Corps de l’article

Introduction

La plupart des formations à l’enseignement se font sur le mode de l’alternance, dans lequel se côtoient ou se succèdent des phases de cours à l’université ou dans une haute école et des stages dans des établissements d’enseignement. Les stages sont évalués pour eux-mêmes, et les formateurs de terrain qui accueillent ou visitent les étudiants en stage participent sous des modalités diverses à l’évaluation de ces stages. Parmi les difficultés de cette évaluation, relatives aux dimensions relationnelles, nous en relèverons deux, étayées par de nombreux travaux de recherche :

  • La proximité du formateur de terrain et de l’étudiant en stage implique une difficulté à émettre une critique, ce qui se traduit par des masquages et euphémisations des propos négatifs (Brouillet & Deaudelin, 1994). Cette proximité de celui qui a travaillé intensivement avec l’étudiant et qui est fortement impliqué dans sa réussite aboutit souvent à une discrimination très faible entre les résultats des étudiants et à un taux d’échec presque inexistant (Chung Wei & Pecheone, 2010).

  • Le travail des formateurs de terrain implique l’articulation, voire l’opposition, entre une logique de contrôle et une logique d’accompagnement (Gremion, 2015; Mattéi-Mieusset, 2013; Raucent, Verzat, & Villeneuve, 2003; Van Nieuwenhoven & Colognesi, 2015).

Si ces deux aspects jouent effectivement un rôle bien documenté, nous nous proposons d’approfondir la compréhension de ce qui se joue en considérant l’évaluation d’une part comme expérience, d’autre part comme processus de communication (Bonniol & Vial, 2009; Hadji, 1997; Ouellette, 1990). Notre hypothèse est la suivante : ce n’est pas seulement la proximité en elle-même ni la difficulté à articuler les deux logiques qui créent le trouble, mais plutôt l’absence de cadre (Goffman, 1991) lié à l’évaluation de l’étudiant en stage.

Cette hypothèse est née d’une observation plusieurs fois répétée et qui a attiré notre attention, à savoir que les formateurs de terrain, qui par ailleurs accompagnent et évaluent leurs élèves depuis de nombreuses années sans y voir de problème, soulèvent la difficulté qu’ils éprouvent dans l’évaluation des étudiants en stage, difficulté qu’ils expriment en termes d’opposition entre accompagnement et évaluation ou d’enjeux de proximité. Pourtant ces deux éléments, à savoir la proximité du formateur de terrain avec l’étudiant en stage et l’opposition entre une logique de contrôle et une logique d’accompagnement sont tout autant présents dans le cadre de la classe et des élèves : comment comprendre qu’avec les élèves, il n’y ait aucune difficulté relevée, alors qu’avec les étudiants, ces éléments soient perçus comme problématiques ?

C’est pour répondre à cette question que nous avons formulé notre hypothèse relative à l’importance du cadre de l’expérience, dont nous tenterons de valider la pertinence par l’analyse de nos données empiriques. Pour aborder l’évaluation comme expérience, nous nous appuierons sur les travaux de Goffman, en particulier son analyse des cadres (Goffman, 1991). En tant que communication, nous lirons l’évaluation au travers du cadre théorique de l’école de Palo-Alto décrivant une pragmatique de la communication (Bateson, Winkin, & Bansard, 1995; Watzlawick, Beavin, & Jackson, 1972). Rappelons les cinq axiomes centraux à cette approche : l’impossibilité de ne pas communiquer ; la distinction de deux niveau de la communication, contenu et relation ; la ponctuation de la séquence des faits ; les deux modes de communication, digital et analogique ; et enfin la présence de deux modèles d’interactions, symétrique et complémentaire. Nous nous focaliserons plus particulièrement sur les axiomes 2 et 5, reliant respectivement contenu et relation d’une part, symétrie et complémentarité d’autre part

1. Cadre et rôle

Pour Goffman : « Est primaire un cadre qui nous permet, dans une situation donnée, d’accorder un sens à tel ou tel de ses aspects, lequel autrement serait dépourvu de signification » (Goffman, 1991, p. 30). Le cadre est ce qui permet de répondre à l’interrogation de « ce qui se passe ici » (ibid, p. 17). Il est « la façon dont l’activité, spécialement celle qui requiert des agents sociaux, est organisée » (ibid., p. 242). Il est porteur de normes, de règles, de modèles et de rituels d’interactions, et sa force repose dans son évidence. Le concept de rôle est connexe à celui de cadre. Toujours pour Goffman, le rôle est la manière dont la personne « dans les situations les plus banales, se présente elle-même et présente son activité aux autres, par quels moyens elle oriente et gouverne l’impression qu’elle produit sur eux, et quelles sortes de choses elle peut ou ne peut pas se permettre au cours de sa représentation » (Goffman, 1979, p. 9). Un cadre partagé est une ressource importante pour soutenir les rôles des protagonistes. En permettant un accord tacite sur le sens donné à ce qui se passe, aux actions de l’autre (particulièrement les actions langagières), le cadre évite les faux-pas, les menaces sur les faces et les places de chacun.

1.1 Symétrie et complémentarité

Toujours dans la pragmatique de la communication, le cinquième axiome postule que « tout échange de communication est symétrique ou complémentaire, selon qu’il se fonde sur l’égalité ou la différence » (Watzlawick et al., 1972, p. 68). Dans la relation enseignant-élève, la relation est avant tout complémentaire. Cette complémentarité est portée par la différence de statut, d’âge, de connaissances. Par contre, dans la relation formateur de terrain-étudiant, non seulement la complémentarité ne s’impose pas toujours du fait d’une différence d’âge plus faible ou de différences de statuts moins affirmées pouvant induire une relation symétrique, mais parfois il y a même inversion de la complémentarité, lorsque l’étudiant est plus âgé que le formateur de terrain, lorsqu’il bénéficie d’une formation plus approfondie (étudiant au bénéfice d’un doctorat par exemple).

1.2 Le lien entre contenu et relation

Dans la pragmatique de la communication issue des travaux de Bateson, Watzlavick, Helmick Beavin et Jackson (1972), le deuxième axiome de la communication est le suivant : « Toute communication présente deux aspects : le contenu et la relation tels que le second englobe le premier et par suite est une métacommunication » (Watzlawick et al., 1972, p. 52).

Le contenu correspond à la fonction référentielle de la communication, et désigne le contenu informatif du message. La « relation » regroupe les assertions relatives à « comment je me vois » et « comment je te vois » et porte donc sur le cadre de la communication. Si Watzlavick parle de métacommunication, ce n’est pas au sens de Jakobson (1963) pour qui c’est d’abord un échange portant sur le code de la communication, mais bien sur cette dimension englobante de la nature de la relation.

1.3 Notre question de recherche

Des résultats d’autres recherches mentionnant les enjeux de proximité et la difficulté à articuler logique d’accompagnement et logique de contrôle, notre question est la suivante : L’absence de cadre supportant l’expérience d’évaluation des étudiants en stage et les enjeux de communication sont-ils à l’origine des difficultés rencontrées par les formateurs de terrain ?

Pour y répondre, nous examinerons dans notre matériau les aspects suivants :

  • La manière dont les formateurs de terrain problématisent-ils les enjeux de proximité et l’articulation des deux logiques accompagnement vs contrôle ;

  • Les traces, dans leurs propos, d’une disjonction dans le cadre de l’expérience d’évaluation des élèves et des étudiants ;

  • Les expressions des enjeux relatifs aux axiomes de la communication que nous avons retenus.

2. Corpus et méthodologie

Les recherches à la base du présent article ont été menées entre 2008 et 2014 auprès de formateurs de terrain en formation et en fonction dans un canton de Suisse romande. Dans le contexte de cette étude, les candidats à l’enseignement suivent une formation dans une Haute école pédagogique (HEP) soit directement après le secondaire supérieur, soit après une formation universitaire selon le degré d’enseignement visé. Leur formation compte simultanément des cours à la HEP et des stages dans des établissements scolaires du canton où ils sont encadrés par des enseignants au bénéfice de plusieurs années d’expérience et, pour la majorité d’entre eux, d’une formation pour remplir leur rôle de formateur de terrain. Le corpus utilisé pour répondre à notre question est double en ce sens que le premier est composé de formateurs de terrain en formation et le second de formateurs de terrain en fonction (formé ou non pour remplir ce rôle).

2.1 Premier sous-ensemble

Le premier sous-ensemble est formé de 248 bilans de formation rédigés par des formateurs de terrain à l’issue de leur formation. Cette dernière, qui prend la forme d’un Certificate of Advanced Studies (CAS), est proposée aux formateurs de terrain, afin de leur permettre de mieux entrer dans les multiples facettes de leur nouvelle fonction. Près de 60% de ceux qui sont en activité ont suivi cette formation d’un volume de dix crédits ECTS[1], correspondant à une centaine d’heures de cours et séminaires. Cette formation se donne en cours d’emploi, c’est-à-dire parallèlement à l’exercice de la fonction pour laquelle ils se forment. Lorsque nous avons effectué cette recherche, il leur était demandé un bilan de leur parcours à l’issue de la formation, bilan dans lequel apparaissent autant des éléments relatifs à leur formation et au développement de leurs compétences, qu’à leur pratique durant la formation. Ce sont les textes écrits par des formateurs appartenant à trois volées successives, entre 2008 et 2010, qui ont constitué notre corpus. Ces formateurs sont issus tant de l’enseignement primaire, secondaire obligatoire que secondaire post-obligatoire. Nous avons utilisé tous les bilans transmis sous forme de documents électroniques par le secrétariat de la formation dont le format a pu être lu avec les logiciels de traitement de texte à notre disposition[2]. Dans l’analyse, les extraits sont identifiés par un code numérique précédé de la lettre « B ».

Concernant ce premier corpus de données, tous les bilans n’abordaient pas les questions liées à cette recherche, tant s’en faut. Les consignes étant assez larges, un certain nombre de formateurs de terrain ont abordé uniquement les aspects liés à la formation, sans faire état de leur pratique. Il n’est donc pas pertinent d’analyser précisément les fréquences d’apparition de tel ou tel aspect. Tout au plus avons-nous obtenu des indications sur le vécu possible de formateurs de terrain, dans une approche essentiellement clinique. Toute tentative de tenir compte des silences sur tel ou tel aspect ne peut conduire qu’à de la surinterprétation.

2.2 Second sous-ensemble

Le second sous-ensemble, tiré d’une recherche de doctorat en cours, compte 22 entretiens. 15 entretiens ont été inspirés du modèle de l’instruction au sosie et 7 du modèle de l’autoconfrontation simple (Clot, 2000, 2008 ; Oddone, 1981). Menés auprès de 15 formateurs de terrain au secondaire obligatoire entre 2012 et 2014, ces entretiens ont duré 90 minutes. À l’aide de relances, les étapes du processus d’évaluation, les difficultés rencontrées à être évaluateur, les manières d’observer le stagiaire, les critères d’évaluation et la définition des seuils dans la notation des différentes compétences à évaluer ont été explorés. L’échantillon compte des hommes (7) et des femmes (8), des formateurs d’enseignants d’arts et de sport (5), de mathématiques et de sciences de la nature (2), de langues (5) et de sciences humaines (3). Des interlocuteurs qui ont suivi la formation pour devenir formateurs de terrain (12) et d’autres non encore formés au moment de l’étude (3). Cet échantillon ayant été constitué sur la base du volontariat et au vu de sa petite taille, il ne peut être représentatif de l’ensemble des formateurs de terrain du canton.

Les entretiens ont fait l’objet d’une analyse de contenu. Une fois retranscrits, les entretiens ont été codés en référence aux thématiques des relances faites durant les entretiens inspirés de l’instruction au sosie. Puis, en fonction des propos tenus par les interviewés, de nouveaux codes sont venus enrichir l’analyse. L’objectif de cet article n’étant pas une analyse exhaustive de ce matériau, les extraits utilisés ici ont été sélectionnés afin de donner des informations sur les représentations que certains formateurs de terrain rencontrés ont de l’évaluation des stages. Ces extraits ont été sélectionnés parmi les segments de textes codés « responsabilité », « progression » et « difficultés ». Ce corpus étaye avant tout l’écart entre les cadres de l’expérience d’enseignant et de formateur et les interférences possibles entre ces deux rôles. Dans l’analyse, les extraits sont identifiés par un code numérique précédé de la lettre « E ».

3. Analyse

3.1 Évaluation des élèves versus évaluation des étudiants

Avant d’utiliser ces concepts pour analyser nos données, regardons comment ils fonctionnent dans celui de l’évaluation des élèves. Cela permettra au travers du contraste mis en évidence, de répondre à notre question.

L’évaluation fait certainement partie des rituels scolaires les plus marquants et les plus récurrents. Après avoir, le plus souvent, été sommé « d’apprendre un contenu », l’élève est confronté à un dispositif lui permettant de faire la preuve de ses apprentissages. Cette première confrontation est suivie d’une seconde, lorsque « le résultat » de la comparaison entre sa production et les attentes de l’enseignant lui est communiqué sous forme de commentaire, de note, d’appréciation ou toute autre forme de communication. Cette séquence d’opérations est fortement ritualisée : les dispositifs permettant à l’élève de « montrer » ses savoirs sont très codifiés, même si l’on peut observer des variations d’un système scolaire à l’autre ou d’un enseignant à l’autre : l’interrogation orale, la fiche ou le questionnaire à compléter pour citer des formes usuelles sont autant de formes naturalisées, autant chez les élèves, les parents (ils ont aussi été élèves) et les enseignants. Ceux-ci ont d’abord intériorisé instruments et procédures comme élève, puis au travers de leur socialisation professionnelle. Durant celle-ci, ils ont sédimenté leur rôle et renforcé le cadre structurant les interactions liées à l’évaluation, au travers par exemple de leur collaboration avec leurs collègues. Les modes de prise d’information, de correction autant que les formes de communication relative au résultat de l’évaluation sont le plus souvent largement partagés, au point que les changements ou les remises en question du cadre de l’évaluation engendrent le plus souvent de fortes réactions, que ce soit parmi les élèves, les parents ou les enseignants[3], puisque cela bouleverse les significations partagées, les rôles attendus et les évidences qui cimentent les processus naturalisés.

Même les transgressions apparentes du cadre restent contenues par lui : l’élève qui rend une feuille blanche peut le cas échéant créer de l’embarras, embarras qui reste le plus souvent local et temporaire et ne modifie pas fondamentalement le sens des événements ; la contestation d’une note n’est pas la contestation du cadre : elle fait partie du jeu et contribue sans doute à le maintenir.

Si l’on considère les axiomes de la communication, la dissymétrie dans la relation, tant au niveau du statut, de l’âge, de la taille, du pouvoir, fait que le plus souvent la relation définie par l’enseignant prime sur celle de l’élève, et que généralement, l’élève aligne sa perception sur celle de l’enseignant. La relation est donc davantage un objet de négociation informelle, ou même de tentatives mutuelles d’imposer la sienne, modifiant par la même la dynamique de l’évaluation et le cadre de l’expérience.

Venons-en maintenant aux enjeux de l’évaluation des étudiants en stage telle qu’ils s’expriment dans nos corpus.

3.2 Les enjeux de proximité

Au vu des résultats de recherches antécédentes montrant l’enjeu de la proximité entre formateurs de terrain et étudiant, il n’est pas étonnant que ce thème apparaisse dans les bilans du premier corpus. Cela nous a conduits à regarder d’un peu plus près les propos tenus à ce sujet.

Neuf extraits mentionnent une difficulté en relation avec cette question de proximité. C’est généralement au moment de l’évaluation sommative que la difficulté apparait :

Lors d’un stage de professionnalisation[4], j’ai eu de la difficulté à maintenir la distance adéquate entre l’étudiante et moi. Nous avons rapidement sympathisé. J’ai compris que la distance n’était pas la bonne lorsque lors des entretiens, il y avait beaucoup de « oui, mais toi…

B127

Je trouve que le jugement est plus difficile lorsque le stagiaire est en stage A[5] à cause de la proximité. Lorsque l’on travaille trois jours par semaine ensemble, c’est plus difficile de juger quelqu’un qui devient un collègue

B64

Ce que ces deux formateurs expriment, c’est un engagement dans la relation, traduit dans la première citation par une sympathie réciproque, et présent dans la seconde au travers de la collaboration intensive. Cet engagement rend d’autant plus présents les enjeux de face, que l’évaluation, lorsqu’elle est négative, ne manque pas de soulever.

Un deuxième groupe de 17 extraits mentionne la difficulté en termes généraux ou modalisés, ou alors sous forme de question ; la question du travail de la distance relationnelle apparait comme nécessaire, mais n’est pas mise en relation avec une expérience personnelle :

La distance est nécessaire, car nous sommes non seulement formateurs, mais aussi évaluateurs. Et il est plus facile d’évaluer, surtout négativement, un stagiaire avec qui nous ne sommes pas trop liés affectivement.

B93

Comment garder la bonne distance entre l’étudiant et le formateur de terrain pour permettre un meilleur travail ?

B166

Nous avons regroupé dans un troisième groupe les 18 extraits qui exprimaient une prise en compte personnelle de l’enjeu et ses conséquences potentielles :

Garder la distance tout en établissant une relation pédagogique de confiance a été une de mes priorités. Respecter le stagiaire dans son action, son vécu, son parcours tout en conservant cette distance entre apprenant et enseignant, m’a permis d’accéder à une qualité de respect mutuel important.

B58

Pour moi, la distance adéquate est celle qui me permet d’assurer ma fonction de formateur et de certificateur. Je pense que le vouvoiement est un élément qui m’aide à conserver la bonne distance.

B210

D’une manière générale, tous les extraits mettent en évidence les enjeux de proximité entre formateurs de terrain et étudiants en stage, avec une certaine progression dans l’appropriation de cet enjeu dans l’activité. On peut y voir un effet de la formation suivie par les formateurs de terrain, leur permettant de nommer la difficulté (groupe 1), d’énoncer un état souhaité ou perçu comme souhaitable (groupe 2) ou de prévenir les difficultés par une stratégie consciente (groupe 3).

3.3 L’articulation des deux logiques accompagnement vs contrôle

Nous avons relevé 38 extraits faisant état des deux logiques d’accompagnement et de contrôle :

Je n’ai eu que des stagiaires à 50% dans ma classe qui sont restées quasi une année complète. J’ai donc vraiment pu les accompagner, leur donner des conseils, l’évaluation étant ainsi plus juste, puisque faite sur un long terme avec de multiples leçons, des branches différentes et aussi des élèves autres.

B12

Évaluer nos stagiaires est certainement la facette la plus délicate de notre métier, celle qui nous demande le plus de responsabilités. C’est dur, et cela le sera toujours, car évaluer entre parfois en contradiction avec former. Particulièrement lorsqu’il faut anticiper la non-réussite d’un stagiaire. Nous devons croire en leur potentiel de progression, nous devons croire en notre capacité de formateur, et nous devons cependant prévoir que nous (les stagiaires et moi-même) pouvons échouer.

B93

Ces deux extraits témoignent de deux postures différentes : dans la première, il n’y a aucune opposition entre logiques d’accompagnement et logique de contrôle. Par contre, la seconde met en évidence une contradiction potentielle. Ce qui nous a intéressés, c’est qu’il y a nettement plus d’extraits (27 sur 38) témoignant d’une conjonction non contradictoire de ces deux logiques que d’extraits témoignant d’une opposition entre ces deux logiques (11 sur 38). Il nous semble donc nécessaire de réexaminer l’explication d’un certain malaise rencontré par les formateurs de terrain en invoquant une potentielle contradiction entre logiques d’action ; nous formulerons une explication argumentée quant à la mention d’une telle contradiction après avoir examiné nos autres hypothèses à la lumière de notre corpus.

3.4 Les axiomes d’une pragmatique de la communication

Le deuxième axiome de la pragmatique de la communication développé par l’école de Palo-Alto est relatif aux deux aspects présents dans toute communication, à savoir le contenu et la relation :

La difficulté est que nous devons l’évaluer également lorsque les choses ne vont pas bien ; c’est plus délicat et la casquette du “gentil formateur de terrain” qui est là pour donner des idées, amener l’étudiant-e à acquérir de nouvelles compétences, se transforme tout à coup en personne nettement moins sympathique : “Le formateur qui évalue”.

B171

Cette citation met bien en évidence le lien entre le contenu de l’évaluation et la relation entre l’évalué et l’évaluateur : selon la teneur des propos, la relation est fondamentalement affectée et change de registre. L’impact de la dimension relationnelle est d’autant plus fort qu’il ne s’agit pas d’enfants, mais d’adultes, avec lesquels les enjeux de face sont d’autant plus importants :

La communication avec des adultes est plus difficile qu’avec des enfants.

B98

On peut légitimement remettre en question cette affirmation. Est-ce vraiment la communication qui est plus difficile, ou plutôt le fait qu’elle ne soit pas à sens unique ? En effet, là ou avec l’élève elle se place très majoritairement sur le mode complémentaire, fondé sur la différence, elle est dans le cadre des stages sur un mode symétrique ; ce sont deux adultes qui se font face. Ce qui est en jeu, c’est la nature de la relation entre formé et formateur, et dépasser l’enjeu demande du courage :

On est souvent partagé entre la relation d’adulte à adulte, donc d’égal à égal.

B113

Faire passer un message négatif, évaluer quelqu’un qui ne va pas très bien, c’est aussi faire preuve de courage.

B192

Ce dernier point est directement en lien avec le cinquième axiome portant sur le couple symétrie-complémentarité que reflète une communication. Une des caractéristiques des évaluations formulées dans le cadre des stages est que la complémentarité qui est très présente dans le cadre de l’évaluation des élèves ne l’est plus du tout dans celui d’une évaluation en formation d’adulte, voire peut être inversée :

J’ai eu une expérience avec une étudiante qui avait l’âge de mes parents. Elle est restée une semaine et a dû arrêter le stage, car elle était en échec. J’ai dû annoncer à cette femme son échec, car elle n’avait pas reçu de lettre de la HEP. Malgré notre courte collaboration, je crois pouvoir dire qu’il n’est pas évident de tenir son rôle de [formatrice de terrain] lorsque les étudiants ont presque le double de notre âge et une expérience professionnelle et de la vie plus longue que la nôtre.

B127

Certes, cette situation n’a pas de caractère d’exemplarité ; mais elle met en évidence avec force l’enjeu de ce cinquième axiome :

La première stagiaire, avant qu’elle arrive, je me suis dit «mon dieu, elle a fait l’université», enfin je me suis fait un film pas possible alors qu’en fait je me suis retrouvée avec une jeune femme de 24 ans, 22 ans, qui était là pour apprendre. Je pense que c’est l’inconnu, on ne sait pas trop à quoi s’attendre...voilà. La première fois, avant qu’elle arrive, j’étais assez angoissée en me disant «elle a fait des études, moi je n’ai pas fait l’uni, elle va venir dans ma classe». Et puis voilà, j’étais un peu angoissée, mais enfin ça s’est résolu le premier jour qu’elle est arrivée.

E8

Comme cette deuxième citation le montre également à partir de l’exemple des titres obtenus et non plus de l’âge, il y a un véritable enjeu de légitimité qui traverse la relation de formation.

3.5 Le cadre de référence

Si nous avons montré que le cadre de référence lié à l’évaluation des élèves était largement partagé, permettant d’offrir aux protagonistes des repères stables pour juger les situations et définir les conduites appropriées (Joseph, 1998), il n’en est pas de même concernant l’évaluation des étudiants en stage :

Nous sommes quotidiennement en contact avec des enfants et par l’expérience avons une certaine aisance face à ce jeune public. Il s’agissait d’une nouvelle expérience pour moi que de partager et d’évaluer des adultes en formation.

B131

Cette nouvelle expérience est décrite par plusieurs en utilisant l’expression être à l’aise/ne pas être à l’aise. En suivant Kaufmann (2001), l’aisance manifeste une prise de rôle entière, sans distance ou hésitation. Ne pas être à l’aise marque donc la difficulté d’entrer dans le rôle, le cadre faisant défaut :

L’évaluation, qu’elle soit intermédiaire ou certificative, est difficile. Les responsabilités sont importantes et on est seul à certifier, éventuellement deux, avec le formateur de terrain précédent. Je ne suis pas au clair ni à l’aise avec ce travail.

B75

L’évaluation des étudiants est bien un des sujets les plus délicats. Former un stagiaire est une chose, mais apporter la certification de fin de stage représente une charge qui peut être lourde dans le cas d’une situation difficile :

Personnellement, c’est un point où je ne me sens pas très compétente, car même s’il existe de nombreux critères objectifs pour évaluer, je ne me sentirai pas à l’aise du tout le jour où je devrai refuser la certification à un stagiaire qui a passé un semestre dans ma classe.

B45

Nous mettons cette expression directement en lien avec le concept de rôle, tel que l’a développé Kaufmann : « L’aisance et le naturel résultent d’une adéquation entre les schèmes opératoires incorporés et le cadre de socialisation » (Kaufmann, 2001, p. 196). Manquer d’aisance, c’est ne pas pouvoir entrer dans le rôle demandé. Et nous faisons l’hypothèse que cette difficulté de certains formateurs de terrain à entrer dans le rôle d’évaluateur tient à l’absence de cadre primaire soutenant leur rôle et permettant l’organisation de leur activité, particulièrement la dimension communicationnelle.

L’absence de ce cadre par rapport à la présence de celui de l’évaluation des élèves est par exemple perceptible au niveau de l’échelle de notation et de la manière de l’utiliser. Dans les établissements scolaires, la pondération des prestations des élèves fait l’objet d’une conciliation entre les enseignants, d’une détermination de barème. Autant d’éléments qui ne figurent pas dans le cadre de l’évaluation des stages. Cette absence de cadre à cette évaluation limite la dilution de la responsabilité ce qui participe au malaise rencontré par les formateurs de terrain :

Ce n’est pas évident de noter, de faire une graduation […] entre un A, B ou un C[6] c’est difficile de dire. Alors que nous pour enseigner, on a des points […] on pourrait faire pareil. J’aurais pu aussi imaginer une grille pendant le semestre où pour chaque compétence je...mais ça reste toujours très compliqué pour moi, c’est quand même très subjectif.

E13

Comme cette citation le laisse penser, pour pallier cette absence de cadre, les formateurs de terrain pourraient recourir, plus ou moins consciemment, à celui de l’évaluation des élèves. Mais ce n’est pas si simple :

Je me pose déjà beaucoup de questions lorsqu’il s’agit d’évaluer mes élèves de six-huit ans. Je me pose encore d’autres questions lorsqu’il s’agit d’évaluer mes stagiaires !

B149

Mon identité de formateur de terrain est encore en construction. Mon rôle est différent de celui que j’ai avec les élèves. Malgré certaines similarités avec le rôle d’enseignant, les méthodes ou techniques utilisées doivent être soit transposées, soit différentes.

B81

En tant que formateur de terrain, nous sommes à la fois accompagnants, médiateurs, guides, mais aussi, et surtout, évaluateurs. Et ce dernier rôle est le plus difficile, même si en tant qu’enseignants nous sommes invités à évaluer en permanence nos élèves. Comment évaluer, quoi et à quel moment ?

B38

Ces citations mettent clairement en évidence un changement de cadre qu’expérimentent certains formateurs de terrain autour de l’évaluation, lorsqu’ils passent des élèves aux étudiants, ce qui renforce la validité de notre hypothèse. En outre, celle-ci pourrait également être heuristique pour comprendre le faible taux d’échec prononcé en formation pratique et la perception que certains formateurs ont du seuil de suffisance comme une note plus que critique. En effet, l’échelle de notation proposée dans le canton sur lequel porte cette étude compte six positions lettrées dont une seule, la dernière, signifie l’échec (le seuil de suffisance porte la lettre E, l’échec le F). L’échelle de notation des élèves, bien que chiffrée, compte également six positions (avec un seuil de suffisance au 4 et trois positions pour signifier l’échec allant de 3 à 1), la translation paraît probable. Ainsi le A de l’une deviendrait, dans les esprits, le 6 de l’autre, le B correspondrait à un 5, le C à un 4, le D à un 3, le E à un 2 et le F à un 1. Le 1 n’étant utilisé, par les enseignants, que pour signifier le rendu d’une feuille blanche voire la tricherie, le F pourrait être perçu comme trop stigmatisant pour être employé :

Mais si je mets E ça veut dire que ce n’est pas bon, mais que je pense [qu’il] peut progresser et qu’il y a une marge de progression. Que c’est très mauvais, mais [qu’il] peut progresser.

E10

Non F, non. E c’est déjà très difficile de mettre un E, je trouve […]. Si c’est mauvais, ça sera le E.

E14

Le cadre à disposition, à savoir le cadre de l’évaluation des élèves, ne peut le plus souvent être utilisé tel quel, à moins que l’étudiant en stage adopte une posture d’élève. C’est donc au formateur de terrain que revient la tâche de construire un cadre soutenant son activité. S’il appartient à une communauté de pratique, au sens de la dimension collective de l’activité sera un soutien réel dans ce travail de cadrage. Si ce n’est pas le cas, et si de plus le cadre qu’il tente de mettre en place se trouve contesté, ce dernier sera davantage vulnérable, augmentant d’autant l’exposition des acteurs au doute, à l’embarras, voire à l’échec (Cefaï & Gardella, 2012). Une formatrice de terrain l’exprime de cette manière :

Durant cette période, j’avais l’impression d’avancer « à l’aveugle », en n’étant pas très crédible auprès de mes étudiantes et en n’étant pas sûre de faire ce que la HEP attendait de moi. Heureusement, ce sentiment a vite changé : j’ai pu échanger avec mes collègues formatrices de terrain lors des rencontres avec la responsable régionale et, ensemble, nous avons pu trouver des réponses à mes interrogations.

B234

L’expression « avancer en aveugle » illustre à notre sens assez bien l’absence de repères, de cadre. Pour contourner cette difficulté, les formateurs sont invités par le dispositif des stages, à élaborer un contrat avec l’étudiant, précisant les rôles et les attentes de chacun des partenaires :

Les problèmes principaux que j’ai rencontrés avec plusieurs de mes stagiaires concernent plus l’ambigüité du rapport entre les stagiaires et le [formateur de terrain] dans un environnement où ceux-ci sont à la fois des collègues, mais aussi des apprenants que l’on doit observer et évaluer pendant leur travail dans l’espace classe et en dehors de ce dernier. […] J’ai pu résoudre ce problème en fixant des règles explicites avec mes stagiaires concernant notre rapport. […] J’ai fixé dès le départ avec chacun d’entre eux un contrat de formation, négocié ensemble, en fonction de leur parcours, de leurs attentes, de leur profil personnel, des classes qu’ils auront à enseigner et des objectifs de l’institution de formation.

B220

Bien que prescrit, l’élaboration de ce contrat n’est pas toujours initiée par le formateur de terrain, certains l’estimant superflu. D’autres apprennent par l’expérience à l’utiliser pour créer un cadre partagé :

L’importance d’oser dire les choses en tant que formateur de terrain est un élément qui apparait dans mes notes du tout début de la formation. Dans ma pratique, j’ai eu de la difficulté à le faire avec une stagiaire en fin de formation. Nous avions un excellent contact, beaucoup « d’atomes crochus » et nous nous tutoyions. Dans ce contexte, je n’ai pas toujours réussi à tenir mon rôle de formatrice et à exprimer des demandes claires. Je n’ai pas eu le document du contrat de stage dès le départ et je ne l’ai pas utilisé par la suite. Je me suis rendu compte que cela aurait pu être un outil utile sur lequel m’appuyer pour clarifier mes attentes. J’ai toujours établi un contrat de stage depuis.

B173

Dans tous les cas, ce contrat ne régule que la relation interpersonnelle qui lie un formateur de terrain à un étudiant en stage. Il n’a pas pour vocation d’aboutir à une convention collective offrant un cadre partagé pour l’évaluation des stages.

3.6 L’anticipation des conséquences

L’examen des deux corpus a mis en évidence un autre élément qui était source de difficulté dans l’évaluation des étudiants en stage. De fait, il participe au cadre de l’expérience de cette évaluation, mais nous n’avions pas imaginé son impact, d’autant plus qu’il n’apparait pas, à notre connaissance, dans des résultats de recherche publiés. Il est directement lié à l’anticipation des conséquences de l’évaluation :

Le bilan certificatif, surtout s’il est négatif lors d’un stage professionnel, peut influer sur l’avenir d’une personne. Rien que d’y penser, je ressens encore un certain malaise.

B26

Les [formateurs de terrain], on a quand même beaucoup de pouvoir par rapport à leur carrière. On peut casser une carrière. Donc il faut manipuler ça [son jugement, le regard posé sur les pratiques et les retours à faire à l’étudiant] avec beaucoup de précautions.

E3

D’une manière générale, l’anticipation des conséquences de l’évaluation fait partie de l’exercice d’un jugement professionnel en évaluation :

« Le jugement professionnel n’est pas une simple compilation de données factuelles, mais il comporte un choix dans la sélection et la mise en relation d’informations, une interprétation quant à la signification de ces informations et une anticipation des conséquences probables des actions considérées »

Mottier Lopez & Allal, 2010, p. 239

Mais si dans les évaluations scolaires, ces anticipations sont à court et moyen termes, et une portée existentielle et matérielle réduite, il en est tout autrement dans le cas de l’évaluation d’un stage en enseignement. En effet, un certain nombre d’étudiants, par exemple en reconversion professionnelle, ont charge de famille, et un échec est synonyme le plus souvent d’une prolongation des études voire d’un échec définitif ou d’un abandon, avec toutes les conséquences financières ou autres que cela peut avoir. L’anticipation revêt donc une gravité potentielle, pouvant peser sur les décisions liées à l’évaluation, et qui participe au cadre de l’expérience par le coût subjectif induit (André, 2015). Prononcer un échec, c’est prendre le risque d’être vu comme étant à l’origine d’une situation humainement difficile : c’est donc bien lié à l’impression que l’on produit au travers de sa représentation (Goffman, 1979).

Synthèse et conclusion

Nous sommes partis du constat de la difficulté exprimée par des formateurs de terrain à évaluer les étudiants en stage. Nous avons pu montrer, à partir de notre corpus, que l’enjeu de la proximité ressortait clairement dans les bilans examinés. Cet enjeu est à mettre en lien avec une problématisation formulée en termes de communication, à savoir le lien fort entre contenu et relation d’une part, et les concepts de symétrie et complémentarité d’autre part.

Quant à la difficulté à articuler une logique d’accompagnement à celle de contrôle qui serait à l’origine des difficultés rencontrées, nos données ne le confirment pas, une large majorité des extraits juxtaposant ces logiques sans les opposer. Cela nuance un certain nombre de travaux récents (Gremion, 2015; Mattéi-Mieusset, 2013; Raucent, Verzat, & Villeneuve, 2003; Van Nieuwenhoven & Colognesi, 2015). Notre hypothèse est plutôt la suivante : si des formateurs de terrain utilisent cette opposition entre deux logiques d’activité qu’ils voient en opposition, c’est par défaut : n’ayant pas les mots pour exprimer l’absence de cadre primaire supportant leur activité, ils rendent comptent de leur malaise en invoquant ou en fabriquant cette opposition. Deux éléments confortent cette interprétation. D’une part, tous les formateurs de terrain sont des enseignants qui constamment avec leurs élèves passent d’une logique à l’autre sans manifester pour la plupart de difficulté à les articuler. Ils ont en effet un cadre de référence stable, partagé par tous les acteurs de l’école et peu vulnérable, qui organise l’évaluation en conjonction avec l’accompagnement des élèves.

Par contre, la transposition de ce cadre à l’évaluation d’adultes en formation n’est pas facile et pose des difficultés à certains formateurs de terrain : les aspects complémentaires s’effacent au profit d’aspects de symétrie, et les dimensions relationnelles renvoient plus directement à des enjeux de face et de place qu’avec les élèves. Ce sont ces enjeux qui nous semblent les plus importants et qui donnent sens aux difficultés et malaises exprimés. De manière synthétique, les différences que nous relevons dans l’évaluation des élèves et celles des étudiants en stage sont les suivantes :

Tableau 1

Différences entre évaluation des élèves et évaluation des étudiants en stage

Différences entre évaluation des élèves et évaluation des étudiants en stage

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Pour éviter les situations dans lesquelles les formateurs de terrain « ne savent comment dire à un étudiant qu’il est en échec sans le blesser et pouvoir poursuivre la collaboration dans de bonnes conditions » (Van Nieuwenhoven & Colognesi, 2013, p. 134), il nous semble important de les aider à développer des ressources pour permettre d’élaborer et partager un cadre de leur expérience d’évaluation avec les étudiants en stage.