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Le tournant de 2014 a été faste pour les publications sur l’histoire de la traduction en Amérique hispanique. En octobre 2013, le premier Diccionario histórico de la traducción en Hispanoamérica voit le jour en Espagne, comme suite logique et attendue du Diccionario histórico de la traducción en España (2009), tous deux coordonnés par Francisco Lafarga et Luis Pegenaute[1]. Au Mexique, en juin 2014[2], paraît Traducción, identidad y nacionalismo en Latinoamérica, ouvrage collectif dirigé par Nayelli Castro Ramírez, que nous abordons ici. Malgré le titre inclusif, qui autoriserait la présence de contributions sur le Brésil, l’ouvrage ne compte que des chapitres sur des sujets hispano-américains. Néanmoins, cette publication constitue, à n’en pas douter, un premier et louable effort d’historiciser la traduction de manière continentale, selon plusieurs axes. Ce texte est d’ores et déjà inclus dans la bibliographie de cours de traduction en Amérique hispanique[3].

La comparaison entre les perspectives latino-américaines[4] de facture mexicaine et le Dictionnaire historique de facture espagnole est inévitable, parce que les deux ouvrages contribuent à ouvrir en mode collectif, dans le traditionnel format du livre imprimé, le champ de la recherche traductologique, qui est celui de l’histoire de la traduction en Amérique hispanique ou, si l’on veut, en Amérique latine. Le développement de ce champ a été jusqu’ici plutôt le résultat des efforts de chercheurs individuels, exception faite du groupe de recherche sur l’Histoire de la traduction en Amérique latine (HISTAL) de l’Université de Montréal qui, depuis 2004, compile et tient à jour une encyclopédie en ligne sur l’histoire de la traduction en Amérique latine[5].

La différence fondamentale entre l’ouvrage espagnol et le mexicain réside dans l’envergure des deux projets. Au premier ont collaboré plus d’une centaine de chercheurs du monde entier (dont plusieurs qui ont ensuite participé à l’ouvrage mexicain). Il compte 214 entrées et bénéficie d’outils d’indexation qui permettent une consultation rapide dans dix-neuf groupes d’entrées par pays (ámbitos ou milieux géopolitiques), y compris Puerto Rico.

L’ouvrage mexicain repose sur 10 collaborateurs, en plus de la coordonnatrice Castro Ramírez. Il a été conçu suivant une approche thématique et chronologique plus traditionnelle, et concentre son attention sur quelques pays hispano-américains, notamment le Mexique, la Colombie, le Chili et le Venezuela. Le texte est organisé en trois sections ou chapitres intitulés « Avatars traductifs de la colonie aux indépendances », « Forger la nation : traduire pour éduquer » et « Conjonctures actuelles : traduction et interculturalité »[6]. L’actualisation théorique et la description de l’état actuel des études en histoire de la traduction en Amérique latine ou sur cette région sont traitées dans plusieurs des articles de cet ouvrage collectif. Ceci est particulièrement probant dans la présentation de l’ouvrage, où la coordonnatrice nous offre, en plus d’une description du contenu du livre, un compte rendu des développements théoriques et épistémologiques récents en histoire de la traduction, ainsi qu’un rappel des récents congrès et colloques sur le sujet. Ces événements ont culminé par la fondation du Réseau latino-américain des études de la traduction et de l’interprétation (RELAETI)[7] qui devrait relancer l’intérêt et la reconnaissance de la traductologie dans la région.

La première section de Traducción, identidad y nacionalismo en Latinoamérica touche plusieurs sujets liés à la traduction lors de la transition entre l’époque coloniale et les indépendances hispano-américaines. Les articles de cette section ciblent un cadre national, par exemple celui de Payàs sur le Chili, qui comporte aussi des réflexions théoriques sur l’utilité révisionniste de l’histoire de la traduction versus l’Histoire en général. Bastin, Echeverri et Campo étudient pour leur part l’importance historique et certainement idéologico-politique de la traduction par le colombien Antonio Nariño de La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et de la Lettre aux Espagnols Américains de Juan Pablo Viscardo y Guzmán publiée en 1792 par le Vénézuélien Francisco de Miranda, tous les deux des documents clés dans les processus indépendantistes hispano-américains. Navarro se concentre sur un support spécifique – la presse – pour montrer que l’appropriation de l’original en Amérique hispanique s’est faite sur les deux versants du spectre politique. Ces deux derniers articles s’étendent sur un cadre hispano-américain plus large, en plus de faire des incursions extracontinentales. Ces trois articles relèvent de chercheurs qui travaillent ou ont été formés dans l’espace traductologique canadien, ce qui fait état de l’influence de ce pays dans le développement de la discipline en Amérique latine.

La deuxième section de l’ouvrage collectif est consacrée au rôle de la traduction dans les processus de mise en place du credo nationaliste par le biais de l’éducation, et ce, tant en Colombie qu’au Mexique. L’article de Montoya Arango consiste en une excellente introduction sur l’histoire de la traduction en Colombie, et par ricochet en Amérique latine. Les articles de González Kahn et de Castro Ramírez versent pour leur part sur le Mexique. Ces auteures nous parlent des traductions promues par José Vasconcelos, homme politique mexicain du début du xxe siècle et ministre de l’Éducation de 1921 à 1924. On y explore la traduction de textes philosophiques de l’Antiquité au Mexique après la révolution de 1910. Ces trois contributions mettent l’emphase sur les particularités des institutions nationales, des personnalités politiques et des réseaux intellectuels qui oeuvrent, à travers la traduction, à la consolidation ces deux États-nations en formation. Une analyse critique du paradigme nationaliste demeure absente de ces études, paradigme qui est encore perçu comme « naturel » en traductologie. Toutefois, des traductologues se sont déjà attaqués à des paradigmes de la traduction longtemps considérés inamovibles, par exemple celui considérant le littéralisme et la traduction libre comme les seules approches possibles, donc « naturelles » jusqu’aux années 1960 (Genztler 1993 ; Munday 2001). Il serait peut-être temps, en histoire de la traduction, de commencer à critiquer ce « naturel » associé au nationalisme, d’autant plus que la condition du traducteur, et souvent celle du traductologue, a été et reste pionnière dans la contestation de cette idéologie moderne. Le « moi » identitaire du traducteur ou du traductologue n’est pas monolithique, mais plutôt dynamique, comme le montrent les biographies de la plupart des auteurs du collectif ici recensé. Sur la critique du nationalisme, soulignons l’ouvrage sur l’anthropologie du nationalisme de Claudio Lomnitz (2001), aujourd’hui un classique sur cette question, l’espace public et la construction des connaissances au Mexique. Notons également la critique du paradigme nationaliste dans un travail collectif sur les mobilités culturelles, en particulier la contribution de Pierre Ouellet (2014 : 367), pour qui la mobilité n’est « plus seulement transnationale ou transculturelle », mais « transsubjective », de même que celle d’Alexis Nuselovici (2014).

L’axe central de la troisième section est « l’hétérogénéité culturelle propre aux sociétés contemporaines en Amérique latine » (p. 17), analysée à partir de la traduction de documents propres au contexte mexicain. Dans le premier article, D’Amore prône la glose en tant que recours d’approximation à l’étrangeté. Ceci permettrait d’expliciter les nuances culturelles et raciales dans la traduction anglaise des surnoms couramment utilisés dans la vie sociale et politique mexicaine ou latino-américaine, surnoms qui se trouvent souvent dans la littérature des auteurs de ce pays. Zaslavsky, doyenne des études de la traduction au Mexique, traite un sujet d’actualité politique au Mexique, soit le conflit traduction-interprétation en lien avec un cas policier en milieu aborigène. Cette étude présente par ailleurs un problème théorique intéressant que l’auteure résume brièvement comme « la représentation que l’on veut apporter de la traduction comme activité et comme produit », c’est-à-dire « les conditions réelles d’inégalité dans lesquelles ont lieu les traductions-interprétations en contexte juridique » (p. 243-244). Limón Aguirre touche aussi le sujet de la traduction et des populations aborigènes du Mexique. Cet auteur prône une traduction constructrice d’interculturalité dans ces contextes, ce qui témoigne de l’intérêt croissant au Mexique pour la thématique aborigène[8]. Notons toutefois une utilisation réduite des sources théoriques disponibles en traductologie dans cette section. L’absence de réflexion sur la théorie du polysystème d’Even-Zohar est à regretter puisque celui-ci a traité en profondeur la question de l’hétérogénéité culturelle et son importance dans des sociétés bilingues ou multilingues (Even-Zohar 2005 : 3-4). En effet, la plupart des sociétés latino-américaines, tout particulièrement le Mexique, sont dans cette situation en raison du poids linguistique et culturel de leur composante aborigène.

Bien que l’ouvrage comporte une table des matières et deux pages de biobibliographies, il aurait eu avantage à offrir des index plus complets, par exemple la liste des auteurs et des traducteurs mentionnés dans les articles, de même qu’un index des sujets traités. Ces outils sont aujourd’hui courants, voire indispensables, en histoire de la traduction et dans les publications traductologiques en général.

Traducción, identidad y nacionalismo en Latinoamérica est un ouvrage de consultation recommandé à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la traduction en Amérique latine, en particulier en Amérique hispanique. Il est aussi un point de départ pour des recherches et des publications qui, souhaitons-le, complémenteront ce louable effort.