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En Suisse, les communes ritualisent le passage à la majorité civile et civique en organisant des promotions dites civiques ou citoyennes. À l’aube de leurs 18 ans, les jeunes reçoivent une invitation des autorités communales à laquelle environ un tiers répond favorablement. Dans les six communes que nous avons étudiées durant trois ans, les autorités invitent les jeunes à participer à une séance du conseil communal, les convient à un repas ou un apéritif, leur organisent une nuit de jeux en plein air, ou encore une soirée de témoignages et de spectacles. Quelle que soit la forme que prennent ces événements, ils font place à des discours dans lesquels des élu·e·s rappellent aux jeunes majeur·e·s les nouvelles responsabilités et les choix qui les attendent à l’orée de l’âge adulte, et les enjoignent à devenir de « bonnes » et « bons » citoyen·ne·s. Ces événements offrent ainsi une opportunité d’étudier empiriquement la « fabrication » (Bénéï, 2005 ; Gagné et Neveu, 2009) de la citoyenneté juvénile.

Dans un premier temps, nous décrirons très brièvement l’approche méthodologique et les dispositifs mis en place par les six communes étudiées. Puis, nous ferons une analyse des discours qui, outre l’appel au vote, incitent à se battre pour des droits qui permettent à la démocratie de perdurer, mais ne s’arrêtent pas à cette définition restreinte de la citoyenneté. Enfin, nous nous concentrerons sur trois tensions que révèle le croisement de ces injonctions à la citoyenneté, avec ce qu’en disent les jeunes participant·e·s.

Méthodologie

Le choix des communes enquêté s’est basé sur un recensement mené dans toutes les communes d’un canton suisse de tradition protestante – Genève – et d’un canton historiquement catholique – Fribourg. Nous avons privilégié la diversité des cérémonies et des communes, incluant ainsi des centres urbains (Genève et Bulle) et des communes périurbaines de tailles diverses. En outre, nous avons sélectionné des dispositifs mettant en avant différentes dimensions de la citoyenneté. Les autorités communales nous ont accueillis tantôt avec intérêt, tantôt avec le souci que notre présence ne perturbe pas la fête.

Notre enquête ethnographique s’est fondée sur l’observation directe des cérémonies, pendant lesquelles nous avons combiné prise de notes, de photos, de vidéos, et selon les cas, entretiens informels avec les jeunes et les autorités. Nous avons distribué aux participant·e·s des questionnaires autoadministrés[1] munis d’un talon détachable pour les personnes intéressées à nous rencontrer ultérieurement pour un entretien. Nous promettions aux jeunes un dédommagement de 20 francs suisses, dans l’idée de ne pas attirer uniquement les personnes les plus disposées à accepter gratuitement une telle requête. Les 80 entretiens semi-dirigés ont été enregistrés, retranscrits, puis codés de manière thématique à l’aide du logiciel d’analyse de données qualitatives TAMS.Analyzer (Weinstein 2011). En sus, nous avons effectué une recherche historique sur fond d’archives ainsi que des entretiens formels avec les autorités et les équipes organisatrices des cérémonies observées dans chaque commune. En fin de recherche, nous avons également mené des groupes de discussions avec les autorités, qui pouvaient s’apparenter à des processus de restitution et de discussion de certaines analyses.

1. Les rites de passage à la majorité

Les promotions citoyennes sont des « rites de passage » laïques à l’âge adulte qui célèbrent l’accession à la majorité civile et civique, fixée à 18 ans. En Suisse, ils auraient vu le jour au début du XXe siècle. À Genève, où nous avons pu tracer l’historique des cérémonies depuis 1924 (Ossipow, Csupor et Felder, 2018), les messages s’adressaient d’abord aux jeunes conscrits de nationalité suisse, à qui les autorités enjoignaient d’user de leurs droits civiques et d’être prêts à défendre le pays. Revendiquant leur droit à participer aux cérémonies, les jeunes femmes furent invitées dès 1944 et encouragées à s’engager socialement, c’est-à-dire dans des associations et en éduquant les futurs citoyens et citoyennes[2]. Dès 1999, le public juvénile de nationalité étrangère est invité, mais n’a pas les pleins droits civiques (il ne peut voter que sur le plan communal), ce qui pose problème aux autorités politiques, contraintes de promouvoir quelque peu différemment la citoyenneté dans des assemblées désormais hétérogènes réunissant des personnes possédant la nationalité suisse tandis que d’autres ne l’ont pas.

Dans d’autres pays, ces rites de passage ont joué un rôle de promotion des principes démocratiques, dans des contextes de crise. En Autriche par exemple, un élu s’étant exilé en Suisse durant la guerre importe à son retour les Jungbürgerfeier en 1947 dans le but de transmettre les valeurs démocratiques à la jeunesse (Mathis, 2000). Ces cérémonies y sont toujours organisées, de même qu’au Lichtenstein. En République fédérale d’Allemagne (RFA), des Jungbürgerfeier (cérémonies des jeunes citoyens), également appelées Erstwählerfeiern (cérémonies des primo-votants), furent célébrées par un petit nombre de municipalités Ouest allemandes dans les années 1950 et visaient à marquer l’accession à la majorité civile dans le contexte de reconstruction d’un État démocratique. Les autorités politiques de Göttingen, par exemple, affirmaient suivre le modèle suisse (Mandret-Degeilh, 2015). La plupart de ces cérémonies ont disparu dans les années 1960, probablement parce que les générations ayant grandi sous le régime national-socialiste étaient désormais absorbées dans le nouveau système politique (Mandret-Degeilh, 2015). En République démocratique allemande (RDA), les autorités organisaient la Jugendweihe, une cérémonie laïque destinée à des adolescent·e·s de 14 ans pour consacrer leur entrée dans le monde adulte. Cette cérémonie était plutôt considérée comme un instrument de propagande destiné à contrer l’influence de l’Église sur les jeunes (Chauliac, 2003). Le rite persiste, mais sur le plan privé, dans une partie des Länder de l’ex-RDA.

Au Japon, les anciennes cérémonies de passage à l’âge adulte connurent un regain d’intérêt dans les années d’après Seconde Guerre mondiale, afin d’encourager la jeunesse à croire en son avenir, malgré l’occupation américaine (Snoddy, 2013). Elles subsistent encore aujourd’hui, tous les 15 janvier, mais connaissent une baisse de fréquentation.

En France, comme l’explique aussi Mandret-Degeilh (2015), c’est un décret[3] de Jacques Chirac qui institue en 2007 des « cérémonies de citoyenneté ». Cette volonté de ritualisation tentait, après les « émeutes » de 2005, d’apporter une réponse au problème de « l'éducation à la citoyenneté » des « jeunes de banlieue ». Une lettre officielle[4] explique aux autorités locales qu’elles ont pour tâche d’évoquer « les principes fondamentaux de la République, de la démocratie et de notre système politique », et leur rappelle leur « devoir de neutralité », mettant en garde contre toute tentative de détourner le rite en propagande électorale. La publication de ce décret fut discrète, et bien des maires continuent à ne pas célébrer cette cérémonie (Mandret-Degeilh, 2015). Aujourd’hui, seule la Journée d’appel à la défense, renommée la Journée de la défense et de la citoyenneté depuis 2011, marque pour garçons et filles l’accession à la majorité. Cette journée se centre d’ailleurs moins sur la citoyenneté au sens large que sur la défense nationale.

De cet aperçu international ressort l’idée que la préoccupation quant à l’adhésion des jeunes et leur participation au système démocratique n’est pas nouvelle. En effet, plusieurs pays se sont saisis de ces rites comme outil pour inciter une jeunesse qui ferait défection à voter et défendre ainsi les principes d’une société démocratique, particulièrement dans les contextes d’après-guerres. Quant à la Suisse, pays fragmenté au niveau religieux et linguistique, les promotions civiques apparues au premier quart du XXe siècle servaient un but de cohésion nationale à travers le rattachement et l’engagement des citoyen·ne·s à la nation. Cette préoccupation à l’égard de l’engagement de la jeunesse apparaît-elle toujours dans les cérémonies contemporaines en Suisse ? Quelles formes de citoyenneté y sont mises en avant ?

2. Six communes, six rites de passage à la majorité

Les cérémonies observées dans six communes présentent certaines différences quant à leur organisation, mais comportent aussi des points similaires, notamment sur les messages délivrés aux jeunes majeur·e·s.

Genève, première commune étudiée, correspond à la seconde ville la plus peuplée de Suisse et fait partie d’une agglomération transfrontalière s’étalant sur le territoire français. La présence de nombreuses organisations internationales a pour conséquence non seulement la cohabitation de populations aux origines diverses et un taux de personnes de nationalité étrangère de 47 %[5], mais aussi la promotion par ses autorités du caractère « international » de Genève. La « soirée citoyenne » de 2012 se déroule dans une salle de spectacle d’une capacité de 1200 personnes où prennent place 786 jeunes sur 3424 invité·e·s. Elle se compose de deux moments forts : la partie « officielle » – comprenant discours des autorités et témoignages de personnalités – et la partie récréative – offrant un spectacle[6].

Deuxième commune étudiée, Meyrin est une grande agglomération bordée par la ville de Genève d’un côté et la frontière française de l’autre. En 2011, la commune compte 21 000 habitant·e·s dont 44 % de personnes étrangères. Plusieurs institutions internationales y sont installées et les loyers y sont plus abordables qu’à Genève. La « diversité » fait la fierté de la commune et est un terme régulièrement mis en avant durant les « soirées des 18 ans ». Celle-ci commence par un apéritif, puis la Maire s’adresse aux jeunes. Un repas est ensuite servi dans une salle communale. Sur scène interviennent successivement un expert de la mode (le thème de la soirée 2012), puis deux jeunes humoristes de la région. 80 personnes ont répondu présentes, sur les 250 invitées.

Troisième lieu d’étude de notre enquête, Anières est une commune genevoise aisée de 2 500 habitant·e·s, entourée du lac Léman et de la frontière française. C’est en particulier le système de parrainage des jeunes par les conseillers et conseillères municipales qui nous a intéressé·e·s dans cette commune. Le public juvénile est en effet invité à participer à une séance du Conseil municipal légèrement reformatée pour accueillir les personnes nouvellement majeures. Lors de la « Soirée des jeunes qui atteindront leur majorité civile et civique en 2012 », trois membres de l’exécutif, seize membres du législatif et sept jeunes majeur·e·s débattent autour d’une table ovale, dans les locaux feutrés de l’administration communale. La soirée se termine par une fondue partagée dans une cantine scolaire.

La commune de Bulle, quatrième de notre enquête, compte 20 500 habitant·e·s en 2012, ce qui fait d’elle la deuxième ville la plus peuplée du canton de Fribourg, avec un taux de personnes de nationalité étrangère de 35 %, largement au-dessus de la moyenne cantonale. Cette ville en plein développement nous a interpellé·e·s par son souci de mettre en avant l’identité et le patrimoine régional (la Gruyère). Le public juvénile, parfois convié à explorer le Musée gruérien, est, en 2012, invité à visiter une entreprise de la région dont la commune est actionnaire. Après la visite, un apéritif est servi et la soirée se poursuit à l’auberge communale autour d’un repas. Le Syndic[7] y prononce un discours devant la soixantaine de jeunes participant·e·s.

Alors que nous cherchions une commune germanophone afin de compléter notre panel, notre choix s’est porté sur Düdingen, composée de 7504 habitant·e·s (en 2013), proche de la ville de Fribourg, mais non loin de celle de Berne. Avec une population étrangère de 10,3 %, Düdingen se situe largement sous le taux cantonal (20,8 % à Fribourg). La Junbürgerfeier à laquelle nous avons assisté en 2009 se déroule dans une salle communale. Un apéritif et un repas sont proposés aux jeunes installé·e·s en grandes tablées. En début de soirée, la présidente du Conseil communal s’adresse aux jeunes et la soirée se poursuit par un jeu-questionnaire lors duquel s’affrontent, par équipes, une cinquantaine de jeunes et une dizaine d’élu·e·s.

La sixième et dernière commune de notre panel est Marly, qui compte 7762 habitant·e·s (en 2012) et est adossée à Fribourg. Sa « nuit des promotions citoyennes » est organisée par une amicale de jeunes, sous la supervision des autorités, qui participent ensuite au déroulement du rite. Celui-ci prend la forme d’un jeu itinérant qui se termine tard dans la nuit par un petit-déjeuner. Des postes, dont certains sont animés par des élu·e·s, proposent à la quarantaine de jeunes présent·e·s des jeux, des débats, une présentation historique sur la commune, ou encore une épreuve d’escalade. Deux semaines plus tard, un dimanche matin, a lieu la distribution d’un « diplôme de citoyenneté » qui n’a qu’une valeur symbolique. Lors de cette cérémonie publique, le Syndic prononce un discours et invite les jeunes à un déjeuner.

3. Des injonctions à la citoyenneté

Selon les communes, les orientations politiques et les sensibilités personnelles des autorités, la citoyenneté prônée dans les discours ou les activités prend différents visages, même si l’engagement civique et, plus précisément l’appel au vote, servent de leitmotiv.

Comme s’il s’agissait de donner une ultime leçon de civisme aux jeunes adultes, les autorités reviennent sur les principes du fédéralisme, de la démocratie semi-directe, ou réexpliquent le fonctionnement des trois pouvoirs au niveau de la commune et du canton. Presque toutes les autorités notent que le droit de vote et d’élection permet aux jeunes de contrôler le travail des autorités communales ou cantonales. Certains orateurs ou oratrices encouragent même les jeunes à se présenter aux élections communales, ou au moins à interpeller les élu·e·s en leur écrivant. À Marly, notamment, un élu déclare : « On a besoin de vous parce que vous voyez les choses sous un angle que nous ne voyons plus. »

Le devoir civique se double d’une responsabilité morale à plusieurs niveaux. D’abord, il s’agit de se battre pour des droits et libertés qui n’existent pas dans tous les pays. En 2012, les « Printemps arabes » sont mentionnés dans plusieurs discours. L’oratrice de Genève rappelle que « tous les droits […] dont vous disposez désormais ont été acquis de haute lutte. Et c’est notre devoir de les faire respecter, et de les renforcer, et de les étendre. Les générations futures comptent sur vous ! » En plus du droit et du devoir de vote, les jeunes portent une responsabilité vis-à-vis de celles et ceux qui n’ont pas la chance d’avoir des droits civiques et des prochaines générations pour lesquelles elles et ils doivent préserver les droits acquis. Comme le dit le Syndic de Bulle, « vous êtes la nouvelle génération et c’est quand même vous qui allez forger l’avenir de la société pour vos futurs enfants ».

La responsabilité morale ne demande d’ailleurs pas qu’un engagement civique. À Genève et à Meyrin, les discours mentionnent les inégalités au niveau planétaire et les enjeux environnementaux. Pour la Maire de Meyrin, « à 18 ans, on est aussi indigné par la destruction de la planète, par l’injustice, la misère, et à raison ». Elle incite les jeunes à « transformer [leur] indignation[8]en engagement ». Cet engagement requis par les autorités dépasse toujours la participation civique formelle. Il relève d’une forme de « citoyenneté vernaculaire », comme l’ont nommée les anthropologues s’intéressant aux catégories de population privées de certains droits auxquels les citoyen·ne·s à part entière – les nationaux – ont accès (Rosaldo, 1997 ; Neveu, 2009 ; Ossipow, 2011 ; Gálvez, 2013).

À Genève, l’oratrice dit n’avoir « qu’un seul message : engagez-vous ! » Elle précise :

Mais engagez-vous aussi dans les petites choses. Celles de la vie quotidienne [...] Engagez-vous tout seul et prenez vos responsabilités, mais engagez-vous aussi à plusieurs, en groupes, dans les associations, les syndicats, les partis politiques [...] Engagez-vous dans la vie citoyenne. Utilisez le droit de pétition, d’initiative et de référendum. Allez voter ! Engagez-vous bénévolement, engagez-vous dans votre travail, car quel que soit votre métier, quelle que soit votre fonction : dans la société, vous jouez un rôle important.

Son discours s’adresse ainsi également à un public juvénile de nationalité étrangère, privé d’une partie des droits civiques.

C’est à Marly que la dimension vernaculaire de la citoyenneté prend la plus grande place, tant dans les discours que dans les activités. Les personnages exemplaires sont les pompières et les pompiers volontaires, mais aussi, de manière plus générale, les bénévoles, membres des « sociétés locales ». Les membres de l’amicale (tous des hommes) ainsi que les élus (tous des hommes aussi) engagés durant la nuit des promotions citoyennes mettent en avant leurs multiples engagements dans les associations et les clubs locaux[9] et incitent à les faire perdurer. La dimension intergénérationnelle apparait aussi à Marly, mais il ne s’agit pas seulement d’une responsabilité envers les générations futures. Les orateurs insistent en effet sur le devoir de faire honneur aux personnes qui se sont engagées par le passé et de fournir une contrepartie à ce qui a été offert durant l’enfance et l’adolescence.

S’éloignant encore davantage de la participation civique, certains discours enjoignent les jeunes à devenir de « bon·ne·s » adultes. À Düdingen, on insiste sur l’autonomie et la « maturité » qu’implique l’accession à la majorité : « Il est important que vous vous formiez votre opinion. Vous devenez aussi responsables comme personne. Maintenant, vous avez le difficile devoir de vous éduquer vous-mêmes. »

Le choix des figures exemplaires est intéressant à ce titre. À Genève, nous avons assisté au témoignage d’un alpiniste, promouvant une éducation par l’expérience, la découverte de la nature, les voyages, le goût de l’effort et de la performance, autant de caractéristiques forgeant un adulte autoréalisé. Son apolitisme affiché témoigne d’un désir d’encourager une citoyenneté qui ne se limite pas à la sphère des institutions politiques. À Bulle, le Syndic a invité un sportif paralympique afin qu’il revienne sur son parcours sportif, entrepreneurial (il exploite avec son épouse une boulangerie) et ses succès, dans un échange qui met en valeur une double fonction du héros : transmettre un message moral et une image de persévérance. Il promeut également les valeurs de la performance sportive aussi associées à l’esprit d’entreprise (énergie, ténacité, force, discipline, compétitivité, etc.).

Enfin, certains discours incitent aussi les jeunes à rêver, à être utopiques et à suivre leur passion. La Maire de Meyrin les exhorte à construire un monde meilleur : « C’est l’utopie que vous représentez. » Quant à l’oratrice de Düdingen, elle encourage à « rêver » et à « suivre sa passion ». À Genève, un élu encourage l’audience à être dissidente, en rappelant les débuts de sa carrière personnelle marqués par une opposition et des manifestations antinucléaires. La rébellion au sens strict du terme n’est toutefois que rarement promue, il s’agit bien davantage de pousser les jeunes à s’engager dans les limites d’une citoyenneté policée. Si le mouvement des Indignés a toutefois été porté aux nues à diverses reprises à Genève (dans les discours, ainsi qu’en invitant Stéphane Hessel en 2011 comme personnage emblématique), les autorités ne défendent ce type d’engagement qu’avec prudence. D’une part parce qu’elles se savent surveillées par le reste du corps politique qui n’est pas forcément de leur côté et de l’autre, parce qu’elles s’adressent à des personnes encore très encadrées par leurs parents, qu’elles soient ou non déjà majeures[10]. Plusieurs années auparavant, un Tessinois qui avait combattu à l’âge de 16 ans parmi les brigadistes espagnols, avait aussi été convié comme figure héroïque et même symboliquement réhabilité par le journaliste qui l’interviewait et l’audience juvénile qui l’écoutait. On peut toutefois douter que les autorités politiques souhaitaient ainsi inciter à la désertion. Le public juvénile est censé s’inspirer d’un certain esprit de rébellion, mais pas de s’engager dans des pratiques qui le seraient réellement.

Curieusement, aucune commune ne mentionne les obligations militaires, ni même le service civil. Seule Marly fait exception lors d’une occasion avec une brève allusion aux obligations militaires. Cette absence peut s’expliquer de différentes manières. D’abord, il s’agit d’un devoir réservé a priori à un seul sexe. Ensuite, en matière de devoirs ou de droits, l’incitation à voter est considérée comme la plus importante. Enfin, la citoyenneté est de moins en moins assimilée symboliquement au champ militaire.

En résumé, les maîtres mots des discours, outre l’appel au vote, reposent tous sur une incitation à se battre pour des droits qui permettent à la démocratie de perdurer. Dans certaines communes (Marly par exemple), l’incitation au vote voisine avec celle de s’engager bénévolement dans diverses associations sans que l’une remplace l’autre. Dans d’autres communes (Ville de Genève, Meyrin), la citoyenneté est conçue de façon plus large : l’appel au vote ne passe pas en seconde position, mais il semble concevable que l’on puisse s’engager au plan local ou international et que, en ce sens, l’on soit aussi un citoyen ou une citoyenne accomplie sans disposer du droit de vote. L’appel à la responsabilité est également bien présent comme si les autorités se devaient d’avertir les jeunes des devoirs associés à leur majorité. En fait, une double injonction invite au combat pour des idées, à l’engagement et à la mobilisation en même temps qu’au respect[11] , à la civilité et à la conformité.

4. Majeur·e·s mais pas vraiment adultes ?

Trois tensions traversent ces injonctions à la citoyenneté. Premièrement, la catégorie de jeune majeur·e met les autorités politiques dans une position inconfortable, puisqu’elles s’adressent à des jeunes qu’elles ne considèrent pas vraiment comme des adultes, mais à qui elles enjoignent à se comporter civiquement et civilement comme des adultes, leur rappelant également que l’État les considère désormais juridiquement comme tels. Le Maire d’Anières, après avoir souhaité la bienvenue aux jeunes majeur·e·s et rappelé leur accession à la majorité civile et civique, relativise ces dernières :

Ce sont avant tout des notions juridiques. En réalité, c’est un peu comme les saisons et j’aime à dire qu’il ne suffit pas de définir que l’été commence le 21 juin pour qu’il fasse automatiquement beau et chaud ce jour-là. En fait, il s’agit de considérer que vous êtes en mesure d’avoir une attitude responsable, que vous allez utiliser ces droits à bon escient et prendre les bonnes décisions. Aujourd’hui, et cela est bien normal, d’autres centres d’intérêts monopolisent votre attention. Votre formation académique, professionnelle, vos loisirs, vos amours, l’envie de découvrir d’autres horizons et peut-être la réussite de votre permis de conduire.

Comme Anne Muxel (1991) le montre dans son analyse du « moratoire » politique des années de jeunesse, les autorités savent que le public juvénile sera vraisemblablement un votant intermittent, car il a, à ce stade de son existence, d’autres préoccupations que les affaires publiques.

La question de l’alcool dans les apéritifs indique aussi cette ambivalence. Si les autorités de Düdingen et de Bulle semblent peu préoccupées par la consommation juvénile d’alcool, proposant bière à l’apéritif et vin durant le repas, d’autres communes se montrent plus paternalistes. Alors que les jeunes peuvent consommer légalement bière et vin dès 16 ans, Meyrin fait le choix de ne pas servir d’alcool à l’apéritif, mais seulement du vin durant le repas. L’attention portée au menu laisse clairement voir une dimension pédagogique : il s’agit d’apprendre une forme de commensalité qui comprend une consommation d’alcool « adulte ». De même, à Anières, une organisatrice montre aux jeunes comment faire un canard en imbibant un morceau de sucre. Elle insiste sur la fabrication locale des eaux-de-vie apportées en fin de repas et encourage à boire « peu mais bon ». À l’initiation à la politique s’ajoute donc l’apprentissage d’une activité d’adulte, soit une consommation d’alcool « responsable ». Enfin, l’exemple le plus frappant est Genève : l’apéritif est sans alcool pour les jeunes, alors que du vin est servi aux autorités.

À notre surprise, cette différence de traitement n’a pas interpellé les jeunes. Dans leurs propos, la décohabitation familiale et l’occupation d’un emploi stable et rémunéré semblent « faire » l’adulte. En plus de ces deux caractéristiques centrales, l’adulte est vu comme un individu indépendant et autonome, c’est-à-dire qui se gère, s’assume tout seul et ne dépend de personne. Or, la quasi-totalité des jeunes que nous avons rencontré·e·s vivent chez leurs parents et ne sentent pas capables de « gérer » : « Je suis adulte civilement, mais je me vois mal maintenant avoir mon appartement, tout gérer, en même temps que l'école » dit une jeune femme. Une autre se remémore : « Quand j'étais petite, je pensais que les gens qui avaient 18 ans, ils étaient grands, et tout. Et je les voyais vraiment comme des adultes. Et moi, comme je me vois maintenant, je me vois grande, mais pas adulte ! » Pour ces personnes comme pour Van de Velde, le statut d’adulte relève du « lointain, voire [de l’] inaccessible, d’un long processus de construction identitaire » (2008), corroborant ainsi les thèses d’une entrée toujours plus tardive dans la vie adulte (Galland, 2000).

Cette incapacité des jeunes et des autorités à faire concorder majorité, maturité et citoyenneté porte à réfléchir. D’un côté, les jeunes disent ne pas pouvoir se considérer comme de « vrai·e·s » adultes, car ce sont généralement des personnes encore financièrement dépendantes de leurs parents, globalement aidées par leurs familles dans leur quotidien et intellectuellement soutenues par leurs enseignant·e·s. Les jeunes se pensent donc comme semi-autonomes, non seulement à cause de leur dépendance financière, mais aussi, car elles et ils croient devoir encore se faire aider à penser, débattre, choisir. Nos interviewé·e·s ont d’ailleurs expliqué qu’elles et ils ne se sentaient pas encore prêt·e·s : « Je me dis que je ne connais pas assez pour juger », déclarait un jeune genevois. Un jeune bullois expliquait quant à lui : « Je n’ai pas envie de voter au hasard et puis finalement c’est mauvais, donc je préfère ne pas voter pour l’instant. » D’un autre côté, les élu·e·s insistent sur la responsabilité juridique liée à la majorité et rappellent à des jeunes qui ont autre chose à penser (voir le moratoire politique déjà décrit), qu’elles et ils devraient voter, mais peut-être ne pas se considérer ou être considéré·e·s comme éligibles.

En fait, fondamentalement, c’est la question de l’autonomie qui est ici en cause. On ne devrait pouvoir être majeur·e, adulte et citoyen·ne, que si on est autonome, c’est-à-dire prompt·e à pouvoir penser librement par soi-même en s’élevant au-dessus des préjugés sans pour autant refuser les règles imposées socialement (Kant, 1853). Mais l’autonomie consiste-t-elle vraiment à s’imposer seul·e ses propres règles ? Les membres des équipes éducatives de trois foyers que nous avons étudiés dans une précédente enquête (Ossipow, Berthod et Aeby, 2014) insistaient, pour leur part, sur le fait que l’autonomie à laquelle elles et ils essayaient de préparer les adolescent·e·s qui devaient quitter le foyer à 18 ans révolus, reposait sur l’idée que l’on ne pouvait penser par soi-même et pour soi-même qu’avec l’aide des autres (ce qui est, au fond, au coeur des relations identitaires et du lien social puisqu’il n’y a pas d’identité sans altérité). Pour ces équipes, l’autonomie consistait donc surtout à savoir faire des choix informés et à trouver des formes de soutien dans différents lieux et réseaux. Et sur ce point, il n’y a pas grande différence entre les « jeunes en foyer » émanant des classes sociales défavorisées et accumulant souvent des retards dans leur cursus de formation et les jeunes se rendant aux promotions citoyennes émergeant pour la plupart des classes sociales moyennes à aisées et en formation. En fait, si les jeunes relativisaient la notion d’autonomie qui se dessine en filigrane dans leurs propos, elles et ils pourraient se penser comme adultes. Toutefois, nombreuses sont les personnes qui ne se considèrent comme des adultes qu’après avoir passé certains seuils dont certains – comme celui de la parentalité – semblent plus importants que d’autres.

En ce sens, le rite des promotions citoyennes devrait consacrer un passage à la majorité et à l’autonomie, alors que les autorités comme les jeunes le voient plutôt comme une transition vers la maturité. Par conséquent, les jeunes majeur·e·s sont considéré·e·s comme des adultes en devenir à qui il peut être utile de donner des leçons de morale et divers conseils ou injonctions et qui doivent encore faire leurs preuves en s’engageant civiquement et civilement. Il n’en reste pas moins que c’est peut-être leur majorité/maturité qui est mise en cause davantage que leur capacité citoyenne.

5. Des jeunes déjà citoyen·ne·s

Les injonctions à devenir citoyen et à s’engager sont adressées à des jeunes qui le sont souvent déjà et qui n’ont pas attendu l’accession à la majorité pour faire leurs premiers pas dans la citoyenneté.

Elles et ils encadrent les plus jeunes dans des clubs de sport et assument des responsabilités dans divers groupes ou associations. À 18 ans, certaines personnes ont déjà une « carrière » au sein d’organisations de jeunesse. Elles y ont été simples membres participant aux activités et y ont vécu des rites ou expériences initiatiques. Ces étapes les ont progressivement menées à y endosser des responsabilités. Lors d’un entretien avec une jeune genevoise, celle-ci nous demande :

Vous voulez que je parle de mes engagements ? Alors je suis responsable aux scouts de 33 enfants. Donc je dois les voir toute l'année, faire des activités, je pars en camps avec eux. Je suis 2 élèves en cours d'appui chaque semaine, des fois je fais du bénévolat pour des camps de catéchisme et je vais un mois en Tanzanie dans un orphelinat cet été.

Ces activités offrent, en plus des ressources en termes d’appartenance et de sociabilité, la possibilité de légitimer ses compétences (Schehr, 2000). « Aux servants de messe, je suis caissier donc je suis assez important…et aux scouts aussi, j'organise les réunions » nous explique un jeune marlynois. Pour un jeune bullois, secrétaire d’un club de 65 membres : « c’est une sorte d’expérience professionnelle. J’ai plein de trucs à faire, les factures, les convocations, les calendriers, le courrier, etc. »

Comme dans les cas des clubs sportifs ou des scouts, les jeunes majeur·e·s ont la possibilité de passer du statut de participant·e à celui d’encadrant·e. L’attrait de la responsabilité et d’un nouveau statut est notable, mais il faut aussi relever le rôle de la loyauté et de la responsabilité face à l’organisation et ses membres. Arrivé·e·s à cette période charnière qui précède souvent de peu la majorité, certain·e·s jeunes semblent ressentir un devoir moral de rendre ce qu’ils et elles ont reçu, et de contribuer ainsi à la pérennité de l’organisation. Les jeunes n’attendent pas la majorité pour ce contre-don que semblent attendre les autorités marlynoises.

Les jeunes rencontré·e·s se répartissent entre un groupe peu engagé et un groupe très engagé, dont certain·e·s représentant·e·s accumulent un nombre d’activités qui demandent une gestion délicate de l’équilibre consacré à chacune des activités extrascolaires et scolaires.

En outre, si le public juvénile se dit souvent « pas intéressé » par la politique, son discours montre que les objets et enjeux de la politique l’interpellent. Transports publics, travaux d’aménagement, écologie et présidentielles françaises ou étasuniennes font partie des thèmes qui ont fait réagir nos interviewé·e·s. Peu ont déjà pris part à une manifestation à caractère politique, et elles et ils sont encore moins à être formellement affiliés à un parti, mais la plupart ont participé à des débats, dans le cadre de l’école ou informellement avec des ami·e·s ou la famille, sur des sujets soumis au vote.

Certes, tou·te·s les jeunes participant·e·s n’ont pas d’activités associatives ou politiques et tou·te·s n’ont pas les mêmes compétences et intérêts en matière de politique. Toutefois, notre enquête sur les participant·e·s aux soirées citoyennes montre une population plus insérée que la moyenne dans le système de formation, mais aussi dans les réseaux associatifs. Ainsi, les autorités prêchent en partie à des personnes convaincues, et peinent à atteindre les jeunes qui, selon elles, auraient le plus besoin d’être incité·e·s à être citoyens et qui n’ont pas répondu à leur invitation (Loncle, 2007).

6. Une bienvenue ou un au revoir ?

La troisième tension concerne le rapport entre les jeunes et la commune. Celle-ci est vue comme l’échelle à laquelle les jeunes sont à la portée des autorités. Pour les élu·e·s locaux, la commune est par défaut le territoire où s’organise la vie des jeunes, leurs attachements, leur famille et leurs ami·e·s ainsi que leurs loisirs. Cependant, les centres d’intérêt des jeunes majeur·e·s des plus petites communes se sont souvent déjà déplacés vers les lieux de leur formation ou de leur travail. Par ailleurs, certain·e·s envisagent des séjours linguistiques, ou des études supérieures dans une grande ville, se désintéressant pour le moment de la commune de leur enfance. Si les autorités les considèrent comme la relève à l’échelle communale, bien des jeunes se voient plutôt « citoyen·ne·s du monde ».

Alors qu’à Genève et à Meyrin, les discours font référence à des échelles d’engagement plus globales, les autres communes insistent sur une citoyenneté locale. Dans les communes fribourgeoises, le marquage communal y est plus intense encore. À Bulle, c’est la région gruérienne qui est mise en évidence. Il en va de même à Marly, qui cherche à renforcer son identité locale face à la force d’attraction de la ville de Fribourg, sa voisine, et pour faire s’éloigner le spectre de n’être qu’une commune-dortoir. À Anières, les autorités disent savoir que leurs jeunes vont s’éloigner en ville ou à l’étranger, mais pour mieux revenir, espèrent-elles.

Tandis que les autorités souhaitent la bienvenue aux jeunes, celles-ci et ceux-ci ont parfois l’impression d’être là pour prendre congé. Dans les communes périphériques comme Anières, Düdingen ou Marly, la transition à la vie d’adulte passe par un départ progressif de la commune. Une interviewée d’Anières explique que « dès le moment où on n’est plus à l'école primaire, on est moins dans la commune ». Alors que les jeunes entament une formation post-obligatoire ou une carrière professionnelle, les promotions citoyennes marquent donc une étape dans ce départ progressif. Pour un jeune de Düdingen, la soirée marquait « la fin d'une époque », alors qu’un jeune de Marly explique que sa commune, pour lui, « c'est les souvenirs d'enfance. Il faut que je sois ailleurs, que je crée autre chose ailleurs, pour ma vie d'adulte ».

Beaucoup de récits évoquent l’envie des jeunes de s’éloigner de la commune où elles et ils résident avec leurs parents, tout en insistant sur la possibilité d’y revenir, par exemple, au moment de fonder à leur tour une famille. Aussi, alors que les élu·e·s veulent à cette occasion souhaiter la bienvenue aux participant·e·s, les jeunes se voient plutôt dire au revoir à l'endroit où elles et ils ont passé leur enfance.

Les promotions citoyennes, lorsqu’elles promeuvent une citoyenneté locale, se trouvent en décalage avec les pratiques de jeunes dont la formation, les loisirs, les ami·e·s et la famille les amènent à passer du temps dans les villes proches ou à l’étranger. Le fait que ces jeunes ont désormais le droit de passer le permis de conduire laisse penser que leur mobilité augmentera encore dans les années à venir. Les élu·e·s semblent plus ou moins conscient·e·s de ce décalage et tentent de rappeler aux jeunes ce que la commune a fait pour eux, et comment elles et ils peuvent y trouver une place et s’y faire entendre en tant que jeune majeur·e.

Conclusion

Les soirées citoyennes mettent en scène l’intérêt des élu·e·s pour les jeunes, considéré·e·s comme des citizen in the making (Marshall, 1950) dont dépend le renouvellement de la démocratie. Il serait inconcevable d’y déroger : les autorités y investissent du temps, de l’argent et de l’énergie. C’est l’occasion pour elles, dans les mois qui précèdent la cérémonie, de réfléchir à ce qu’est et pourrait être la citoyenneté aujourd’hui, et de quelle manière elles veulent tenter de l’inculquer aux jeunes majeur·e·s. La citoyenneté n’y est pas un implicite à découvrir dans les dispositifs étatiques ni un arrière-plan dans les discours des élu·e·s : elle en l’est l’objet central, abordé de front, comme lors de la « nuit citoyenne » de Marly où, autour d’un feu de camp, les élu·e·s demandent aux jeunes « qu’est-ce que la citoyenneté, pour vous ? »

Aujourd’hui comme hier, les promotions citoyennes suisses semblent toujours utilisées comme outil pour promouvoir la cohésion et l’adhésion à la démocratie. Cette cohésion passe par le rattachement et l’engagement des citoyen·ne·s dans leur commune, fortement mis en valeur dans les discours et dans les figures exemplaires. Quant à l’adhésion à la démocratie, elle semble passer par une leçon qui insiste sur la dimension morale de la participation civique.

Des divergences apparaissent cependant entre les plus petites communes et les plus grandes communes urbaines – Genève et Meyrin – qui insistent davantage sur les formes de participation et les enjeux qui dépassent les frontières communales. La citoyenneté y est multiscalaire, fait le lien entre un engagement « dans la vie quotidienne » et des enjeux planétaires comme l’écologie et les inégalités. Les « bons » citoyens ou citoyennes ne sont pas simplement les personnes qui remplissent systématiquement et consciencieusement leur bulletin de vote, mais celles qui, par leurs activités associatives, militantes ou professionnelles, participent à rendre le monde meilleur.

Dans tous les cas, la citoyenneté n’est jamais ouvertement définie comme une appartenance identitaire ou synonyme de nationalité (Bénéï, 2005), mais comme l’exercice des droits et de devoirs, qui ne sont pas limités aux seuls nationaux. Même si l’inégal accès à ces droits et devoirs n’est abordé explicitement qu’à Genève, toutes les communes mettent en avant des formes de participation qui sont à la portée des jeunes qui n’ont pas la totalité des droits civiques. Cet élargissement de la définition de la citoyenneté relève la participation des non-nationaux tout en contribuant à masquer ces inégalités de droits, mais aussi de compétences, en suggérant qu’être citoyen·ne est avant tout une question de bonne volonté et non de statut.

Le défi est toutefois la mobilité de cette jeunesse bien insérée (voir supra, en introduction et note 1) qui répond favorablement à l’invitation des autorités. À l’aube de sa majorité, une partie d’entre elle aspire à étendre ses engagements (loisirs, études) au-delà des frontières communales, cantonales ou même nationales. Certes, il est peut-être particulièrement nécessaire, aux yeux des élu·e·s, de rappeler que ce dont les jeunes ont bénéficié durant leur enfance n’est pas donné, mais dépend de leur engagement. Cependant, les entretiens montrent que d’une part, les jeunes n’ont pas toutes et tous été passifs jusqu’à leur 18 ans, certain·e·s cumulant les engagements associatifs et bénévoles, et d’autre part que certain·e·s jeunes comptent s’éloigner pour mieux revenir, quand ils et elles seront « vraiment » adultes, soit au moment de fonder une famille et de prendre un emploi fixe.

Le rite des promotions citoyennes demeure également prisonnier de normes relativement strictes de civilité et contraste avec les figures héroïques parfois mobilisées et qui, elles, ont choisi de mettre leur engagement au service de causes souvent dissidentes. Stéphane Hessel a par exemple été invité à Genève pour appeler à « l’indignation », mais rien n’a été fait pour suggérer de le suivre très concrètement. Ce rite n’égratigne donc aucunement l’ordre institué, il ne favorise ni la contestation ni la rébellion. Il a toutefois le pouvoir de consacrer d’autres définitions de la citoyenneté, notamment une citoyenneté de l’engagement critique, définie comme une implication au service de causes et d’intérêts défendus tantôt sur le plan communal ou celui d’un quartier, tantôt dans une perspective internationale.

Si le décalage peut parfois être grand entre ce que pensent et souhaitent les élu·e·s d’une part et les jeunes de l’autre (Loncle, 2007), les deux entités s’accorderaient probablement pour dire que ce rite ne permet pas une nette agrégation à un autre statut. Il ne marque pas vraiment un passage (Van Gennep, 1909) à un autre statut (puisque l’on peut être citoyen·ne avant d’être majeur·e et parce que l’on n’est pas vraiment considéré·e dans sa maturité comme un·e adulte), ni n’institue une ligne de démarcation claire (Bourdieu, 1982) entre les personnes participant au rite et les autres. D’une part, tous les enfants deviennent majeure·e·s (sauf peut-être celles et ceux qui sont empêchés dans leur maturation et maturité et devront être mis sous tutelle ou curatelle). De l’autre, la démarcation entre les personnes citoyennes et celles qui ne le seront jamais n’est pas aussi nette qu’autrefois, lorsque les cérémonies ont été introduites pour consacrer des conscrits et votants. Actuellement, seuls ceux et celles qui ont un passeport à croix blanche peuvent voter sur le plan communal, fédéral et cantonal, mais les résident·e·s étrangers peuvent le faire sur le plan communal (à Fribourg et à Genève[12]). Toutefois, comme les discours insistent aussi sur une citoyenneté plus large incluant l’engagement social local ou international, même des personnes clandestines (toujours scolarisées) pourraient être concernées.

Ce rite demeure donc un rite d’institution (Bourdieu, 1982) durant lequel les autorités renouvellent leur légitimité, se mettent en scène dans leur pouvoir (Abélès, 2007), reconnaissent les jeunes comme nouveaux citoyen·n·es et les encouragent à être à la hauteur autant hic et nunc que dans l’avenir. Néanmoins, les initié·e·s restent dans une zone liminaire (Turner, 1990) qui ouvre sur d’autres horizons d’apprentissages : par exemple, s’intéresser au politique et à la politique, même sans concrétiser son engagement dans l’immédiat. Les promotions citoyennes que nous avons étudiées ne sont pas pour autant des rencontres ratées entre autorités et des citoyen·e·s en attente, qui ont pu se sentir reconnu·e·s dans leur majorité/responsabilité, dans leurs droits citoyens et prendre conscience qu’elles et ils sont attendu·e·s lorsque le moment sera venu.