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La sociologie politique du système local d’action publique tel qu’il prévaut à Toulouse atteste la place centrale occupée par le rugby, et « sa grande famille », au coeur des interactions associant « l’influence de l’histoire du territoire, […] les rôles des différents types d’acteurs et leurs fonctionnements en réseau » (Loncle, 2011 : 131). Dépassant les considérations sportives et culturelles, voire patrimoniales, pour gagner l’ensemble des régulations sociales, économiques et politiques, le rugby vante l’antériorité de l’ancrage en son terroir et se donne à voir comme facteur structurel du système toulousain d’action publique dont il contribue à assurer la stabilité et à garantir l’entre-soi. Moteur essentiel du processus « d’autoréférencement des acteurs locaux à leurs traditions […], il légitime certaines valeurs d’intervention et alimente en retour les permanences » (Loncle, 2011 : 131). Du même coup, il participe à la fermeture tendancielle du système local d’action publique sur lui-même, confinant ainsi à une forme d’immobilisme.

En effet, l’anthropologie et la socio-histoire du rugby s’appliquent à porter au jour le jeu complexe des structures réticulées plaçant le rugby au coeur de relations croisées unissant les élites locales des cercles économiques, politiques et médiatiques et prenant des formes singulières selon les différents territoires d’implantation de la pratique (Augustin et Garrigou, 1985). « Fait de société fondamental » (Pech et Thomas, 1989 : 133), le rugby du « midi toulousain » décline ainsi en son « pays » les propriétés propres à une « confrérie un peu mystérieuse » (Darbon, 1995 : 96). « Ciment assurant une intégration interclassiste » (Pociello, 1983 : 99) dans un environnement localement circonscrit, il génère une sociabilité communautaire qui assure sa cohésion, se porte « au soutien » de l’ensemble des membres de son réseau et fait entendre « qu’ici, on est chez nous ». Enjeu de luttes notabiliaires de pouvoir et d’appropriation, le rugby est historiquement pourvoyeur de ressources, d’aides et de services matériels et symboliques. Incarnant tout à la fois « un signe distinctif de l’appartenance territoriale, une effervescence utile, une sociabilité ravageuse, une passion et un enjeu » (Riou, 1987 : 143), il est l’expression ostentatoire d’un fief régi par la logique du don et du contre-don qui assure les solidarités, fonde les dépendances respectives et structure un milieu perçu et vécu comme une entité singulière et autonome, voire « une société secrète agissant dans l’ombre » (Darbon, 1995 : 95).

En confrontant la sociologie politique de l’action publique locale à la sociologie des différentes formes et modalités d’éducation, de socialisation, d’encadrement et, finalement, de gouvernement de la jeunesse populaire opérant par le sport, les activités physiques et leurs à-côtés (Basson et Smith, 1998 ; Basson et Nuytens, 2001 ; Solini, Neyrand et Basson, 2011 ; Solini et Basson, 2012 ; Basson, Solini et Neyrand, 2013 ; Lestrelin, Basson et Helleu, 2013 ; Solini et Basson, 2017), il s’agit ici de montrer comment l’association socio-sportive Rebonds ! parvient à se jouer de l’emprise traditionnelle du rugby pour promouvoir une socialisation civique ancrée dans les nombreuses scènes de la vie quotidienne de la population juvénile et cultivant un « lien ordinaire au politique » (Breviglieri et Gaudet, 2014 ; Basson et Lestrelin, 2014 ; Hamidi, 2010) ; condition nécessaire à la fabrique des « bons petits gars » à laquelle elle se consacre. Nous avançons ainsi que l’efficacité escomptée des dispositifs d’action publique socio-éducative créés par l’association suppose un affranchissement tendanciel des règles tacites et fortement prégnantes de la « micro-société » du rugby. Par ailleurs, ses effets n’ont de sens que ramenés, d’une part, aux conceptions socialisatrices qui portent les modes d’intervention des éducateurs et, d’autre part, à la variété des articulations, agencements et ajustements des dispositions du « jeune public » aux différents contextes sollicités.

1. Un « cadrage-débordement » d’école

Adossée au « réseau rugby » sans en être partie prenante, l’association Rebonds ! prend soin de ne pas y être affidée, quitte à payer le coût d’une indépendance revendiquée tranchant avec le jeu des « parentés », de la « clôture sur soi », de « l’échange généralisé », des parrainages et des cooptations propres à un système « paternaliste, autoritaire » et clientéliste (Saouter, 2000). Tout en développant des actions éducatives sollicitant le rugby, elle se distingue des clubs et de la logique fédérale et s’affiche comme prestataire des collectivités locales (Faure et Garcia, 2005). Familière du « monde du rugby », sans pour autant s’y complaire, l’association s’applique à jouer la différence. Orientant ses interventions en direction des écoles, collèges et lycées situés au coeur des territoires prioritaires de la politique de la Ville et développant des actions conjointes avec les Ateliers santé ville des quartiers populaires de Toulouse (Basson, Haschar-Noé et Honta, 2013 ; Honta et Basson, 2017a et 2017b), Rebonds ! met l’accent sur « l’ampleur des difficultés sociales et sanitaires » de la population juvénile à laquelle elle s’adresse afin de « justifier les mobilisations et les actions publiques » nécessaires (Loncle, 2011 : 136).

Tournant ainsi le dos aux classes moyennes et moyennes supérieures (à fort capital scolaire et culturel habitant le centre-ville) historiquement pourvoyeuses de rugbymen toulousains, elle ouvre la pratique à des jeunes d’origine populaire résidant aux marges de la ville, et singulièrement aux filles. Par ailleurs, elle renvoie au second plan la question des dispositions corporelles et physiques initialement présentées par les enfants et les adolescents qu’elle contribue à éduquer et elle renforce ainsi la valence de la citoyenneté et de l’inclusion sociale constitutive du système local d’action publique qu’elle s’efforce de faire évoluer. En effet, si la pratique du rugby ne fait pas figure de prétexte, la finalité associative vise essentiellement la prise en charge sociale des enfants en difficultés. Pour y parvenir, l’association tire profit des singularités caractérisant les politiques locales de jeunesse consacrées aux actions socio-éducatives. Elle révèle en premier lieu que la jeunesse, considérée en tant que catégorie propre d’action publique (Loncle et Muniglia, 2011), recouvre une somme d’individus qui, par un processus d’étiquetage, se voient affublés d’une accumulation de stigmates : échecs scolaires, paupérisation sociale, précarité économique, relégation urbaine, pratiques déviantes, voire expériences de l’assignation racialisée et de genre. En second lieu, elle renforce cette différenciation en se centrant exclusivement sur cette autre catégorie de l’action publique que sont les « quartiers populaires », également qualifiés de « sensibles » (Thin, 1998 ; Tissot, 2007 ; Merklen, 2009).

Au-delà des logiques notabiliaires largement portées et entretenues par le rugby érigé en « mode de vie » (Darbon, 1995) et en « manière d’être au monde » (Darbon, 1999), Rebonds ! peut alors

souligner à quel point des décalages croissants apparaissent entre, d’une part, les difficultés d’intégration sociale et politique des jeunes […] et, d’autre part, des politiques de jeunesse à la fois stigmatisantes, de faible envergure et très inégales dans leur mise en oeuvre territoriale. [Ce qui lui permet, du même coup, de revendiquer que son] objectif premier est d’éduquer et donc de promouvoir l’existence d’individus autonomes, aptes à s’intégrer dans la société

Loncle, 2013

C’est par le développement et la valorisation d’une « citoyenneté du quotidien » que les acteurs associatifs entendent y parvenir. Leurs modes d’intervention et les objectifs qu’ils poursuivent peuvent alors être restitués et analysés en empruntant à la thèse de la « citoyenneté profonde », de la « politique personnalisée », encore qualifiée de « politique au quotidien », avancée par Eliasoph (2001 ; 2010).

Partageant « l’idéal de la sphère publique que l’on retrouve chez les fonctionnaires du secteur éducatif, [si les éducateurs socio-sportifs] se hasardent fréquemment aux questions politiques » (Eliasoph, 2001 : 110 et 120), ils le font sur un mode original consistant à diffuser et à diluer le politique (qui, selon les catégories de la sociologue californienne, n’est rien d’autre que l’esprit public) dans la vie personnelle de tous les jours des jeunes dont ils ont la charge. Leur ambition est de les ériger en citoyens libres et responsables, par ailleurs, soucieux du bien commun et capables de « réfléchir à la lumière de l’esprit civique à des expériences et décisions en apparence purement privée » (Eliasoph, 2001 : 112). Pour mener à bien leur projet, ils adossent résolument leur association à cette « institution de la vie civique capable d’ouvrir la voie à une imagination orientée vers l’intérêt général » (Eliasoph, 2001 : 113) que demeure l’école. « Lieu d’éclosion de la citoyenneté se déplaçant vers des territoires plus quotidiens situés à l’intérieur de l’institution scolaire », Rebonds ! se voit ainsi conférer la capacité à « développer le sens de l’engagement et la curiosité morale et politique » (Eliasoph, 2001 : 113). Par ailleurs, « la politique au quotidien visant [à] cultiver à la fois l’imagination politique et l’appréciation du local, de l’unique et du spécifique » (Eliasoph, 2001 : 121), le rugby est alors mis à profit pour sa propension singulière à associer la sublimation de l’ancrage social et culturel en un territoire particulariste et la revendication régulièrement proclamée de sa contribution effective à la diffusion de valeurs universellement édifiantes. Ce faisant, l’association réalise un « cadrage-débordement » d’école. Usant de la métaphore rugbystique, il s’agit de soutenir que, par l’action de ses éducateurs, Rebonds ! parvient à « fixer » le patrimoine réel et symbolique d’une discipline sportive historiquement et socialement construite en un art de vivre tout en contribuant à la renouveler en la « débordant » par l’un de ses côtés. Si l’entreprise de contournement, d’évitement et d’esquive est alors qualifiée « d’école », c’est, certes, que son exécution formelle atteste la maîtrise académique du geste, mais c’est surtout que le mouvement opère en référence à l’institution scolaire.

La méthodologie

Réalisée entre 2012 et 2014, la monographique toulousaine (Basson, 2014a) emprunte à « l’ethnographie critique de l’action publique » revendiquée par Dubois, « les politiques éducatives […] existant moins sous la forme de lois ou de budgets qu’au travers des lieux, des acteurs et des situations qui les concrétisent » (Dubois, 2012 : 84-85). Ainsi s’appuie-t-elle sur des observations (dans certains cas, participantes) concernant l’ensemble des temps, espaces et activités (formels et informels) de la vie de l’association qu’une fréquentation continue et prolongée a permis d’investir. Outre les libres conversations rythmant la vie associative, 39 entretiens semi-directifs ont été réalisés avec les cadres associatifs et les éducateurs socio-sportifs ; les enseignants et directeurs d’écoles accueillant les « cycles d’initiation au rugby » ; les responsables, éducateurs sportifs et entraîneurs de clubs auxquels sont licenciés les joueurs « suivis » par l’association ; les parents et les jeunes participant aux activités associatives et, singulièrement, ceux qui sont « entrés dans le dispositif de suivi » (ils sont 117 dans ce cas en 2017, dont 38 filles). De plus, ont été recueillis (et entièrement retranscrits) les récits de vie du président, du directeur et de la coordinatrice sociale de l’association, de deux professeures des écoles, d’un conseiller pédagogique en éducation physique et sportive et de trois joueurs de rugby membres de l’association depuis l’origine et évoluant à un bon, voire un excellent, niveau, à quinze et à treize, en France et en Angleterre. Enfin, à ces sources s’est ajoutée l’étude des divers documents, « outils » et « instruments » produits par l’association : archives, comptes rendus de réunions, rapports d’activités, conventions, chartes, fiches de suivi et d’évaluation, revues de presse, recueils iconographiques, documentaires, site et lettres électroniques. Le contenu des différents relevés empiriques a été analysé au moyen d’une opération de codage réalisée sur la base d’une grille de catégories dégageant, d’une part, les modalités éducatives et socialisatrices mises en place par l’association et, d’autre part, les formes d’adossement des dispositions des jeunes « suivis » par cette dernière aux divers milieux et instances de socialisation qu’ils fréquentent.

Le terrain empirique (de rugby)

Treize ans après sa création à Toulouse en 2004, l’association socio-sportive Rebonds ! est dotée d’un budget de 430 000 euros et comprend treize salariés. Disposant de nombreux partenariats publics et privés de portée locale, nationale et européenne, elle travaille à sa duplication à différentes échelles. L’association s’adresse à des garçons et filles âgés de 6 à 17 ans présentant des problèmes d’accessibilité à la pratique sportive dus à des situations scolaires et familiales difficiles, des troubles du comportement, un suivi judiciaire ou une déficience mentale. Ainsi, en 2017, 4 600 jeunes sont initiés au rugby lors de « cycles éducatifs[1] » de six semaines organisés au sein des établissements éducatifs spécialisés et dans les établissements scolaires des quartiers populaires composant la géographie prioritaire de la politique de la Ville. L’association est également à l’origine de nombreuses « compétitions éducatives de loisirs », locales et nationales, valorisant le fair-play et la coopération entre joueurs parmi lesquelles figurent le « Tournoi des écoles », le « Tournoi au féminin », réservé aux jeunes filles des classes élémentaires, le « Tournoi des collèges », la « Rencontre régionale inter-ITEP (instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques) » et le « Challenge national inter-ITEP ». Par ailleurs, depuis 2009, une formation à l’éducation et à l’animation par le sport permet l’obtention du brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (BAFA), une sensibilisation à la mixité sociale et de genre « vise à favoriser l’éducation et l’insertion des jeunes filles de quartiers sensibles toulousains par l’intégration dans un club de rugby » (350 jeunes filles prennent part en 2017 à « l’Essai au féminin ») et une initiation à l’arbitrage « permet de travailler sur le rapport à la règle, la connaissance et la complexité du règlement et la représentation des arbitres dans le sport collectif ». Enfin, depuis 2013, un programme d’actions utilise le rugby « comme outil de bien-être, de santé et de mixité à destination des handicapés mentaux ».

2. L’éducation comme « socialisation méthodique »

La mythologie du rugby abuse des figures héroïques incarnées par de vaillants gaillards au grand coeur, ces gentlemen pratiquant un sport de « voyous » (Lacouture, 1993), désintéressés et solidaires, virils et braillards, résolus à se sacrifier pour leurs frères de combat dans une communion chevaleresque et fusionnelle. Dépasser le discours emphatique qui nimbe le « monde du rugby » et flatte ses valeurs intrinsèques et immuables suppose de donner à voir, de l’intérieur, comment cette pratique hautement intégrative pour qui est invité à y prendre part est susceptible d’ouvrir ses réseaux de sociabilité et de se refonder au double contact des sphères associative et scolaire. Car, au-delà de sa dimension mythologique, une telle rhétorique présente le mérite de mettre l’accent sur le « principe unificateur culturel » situé aux fondements de ce sport (Pociello, 1983 : 99). La sociologie du rugby atteste, en effet, que son environnement direct génère des codes singuliers et développe de forts particularismes propres à un milieu fermé auquel on accède par filiation et qui procède par rites d’intégration. « Styles » (de jeu, mais aussi et surtout, de vie), les auteurs s’accordent pour mettre l’accent sur le principe de distinction qui conditionne la prétention à « être rugby » (Saouter, 2000). Présenté comme un « monde social » (Pociello, 1983 : 101), un « système de relations totales » et une « cosmologie » (Saouter, 2000 : 73 et 192), le rugby use des ressorts de l’inclusion. La difficulté réside alors dans la capacité à y accéder, s’y frayer une place et s’y installer durablement. Jules Sire, 30 ans, formé au rugby au Stade toulousain et directeur de l’association Rebonds !, n’ignore rien de cette propension intégrative :

On veut que nos jeunes rejoignent l’entre-soi du rugby, y trouvent du plaisir, une forme d’accomplissement et une promotion personnelle, professionnelle plus tard, et sociale toute entière. Notre travail consiste à les aider à passer le seuil. C’est à nous, qui connaissons le rugby de l’intérieur pour avoir beaucoup donné dans ce milieu, de forcer la porte et de parrainer des jeunes pour lesquels le rugby n’a pas été donné.

Ancien rugbyman professionnel et président-fondateur de l’association, Sanoussi Diarra, 40 ans, confirme les ressources du milieu rugbystique et spécifie le coût d’entrée en son sein :

On propose à nos jeunes des clubs qui leur offrent l’occasion de côtoyer un autre milieu que leur cadre social et familial d’origine. On insiste sur la décentration du gamin de son quartier. On choisit délibérément des clubs qui recrutent dans des catégories socioprofessionnelles aisées, complètement à l’opposé de nos jeunes, parce qu’on sent qu’il y a des enjeux importants pour eux à découvrir un autre monde. C’est la fréquentation quotidienne de gens différents qui permet leur intégration sociale. On veut leur faire comprendre qu’il y a d’autres manières de parler et de se comporter, qu’il y a d’autres espaces, d’autres ambitions, d’autres publics que ceux qu’ils côtoient au quotidien. On veut leur faire palper cette autre réalité dans la perspective de leur insertion sociale et professionnelle à construire. Mais, on n’est pas naïfs ! On sait que si le rugby peut, éventuellement, les intégrer socialement et durablement c’est au prix du gros travail de suivi éducatif qu’on coordonne. En aucun cas, on délègue au club la charge d’intégrer les gamins, comme par magie, dans la grande famille du rugby ! On sait que c’est plus compliqué que ça.

C’est ainsi que les acteurs du processus éducatif élaboré par l’association se sont dotés d’un « outil » propre : le « dispositif du suivi » qui leur permet de coordonner l’ensemble des acteurs qui, à un titre ou un autre, constituent l’environnement de chaque jeune et contribuent, pour leur part respective, à son éducation (Basson, 2016). « Ce suivi, c’est la base de Rebonds ! C’est le fondement de l’ensemble de nos activités. Tous les autres projets découlent de ce principe », poursuit Sanoussi Diarra, initiateur du dispositif qu’il a conçu en référence à son itinéraire « d’enfant métis des banlieues strasbourgeoises ». Les « cycles d’initiation et de découverte du rugby » proposés par l’association dans les établissements scolaires des quartiers « prioritaires » n’ont, en effet, de sens que s’ils permettent aux éducateurs de tisser des relations privilégiées avec les jeunes et voient certains d’entre eux, « particulièrement accrochés par le rugby, vouloir continuer en club. L’objectif de l’éducateur socio-sportif, en lien avec le référent éducatif de l’établissement d’accueil, est alors de repérer les élèves qui ont le plus besoin d’un accompagnement pour intégrer un club, c’est-à-dire les élèves à la fois les plus motivés par la pratique et les plus en difficultés, que ce soit au niveau comportemental, scolaire, familial ou sanitaire » (Sire, Bouche et Diarra, 2010 : 40). « Si un jeune accroche au rugby, on coordonne l’ensemble des acteurs qui gravitent autour de lui : on rencontre la famille, chez elle, on crée un lien, on connaît l’enseignant [par le cycle d’initiation], on connaît le club [l’association a signé une convention avec 30 clubs partenaires de l’agglomération toulousaine] et, avec eux, on lève les entraves sociales, financières, administratives et logistiques qui freinent l’accessibilité à la pratique sportive pour les gamins de quartier », explique Sanoussi Diarra.

Lors de la première prise de contact avec son futur club, le jeune en question, si possible en compagnie d’un membre de sa famille, sa mère le plus souvent, est accompagné par un éducateur socio-sportif de l’association et est présenté à son entraîneur et aux dirigeants. Dans les premiers temps, il est pris en charge par Rebonds ! qui le transporte de son domicile au club et le ramène à la maison, rassurant du même coup les parents.

En fait, c’est par cette question de la mobilité que s’est formalisé le principe du suivi, reconnaît Sanoussi Diarra. On s’est très vite aperçu que quand tu prends le gamin dans ton minibus pour l’emmener au club, au-delà de créer du lien dans son lieu de résidence, avec sa famille, les voisins, la fratrie, le quartier, semaine après semaine, tu apprends réellement à le connaître et, progressivement, tu élabores un diagnostic pour expliquer ses problèmes. Sur cette base, tu disposes de suffisamment d’éléments pour lui proposer un accompagnement individualisé et faciliter son insertion et, plus généralement, son éducation. C’est bien ça notre objectif premier. On veille d’ailleurs systématiquement dans notre communication à faire précéder le terme d’insertion de celui d’éducation. On veut, par là, sortir du débat stérile distinguant traditionnellement l’insertion de l’intégration et aujourd’hui de l’inclusion, en attendant le prochain terme à la mode. Nous, on préfère dire éducation. Ça correspond mieux à l’outil englobant qu’on a créé. Et puis, l’éducation populaire a ses lettres de noblesse !

Après une période d’adaptation, si le jeune décide de prendre une licence en club, il est « intégré au dispositif du suivi ».

« Si le rugby autorise un travail éducatif sur le groupe, il le doit en partie aux spécificités inhérentes à sa pratique, mais également aux modalités construites pour son apprentissage » (Diarra et Sire, 2015 : 90). C’est pourquoi l’association, d’une part, fait en sorte que les jeunes quittent leur environnement quotidien pour rejoindre un club choisi à l’extérieur de leur quartier d’habitation afin qu’ils en viennent, avec le temps, à cultiver un rapport distancié à leur territoire de vie et à leur groupe de pairs et, d’autre part, se focalise sur l’école en endossant ses codes, normes, valeurs et pratiques. Travaillant ainsi à la mise en « forme scolaire » (Vincent, 1994) du rugby, l’entreprise de Rebonds ! s’inscrit en droite ligne de l’histoire d’un jeu qui, avant d’être une discipline sportive, est une discipline scolaire et une pratique de cour de récréation. Tout se passe comme si l’association opérait un retour aux sources scolaires, le jeu de rugby ayant initialement fait l’objet d’une codification tirée des « lois » qui régissent l’organisation pédagogique des collèges anglais du XIXe siècle au sein desquels prévalent l’esprit de discipline et le respect de l’autorité, les principes de régularité et de modération, le code du fair-play et les règles de justice issues du code moral de l’école (Defrance, 2001 ; Darbon, 2008), soit les principales « conditions institutionnelles de la fabrique d’individus socialisés » (Sallée, 2014 : 97).

La construction des bases de la discipline (sportive, scolaire et encore morale) suppose, en effet, de former les jeunes rugbymen, de les instruire, de les porter à la vertu par l’exemple et le discours, autrement dit, de les éduquer selon la conception entendue par Durkheim. « Chaque société se fait un certain idéal de l’homme, de ce qu’il doit être tant au point de vue intellectuel que physique et moral […]. C’est cet idéal, à la fois un et divers, qui est le pôle de l’éducation » (Durkheim, 2013 : 50). Lente et progressive, cette éducation « transmet des règles morales afin d’aider les individus à s’intégrer au système social, mais aussi à assurer l’intégration de ce dernier » (Paugam, 2012 : 5). Si les effets des primes socialisations sur les « dispositions à croire, sentir, penser, goûter, apprécier, juger, se tenir et agir » (Lahire, 2012 :20) des jeunes « suivis » par Rebonds ! sont à ce point structurants, c’est que les acteurs associatifs se rangent à la conception durkheimienne de l’éducation faisant de celle-ci « le noyau le plus visible, mais également le coeur du processus de socialisation » (Darmon, 2006 :12).

On intervient dans les écoles, on accompagne les jeunes en club, on rencontre les familles. Concrètement, on fait un vrai travail social, confirme Jules Sire. On cherche à apporter de la stabilité, à donner quelque chose de carré, à incarner une forme de confiance auprès de nos partenaires. On fait le lien avec l’ensemble des éléments qui constituent l’environnement du jeune pour lui permettre de reprendre prise, poursuivre sa scolarité, s’insérer professionnellement, renouer avec sa famille, rencontrer les bonnes personnes et évoluer au sein du milieu du rugby pour trouver un cadre.

Concrètement, l’association « instaure ainsi un échange régulier entre son éducateur socio-sportif et l’entraîneur du jeune au sujet de son comportement et de sa progression, l’objectif étant que le club soit un véritable lieu de socialisation pour le jeune, qu’il s’y sente à l’aise et qu’il puisse à terme bénéficier de ce réseau » (Sire, Bouche et Diarra, 2010 : 42). Selon son président, au-delà du club de rugby, cet accompagnement individualisé voit l’association être

en relation avec l’enseignant pour le suivi scolaire, avec les parents pour les questions de logement et de parentalité, avec l’ensemble des dispositifs sociaux de droit commun pour l’insertion sociale au sens large, et avec [leur] réseau de partenaires pour l’insertion professionnelle. On place le gamin au centre et on mobilise tout le monde !

Se réclamant ainsi d’une « action sociale obligeant les gens à personnaliser la politique de manière pressante » (Eliasoph, 2001 : 120), il conclut en reconnaissant que « c’est un travail de fou, mais c’est la condition de l’efficacité de notre projet éducatif ».

« On fait tous de l’éducatif, confirme Ségolène Labbé, 39 ans, Coordinatrice sociale de l’association, que ce soit en club, à l’école ou dans l’associatif et encore plus si les trois sont en liens constants. Rebonds ! fait l’interface entre ces différentes institutions ». En effet, gardant un contact régulier (à raison d’une fois toutes les deux semaines) avec les « jeunes du suivi », l’association leur propose des activités tout au long de l’année scolaire et de la saison sportive en liaison avec l’ensemble des instances et milieux qui constituent l’environnement direct du jeune joueur de rugby et qui sont susceptibles de favoriser son insertion sociale. Outre le programme général de l’association, les jeunes bénéficiant du « suivi » se voient proposer des stages à l’occasion de chaque période de vacances scolaires et des séjours estivaux leur « permettant de découvrir un environnement différent de leur lieu de vie habituel, de les sensibiliser à la vie en collectivité, au respect de l’environnement, à la découverte des sports de nature et de participer à des visites culturelles et sportives ». « C’est un peu nos classes vertes et nos voyages de fin d’année à nous », note encore Ségolène Labbé. Enfin, étape ultime du « suivi », une insertion professionnelle est proposée aux joueurs les plus âgés et engagés depuis plusieurs années dans le dispositif. S’appuyant sur son « club de partenaires privés » (qui regroupe de nombreux chefs d’entreprises appartenant au « monde du rugby » et des sympathisants), l’association organise des visites d’entreprise et des stages professionnels qui peuvent déboucher sur une embauche définitive. « Je suis tentée de dire qu’on est aussi des conseillers d’orientation », conclut la coordinatrice sociale.

L’association est bien consciente que « toutes les scènes de la vie sont potentiellement des terrains propices à l’éclosion de la citoyenneté : ce qui permet à ce potentiel de se réaliser, c’est la qualité […] des relations en leur sein » (Eliasoph, 2001 : 113). Ainsi, sous la responsabilité directe de la coordinatrice sociale de l’association, les divers éducateurs, enseignants, entraîneurs et professionnels spécialisés côtoient la famille et livrent leurs évaluations régulières et contradictoires de l’évolution, tant scolaire que sportive, sanitaire ou comportementale, de l’ensemble des rugbymen en herbe ainsi encadrés par un réseau de relations privilégiées. S’instituant comme l’interface obligé entre les différents acteurs constituant l’environnement de chacun des jeunes dont elle a la charge, l’association fait sien le postulat de Durkheim selon lequel « l’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. [L’auteur de L’éducation morale ajoute qu’elle] a pour objet de susciter, de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société publique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné » (Durkheim, 2013 : 51).

S’appliquant à reconstituer l’environnement de chaque jeune « suivi », il s’agit, pour les acteurs de Rebonds !, d’en rapprocher les différents pans afin d’oeuvrer à « la socialisation méthodique de la jeune génération » (Durkheim, 2013 : 51).

On constitue un petit réseau informel d’adultes bienveillants, explique Sanoussi Diarra, et on coordonne l’ensemble parce qu’on sait que les différents domaines de la prise en charge des gamins difficiles sont morcelés entre de nombreuses institutions qui ont chacune leurs compétences propres et leur périmètre d’intervention et qui, parfois, s’ignorent ou se concurrencent. L’idée, poursuit la Coordinatrice sociale de l’association, c’est de produire une vision globale de la situation de nos jeunes. Alors, il faut faire du maillage, du tuilage avec les différents organismes et prendre de la hauteur pour éviter d’être toujours dans l’urgence. On met tout le monde en contact, chacun donne son avis et rien ne nous échappe. Le gamin le sent qu’il y a du monde derrière qui assure, qui pousse et qui contrôle. Ça finit par lui donner de la force, de la confiance en lui !

Le programme d’actions de l’association, principalement incarné dans le « dispositif du suivi », semble ainsi reposer essentiellement sur la conviction que « le processus de construction de l’enfant tient tout entier dans les pratiques éducatives conscientes et efficaces des adultes qui ont ce résultat pour but explicite. Il y a donc coïncidence et équivalence entre les processus d’éducation et de socialisation de l’enfant » (Darmon, 2006 : 12-13).

Animé de cette même conviction, Jules Sire précise toutefois que « l’efficacité » du schéma éducatif mis en place par son association

dépend de la durée de présence dans le dispositif. Si le gamin reste suffisamment longtemps dans nos tuyaux, on peut améliorer énormément les choses. On a des jeunes qui sont avec nous depuis le début, soit près de dix ans pour certains. On voit des gamins qui changent beaucoup, qui s’approprient ce qu’on leur dit et ce qu’ils côtoient dans l’environnement créé par notre réseau. Je pense que pour ces gamins-là, la vie sans Rebonds ! ne serait pas la même.

Si la socialisation est bien la « façon dont la société forme et transforme les individus » (Darmon, 2006 : 6), les caractéristiques de l’habitus n’étant pas immuables, l’association reste tributaire du libre engagement sur le long terme des jeunes à ses côtés. « Une disposition étant le produit incorporé d’une socialisation (explicite ou implicite) passée, elle ne se constitue que dans la durée, c’est-à-dire dans la répétition d’expériences relativement similaires » (Lahire, 2002 : 20). L’association est, par ailleurs, soumise au « nuancier complexe de dispositions » (Lahire, 2002 : 406) présenté par les jeunes avec lequel elle doit également composer.

3. « Des dispositions sous conditions » : l’articulation des dispositions et des contextes

« La question générale du respect des règles du jeu constituant une sorte de modèle qui déborde largement du seul domaine du sport pour diffuser dans la société toute entière » (Darbon, 2008 : 46), les pratiques sportives comptent aujourd’hui parmi les outils privilégiés du gouvernement de la jeunesse populaire. Traditionnellement présentées comme un puissant facteur de socialisation, de cohésion et d’inclusion sociale, on leur prête volontiers des valeurs intrinsèquement vertueuses susceptibles de parer à toutes les difficultés et de gagner mécaniquement tous les pans et secteurs de la vie sociale ordinaire, au premier rang desquels figurent les groupes de pairs, les familles et les écoles des quartiers de relégation sociale. Couramment promus par l’action publique pour sa capacité à contrecarrer le processus de précarisation subi, prioritairement, par les jeunes garçons habitant les marges de la ville, les effets intégrateurs du sport ne vont pourtant pas de soi. S’il est aujourd’hui admis qu’il convient « de relativiser et de contextualiser » (Gasparini, 2008 : 7) ces derniers et de reconnaître, par ailleurs, que « le sport porte les valeurs qu’on lui attribue » (Gasparini et Knobe, 2005 : 447) et qu’il entretient des rapports ambigus avec l’ordre public (Basson, 2001, 2004 et 2014b), il s’agit de relever que la socialisation sportive, et singulièrement sa version rugbystique, opère sous conditions. « Si les pratiques sportives s’apparentent à des matrices socialisatrices particulièrement efficaces, leurs effets varient selon l’histoire des contextes sportifs, la position des pratiques dans l’espace local, les spécificités organisationnelles et les modes de socialisation à l’oeuvre dans les contextes étudiés » (Mennesson, 2007 ; Guérandel, 2008).

La contribution de la sociologie de la socialisation à la compréhension du gouvernement de la jeunesse populaire repose sur le constat éprouvé que « chaque individu est en quelque sorte le dépositaire de dispositions à penser, à sentir et à agir qui sont les produits de ses expériences socialisatrices multiples, plus ou moins durables et intenses, dans divers collectifs (des plus petits aux plus grands) et dans des formes de rapports sociaux différents » (Lahire, 2002 :3). L’association Rebonds ! prête ainsi à la pratique rugbystique proposée, initialement, dans l’enceinte scolaire et relayée, ensuite, par les clubs fédéraux avec lesquels elle travaille en partenariat cette propension particulière à générer des expérimentations inédites propres à révéler, activer, voire promouvoir certaines qualités comptant au patrimoine dispositionnel des jeunes dont elle assure le « suivi » et qui, sans sa sollicitation volontariste, seraient maintenues en sommeil. Opérant conjointement avec les principales institutions éducatives que sont la famille, l’école et les clubs sportifs, en s’immisçant en leur sein pour y faire valoir et, à terme, prévaloir de nouvelles expériences de socialisation, jusque-là étrangères à l’environnement socioculturel de la jeunesse populaire qu’elle entend édifier, l’association travaille à favoriser l’émergence d’une pluralité de normes éducatives potentiellement congruentes, concurrentes ou contradictoires.

La mixité, voire la confrontation, de dispositions, au minimum, hétérogènes est au principe des activités de l’association toulousaine qui, par l’intervention de ses éducateurs socio-sportifs dans les écoles des quartiers estampillés « prioritaires » par la politique de la ville, entend faire en sorte que la « modification de la constellation des personnes […] entraîne une transformation du comportement de l’enfant » (Lahire, 2012 : 97). « À une époque où une large part du travail de la famille privée s’effectue dans la sphère publique » (Eliasoph, 2001 : 116), l’option principale de Rebonds ! consiste à frotter les jeunes à d’autres mondes sociaux que celui qui compose leur quotidien partagé entre l’école, les mères de famille (la structure monoparentale est dominante) et les pairs du « quartier ». La complexité de ce processus socialisateur ainsi conçu rend compte des modalités de prescription, d’administration, voire d’injonction et d’imposition des nouvelles normes éducatives véhiculées par la pratique du rugby, en insistant sur la façon dont ces dernières sont inculquées aux enfants par les autrui significatifs (Berger et Luckmann, 1992) que sont les enseignants et, plus encore, les éducateurs socio-sportifs. C’est ainsi que, « dans leur relation avec les jeunes, les éducateurs se retrouvent en position de représentants d’un monde dont ils doivent assumer la responsabilité bien qu’ils ne l’aient pas édifié eux-mêmes, et bien que, secrètement ou ouvertement, ils puissent le souhaiter différent de ce qu’il est » (Eliasoph, 2001 : 120). De même, les modes de perception, de réception, d’acceptation ou de refus par lesquels les jeunes, soumis à diverses influences socialisatrices, composent avec ces nouvelles propositions normatives leur permettent de se les approprier, de les modifier, de les négocier, de les détourner, ou de les ignorer, de les éviter, voire de s’y opposer frontalement.

« L’individu [étant] défini par l’ensemble de ses relations, engagements et propriétés, passés et présents, en lui, se synthétisent ou se combattent, se combinent ou se contredisent, s’articulent harmonieusement ou coexistent plus ou moins pacifiquement des éléments et des dimensions de sa culture » (Lahire, 2002 : 3-4). Les jeunes des banlieues populaires toulousaines concernés par le programme de l’association sont ainsi soumis à d’inévitables tensions et conflits nés de la confrontation des nouvelles dispositions sollicitées par l’association avec celles ayant cours dans leur environnement direct. Convergences, ajustements, régulations, rejets sont quelques-uns des arbitrages auxquels ils procèdent, étant entendu qu’il faut « admettre que les acteurs […] ne sont jamais passifs, participent activement à leur propre construction, négocient, bricolent, discutent, contestent… » (Lahire, 2012 : 18). Aussi nobles et morales soient-elles, les dispositions inculquées par l’association n’en sont pas moins réduites par leur soumission à une série de conditions plus ou moins contraignantes qui s’imposent à elles.

Saisir le degré d’homogénéité ou d’hétérogénéité des dispositions dont sont porteurs les acteurs individuels, en fonction de leur parcours biographique et de leurs expériences socialisatrices [suppose, en effet,] d’analyser l’articulation des dispositions et des contextes de leur mise en oeuvre/mise en veille (activation/inhibition) ou, dit autrement, d’examiner la question des dispositions sous conditions

Lahire, 2002 : 17

Le « contexte » prioritairement sollicité par Rebonds ! est l’école. Le monde scolaire est effectivement au centre du « dispositif de suivi » conçu par l’association et constitue le foyer de recrutement des jeunes dont elle se charge d’encadrer l’éducation et le développement personnel sur une longue période. Intégrant le cadre scolaire par l’organisation de « cycles d’initiation » à un rugby qualifié « d’éducatif », l’association joue l’entre-deux de l’école et du club que les jeunes sont appelés à rejoindre et tente, du même coup, de reprendre à son compte les codes moraux propres à la « société scolaire » pour mieux les confronter à la pratique du rugby proposée en club parvenant ainsi à varier « les usages du temps et des espaces [qui] sont des éléments déterminants des processus d’incorporation » (Faure et Gosselin, 2008 : 29-30). Professeure des écoles, dirigeante d’une équipe de jeunes du Stade toulousain et mère de rugbymen professionnels, Corinne Bézy, 49 ans, explique ainsi la médiation pédagogique que le rugby est susceptible d’assurer au sein de l’école :

Le rugby pratiqué dans l’école est très différent de celui des clubs. Il s’agit d’un rugby pédagogique fait de beaucoup de petits jeux, mais dans lesquels les enfants sont autorisés à se mettre par terre, à se prendre par la taille entre garçons et filles. Alors c’est compliqué parce qu’on leur donne des autorisations qu’ils n’ont pas dans un autre contexte. Il faut qu’ils comprennent qu’on est dans le cadre du rugby. Il faut que ça rentre dans cet ordre-là : on est dans l’école et on respecte les règles du rugby. Il faut deux séances pour que ça soit intégré et puis après, c’est parti !

L’association toulousaine trouve ainsi dans l’école un contexte d’intériorisation favorable présentant « le temps et les occasions de socialisation […] [ainsi que] les modalités concrètes de la transmission » (Darmon, 2006 : 50) de dispositions qui constituent autant de répertoires activables par les jeunes selon les milieux au sein desquels ils évoluent.

Je vois ça comme un prolongement de l’école, une ouverture des portes de l’école, explique Serge Touraine, 51 ans, Conseiller pédagogique en éducation physique et sportive. C’est-à-dire que l’école permet, dans un cadre un peu réglé, un peu contraint, de pratiquer le rugby. Après, il s’agit de sortir de l’école pour poursuivre le rugby à l’extérieur. Transférer les valeurs du rugby dans l’école, adapter le rugby à l’école, puis sortir du milieu scolaire pour rencontrer les familles, mettre les enfants en contact avec des éducateurs dans les clubs, c’est ça l’objectif. On sort l’enfant du cadre scolaire, on rentre dans un nouveau cadre qui peut être le milieu familial, le milieu associatif, le club. On s’appuie sur le cadre scolaire pour aller voir ailleurs, pour transférer ailleurs ce que l’enfant a appris à l’école.

L’objet principal de l’association toulousaine est ainsi de construire les conditions de « l’articulation complexe des patrimoines de dispositions individuels et des contextes de leur déclenchement ou de leur mise en veille » (Lahire, 2002 : 5).

« Ensemble de pratiques et d’institutions qui se sont organisées lentement au cours du temps, qui sont solidaires de toutes les autres institutions sociales et qui les expriment […] » (Durkheim, 2013 : 45), le système éducatif (plus encore s’il comprend un apprentissage physique et corporel) participe à « l’enveloppement institutionnel de l’existence » (Bertrand, 2012 : 114). Constitué d’une somme de ressources et de savoir-faire légitimés et légitimants, l’association se l’approprie afin d’en tirer une onction institutionnelle transcendant les singularités territoriales et les particularismes locaux du système d’action publique au sein duquel elle se déploie. « Les institutions pédagogiques [étant] souvent une forme raccourcie de véritables institutions sociales » (Durkheim, 1975 : 262), Rebonds ! s’appuie ainsi sur l’école, intègre le cadre, le temps, l’espace, le rythme et le projet scolaires et compte, par un jeu complexe d’emprunts réciproques, sur la contribution de « l’ordre scolaire des qualités » (Lahire, 2012 : 74-75) à la reconnaissance de la faculté du rugby à encadrer la jeunesse turbulente et à prodiguer une morale compatible, voire conforme, à celle de l’école. Le postulat associatif repose sur l’idée que l’apprentissage des « techniques du corps » (Mauss, 1983) propres à un sport sollicitant conjointement engagement et maîtrise (Élias et Dunning, 1994) induit l’inculcation d’un arbitraire culturel et symbolique qui, associé à la correction des postures, en vient à dessiner une hexis corporelle présentant le double avantage d’attester l’appartenance à « la grande famille du rugby » et d’être valorisée par l’ordre scolaire du gouvernement des conduites.

Les écoles « prioritaires » des quartiers toulousains visées par l’association permettent de « toucher » des jeunes socialement vulnérables et, ce faisant, de leur proposer l’opportunité de s’en extraire, au moins temporairement, par la pratique du rugby. Parlant au nom des enfants dont elle a la charge, Marine Lavigne, 33 ans, professeure des écoles et éducatrice sportive au sein d’un club de rugby partenaire de Rebonds !, résume ainsi l’équation : « Le rugby vient dans l’école et m’extrait de l’école pour m’emmener vers le rugby. C’est l’idée principale de l’association, poursuit-elle. Faire sortir des gamins de leur cité pour leur faire faire une activité épanouissante et enrichissante » et, du même coup, pour les confronter à d’autres contextes et milieux socialement et culturellement mieux dotés. Licencié au Blagnac sporting club rugby, Ajem, 17 ans, fait ainsi état d’une coupure :

Si j’avais pas connu le rugby, je serais vraiment autrement, très différent. En fait, je me suis un peu reculé du quartier, on va dire. La mentalité, ça m’a changé. Mes motivations, ça m’a changé. Ça m’a tout changé ! Avec les gars du quartier, c’est plus comme avant. Maintenant, je suis avec les potes du rugby. C’est pas que j’ai abandonné ceux du quartier. C’est que ma vie, elle a changé. C’est le rugby qu’a pris la place.

Par la pratique rugbystique, les jeunes « suivis » par l’association toulousaine échappent, un temps, ou plus durablement, au « vécu physique du cloisonnement dans le quartier » explique Sanoussi Diarra et, plus encore, à ce qu’il appelle la « logique d’opposition, d’exclusion, de rejet de tout ce qui vit au-delà du quartier ». Ce sont alors les effets de la fréquentation des groupes de pairs que le président de Rebonds ! a en ligne de mire et, plus particulièrement, leur propension à générer une « socialisation en quelque sorte horizontale, exercée, les uns sur les autres, par des individus qui évoluent au sein d’un groupe dont les membres partagent le même statut. […] Possédant une force prescriptrice indéniable qui entre en concurrence avec les influences scolaires et familiales » (Darmon, 2006 : 59-60), l’association y voit un processus potentiellement attentatoire à son propre modèle. La « maîtrise de règles d’interaction, de langage et de manière d’être en coprésence de camarades du quartier » (Faure, 2008 : 12), « la proximité spatiale, […] l’appartenance à des cercles étroits d’interconnaissances, […] le partage des mêmes affinités et/ou des mêmes propriétés sociales, […] la clôture des amitiés, […] et le respect dû en tant qu’aîné, frère d’Untel ou membre de la communauté de voisinage » (Masclet, 2001 : 61-69) sont précisément ce dont l’association entend préserver les jeunes « du suivi » en les sortant, autant que faire se peut, du confinement sclérosant du quartier et de son jeu d’influences et de contraintes réciproques.

« La forme institutionnelle de socialisation [que constitue le « suivi Rebonds ! »] nécessite en effet une prise de distance avec le groupe de pairs » (Faure et Garcia, 2007 : 38) et avec « les interdits sociaux de l’entresoi des quartiers » (Faure, 2008 : 16). Se distinguant et s’éloignant de leurs pairs « restés au quartier », pratiquant un sport que ces derniers méconnaissent, voire désavouent et brocardent en raison de la proximité corporelle qu’il implique, les jeunes rugbymen membres de l’association fréquentent des clubs géographiquement éloignés de leur milieu de vie et dont la composition sociologique contribue à entretenir la distance et, à terme, favorise la coupure avec le « quartier ». Sans verser dans la croyance d’une forme d’automaticité de la transposabilité (Bourdieu, 1979) dans son environnement quotidien des produits de la socialisation acquis par le jeune rugbyman au contact du club, « la transférabilité (d’un schème ou d’une disposition) n’étant que très relative » (Lahire, 2002 : 21), l’association parie que « l’incorporation de catégories ou d’attitudes à partir d’un domaine pratique donné [ici le rugby scolaire, puis fédéral] peut avoir des effets et être activée dans d’autres domaines pratiques […] ou d’autres situations sociales » (Darmon, 2006 : 20-21).

S’appuyant sur l’école sans être un acteur scolaire, l’association Rebonds ! dirige des jeunes vers les clubs de rugby parmi lesquels elle ne compte pas. C’est là toute l’ambivalence de sa posture qui l’autorise à s’adosser à deux institutions légitimantes, jusqu’à s’en revendiquer au besoin, tout en gardant la marge de manoeuvre relative à son extériorité. C’est alors dans ces « intervalles » que se joue la propension des jeunes « suivis » par l’association à user de leurs répertoires de dispositions incorporés ainsi que des conditions et des modes d’actualisation, de réactualisation et d’inhibition de ces dernières pour appréhender le monde social et lui donner du sens (Zarca, 1999 ; Lignier et Pagis, 2012) en fonction des différents milieux au sein desquels l’association leur permet d’évoluer. Changeant ainsi leurs comportements et leurs manières d’être et de faire au gré des espaces fréquentés, ils opèrent une distinction singulière entre le « quartier » et le club. « Si je me comporte dans le quartier comme au rugby, y a des gens que ça surprendrait, ça mettrait un barrage, confie Dayal, 18 ans. Y a toujours une petite adaptation, on va dire ». Anjem, 17 ans, revient sur cette tension en l’illustrant par une valeur hautement valorisée, tant dans le club de rugby qu’au sein du quartier :

Y a un truc qu’est important avec le rugby, c’est le respect. Le respect des règles, de l’arbitre, des adversaires, de son propre corps, tout ça, le respect de la politesse du jeu, on va dire ! Dans le quartier, y a le respect aussi qu’est important, mais c’est pas le même. Là, c’est le respect qui veut dire que tu domines et que les autres ils la ramènent pas ! Alors, pour rester au quartier, on a besoin d’être comme les autres. Si t’es au quartier comme à l’école, t’es mort ! Si je me comporte au quartier comme au rugby ou au rugby comme au quartier, c’est sûr, ça va très mal se passer. C’est obligé ! Au final, au quartier, on est comme on est ; au rugby, on est comme on est ; à l’école, on est comme on est ; mais, en tout, on est pas le même.

Par cette dernière formule, Anjem pose clairement la question de l’ambivalence dispositionnelle avec laquelle les jeunes rugbymen de Rebonds ! doivent composer. Ils se trouvent, en effet, confrontés à une « double contrainte », à une injonction contradictoire (Elias, 1993) les intimant de se conformer aux nouveaux contextes de vie proposés par l’association, en retenant que ces derniers sont potentiellement producteurs de modes renouvelés de sociabilité et annonciateurs de perspectives de promotion sociale, sans renier, ou donner le sentiment de renier, leurs origines. Si certains en viennent à déménager du fait de l’amélioration de leur niveau de pratique rugbystique, tous s’appliquent à témoigner, par le discours et par des pratiques de redistribution symbolique et de compensation, d’une forme de fidélité aux « quartiers » dont ils sont issus et qu’ils continuent, épisodiquement, de fréquenter. « Tout en cherchant à obtenir ou à maintenir la reconnaissance d’adultes […], il s’agit de ne pas trahir la loyauté vis-à-vis du groupe de pairs » (Faure et Garcia, 2007 : 38). Une telle « posture biface » (Solini et Basson, 2014) adoptée par les jeunes rugbymen issus des banlieues toulousaines suppose la maîtrise d’un « agencement de logiques d’action différenciées, engageant une connaissance par corps des situations sociales, et d’une certaine façon de sens pratiques différents issus de dispositions ouvertes pouvant faire l’objet de ré-ajustements voire de ré-apprentissages continus » (Faure et Gosselin, 2008 : 36). Ainsi sommés de continuellement accommoder leurs lignes de conduite aux différents milieux d’interaction qu’ils gagnent progressivement, ils y parviennent au prix de l’acquisition d’une forme d’intelligence dispositionnelle qui n’est toutefois pas accessible à tous.

Au bout du compte, cette éducation raisonnée de la jeune génération à laquelle entend oeuvrer l’association peut s’apparenter à une entreprise de socialisation par anticipation inspirée de Merton. Celui-ci définit, en effet, « la socialisation comme l’ensemble des processus par lesquels les individus acquièrent les valeurs et les attitudes, les intérêts, habiletés et savoirs – en un mot, la culture – qui sont ceux des groupes dont ils sont, ou souhaitent devenir, les membres. […] Il théorise ainsi l’existence d’une socialisation anticipatrice, l’individu étant socialisé en fonction d’un groupe auquel il n’appartient pas, mais souhaite appartenir » (Darmon, 2006 ; Merton, Reader et Kendall, 1957). C’est là l’ambition du programme de l’association sociosportive qui entend précipiter, au sens commun et chimique du terme, le ralliement, et à courte échéance l’appartenance effective, des jeunes dont elle assure le « suivi » à la « famille du rugby ». Malgré les dispositions notables qui les en distinguent initialement, il s’agit, par des actions volontaristes jouant sur la durée et mixant les milieux, de faire en sorte que les jeunes soient à même d’en reprendre les principaux codes et bénéficient, du même coup, des ressources propres au capital social et aux nombreux réseaux qui caractérisent l’univers rugbystique. Sans doute l’association partage-t-elle avec Merton la conviction que « le fait d’adopter les valeurs du groupe de référence est un facteur de mobilité sociale vers ce groupe, à condition [toutefois] que le système social ne soit pas trop rigide » (Darmon, 2006 : 77). C’est là tout l’enjeu de la portée anticipatrice du projet de l’association toulousaine. Particulièrement ambitieux, celui-ci est également contraint par le respect de nombreuses conditions qui soumettent l’incorporation et l’activation des dispositions attendues et valorisées par ses soins.

Conclusion

Parce que les institutions n’existent qu’au travers des personnes qui les habitent et les animent (Lagroye et Offerlé, 2011), une sociologie politique de l’action publique socio-éducative permet de rendre la part prise par la formation des « manières de sentir, de penser et d’agir » assurée par les éducateurs socio-sportifs de l’association Rebonds ! dans la fabrique des pratiques ordinaires et normalisées de la citoyenneté accessible à la jeunesse populaire, incarnée ici par les « bons petits gars » jouant au rugby. Dépassant ainsi la figure quasi-folklorique du « rugby de terroir », que ce dernier soit d’essence rurale ou urbaine, le particulier tend alors vers le général si, fort des analyses de Eliasoph, on veut bien relever que « la notion-même de citoyenneté personnalisée suppose que la dimension personnelle, particulariste, des choses n’a pas vraiment de sens sans son revers – l’autre face, tournée vers l’extérieur, qui admet que les paysages locaux et les personnalités du crû [parmi lesquelles comptent les barons du rugby] sont inséparables de conditions politiques plus larges » (2001 : 119).

Entendue comme le processus par lequel les membres d’une société acquièrent, élaborent, développent et affirment des positions et des manières de dire et de faire dans un rapport à une entité collective avec laquelle ils partagent des sentiments, des valeurs et des attitudes d’appartenance, de solidarité, d’engagement et de responsabilité, la socialisation à la citoyenneté proposée aux jeunes pratiquants de rugby est en effet susceptible d’élargir la participation aux affaires de la cité (Finley, 1985) à la manifestation d’une grande diversité de modes d’appartenance à la communauté civique entendue au sens large (Duchesne, 1997 ; Norris, 1999 ; Muxel, 2001 ; Savarese, 2015). Tels les fonctionnaires du secteur social étudiés par Eliasoph, lorsque les éducateurs associatifs retenus ici

parlent de créer une véritable communauté [par le rugby] pour aider les enfants à devenir des gens bien, ils ne partent pas de l’hypothèse que la communauté est une chose donnée dès l’origine et que la famille est le seul lieu où puisse s’opérer une socialisation réussie. Au lieu de cela, ils supposent que les grandes institutions [telle que l’école] jouent un rôle décisif pour produire une bonne communauté ainsi que de bons enfants [et] de bons citoyens soucieux des autres et à l’esprit large

Eliasoph, 2001 :121

Dans un contexte marqué par la crise de « l’art de s’associer » (Eliasoph, 2001), le développement d’une culture de « l’évitement du politique » accompagnée d’une forme « d’apathie dans la vie quotidienne » (Eliasoph, 2010) et par la déprise relative des formes traditionnelles de participation, d’engagement et d’enrôlement (Basson, 1996), une telle citoyenneté du quotidien est à même de (ré)générer « une certaine image du citoyen attentif, personnellement responsable, individualisé, faisant intervenir une sorte de sphère publique intérieure dans tous les aspects de la vie » (Eliasoph, 2001 : 111).

En effet, l’association semble posséder la capacité à engendrer « des ambiances qui mobilisent des affects qui se révèlent déterminants, des séductions et des effets d’entraînement [au-delà de la pratique régulière du rugby], des relations de dépendance et d’attachements personnels, des entraides habituelles et des coups de main amicaux, des éléments diffus et pluriels de sociabilité qui s’inscrivent comme des leviers […] à la participation sociale et politique » (Breviglieri et Gaudet : 3). La contribution de l’association à la socialisation civique d’une partie de jeunesse populaire de Toulouse réside ainsi dans sa propension à « produire de bons enfants dans un monde qui n’est pas bon et de remplir cette mission impossible [consistant à] élever de futurs bons citoyens dans un État imparfait » (Eliasoph, 2001 : 121), soit, selon une option plus mobilisatrice, dans sa contribution à la production du rôle de citoyen. Car par-delà le statut, la citoyenneté est déjà une conduite qu’il s’agit d’apprendre à incarner, voire une pratique et une fonction qu’il convient d’endosser. Focalisant les dispositifs socio-éducatifs sur les « ressortissants » (Warin, 1999) les plus socialement exposés, Rebonds ! sollicite une dimension pédagogique propre aux sports, fondée sur le soutien, la posture, la correction, voire « un véritable univers théorique justifiant et arrêtant les rectitudes » propres à redresser les corps et les âmes infantiles et adolescents (Vigarello, 2001 : 142). Développant son propre « style de groupe » (Eliasoph et Lichterman, 2011), l’association contribue au processus de légitimation de l’action publique socio-éducative et travaille à l’inclusion sociale et citoyenne d’une partie de la jeunesse populaire urbaine a priori peu concernée par le cadrage normatif incarné dans le « savoir-être » régulièrement convoqué sur et autour des terrains de rugby.