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Introduction

Dans un contexte de formation en alternance, le stagiaire en enseignement est accompagné par un enseignant associé et un superviseur universitaire. Ils sont appelés à formuler un jugement évaluatif sur le niveau de développement des compétences professionnelles du futur enseignant, chacun devant exercer le double rôle de formateur et d’évaluateur.

Pour que le jugement des deux formateurs évaluateurs contribue de manière significative à la progression du stagiaire, il est essentiel qu’ils exercent leurs rôles en étroite collaboration (Portelance, Gervais, Lessard et Beaulieu et al., 2008), qu’ils réfléchissent et s’entendent au sujet de l’évaluation du stagiaire (Portelance, Martineau et Caron, 2014). Or, des obstacles entravent la voie de la collaboration, notamment quant au regard évaluatif sur le développement professionnel du stagiaire. Plusieurs sont mentionnés : le manque de temps, les représentations floues des rôles respectifs, la méconnaissance de la culture professionnelle et institutionnelle de l’autre formateur, une hiérarchie apparente qui place le superviseur en position haute (Sim, 2010; Rodgers, 2004). De plus, les objectifs spécifiques de la formation du stagiaire et les objets d’évaluation peuvent varier selon le milieu d’appartenance du formateur évaluateur, le milieu scolaire ou le milieu universitaire (Portelance et Caron, 2015), et ce, malgré les attentes officielles. Si, dans le contexte d’une formation en alternance, la discussion entre les deux formateurs au sujet de l’évaluation des apprentissages du stagiaire représente un défi, la formation en alternance impose par elle-même à l’étudiant une acculturation à deux mondes (Laot et Orly, 2004). Alors qu’il est mis en contact à l’université avec des approches pédagogiques soutenues par des connaissances issues de la recherche récente en éducation, le futur enseignant se heurte parfois dans les écoles à des approches traditionnellement utilisées (Grossman, Smagorinsky et Valencia, 1999; Tremblay-Wragg, 2013). Les discours discordants peuvent alors devenir une source de tension cognitive (Wittorski, 2009) et entrainer un inconfort chez l’étudiant. Son autoévaluation, largement tributaire de la médiation des formateurs (Balslev, Perréard Vité et Tominska, 2015), peut laisser voir des traces d’incohérence. Devant des propos parfois contradictoires, l’étudiant peut dévier de la trajectoire de l’engagement dans sa formation. Forcé de respecter deux contrats distincts, établis par ses deux formateurs, il fait face à des logiques de cohabitation incompatibles et incohérentes (Barioni et Puozzo, 2014). Les messages des formateurs peuvent avoir des effets sur l’investissement cognitif et socio-affectif du stagiaire et sur la qualité de ses apprentissages.

De nombreux étudiants de l’enseignement supérieur orientent principalement leurs efforts vers des buts de performance ou une simple réussite (Maunier, 2015). Les apprentissages en surface prennent alors le dessus sur les apprentissages en profondeur. Un stagiaire, par exemple, pourrait être porté à s’inscrire dans une logique de réussite sans viser une compréhension approfondie du concept d’apprentissage. À l’Université du Québec à Trois-Rivières, l’évaluation du niveau de développement des compétences en enseignement secondaire vise, notamment, l’identification et la prise de conscience par le stagiaire des forces et des lacunes qu’il manifeste. Elle vise à susciter un véritable engagement dans la formation, la consolidation des éléments positifs et la capacité à pallier les lacunes. En concordance avec cette orientation, l’appréciation globale de l’évaluateur comporte deux cotes, succès et échec. L’appréciation du niveau de développement de chaque compétence est soutenue par des commentaires de nature qualitative des formateurs (Université du Québec à Trois-Rivières, 2006). L’évaluateur tient compte des éléments contextuels qui influencent, favorisent ou entravent le déroulement du stage et le développement des compétences du stagiaire. Cette forme d’évaluation a essentiellement pour but d’inciter le stagiaire à se centrer sur ses apprentissages et son développement professionnel et non sur un résultat élevé, et même à modifier son rapport à l’évaluation. Ainsi, depuis leur premier stage, les étudiants sont incités à se centrer sur leur développement professionnel continu et à développer une compétence réflexive. Pendant le stage et à la fin du stage, ils prennent connaissance des commentaires de leurs formateurs, consignés dans une grille d’évaluation, et ils en discutent avec eux. Si, jusqu’à la fin du stage, un stagiaire a manifesté des lacunes majeures dans le développement des compétences professionnelles et qu’il n’atteint pas le niveau attendu, il est en situation d’échec au regard des exigences universitaires. Il a alors la possibilité de reprendre le stage à la condition de s’engager sérieusement dans une démarche de remédiation soutenue et supervisée par le responsable pédagogique des stages du programme de formation.

Or, nous ne savons pas si les stagiaires, peu importe où ils se situent dans le développement des compétences, visent avant tout à apprendre en contexte de stage. Comment se représentent-ils le processus d’évaluation auquel ils sont soumis ? Quel est leur rapport à l’évaluation? Dans le cadre d’une recherche portant sur la collaboration entre l’enseignant associé et le superviseur universitaire[1], nous avons notamment analysé le processus d’évaluation des apprentissages du stagiaire relativement aux objectifs des formateurs évaluateurs, aux objets de leur évaluation et à leurs rôles (Portelance et Caron, 2015). Les résultats indiquent que l’enseignant associé et le superviseur travaillent généralement en concertation, mais aussi que des mésintelligences caractérisent le processus d’évaluation. Pour le premier, le stage représente un moyen d’atténuer le choc de la réalisé alors que le second y voit une occasion d’établir des liens entre théorie et pratique; l’un évalue globalement la capacité à enseigner et l’autre les manifestations des compétences professionnelles. Le formateur de terrain, arguant qu’il connait bien le stagiaire, veut transmettre ses observations au formateur universitaire; ce dernier considère par ailleurs qu’il lui revient d’assumer le leadership de l’évaluation. Nous nous attardons maintenant au stagiaire et, plus particulièrement, au rapport qu’il entretient avec l’évaluation.

1. Des repères du cadre conceptuel

Pour préparer la présentation de l’analyse des données, collectées en vue de répondre à la question de recherche, nous précisons le sens du concept d’évaluation. Étant donné les liens étroits qui unissent l’évaluation et la formation, nous tentons ensuite de cerner deux logiques pouvant influencer le rapport à l’évaluation, une logique de formation et une logique d’action.

1.1 L’évaluation des apprentissages

L’évaluation peut être inscrite dans des perspectives distinctes. Par exemple, d’aucuns la voient surtout comme un produit et d’autres comme un processus. Vue comme un produit, elle est un témoin observable de la performance des apprenants. Elle est alors associée à la mesure et elle joue un rôle normatif (Howe et Ménard, 1993). Les auteurs mettent plutôt à l’avant-plan une évaluation intégrée au processus pédagogique, l’évalué et l’évaluateur étant « intimement liés dans l’acte d’évaluation » (p. 38). Perrenoud (1998a) déclare aussi que, pour aller vers des décisions d’orientation qui prolongeront les stratégies de différenciation, il faut passer d’une évaluation orientée vers la mesure à une évaluation orientée vers la régulation et la communication, la différenciation de l’enseignement et l’observation formative. Pendant les stages en enseignement, l’évaluation continue est avant tout au service des apprentissages du stagiaire (De Ketele, 2013). Les rencontres de rétroaction sont d’ailleurs l’occasion d’offrir une évaluation formative au stagiaire et les discussions celle de favoriser l’engagement du stagiaire dans le processus d’évaluation formative (Dijksternhuis, Schuwirth, Braat, Teunissen et Scheele, 2013). Il s’agit d’une évaluation qui vise le développement professionnel du futur enseignant (Gervais et Correa Molina, 2004) et la préparation à l’insertion professionnelle en enseignement (Dufour, Portelance, Dupont-Plamondon et Meunier, 2016).

Le jugement évaluatif du formateur est complexe, de par la multitude d’éléments à prendre en considération (Lebel, Bélair et Monfette, 2015), tels les acteurs, le contexte et les enjeux. Il exige un regard documenté, rigoureux et équitable (Lebel, 2009). Qui plus est, une évaluation intégrée au processus de formation du stagiaire est associée à la régulation des stratégies respectives du formateur et du formé. Le formateur, appelé à soutenir l’engagement cognitif du stagiaire, est invité à adapter ses interventions aux besoins du formé alors que le formé se distancie de ses actions, les contrôle et les régule (Allal, 1991, 2007). L’auteure ajoute que la régulation interactive donne lieu à des apprentissages contextualisés et coconstruits. Dans le même sens, Black et William (2009) affirment que l’évaluation formative favorise l’engagement du stagiaire dans sa formation. Le formateur évaluateur exerce en quelque sorte un rôle d’accompagnement. Son accompagnement réfère à un processus de soutien, dans lequel il chemine aux côtés de l’accompagné respectant son rythme et ses besoins, s’adaptant au contexte et aux ressources et minimisant les attitudes prescriptives (Vivegnis, 2016).

Ces affirmations sur le processus d’évaluation ne sont pas dissociées des décisions que le formateur doit prendre en ce qui concerne l’évaluation sommative et la certification. L’évaluation sommative est également intégrée au cheminement de l’étudiant et elle est partie prenante de son développement (Mottier-Lopez, 2010). Lorsqu’il se prononce sur les acquis de formation et l’atteinte des objectifs de formation, le formateur a auparavant été un acteur de la progression du stagiaire. Il tient compte des éléments contextuels pouvant nuire à l’atteinte des objectifs, sachant que les stagiaires peuvent évoluer dans des milieux fort diversifiés, les uns moins « difficiles » que d’autres. Sa posture, à l’instar de celle d’un accompagnateur, est orientée par ses intentions et elle renvoie à une conception des rôles exercés, consciemment ou non (Vivegnis, 2016) dans ses pratiques d’évaluation.

Si le processus d’évaluation continue a pour objet d’assurer la progression de chaque apprenant, il n’en demeure pas moins que celui-ci a la responsabilité d’apporter les améliorations et les correctifs appropriés (Scallon, 2000). Or, l’engagement de l’étudiant stagiaire dans ses apprentissages comporte plusieurs facettes et peut être mis en relation avec des aspirations personnelles diversifiées. Nous avons mentionné que le stagiaire essaie de respecter, en tant qu’étudiant soumis à l’évaluation, deux contrats qui lui semblent parfois non identiques. Les attentes des deux formateurs, différentes ou non, peuvent donner lieu à des attitudes non souhaitées de la part des stagiaires.

1.2 La logique d’action

Si on lui demande de diversifier ses stratégies d’enseignement, le stagiaire peut s’y conformer et « varier pour varier » (Barioni et Puozzo, 2014, p. 97), dans le but de réussir son stage. Dans une analyse de cas, les auteurs constatent que le stagiaire, voulant adopter des méthodes nouvelles, montre la faible robustesse de ses savoirs théoriques. Dans sa volonté d’appliquer la pratique d’enseignement qui lui a été enseignée, il néglige les apprentissages des élèves. Un autre exemple concerne la pratique réflexive, exigée avec insistance par les formateurs universitaires. Si les étudiants rédigent des journaux réflexifs à la demande du superviseur universitaire, la réflexion peut être commandée, structurée et formatée selon les attentes sans pour autant refléter une véritable réflexivité (Michaud, 2012). Pensons aussi à la grille d’évaluation à laquelle les stagiaires et leurs formateurs ont accès. Lorsqu’elle est utilisée comme un outil de vérification des performances du stagiaire et de stimulation à l’obtention de résultats élevés, cet outil peut diriger le stagiaire vers des apprentissages de surface (Maunier, 2015). Ces quelques exemples pourraient illustrer ce que Perrenoud appelle une logique d’action de l’apprenant, à l’opposé d’une logique de formation.

Dans une logique d’action (Perrenoud, 1998b), l’apprenant vise la réussite, l’appréciation positive de ses formateurs, la satisfaction des attentes de l’institution. L’auteur affirme que cette logique peut devenir un enjeu fort, au point de diriger l’étudiant vers l’efficacité au détriment des occasions d’apprendre. Il écrit : « pour apprendre, il faut que chacun soit mobilisé dans sa zone de proche développement, […] zone où il hésite, va lentement, revient sur ses pas, commet des erreurs, demande de l’aide » (p. 1). Ainsi, la démarche demandée à l’apprenant peut provoquer un conflit entre projet de formation et projet d’action. Si l’enseignant entretient l’illusion que la règle du jeu est de réussir, le projet de formation peut être mis entre parenthèses par l’apprenant. Dans le contexte des stages en enseignement, le formateur peut incarner seul la logique de formation et laisser au stagiaire la logique de l’action. Cette distinction entre deux projets de l’apprenant peut nous aider à comprendre le rapport à l’évaluation du stagiaire.

1.3 La logique de formation

Plusieurs chercheurs décrivent, parfois implicitement, la logique de formation d’un stagiaire, que ce soit en enseignement ou dans un autre domaine. Dijksternhuis, Schuwirth, Braat, Teunissen et Scheele (2013) déclarent que la formation peut devenir le projet personnel du stagiaire lorsque ce dernier se perçoit comme le premier responsable de ses apprentissages et que cette prise de conscience le conduit à l’autoréflexion et à la recherche d’occasions d’apprendre et de rétroactions de la part de ses formateurs. Des modalités d’encadrement du stagiaire semblent favoriser son engagement dans sa formation, comme l’ont conclu Balslev, Perréard Vité et Tominska (2015). Ces chercheurs ont analysé des entretiens tripartites de stage auxquels ont participé six stagiaires au cours des trois stages de leur formation. Ils constatent que les futurs enseignants développent la confiance en leur potentiel, saisissent les occasions de progression, prennent conscience des savoirs professionnels en amont de leurs actions, argumentent leurs choix et leurs décisions, manifestent une réflexivité à la source des régulations de leurs conceptions et de leurs actions. La compétence réflexive du stagiaire captive l’intérêt des chercheurs Chaubet, Correa Molina et Gervais (2013). Ces auteurs associent la compétence réflexive à l’engagement du stagiaire dans sa formation, à la prise de recul pour analyser les situations et à l’établissement de liens avec les connaissances issues de la recherche en éducation.

Dans une logique de formation (Perrenoud, 1998b), le stagiaire analyse sa pratique et cherche à expliciter ce qu’il a appris. Sa pratique réflexive lui permet de questionner et de comprendre l’action, d’apprendre et d’intégrer des savoirs nouveaux qui vont orienter, guider et soutenir de nouvelles manières de faire (Perrenoud, 2001). Dans une logique de formation, le projet de formation est ancré « dans une réflexion sur les finalités et les démarches de la formation » (p. 2). Au besoin, l’apprenant est prêt à redéfinir son projet et à l’aménager en conséquence. Il affronte les problèmes comme des occasions de faire de nouveaux apprentissages. L’évaluation et la performance ne le détournent pas de son projet de formation.

Logique d’action et logique de formation ne sont pas mutuellement exclusives dans la motivation de l’apprenant. Un stagiaire, même s’il se considère comme le premier responsable de ses apprentissages et qu’il est fermement engagé dans sa formation, peut viser à obtenir une appréciation positive de ses formateurs et à satisfaire les attentes de l’institution. Sa motivation intrinsèque n’exclut pas sa volonté de réussir. Les deux logiques sont partie prenante de la dynamique motivationnelle sous-jacente à la construction identitaire du futur enseignant. Il n’y a pas nécessairement un conflit entre projet de formation et projet d’action, quoique des étudiants pourraient être tentés de viser l’efficacité au détriment des occasions d’apprendre (Perrenoud, 1998).

1.4 Le rapport à l’évaluation

Le rapport à l’évaluation varie selon la logique dans laquelle le stagiaire inscrit son parcours de formation. Les représentations qu’il a de l’évaluation ne sont pas des entités observables. Les formateurs le savent et ils sont conscients des limites de leur travail de formateur. Un résultat qui atteste d’une écriture réflexive élevée ne correspond pas nécessairement à une compétence développée de manière satisfaisante et, par ailleurs, des compétences peuvent être développées sans pour autant que le stagiaire ait réussi des écrits réflexifs (Michaud, 2012). Il arrive aussi que la rétroaction formative et constructive d’un formateur ne soutienne pas les apprentissages du stagiaire et n’incite pas à la logique de formation (Dijksternhuis, Schuwirth, Braat, Teunissen et Scheele, 2013). Également, les commentaires des formateurs peuvent heurter les croyances, les valeurs, les idées et les attentes du stagiaire et faire obstacle à son projet de formation. Jorro (2005) analyse la portée de l’instance évaluative dans le déroulement de la réflexion. Elle discrimine trois postures. La posture de retranchement correspond à la peur de devoir expliciter un point de vue sur une pratique inhabituelle et donc au choix de la routine et de la conformité. La posture de témoignage est conforme à une attitude de partage de sa pratique et à la volonté d’en faire l’analyse. La posture de questionnement représente le retour en pensée sur la pratique pour mieux la comprendre. Ces postures sont mises en lien par l’auteure avec la portée de l’évaluation. Elles pourraient influencer le rapport à l’évaluation de l’étudiant. Dans une logique d’action, un stagiaire pourrait adopter la posture du retranchement, ce qui lui éviterait de devoir justifier sa pratique.

Dans l’intention de mieux comprendre la logique du stagiaire dans son rapport à l’évaluation, nous avons tenté de répondre aux questions suivantes : vise-t-il avant tout à réussir son stage ou est-il en quête d’apprentissage sur l’enseignement? Cherche-t-il à mettre en mots ses actions pour exposer exclusivement ses bons coups ou aborde-t-il, dans une analyse réflexive de sa pratique, les défis à relever pour assurer son développement professionnel? L’étudiant peut également s’inscrire dans une logique qui combine action et formation. La complexité du processus d’évaluation nous incite à éviter de prétendre que le rapport à l’évaluation des étudiants peut être réduit de manière absolue à une seule logique. Ainsi, sans prétendre qu’il existe chez tout stagiaire une seule forme de déterminant motivationnel, notre exploration s’est attardée à des indices prédominants. Notre analyse des données de la recherche s’appuie sur les caractéristiques de la logique d’action et de la logique de formation énoncées par Perrenoud (1998b). Nous avons adapté à l’étudiant stagiaire ses propos concernant l’élève. En nous inspirant des idées de l’auteur, nous avons associé la logique d’action aux indices suivants : le formateur prend les initiatives; l’apprenant contourne le conflit cognitif; il se débrouille rapidement sans analyser la situation problématique; la réussite est sa priorité. D’autres indices ont été rattachés à la logique de formation : le projet part de l’apprenant; l’étudiant veut développer ses compétences professionnelles dans sa zone proche de développement; il accepte de faire face aux obstacles cognitifs; il n’hésite pas à remettre ses idées en question; il ose s’affirmer et il justifie son point de vue; il considère les problèmes comme des occasions d’apprendre; il propose des moyens d’améliorer les situations problématiques; il analyse ses pratiques.

2. Description du processus d’investigation

L’objectif général de la recherche consistait à analyser la collaboration interprofessionnelle entre les deux formateurs du stagiaire, l’enseignant associé et le superviseur universitaire, notamment quant au processus d’évaluation des apprentissages du stagiaire. Dans ce texte, nous nous attardons au stagiaire. La méthodologie pour laquelle nous avons opté nous a permis d’analyser son rapport à l’évaluation. La recherche de nature qualitative interprétative s’est déroulée dans le milieu naturel du stage. Cela signifie que la collecte des données a eu lieu dans l’école du stage à l’occasion d’une rencontre de rétroaction telle qu’elle se déroule habituellement en l’absence de la chercheure.

Nous avons mené une investigation auprès de stagiaires en enseignement secondaire et de leurs deux formateurs. Nous avons d’abord recruté trois superviseures de stage. Chacune d’elles a ensuite sollicité la participation d’enseignants associés et de leur stagiaire respectif, avec qui elles étaient jumelées. Sept enseignants associés et autant de stagiaires ont accepté de participer à la recherche. Le projet de recherche présenté aux participants portait sur la collaboration interprofessionnelle entre les deux formateurs. Les participants ne savaient pas que les données pourraient être analysées sous l’angle de leur rapport à l’évaluation. Nous avons ainsi pu former sept triades, chaque superviseure faisant partie de deux ou trois d’entre elles. Une superviseure est professeure chercheure en sciences de l’éducation. Les deux autres sont chargées de cours et détiennent respectivement un diplôme de deuxième et de troisième cycle en éducation. Les trois ont enseigné au moins cinq ans dans une école secondaire avant de s’engager activement dans la formation des futurs enseignants. Les enseignants associés, trois hommes et quatre femmes, ont tous cumulé entre 15 et 25 années d’expérience en enseignement. Les stagiaires, six étudiantes et un étudiant âgés de 20 à 25 ans, sont arrivés au terme de leur formation de quatre années universitaires. Le stage d’internat, d’une durée de douze semaines, est le dernier de leur programme de formation. Pendant ce stage, ils prennent en charge toutes les tâches d’un enseignant. Les disciplines d’enseignement dépendent de leur profil de formation : français, mathématiques, univers social, science et technologie. Le niveau d’apprentissage des élèves varie de la première à la cinquième année du secondaire et, selon le niveau, les élèves ont entre 12 à 17 ans. Les groupes sont mixtes et les écoles sont situées dans des milieux socioéconomiques classés dans la moyenne.

Pour collecter les données dont l’analyse est présentée dans ce texte, l’enregistrement sonore de conversations entre les trois acteurs de la triade a été utilisé. Les rencontres en triade enregistrées ont eu lieu après la dernière séance d’observation de l’enseignement du stagiaire par le superviseur. Ces rencontres permettent généralement au stagiaire et à ses formateurs d’échanger sur les points forts et les difficultés du stagiaire. Le discours évaluatif des formateurs porte sur les manifestations du développement des compétences professionnelles[2] en enseignement.

Une transcription intégrale des propos des participants a précédé le traitement des données. Les étapes de l’analyse de données qualitatives énoncées par L’Écuyer (1990) ont été suivies : de la lecture flottante à des synthèses partielles en passant par le repérage d’unités de sens, la précision des catégories émergentes, la construction d’une grille de codage et son utilisation. Le codage du contenu était réparti au départ en deux catégories préétablies, la logique d’action et la logique de formation, déjà présentées dans ce texte, associées par Perrenoud (1998b) aux objectifs contradictoires de l’apprenant. Les nouveaux codes ont été précisés au fur et à mesure de l’émergence de sous-catégories[3]. Les codes émergents ont servi à illustrer les sous-catégories associées respectivement aux logiques de formation et d’action dans le rapport à l’évaluation, mais aussi à préciser le sens accordé à chacune d’elles. Elles ont servi à peaufiner l’analyse et à en dégager les indices du rapport à l’évaluation et, en concordance, les sous-titres de la présentation des résultats.

L’analyse conversationnelle a été réalisée en tenant compte des interactions entre les locuteurs, à partir d’aspects déductifs et inductifs de la catégorisation, comme le propose Traverso (2004). Ainsi, l’analyse des interactions a permis de proposer des catégorisations. La démarche est descriptive, fondée sur l’enregistrement sonore et la transcription d’interactions verbales authentiques. Les éléments interactifs qui ont retenu l’attention ont permis de diriger l’éclairage sur le rapport à l’évaluation entretenu par les stagiaires. Les segments de contenu retenus correspondent à des unités de sens qui s’intègrent dans la grille d’analyse (Robert & Bouillaguet, 1997).

Toutes les opérations ont été exécutées par la chercheure et une assistante de recherche, coauteures du présent texte. Suivant les conseils de Miles et Huberman (1994), un double codage interjuge a été exécuté pour stabiliser la grille des codes et pour vérifier la fiabilité du codage effectué ainsi que la validité des interprétations.

3. Présentation des résultats

L’analyse conversationnelle a mené à identifier et nommer des aspects du discours qui aident à mieux comprendre le rapport à l’évaluation des stagiaires. Nous utilisons le terme indice comme étant une indication, une marque ou une trace du rapport à l’évaluation. Nous avons rassemblé ces indices en référence aux caractéristiques de la logique de formation et de la logique d’action décrites par Perrenoud (1998b). Nous ne pouvons pas présenter ici tous les indices détectés, à cause du grand nombre. Parmi plusieurs traces du rapport à l’évaluation, nous avons sélectionné les plus représentatives de la logique de formation et de la logique d’action. Des extraits du discours soutiennent la présentation de l’analyse.

3.1 Le rapport à l’évaluation dans une logique de formation

Selon l’analyse conversationnelle, la quête d’apprentissage sur l’enseignement et la volonté de développement professionnel constituent des indices d’une logique de formation dans le rapport à l’évaluation des stagiaires. Ce rapport à l’évaluation apparait dans les sous-catégories suivantes, apparentées à la logique de formation : 1) la volonté d’amélioration du stagiaire concerne son désir d’apprendre et son engagement dans un processus qui se réalise sans interruption, 2) l’authenticité par rapport à ses progrès et ses défis réfère à l’expression franche des constats relatifs au développement de ses compétences, 3) la réflexivité correspond à l’analyse réflexive de sa pratique, l’autoquestionnement et la justification de ses choix didactiques et pédagogiques et 4) l’autonomie professionnelle révélée dans ses initiatives et dans la prise en charge de son projet professionnel.

3.1.1 Le stagiaire montre une volonté d’amélioration

Au sein de la triade dont ils font partie, les propos des stagiaires indiquent qu’ils sont conscients de la continuité de leur parcours de formation. Il leur importe de progresser, d’améliorer leur agir professionnel. En référence à la logique de formation, les stagiaires se positionnent comme des apprenants dans la zone proche de leur développement. Ils sont impliqués dans la construction de leurs compétences professionnelles. Les indices de cette volonté d’amélioration sont variés. Ils correspondent aux comportements suivants : questionner les formateurs pour mieux comprendre les particularités de la profession, autoévaluer ses forces, remettre en question ses pratiques, identifier les défis personnels à relever, prévoir des moyens d’autorégulation.

Les stagiaires mettent en évidence qu’ils visent à s’améliorer. Mathias[4] identifie clairement un défi qu’il a relevé à l’occasion de la correction des textes de ses élèves. L’expérience était nouvelle pour lui. Il mentionne un moyen d’autorégulation qu’il a utilisé : « Ça a été un apprentissage pour moi, la correction, parce que je me disais “On parlait du jugement professionnel” et j’essayais d’être juste. Je me disais de ne pas regarder les noms, mais je reconnaissais les écritures. Il ne faut pas que je pense à ça, même si dans la classe des fois il m’énerve, ça n’a pas rapport avec ce qu’il remet comme produit. Il faut que je corrige son travail » (sMhP-amélioration[5]). Les stagiaires montrent qu’ils se questionnent sur la pertinence de leurs pratiques. Lorsque ses formateurs lui demandent de faire un bref bilan du développement de ses compétences pendant le stage, Marie-Pier s’attarde à la planification des périodes d’enseignement. Elle remet en question ses certitudes et ses pratiques et elle identifie des pistes d’amélioration. La stagiaire déclare que ses élèves devraient connaitre le but des tâches à exécuter : « Qu’est-ce que je veux qu’ils réalisent pendant cette activité-là ? Je sais que, pour moi c’était vraiment clair, mais pour les élèves ça l’était un peu moins. Donc, je vais vraiment travailler là-dessus » (sMPfB-amélioration).

L’analyse conversationnelle révèle que la volonté d’amélioration des stagiaires est soutenue par les formateurs. Ces derniers sont d’ailleurs appelés à guider le futur enseignant dans le développement de ses compétences professionnelles. Ce soutien des formateurs peut avoir des incidences sur le rapport à l’évaluation du stagiaire. Selon les conversations analysées, les formateurs incitent les stagiaires à viser l’amélioration, et ce, en tenant compte de leur zone proche de développement. Ils ne les invitent pas à rechercher la performance. Le stagiaire qui situe ses apprentissages dans une logique de formation reconnait l’apport de l’enseignant associé et du superviseur à son cheminement. Il convient de l’utilité des exigences universitaires, il fait appel au jugement évaluatif de ses formateurs et prend en compte leurs commentaires. Il peut même mentionner que sa volonté de cheminer dans la voie de l’apprentissage est soutenue par ses formateurs. Dans les trois exemples suivants, il ressort que le soutien des formateurs est reconnu et apprécié. 

Au moment où les échanges portent sur le développement de la compétence relative à l’engagement dans la formation, Édith mentionne ce qui suit : « Je suis capable de modifier après [ma période d’enseignement], selon ce que j’ai pensé. J’en parle souvent à Anne [enseignante associée], je lui demande si je devrais faire ça et elle me donne son avis » (sÉfC-soutien formateurs). L’enseignante associée poursuit la conversation en mentionnant qu’elle apprécie l’« introspection » de la stagiaire puisque cela l’incite à être réflexive. Dans une autre triade, le soutien de la superviseure est clairement affirmé par la stagiaire Marie-Pier lorsqu’elle s’adresse ainsi à sa formatrice universitaire : « Vous vous êtes transformée en outil pour nous aider à comprendre les compétences professionnelles » (sMPfB-soutien formateurs). Connaissant l’importance accordée au développement de chacune des douze compétences, la stagiaire montre qu’elle apprécie l’aide lui ayant permis d’en approfondir le sens. Un dernier exemple illustre que la stagiaire reconnait la pertinence de l’une des exigences universitaires respectée par la superviseure. Il convient de rapporter les paroles de Mahina qui constate l’utilité de la planification de l’enseignement pour qui veut accomplir des progrès : « Je ne croyais pas tant à la planification détaillée, à son pouvoir. Sérieusement, jusqu’à ce stage-là, je n’y croyais pas tant. Moi, la planification, c’était très global : en premier, on voit tel concept, en deuxième tel concept. Finalement, je trouve que c’est très utile » (sMfN- soutien formateurs).

3.1.2 Le stagiaire s’exprime avec authenticité

Les stagiaires semblent à l’aise de s’exprimer avec franchise en présence des deux formateurs chargés de les encadrer, mais aussi responsables de l’évaluation de leurs apprentissages. L’enregistrement des conversations au sein de la triade a eu lieu à l’occasion de la dernière visite de supervision du superviseur. À cette occasion, les deux formateurs énoncent généralement leurs jugements évaluatifs en présence du stagiaire. L’apprenant qui s’inscrit dans une logique de formation ressent le besoin de s’affirmer, mais il accepte de faire des compromis sans crainte de se sentir jugé négativement. L’apprenant stagiaire manifeste ce positionnement lorsqu’il se dit libre d’expérimenter et qu’il se permet d’initier des pratiques novatrices. C’est aussi lorsqu’il exprime ses réflexions avec sincérité et pose avec honnêteté un regard sur le développement de ses compétences professionnelles.

Cette attitude semble manifeste chez Mathias lorsqu’il parle de la période d’enseignement qui vient de se dérouler en présence de la superviseure. Le stagiaire n’hésite pas à affirmer ce qui suit avant même que la superviseure ait prononcé le moindre commentaire : « J’étais un peu inquiet, parce que ce n’est pas le style de cours que je suis habitué de faire. J’ai essayé quelque chose de différent. J’étais un petit peu stressé, j’ai oublié de faire des trucs que j’avais prévus. Donc, c’était nouveau pour moi, c’était nouveau pour les élèves, ça été un petit peu plus perturbant et je me suis enfargé un petit peu » (sMhP-authenticité). Il ne craint pas de mentionner qu’il s’est « enfargé[6]», sachant pourtant que son expérimentation pourrait avoir donné une mauvaise impression à la superviseure et avoir des incidences sur son jugement évaluatif. Pour sa part, Élodie se sent à l’aise de mentionner les défis qu’elle a à relever. Alors que ses formatrices font le point avec elle sur le développement des compétences relatives, respectivement, à la collaboration et à la concertation au travail, elle n’hésite pas à déclarer : « Honnêtement je suis quelqu’un de sociable, mais ce n’est pas dans ma nature de travailler en équipe. Je suis quelqu’un qui aime faire les choses à sa manière. […] Les travaux d’équipe à l’université, j’ai toujours détesté ça. Moi, écrire un texte qui ne me représente pas, mais qui représente ce que je suis capable de faire avec quelqu’un, non! » (sÉfP-authenticité). Elle ajoute par ailleurs qu’elle fait beaucoup d’efforts pour travailler conjointement avec les membres de l’équipe-école et les collègues qui enseignent le français. Les propos des stagiaires Mathias et Élodie, exprimés avec authenticité, représentent également l’expression d’une attitude réflexive. Quant à Mahina, ses propos indiquent nettement que la présence de la superviseure dans sa classe ne la porte pas à modifier ses méthodes d’enseignement et ses relations avec les élèves. Elle déclare avec franchise : « Je n’ai pas envie que tout le long de mon stage je m’amuse et, quand j’ai une rencontre de supervision, je me mets à stresser et je ne suis plus moi-même devant les élèves » (sMfN-authenticité).

3.1.3 Le stagiaire fait preuve de réflexivité

Si le processus réflexif est associé à la volonté d’améliorer sa pratique et de développer ses compétences, associer la logique de formation à la réflexivité semble aller de soi. Selon Perrenoud (1998), l’apprenant qui s’inscrit dans la logique de formation adopte une attitude réflexive et ses comportements en sont le témoin. Il accepte de faire face à des obstacles cognitifs sans s’en détourner. Pour le stagiaire, les situations problématiques sont des occasions d’apprendre. Il se questionne sur les causes des difficultés de ses élèves et se préoccupe des apprentissages de chacun. Il apporte un soin particulier à la planification de son enseignement et surtout à la régulation de ses stratégies d’enseignement en fonction des besoins des élèves. Il peut justifier de manière logique ses choix pédagogiques et didactiques. Deux extraits de discours mettent en évidence que les stagiaires sont enclins à la réflexivité.

Édith révèle qu’elle a développé une attitude réflexive par rapport à son enseignement. Elle déclare : « Je suis tout le temps en train de me remettre en question. S’il y a quelque chose, je suis tout le temps en train de penser et de me demander pourquoi ça n’a pas marché. Tous les soirs, je me demande ce que je pourrais améliorer » (sÉfC-pratique réflexive). Quant à Élodie, elle a ancré son projet de formation dans la continuité du développement professionnel. Sa réflexion met en évidence qu’elle situe la réflexivité sur un continuum dont elle cherche à atteindre l’extrémité : « J’ai travaillé beaucoup sur ma perception de moi-même et la perception que j’avais de ma relation avec les élèves. Ça a vraiment changé et je pense que ça a changé pour le mieux. J’ai encore du travail à faire, mais je ne me vois plus dans le même rôle où je me voyais avant » (sÉfP-pratique réflexive).

3.1.4 Le stagiaire emprunte la voie de l’autonomie professionnelle

Les conversations ont été enregistrées quelques jours ou quelques semaines avant la fin du stage, et aussi avant la fin des études au baccalauréat en enseignement. Les stagiaires sont donc à la veille de leur intégration définitive dans le milieu scolaire. Ils manifestent des transformations identitaires et font preuve d’autonomie professionnelle. Dans la logique de formation, cela signifie que le projet de formation est bien celui de l’apprenant et que celui-ci est en mesure de poursuivre son parcours sur la voie de l’amélioration. Pendant la conversation au sein de la triade, les stagiaires mettent en évidence leur capacité réflexive, ils identifient leurs difficultés, leurs lacunes et leurs limites tout autant que leurs forces et leurs bons coups. Aussi, ils se montrent conscients de leurs progrès et de leurs principaux apprentissages. Ils peuvent aussi se projeter dans leur avenir professionnel et anticiper les contraintes de l’insertion professionnelle.

Considérant les progrès qu’elle a réalisés, Élodie identifie les défis à relever en matière de gestion de classe. Elle estime la distance parcourue et les pas qu’il lui reste à franchir : « Je suis capable de dire non à un élève sans penser “Ah! J’espère qu’il ne sera pas fâché contre moi”. Je suis vraiment loin de me trouver encore à la hauteur, mais je trouve que je fais du progrès malgré tout » (sÉfP-autonomie). Un autre défi demeure important pour plusieurs stagiaires : la planification de l’enseignement. Au terme de leur formation, ils sont satisfaits de ce qu’ils ont compris, ce qui devrait leur permettre de se sentir autonomes dans les situations diversifiées de l’insertion professionnelle. Voici ce que mentionne Mathias au sujet des étapes qu’il a traversées : « La planification, moi j’ai trouvé que je faisais ça à l’envers. Il fallait vraiment que je trouve d’avance les questions qu’ils allaient pouvoir se poser, faire une liste de ce qu’ils vont penser. Maintenant, je peux plus prévoir et gérer les questions, les interrogations » (sMgP-autonomie). Ce stagiaire semble avoir compris que la planification est orientée vers les apprentissages des élèves et avoir acquis des habiletés qui lui seront utiles ultérieurement.

Les stagiaires sont conscients du processus de construction de leurs savoirs et de leurs compétences professionnels. En voulant préciser son désir de susciter la motivation des élèves, Lauriane déclare : « Je suis encore en train de me découvrir en tant que personne et mon style d’enseignement et tout; je pense que je suis vraiment une personne qui essaie de transmettre des…, pas vraiment une passion, mais j’essaie quand même de développer l’intérêt, ce qui n’est pas tout le temps évident. » (sLfF-insertion). Elle cherche les mots justes pour exprimer sa personnalité professionnelle, sa singularité. Une autre stagiaire, Mahina, est consciente de ses forces et des défis à relever dans l’enseignement; elle s’attend à des transformations identitaires. Elle compte sur le « travail réflexif » pour raffermir son autonomie professionnelle : « Je trouve mes forces, c’est que j’aime entrer en contact avec les gens; par contre, c’est aussi une faiblesse. Je n’ai pas encore fait tout le cheminement de questionnement… je pense que j’ai encore besoin de faire un travail réflexif » (sMfN-insertion). Mahina manifeste qu’elle est consciente de la nécessité de poursuivre son projet de formation.

3..2 Le rapport à l’évaluation dans une logique d’action

L’analyse des propos indique aussi des manifestations d’un engagement professionnel mitigé du stagiaire, que nous associons à la logique d’action du rapport à l’évaluation. Ce rapport à l’évaluation apparaît dans deux sous-catégories : le manque d’initiatives du stagiaire quant à son projet de formation et le défaut de réflexion sur son agir professionnel.

3.2.1 Le formateur prend les initiatives de la formation du stagiaire

Pendant la conversation entre les trois membres de la triade, des indices de la logique d’action ont été détectés, quoique peu nombreux. Nous avons noté que le formateur est parfois porté à prendre les devants, laissant le stagiaire dans une posture attentiste non favorable à l’engagement dans une logique de formation. Cela se produit lorsque ses propos n’incitent pas ouvertement le stagiaire à réfléchir sur son enseignement et que la réflexion normalement attendue de l’étudiant est verbalisée par le formateur.

Avant même que la stagiaire Édith soit invitée à formuler un jugement argumenté sur son enseignement, et ce, dès le début de la conversation de la triade, la superviseure s’exprime ainsi : « Globalement, je pense que c’était un cours qui était bien structuré, bien pensé, réfléchi à la fois au niveau des connaissances que tu voulais transmettre, à la manière dont tu voulais les transmettre… Comme on a fait les cours de didactique ensemble, je voyais, par exemple, le recours au schéma actanciel, à des notions qui sont propres à la narratologie que tu voies dans tes cours. Il y avait aussi cette comparaison pendant le film qu’on avait travaillé en didactique » (supLN-initiatives formateur). En exprimant son jugement évaluatif sur l’enseignement de la stagiaire, qu’elle vient d’observer en classe, la superviseure ne favorise pas l’adhésion de cette dernière à une logique de formation. Les commentaires sur la structure de la leçon, les stratégies d’enseignement de la stagiaire et les liens entre la théorie et la pratique pourraient porter la future enseignante à négliger l’autoévaluation personnelle de son enseignement. À la fin de l’éloge de la superviseure, la stagiaire y va d’emblée d’un discours descriptif : « Je demandais aux élèves après chaque paragraphe: “Qu’est-ce qu’on vient de lire?”. La première fois, je posais les questions : “qu’est-ce qu’on a noté, qu’est-ce qui est important, comment vous résumeriez cela?” Les mots inconnus, la première fois, j’avais fait une diapo où j’avais noté les mots difficiles ; il suffisait de lever la tête et de regarder » (sÉfC-description situation). Cet extrait, quoique court, représente la totalité des propos de la stagiaire sur le sujet. La conversation a ensuite changé d’objet.

En somme, il arrive que le superviseur, et possiblement l’enseignant associé, adopte des comportements qui n’encouragent pas le stagiaire à l’autoévaluation, incitant plutôt ce dernier à se laisser porter par ses formateurs. En d’autres termes, le formateur peut nuire au développement professionnel du futur enseignant s’il ne lui donne pas consciemment l’occasion de prendre l’initiative de son projet de formation.

3.2.2 Le stagiaire évite la réflexion sur l’action

Plusieurs extraits de discours présentent des indices d’un rapport à l’évaluation alimenté par la réflexivité. Par ailleurs, quelques autres nous portent à supposer que les stagiaires ne sont pas toujours enclins à réfléchir sur l’action, à analyser les situations problématiques et à se questionner sur les causes des difficultés des élèves. Ils pourraient être associés à la logique d’action, décrite par Perrenoud (1998). Nous présentons deux extraits de conversation, auxquels Mathias et Lauriane participent respectivement.

Dans ce premier extrait, il appert que le stagiaire ne cherche pas à analyser les situations problématiques ni à mieux comprendre les éléments qui les rendent complexes. Le stagiaire Mathias évite d’approfondir le sujet de discussion introduit par la superviseure.

  • Superviseure : Je me disais : «Qu’est-ce qu’on peut faire avec les élèves qui ne nous dérangent pas, qui achètent la paix, mais qui ne font rien?» […] Je ne sais pas ce que tu as trouvé toi Mathias.

  • Mathias : Rien jusqu’à date.

  • Superviseure : ... Quand même, est-ce qu’il y a des aspects que tu aurais à améliorer dans ce cours-là?

  • Mathias : - (sMhP-évitement; supLN-initiatives formateur)

Si Mathias n’épouse pas nécessairement une logique d’action, celle qui donne priorité à la réussite et à la performance, rien n’indique ici qu’il est engagé dans une logique de formation. Il semble contourner le conflit cognitif auquel la superviseure tente de le faire réagir. D’après sa réponse et son silence, Mathias semble éviter la réflexion que la superviseure l’invite à faire.

L’extrait suivant de la conversation entre la superviseure et la stagiaire, en présence de l’enseignant associé, montre que la superviseure, répondant à ses propres questions, laisse peu de place au projet de formation de la stagiaire. Dans cette situation, la stagiaire Lauriane ne dévoile pas d’indices de sa capacité à adopter une attitude réflexive. Avant même que la stagiaire puisse exprimer son point de vue sur son enseignement, la superviseure fait part de ses observations. Les paroles qui suivent ont été prononcées au début de la période de rétroaction en triade.

  • Lauriane : J’ai voulu essayer de sonder des nouveaux terrains et j’étais un peu stressée, mais finalement ça s’est tout bien passé.

  • Superviseure : Moi je le sais ce que tu as fait de différent. Peux-tu le dire?

  • Lauriane : Les stratégies de lecture?

  • Superviseure : Tu as intégré, en fait, les stratégies de lecture dans un cours d’univers social. En fait, c’est quelque chose que tu as fait pour la première fois.

  • Lauriane : Oui.

  • Superviseure : Puis, c’est un peu à ma demande. Tu l’as fait, tu l’as essayé. Pour les identifier, les stratégies, qu’est-ce que tu as fait? Parce que tu t’es préparé, je le sais.

  • Lauriane : En fait, je me suis préparé en allant voir les vidéos que...

  • Superviseure : Zoom Animare?

  • Lauriane : Oui, exactement. (sLfF-évitement; supLD-initiatives formateur)

La superviseure prend les initiatives et, de plus, n’incite pas la stagiaire à réfléchir. La stagiaire semble chercher la bonne réponse à la première question de la superviseure. Ensuite, elle acquiesce aux propos de la formatrice. Finalement, elle ne complète pas sa réponse parce que la superviseure lui coupe la parole. Il est évident que la stagiaire n’a pas fait preuve de réflexivité. Par ailleurs, il serait inapproprié de prétendre qu’elle adopte une logique d’action.

4. Interprétation des résultats

Dans l’ensemble des indices du rapport à l’évaluation, extraits principalement de l’analyse du discours des stagiaires, ceux qui révèlent une logique de formation prédominent. Il y a peu d’indices d’une logique d’action. Aucun stagiaire ne semble accorder la priorité à la réussite. Cette attitude pourrait avoir été engendrée par les modalités d’évaluation avec lesquelles les stagiaires se sont familiarisés dès le premier stage. En l’absence d’un résultat final situé entre un minimum et un maximum, ils ont été incités à se centrer sur leur développement professionnel continu. Lorsque la logique d’action est mise en évidence, elle est surtout alimentée par les propos du superviseur qui prend les devants, qui répond à ses propres questions ou qui formule son jugement évaluatif sans avoir auparavant invité le stagiaire à s’autoévaluer. La logique d’action du stagiaire parait aussi quand celui-ci fuit l’occasion que lui offre le formateur d’exprimer une réflexion sur une situation problématique ou qu’il ne trouve pas les mots pour répondre aux questions. Les extraits de discours présentés dans ce texte pourraient laisser croire que la logique d’action est stimulée uniquement par le superviseur universitaire. Or, cette interprétation manquerait de fondement étant donné que, dans les conversations analysées, l’enseignant associé s’exprime moins que le superviseur. Nous ne savons donc pas quelle influence il exerce, en l’absence du superviseur, sur l’adhésion du stagiaire à une logique d’action ou de formation.

Les nombreux indices de la logique de formation du stagiaire, rattachés à sa volonté d’amélioration, son authenticité, sa réflexivité et son autonomie professionnelle, permettent de dégager des liens avec la régulation proactive décrite par Allal (2007). Les stagiaires sont enclins à prendre du recul par rapport à leurs pratiques et à y apporter les modifications perçues nécessaires, ce qui témoigne de leur capacité à contrôler leur agir professionnel. Cette autorégulation assure leur progression dans la construction de leurs savoirs professionnels. L’autoévaluation authentique prend le pas sur la mise en valeur d’indicateurs de la performance. Les attitudes d’authenticité et d’autonomie des stagiaires sont révélées dans des postures réflexives, dont aucune n’illustre le retranchement (Jorro, 2005) du stagiaire qui se conforterait dans la conformité aux attentes des évaluateurs. Elles illustrent plutôt la posture de questionnement qui reflète une mise en confiance dans le retour sur la pratique et la volonté de comprendre l’action (Jorro, 2005). Dans le contexte de cette recherche, les manifestations de cette posture présentent un indice d’authenticité. En effet, une évaluation dont la finalité est l’engagement continu du stagiaire dans ses apprentissages n’est pas propre à inciter ce dernier à feindre ou simuler la véracité en présence de l’évaluateur. De plus, les entretiens de rétroaction au sein de la triade ont notamment pour but de mener le stagiaire à identifier ses forces et ses lacunes et à identifier des pistes d’amélioration. Les formateurs sont appelés à offrir un encadrement réflexif aux stagiaires de telle sorte que le stagiaire peut faire preuve d’authenticité dans son discours sans se sentir menacé.

Les stagiaires donnent des indices de leur volonté d’amélioration, mais ils ne se perçoivent pas comme les seuls acteurs de leurs progrès. Ils mentionnent leur besoin du soutien des deux formateurs, qui sont également leurs évaluateurs. Ces derniers leur offrent un accompagnement inscrit dans le respect du rythme et des besoins de chacun des accompagnés (Vivegnis, 2016). L’évaluation est alors perçue comme faisant partie d’une régulation interactive (Allal, 2007) à laquelle les formateurs participent par leurs interactions avec le formé. La volonté d’amélioration et le développement professionnel s’inscrivent dans la continuité. L’évaluation n’est pas une menace, elle est partie prenante d’un cheminement continu et inachevé que l’enseignant poursuivra au cours de son insertion professionnelle et pendant les années subséquentes de sa carrière en enseignement.

Les modalités de l’évaluation des apprentissages peuvent inciter le stagiaire à se situer dans une logique de formation. Mentionnons que les travaux écrits demandés s’insèrent dans la même logique, celle de l’engagement et de la réflexivité. Une évaluation qui ne comporte que deux cotes, succès et échec, n’est pas inscrite dans une optique de performance de la personne évaluée. Même si les stagiaires et leurs formateurs accordent de l’importance aux objectifs formels du stage, le stagiaire n’ambitionne pas l’obtention d’un résultat maximal. L’évaluation consiste essentiellement en un processus d’identification de ses forces et de ses lacunes qui l’incite à viser l’amélioration, dans le développement de chacune des compétences professionnelles, peu importe le niveau de développement actuellement atteint. Cette évaluation à caractère formatif, même lorsqu’elle est certificative (Mottier-Lopez, 2010), a vraisemblablement un effet positif sur le rapport à l’évaluation du stagiaire.

L’évaluation pourrait aussi induire d’autres attitudes chez le stagiaire si ce dernier n’avait pas l’occasion de rencontrer ses deux formateurs en même temps. La rétroaction au sein d’une triade est susceptible de faire naitre une logique de formation. Dans les conversations en triade, le superviseur et l’enseignant associé exercent généralement un rôle de stimulateur de réflexion auprès du stagiaire. Ils l’incitent à l’autoquestionnement et à la remise en question de ses affirmations. Ainsi, le stagiaire ne se sent pas isolé dans la réalisation de son projet de formation. Son projet est aussi en quelque sorte celui de ses formateurs, même s’il en est le principal responsable. Dans une telle situation de partage, le formateur peut, par ailleurs, être porté à prendre des initiatives à la place du stagiaire. De par son rôle de leader au sein de la triade, le superviseur est davantage enclin à adopter cette attitude.

Conclusion

Les stagiaires qui ont participé à cette recherche se représentent l’évaluation formative et certificative comme un moyen d’autorégulation de leurs apprentissages. Cette autorégulation nécessite le soutien de l’enseignant associé et du superviseur universitaire. Évalués avec les cotes succès ou échec pour chaque compétence professionnelle, leurs apprentissages se construisent progressivement dans une visée de développement professionnel continu. Les résultats indiquent que le rapport à l’évaluation de ces futurs enseignants peut être associé à une logique de formation, c’est-à-dire à la volonté d’amélioration, l’authenticité, la réflexivité et l’autonomie professionnelle dans leurs contacts avec leurs formateurs évaluateurs. Rappelons que les participants ignoraient que leurs propos seraient analysés en fonction de logiques de formation et d’action du rapport à l’évaluation. Les résultats ont donc été obtenus sans désirabilité sociale de la part des stagiaires. Cette recherche met en évidence qu’un accompagnement par des formateurs respectueux des exigences universitaires ainsi que du rythme et des besoins des formés peut donner lieu à une relation harmonieuse entre formation et évaluation. Elle autorise à avoir une perception positive du double rôle de l’enseignant associé et du superviseur universitaire, à la fois formateurs et évaluateurs. Elle est susceptible de mettre en garde contre des pratiques d’évaluation centrées sur le contrôle et la certification. Dans l’optique d’une centration sur les apprentissages du stagiaire, les facultés d’éducation pourraient opter pour une évaluation selon les cotes S ou E, à condition d’en exposer clairement les fondements aux stagiaires et à ses formateurs. Également, selon une vision du développement professionnel associé au processus d’apprentissage, il est souhaitable que le stagiaire soit incité à prendre conscience de son rapport à l’évaluation et à en analyser les impacts sur sa formation.

Les résultats ne permettent pas de prétendre qu’une évaluation centrée sur l’autorégulation des apprentissages soutenue par les formateurs mène immanquablement au succès. Les stagiaires savent que l’échec demeure possible. À cet égard, il importe de mener une recherche semblable avec la participation conjointe de stagiaires dont le cheminement est difficile et de leurs formateurs. L’analyse des conversations entre l’enseignant associé et le stagiaire donnerait lieu à une meilleure connaissance du rôle du formateur de terrain quant au rapport à l’évaluation du stagiaire.