à distance, le départ d’un être cher, même si le décès est survenu plusieurs mois ou années auparavant. Un rêve ou autre lui aura rappelé l’être cher. D’autres personnes joindront alors leurs pleurs et lamentations afin de partager la tristesse et la douleur de la personne affligée.

Douleur, solidarité et résistance

Considérant le nombre élevé de décès, des communautés comme Balgo sont constamment engagées, tant sur un plan individuel que familial et communautaire, dans les rites de deuil. Les Aborigènes acceptent la mort, ils ne la craignent pas. Par ailleurs, ils craignent de mourir seuls ou que leur esprit (kurunnpa) ne retrouve pas le chemin de leur « pays », leur territoire ancestral[15]. Dans la poursuite de leurs obligations et de leurs responsabilités envers non seulement les défunts mais aussi envers l’ordre socio-cosmique, les Aborigènes choisissent d’investir temps et ressources dans les sorry business. Comme j’ai tenté de le démontrer, ceux-ci permettent à l’esprit du défunt de trouver son chemin jusqu’à son territoire ancestral et de se fondre à nouveau avec le principe vital du Tjukurrpa et d’ainsi alimenter les réserves d’esprits-enfants; ils permettent de maintenir les relations d’échange et de communication entre les ancêtres et les vivants; ils permettent aux vivants de retisser et renforcer les réseaux familiaux et sociaux. La vie peut ainsi continuer. C’est dire aussi que les corps et les vies des Aborigènes des régions désertiques, comme le fait si justement remarquer Musharbash, sont constamment façonnés et refaçonnés par la mort (2008, p. 34).

L’article aura aussi montré que, dans la conduite des rites entourant la mort, les Aborigènes de Balgo ont orchestré un enchevêtrement avec des éléments de la modernité, de la chrétienté et de la société euro-australienne avec lesquels ils sont en « dialogue » depuis au moins les années 1950. Un tel « dialogue » se déroule néanmoins dans un contexte néocolonial de domination, de marginalisation et de rapports de pouvoir inégaux. Les pratiques et les stratégies d’accommodation et d’enchevêtrement au sein même des sorry business n’en découlent pas moins d’un projet culturellement constitué, sous le contrôle des Aborigènes, et où dominent des principes ontologiques et des valeurs culturelles au sein desquels ils continuent de se reconnaître (Poirier, 2009; Ortner, 2006). Un des fils conducteurs des rites entourant la mort n’est-il pas de maintenir actif et actuel le pouvoir ancestral du Tjukurrpa, de la Loi, susceptible de contrecarrer le pouvoir de l’État australien ?

Choisir de s’investir collectivement et intensivement dans des sorry meeting longs, exigeants et coûteux, dans un contexte néocolonial et néolibéral de plus en plus contraignant, est loin d’être anodin et révèle donc, à mon avis, une forme d’affirmation et de résistance politiques et culturelles.

Pour les Aborigènes australiens, les rites en lien avec la mort sont l’expression d’une identité partagée (Myers, 1986, p. 133-134) ainsi que d’une forme de solidarité et d’affirmation en réponse à leur marginalisation par la société dominante (Tonkinson, 2008). Dans la préface de l’ouvrage collectif, Mortality, Mourning and Mortuary Practices in Indigenous Australia, Andrew Strathern fait remarquer que les sorry business présentent à la fois un aspect négatif et positif dans leurs significations et dans leurs effets. Il écrit : « […] negative in the sense that it reflects an unfavorable increase in the numbers of deaths in the communities, and positive in the sense that it indicates the ability of these communities to rebuild their solidarities around the very practices of grieving that mark their life-worlds with the experience of death. » (Glaskin, 2008, p. xiii).

Cette réalité douloureuse des morts précoces, parfois violentes, représente en quelque sorte une aberration au sein d’un État-nation libéral comme l’Australie, dès lors pointé du doigt par la communauté internationale et les organismes de défense des droits des peuples autochtones (Macdonald, 2013). Il n’y a certes pas d’explication ou de réponse simple au haut taux de mortalité chez les Aborigènes. Une avenue de réponse peut être trouvée, à mon avis, du côté de l’incapacité et du refus de l’État australien et de la société dominante de comprendre et de reconnaître la différence aborigène en ses propres termes; et par ailleurs, du côté des Aborigènes qui résistent les efforts de « normalisation » à leur égard et refusent de répondre « adéquatement » aux politiques étatiques qui les concernent directement (Poirier, 2009; voir aussi Tonkinson et Tonkinson, 2010, sur l’exemple des Martu). L’altérité aborigène, longtemps perçue par la lorgnette de l’évolutionnisme social en termes de déficit et d’infériorité civilisationnelle, l’est aujourd’hui par celle du capitalisme et du néo-libéralisme en termes d’inégalités statistiques (au niveau de la santé, de l’éducation, de l’emploi ou du logement), d’incapacité et d’incompétence. Ce qui revient d’ailleurs au même. Dans les deux cas, on devine la difficulté, voire l’incapacité, des modernes de comprendre la différence de l’Autre ou d’admettre qu’il puisse y avoir des peuples qui ne soient pas séduits par la Modernité, sa sécularité, son désenchantement, l’idéologie du progrès et l’idéologie individualiste. Serait-ce en réponse à ces derniers que les Aborigènes de Balgo choisissent, par le biais entre autres des sorry business et avec les moyens qui leur sont accessibles, de maintenir actifs les réseaux sociaux et familiaux, les principes ontologiques de relationalité et d’ancestralité, et le pouvoir du Tjukurrpa ?

Leur résistance s’exprime ainsi à deux niveaux inter-reliés. En « travaillant » à maintenir actifs les domaines aborigènes (Peterson, 2013) et des projets culturels qui leur appartiennent en propre et au sein desquels ils sont en mesure d’exprimer une forme d’autonomie et de souveraineté – alors que l’histoire de leurs relations avec l’État australien en est une de dépossession et de marginalisation – ils expriment une forme de résistance. À un autre niveau, leur résistance s’exprime par une forme de refus d’intégrer, ontologiquement et culturellement, la société euro-australienne et ses valeurs dominantes.

Ce qui se joue dans les sorry business se situe bien au-delà de la difficulté d’un État-nation à composer avec « sa population autochtone », et de la soi-disant incapacité de celle-ci à rencontrer ce que l’on attend d’elle, soit ni plus ni moins de devenir comme les Kartiya. Il s’agit plutôt, à mon avis, de la rencontre de deux conceptions de ce qu’est être humain, deux mondes de la vie, deux projets de société (et projets de vie) et lesquels ne sont pas compatibles. Les Aborigènes de Balgo ne sont pas seulement en deuil d’un frère, d’une nièce ou d’un fils, ils sont en deuil d’un monde.