Corps de l’article

L’École Ménagère Provinciale a toujours fait une spécialité de pousser les connaissances techniques en sciences ménagères au plus haut degré possible […] Les Commissions scolaires bien avisées, et spécialement la Commission des Écoles catholiques de Montréal, estiment que les diplômées qui aspirent à l’enseignement des sciences ménagères après l’obtention du diplôme des écoles ménagères régionales ne possèdent pas les connaissances théoriques et pratiques suffisantes pour devenir des professeurs efficaces et compétents en toutes matières. Plusieurs institutions d’enseignement ménager se proposent présentement d’apporter [à ces] diplômées un supplément de formation et de culture, mais seule l’École Ménagère Provinciale concentre ses efforts sur une préparation technique suffisante pour correspondre aux besoins de l’heure. Le rôle de ces autres importantes maisons d’enseignement ménager semble s’orienter vers la formation générale de l’élève plutôt que vers sa préparation proprement professionnelle.

Estelle LeBlanc, Lettre à Monsieur Jean-Marie Massé, 5 avril 1950[2].

C’est en ces termes que s’exprime la directrice de l’École ménagère provinciale (EMP), Estelle LeBlanc, dans une missive adressée en avril 1950 à un commissaire de la Commission des écoles catholiques de Montréal (CECM) au sujet du cours normal ménager offert par son établissement situé rue Sherbrooke Est, à l’angle de Berri. Elle s’adresse ainsi directement au principal employeur des finissantes de son école, qu’elle positionne par rapport aux autres établissements d’enseignement ménager du Québec, et surtout par rapport aux écoles ménagères régionales[3] relevant du Département de l’instruction publique (DIP). Les propos tenus par Estelle LeBlanc mettent ici en lumière l’enjeu de la formation des professeures et, plus précisément, une différence de points de vue quant à ce que doit être et ce à quoi doit mener cette formation ménagère au coeur du xxe siècle québécois.

Le présent article s’intéresse aux positions moins connues sur l’enseignement ménager comme carrière, positions défendues au Québec notamment par Estelle LeBlanc, mais aussi par sa soeur, Éveline LeBlanc, qui travaille également dans le même domaine. Les soeurs LeBlanc ont des trajectoires singulières. Sur le parcours d’Estelle toutefois, il y a peu d’informations. Diplômée au courant des années 20 de l’école Saint-Pascal de Kamouraska, tenue par les soeurs de la congrégation de Notre-Dame (CND), elle amorce sa carrière comme instructrice d’économie domestique au ministère des Pêcheries du Canada. À partir de 1937, elle enseigne l’art culinaire à l’EMP et publie des livres sur le sujet. Elle en est directrice, de 1946 à 1952. Bien intégrée dans les réseaux d’enseignement ménager, elle occupe en 1951 le poste de vice-présidente de la Canadian Home Economics Association. En 1954-1955, Estelle LeBlanc est la première Canadienne francophone déléguée par les Nations Unies pour un séjour d’un an en Yougoslavie afin d’y former la relève en enseignement ménager (Allaire 1967 : 194).

Le parcours d’Éveline LeBlanc est plus facile à reconstituer. Diplômée aussi de Saint-Pascal, Éveline devient la première femme engagée comme technicienne en sciences domestiques au ministère fédéral de l’Agriculture en 1923 (Muir 2003 : 46). Elle y travaille quelques années, jusqu’à ce qu’elle soit ensuite recrutée pour devenir chef du nouveau Service de l’enseignement ménager du DIP au Québec, poste qu’elle occupera de 1944 à 1948. Jusqu’aux réformes des années 60, Éveline LeBlanc est la seule femme à avoir occupé un poste important qui lui donnait un certain pouvoir dans ce département composé surtout d’hommes, laïcs comme religieux. Après son départ en 1948, elle poursuit une carrière comme conférencière au ministère fédéral de l’Agriculture, animant notamment une émission sur les ondes de Radio-Canada au début des années 50 (Laplanche 2016 : 127). Elle termine son parcours à l’Université d’Ottawa, alors qu’à partir de 1959 elle est engagée pour gérer le recrutement des étudiantes : elle devient alors doyenne des étudiantes (Dean of Women).

Pour reprendre les mots de l’historienne Michelle Muir, les soeurs LeBlanc, en tant que femmes de carrière laïques et célibataires, ne correspondent pas tout à fait aux modèles féminins proposés à cette époque (2003 : 45). D’ailleurs, leurs manières de concevoir le rôle des femmes et l’éducation ménagère ne sont pas partagées par tous les pédagogues, en particulier par les autorités éducatives du DIP. Comme ailleurs au Canada, l’enseignement ménager est marqué par un conflit idéologique (Halpern 2001 : 54), et s’il est défendu dans une perspective professionnelle, il est aussi et surtout associé à la préservation de la famille de même qu’à la formation d’épouses et de mères parfaites. Ainsi, pour l’abbé Albert Tessier, nommé en 1937 inspecteur propagandiste des écoles ménagères par Mgr Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve, archevêque de Québec, l’objectif est de donner aux jeunes filles une « éducation féminine centrée sur le foyer » (Tessier 1940 : 13), sur la maternité. La formation ménagère des filles doit donc être orientée avant tout vers les valeurs familiales, vers ce que Tessier appelle la « mystique » féminine et familiale. La notion de « mystique » associée au foyer renvoie à l’idée que la vie domestique des femmes permet à la spiritualité féminine de s’épanouir, l’amour de Dieu s’exprimant à travers l’amour de la famille et le don de soi (Dufour 1985 : 29 et 70).

Préfet des études depuis 1927 au Séminaire de Trois-Rivières, l’abbé Tessier est professeur et auteur. C’est aussi un éditeur prolifique, également considéré comme un pionnier du cinéma pour ses nombreux films sur l’éducation, la religion et la vie rurale au Québec. Il est reconnu pour ses méthodes pédagogiques modernes élaborées au Séminaire, dont il imprègne le milieu de l’enseignement ménager, en prônant, par exemple, le remplacement des cours magistraux par des activités pédagogiques participatives et l’apprentissage de la discipline personnelle. Toute sa carrière est marquée par une volonté de « consolider l’identité canadienne-française rurale et catholique qu’il entend intégrer au mode de vie moderne » (Nadeau 2012 : 66). Cette modernité exclut toutefois le travail salarié féminin, même dans des secteurs qui sont déjà fortement féminisés, comme celui de l’enseignement au primaire. Constamment, il mettra en garde les religieuses des instituts familiaux contre la tentation de faire augmenter les inscriptions de jeunes filles en faisant miroiter à ces dernières les possibilités d’emplois offertes par le diplôme d’enseignement ménager (Thivierge 1982 : 320-321). Si l’école doit préparer les garçons à gagner leur vie, ce n’est pas le cas des filles qui doivent, elles, apprendre à bien tenir leur foyer et se « mériter un bon mari » (Tessier 1940 : 4). À sa conception de la société canadienne-française correspond ainsi une vision traditionnelle du rôle féminin centrée sur la maternité qu’il cherche à insuffler dans le milieu de l’enseignement ménager.

Les visées professionnalisantes de l’enseignement ménager n’ont été considérées par l’historiographie que récemment. À la suite d’un ouvrage pionnier publié aux États-Unis à la fin des années 90 (Stage et Vincenti 1997), des travaux soulignent que c’est davantage un enseignement s’appliquant à offrir des carrières aux femmes qu’à les enfermer dans la domesticité (Elias 2008; Goldstein 2012). Au Canada anglais, si l’enseignement ménager y vise aussi rapidement l’exercice d’un emploi rémunéré ou d’une profession (Danylewycz et autres 1984), les perspectives professionnelles étudiées renvoient plus précisément à l’histoire de l’alimentation et de la nutrition (Ambrose et Jensen 2017; Durand 2015). Dans cette veine, des travaux revisitent l’histoire des femmes rurales en soulignant l’apport des programmes d’économie domestique (home economics), considérés comme la première filière universitaire et professionnelle à laquelle les Canadiennes ont accès, à la construction d’un féminisme rural spécifique (social feminism) (Halpern 2001). La volonté de reconsidérer le potentiel professionnel de l’enseignement ménager se manifeste aussi en France, où le mouvement de rationalisation domestique de l’entre-deux-guerres et les parcours d’Augusta Moll-Weiss et de Paulette Bernège, qui ambitionnaient de définir de nouveaux champs d’activité professionnelle pour les femmes, sont documentés à compter des années 2000 (Clarke 2005; Lebeaume 2014; Roll 2009b). Sandrine Roll aborde l’enseignement ménager en ce sens, soulignant qu’il a également été envisagé comme un « instrument en faveur de l’autonomie des femmes » (Roll 2009a : 155). Au Québec toutefois, ces divergences d’avis parmi celles et ceux qui font la promotion de l’enseignement ménager sont peu visibles dans l’historiographie sur cette question. La plupart des travaux s’entendent pour affirmer que c’est un enseignement plutôt conservateur dont l’objet est de former des épouses et des mères modèles en s’appuyant essentiellement sur l’étude des instituts familiaux (Danylewycz et autres 1984 : 93). Ceux-ci offrent ainsi une réponse conservatrice à une société en pleine mutation (Razack 1991 : 369) et sont basés sur des valeurs traditionnelles comme l’ordre social et la famille (Thivierge 1982 : 394). Les auteures insistent davantage sur les critiques formulées au début des années 50 à propos de l’enseignement ménager, en particulier par les promotrices de l’enseignement classique féminin comme Monique Béchard (Ferretti 1986 : 150-166; Richard 2012 : 89-95; Thivierge 1982 : 292 et 318-325). Si des divergences d’opinions sur les objectifs de cet enseignement, en particulier au sein même du Service de l’enseignement ménager du DIP, sont survolées (Thivierge 1982 : 322-325), le rôle de l’EMP dans ces débats n’est pas nécessairement exploré. Pourtant, l’enseignement ménager au Québec ne s’est pas limité aux seuls instituts familiaux et Catherine Charron (2007) a bien souligné la participation des associations féministes, notamment de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (FNSJB), au mouvement durant les premières décennies du xxe siècle. Si Nicole Thivierge consacre à l’EMP un chapitre dans son ouvrage paru en 1982 et dégage un portrait de ses débuts, elle n’en traite pas au-delà des années 30 et réserve plutôt le reste de ses réflexions aux instituts familiaux. Je pense donc nécessaire, pour avoir une image plus juste de ce qui était proposé en matière de formation ménagère aux filles et aux femmes du milieu du xxe siècle, d’intégrer l’EMP à la réflexion. Il me semble d’autant plus intéressant de le faire que cette école a pour objectif de former des spécialistes des sciences ménagères, préparées à mener une carrière dans l’enseignement ou ailleurs (Lacroix 1945 : 5).

Aussi, aux yeux de l’EMP, la préparation de ces spécialistes passe par une solide formation technique et professionnelle, comme le souligne Estelle LeBlanc dans sa lettre à un des commissaires de la CECM. Le vocabulaire employé renvoie alors directement à la formation professionnelle, qui existe pour les filles et a pour objet le développement d’une main-d’oeuvre qualifiée répondant à des besoins spécifiques. Par exemple, des écoles techniques féminines sont créées, comme l’École supérieure des arts et métiers des soeurs de la CND afin de former des couturières ou des modistes. C’est en partie à ce type d’établissements que se réfèrent les directrices de l’EMP lorsqu’elles réfléchissent aux programmes offerts. Il faut également penser l’émergence d’une formation propre aux professeures d’enseignement ménager dans le contexte de la professionnalisation de l’enseignement (Malouin et Dumont 1986 : 100-101), métier déjà fortement féminisé depuis le xixe siècle. L’EMP cherche à se tailler une place sur le marché éducatif en délivrant des diplômes reconnus qui permettront aux finissantes d’occuper un emploi rémunéré, et ce, alors qu’émergent de nouveaux métiers féminins. Certaines de ces professions sont intimement associées au développement de l’enseignement ménager comme la diététique[4], mais ce cousinage devient progressivement encombrant (Fahmy-Eid 1997 : 80) et leur développement est surtout lié à une distanciation de ces liens. Nadia Fahmy-Eid (1997 : 85) souligne par ailleurs que la création de l’Institut de diététique de l’Université de Montréal suscite concurrence et animosité de la part des milieux d’enseignement ménager. La volonté de l’EMP d’offrir une formation professionnelle en sciences domestiques est donc directement rattachée à une demande croissante d’accès à des études grâce auxquelles les femmes pourront trouver un emploi rémunéré. Dans son étude sur l’Institut de pédagogie familiale d’Outremont, Lucie Dufour (1985 : 33) mentionne ainsi que la question des débouchés représente le dilemme majeur des années 50. Peu de parents désirent en effet maintenir leurs filles dans des écoles qui ne les préparent pas au marché du travail, surtout étant donné les coûts occasionnés par ces études.

Sans contester la dimension conservatrice et moralisante de l’enseignement ménager donné dans les instituts familiaux, je juge intéressant, par ailleurs, de creuser les autres points de vue qui ont coexisté à cette époque, notamment les perspectives plus professionnelles mises en avant par l’EMP. Mon objectif est donc ici de mettre en lumière les différentes manières d’envisager l’enseignement ménager au coeur du xxe siècle, en particulier la tension entre un enseignement professionnel et un enseignement axé sur la formation de bonnes mères et d’épouses canadiennes-françaises, et d’ainsi aborder les différentes conceptions de l’éducation et du travail féminin. Mon analyse est essentiellement basée sur le dépouillement des archives concernant l’enseignement ménager du fonds du ministère de l’Éducation et de celles de l’École ménagère provinciale. Après avoir tracé un bref portrait de l’enseignement ménager et de la formation de celles qui y travaillent au Québec, je me pencherai sur les relations difficiles entre le DIP et l’EMP, cristallisées par l’enjeu de la formation ménagère professionnelle, pour illustrer les différentes façons de considérer l’éducation et le travail féminin, qui s’entrechoquent au cours des années d’après-guerre.

La formation des professeures d’enseignement ménager

Afin de bien situer l’évolution de l’enseignement ménager au Québec, il convient d’abord de faire un bref rappel au sujet de la structure scolaire en vigueur pendant les années 50. Le système d’éducation québécois d’alors relève d’une structure administrative complexe héritée de la fin du xixe siècle. Avant 1964, il n’y a pas de ministère de l’Éducation[5], et le responsable du DIP au sein du cabinet du premier ministre et devant le Parlement est le secrétaire de la Province. Celui-ci nomme à la tête du DIP, au nom du gouvernement, le surintendant de l’Instruction publique. Si ce dernier doit rendre des comptes au secrétaire de la Province, il est également sous l’autorité du Conseil de l’instruction publique. Le surintendant est, à vrai dire, une sorte d’agent de liaison entre l’instance religieuse, qui gère les contenus d’éducation, et l’instance politique, qui s’occupe du financement. En effet, tous les pouvoirs en fait d’enseignement primaire et secondaire sont délégués au Conseil, formé de deux comités confessionnels : le Comité catholique et le Comité protestant. Le Conseil correspond ainsi à l’assemblée des deux comités, mais aucune réunion commune n’a lieu pendant la période 1908-1960. Chacun des comités a pleine compétence sur l’orientation des programmes, le contenu des manuels scolaires et la formation des maîtres par l’entremise des écoles normales de sa communauté. La moitié des membres du Comité catholique est composée des évêques des différents diocèses et l’autre moitié, de membres laïcs représentant les élites professionnelles. Le DIP, quant à lui, est un organisme de gestion qui veille à la qualité du système par l’inspection des écoles, s’occupe de la mise en oeuvre des programmes d’études et gère les budgets consacrés à l’éducation. Composé d’une équipe de fonctionnaires, il doit remplir les mandats que lui attribuent les deux comités et en appliquer les décisions (Harvey 2014 : 182-184). Enfin, le Service de l’enseignement ménager, fondé en 1944, relève directement du DIP et administre ce domaine spécifique de l’éducation féminine donné dans les écoles publiques comme dans les écoles privées, notamment dans les instituts familiaux. Il s’occupe des programmes d’enseignement ménager (approuvés par le DIP), de leur implantation et de leur application.

Au moment où Estelle LeBlanc prend la plume pour promouvoir le cours normal offert par l’EMP, l’enseignement ménager et la formation de celles qui le transmettent sont bien organisés au Québec. Les premières écoles sont fondées au début du siècle; celle de Roberval par les ursulines en 1882, celle de Saint-Pascal de Kamouraska par la CND en 1905; et l’EMP, seule école ménagère laïque du Québec, est fondée à Montréal par des femmes de la bourgeoisie associées à la FNSJB en 1906. À partir de 1909, ces établissements se transforment en écoles ménagères normales et délivrent des brevets d’enseignement, à mesure que l’enseignement ménager se répand dans les écoles primaires de la province. Afin de bien former des professeures spécialisées et qualifiées dans ce domaine, l’EMP s’inspire directement de ce qui se fait à la même époque en Europe, notamment à l’École ménagère de Fribourg, en Suisse (Charron 2007 : 96; Thivierge 1982 : 123-124). Le Québec s’insère, de ce fait, dans un courant occidental de développement de l’enseignement ménager. Plusieurs professeures, dont les deux premières directrices de l’école, Jeanne Anctil (1906-1926) et Antoinette Gérin-Lajoie (1926-1936), sont d’ailleurs envoyées en Europe pour observer les formules pédagogiques utilisées et se former à l’enseignement ménager. Cette stratégie, également empruntée par l’école de Saint-Pascal pour former ses premières religieuses enseignantes, permet donc à l’EMP de se positionner comme précurseure de la formation des professeures d’enseignement ménager au Québec dès le début du xxe siècle.

Jusqu’en 1929, les écoles ménagères relèvent du ministère de l’Agriculture, qui leur donne des subventions pour fonctionner. Il existe en effet, au départ, une certaine proximité entre l’enseignement agricole destiné aux garçons et l’enseignement ménager, les écoles de Saint-Pascal et de Roberval, par exemple, intégrant des cours de soins de la laiterie ou d’apiculture à leur programme scolaire. Les écoles ménagères passent donc sous la responsabilité du DIP, ce qui correspond davantage à la réalité d’un Québec urbain et industriel à l’aube des années 30 (Malouin et Dumont 1986 : 103). L’EMP, quant à elle, a un statut particulier. Régie par un conseil d’administration et une charte, cette corporation a été créée par une loi privée de la législature de Québec de 1906 (Commission de l’enseignement ménager 1946b : 1-2) et est donc une école considérée comme indépendante. Une section d’enseignement ménager est également intégrée dans les écoles normales de filles afin que les institutrices puissent aussi l’offrir (Létourneau 1981 : 105).

À partir de 1937 et à l’instigation de l’abbé Tessier, l’enseignement ménager est revu en profondeur, restructuré et développé si bien que, à la fin des années 40, tout un réseau d’écoles existe. C’est aussi en 1937 que l’enseignement ménager, jusqu’alors fortement recommandé pour les filles dans les écoles primaires, devient obligatoire, ce qui garantit plus directement des places aux finissantes du cours normal ménager. Notons par ailleurs que cette expansion des écoles ménagères privées correspond à l’allongement de la scolarité des filles et au développement des voies éducatives au-delà du primaire. Ainsi, après la septième année, les filles intéressées peuvent s’inscrire à l’école moyenne familiale, où elles suivent un programme d’une durée de deux ans. Ensuite, les élèves ayant au moins réussi la neuvième année peuvent entrer à l’école ménagère régionale (appelée plus tard l’« institut familial »), qui donne un cours d’une durée de trois ans, lequel se termine, à partir de 1952, par l’obtention d’un brevet d’enseignement ménager au primaire. Les finissantes qui désirent poursuivre leurs études peuvent ensuite aller dans une école supérieure de pédagogie familiale afin d’obtenir un baccalauréat ou suivre le cours donné par l’EMP. À l’exception de cette dernière, toutes les autres écoles sont tenues par des religieuses : si elles visent à donner un enseignement supérieur aux filles, elles cherchent également à susciter des vocations.

La communauté anglo-protestante n’est pas en reste dans le développement de l’enseignement ménager. Toutefois, le système protestant suit une voie différente. En effet, le Collège Macdonald de l’Université McGill, établi en 1907, offre dès 1918 un diplôme universitaire en sciences domestiques (Household Sciences) dont l’objectif est de permettre aux finissantes d’occuper un emploi rémunéré dans le système scolaire, dans un hôpital ou encore dans une entreprise (alimentation, électricité, etc.). Les sciences domestiques s’enseignent donc à l’université et les responsables du programme affirment que cette orientation représente une rupture par rapport à une vision traditionnelle et passéiste de l’enseignement ménager (Fahmy-Eid 1997 : 80). À cet égard, le Collège Macdonald se situe dans la lignée des programmes d’économie domestique créés ailleurs au Canada, à l’Université de Toronto ou encore à celle de Guelph, tout comme dans les universités américaines (Stage et Vincenti 1997). Pour les femmes catholiques et francophones, bien que des écoles ménagères soient affiliées à l’université et offrent le programme menant à l’obtention d’un baccalauréat, il n’existe alors pas de diplôme universitaire dans le domaine des sciences domestiques (Malouin et Dumont 1986 : 104).

Cours de couture

Cours de couture
Source : Division de la gestion de documents et des archives, Université de Montréal, Fonds de l’École ménagère provinciale (E0081)1FP01538.

-> Voir la liste des figures

Par rapport aux francophones, les anglophones ont donc une longueur d’avance dans le processus de professionnalisation de l’enseignement ménager, qui se « scientifise », est offert à l’université et débouche directement sur des emplois. Du côté francophone et catholique, si une formation spécifique est organisée et des moyens de contrôle sont instaurés au moment de l’entrée des femmes dans l’enseignement (diplômes et brevets spéciaux), les visées ne sont pas aussi clairement liées à des perspectives de carrières féminines.

Une perspective professionnelle qui dérange

Dans sa missive, Estelle LeBlanc souligne que les finissantes des écoles ménagères régionales ne sont pas assez qualifiées pour devenir des professeures « efficaces et compétent[e]s » d’enseignement ménager. À la fin des années 40, la formation donnée dans ces écoles, tout comme ses finalités, devient un objet de discorde au sein même du DIP. Cet évènement permet d’illustrer les tensions entre l’EMP et les autorités éducatives de la province, qui renvoient à des manières très différentes de concevoir l’éducation des filles. Les écoles ménagères, tenues par des religieuses, sont largement financées par l’État par rapport aux autres filières éducatives ouvertes aux filles après le primaire comme les écoles professionnelles (écoles de commerce, d’infirmières, etc.), l’école normale et le cours Lettres-Sciences (Malouin et Dumont 1986 : 97). L’enseignement ménager, restructuré et développé à la suite de l’arrivée de l’abbé Tessier comme visiteur-propagandiste, est contrôlé par divers moyens : publication de bulletins mensuels destinés aux directrices et aux professeures, tournées d’inspection, journées d’étude, etc. Ce « renouveau » de l’enseignement ménager s’inscrit dans le contexte de développement du mouvement familial, qui pose un diagnostic de crise de la famille canadienne-française, surtout urbaine. Ainsi, dans l’objectif de défendre et de valoriser la famille, un ensemble d’actrices et d’acteurs sociaux s’organisent en associations et publient plusieurs revues (Malouin 1998). Comme en France, l’enseignement ménager répond notamment à des inquiétudes liées aux activités professionnelles des femmes et à leurs répercussions sur la famille (Clarke 2005 : 140). L’association des vertus de l’enseignement ménager à la stabilité familiale et sociale n’est pas nouvelle, mais elle prend une place d’autant plus importante que ce discours se révèle de plus en plus en décalage avec les réalités sociales. Lucia Ferretti (1986 : 159-160) note en effet que, plus le xxe siècle prend de l’âge, plus le discours dominant sur l’éducation ménagère tend à réduire à la sphère domestique le champ d’action des femmes, et qu’il est d’autant plus véhément que les personnes qui tiennent ce discours sont conscientes de son anachronisme.

À quoi correspond cet enseignement ménager? Pour Éveline LeBlanc, chef du Service de l’enseignement ménager au DIP de 1944 à 1948, si cet enseignement doit préserver la famille, il doit également donner la possibilité aux finissantes d’obtenir un emploi dans le milieu de l’enseignement, dans les ateliers de couture comme dans les cuisines d’hôtel. Elle est d’avis qu’il faut « engager les élèves qui ont à gagner leur vie à prendre des expériences variées » (Anonyme 1944). Cette perspective est partagée par la direction de l’EMP. Ainsi, Rose Lacroix, directrice jusqu’en 1946, souligne aussi que la formation offerte donne à « la femme la notion précise de ses devoirs, lui en [fait] comprendre et découvrir l’importance et la beauté » (Lacroix 1945 : 5), tout en insistant ensuite sur l’importance pour les finissantes d’avoir « accès à de très belles carrières féminines dans l’enseignement des sciences ménagères ou [à] toute autre carrière d’importance correspondante qui exige une parfaite maîtrise de la science et des techniques ménagères » (ibid.). Pour ces femmes, il n’est pas nécessairement contradictoire de développer un enseignement ménager valorisant la famille et offrant en même temps à certaines femmes des perspectives de carrières. Les possibilités de carrières féminines sont d’ailleurs de plus en plus débattues durant les années 50, bien que la règle implicite et formelle du congédiement des femmes mariées se maintienne[6], en particulier dans les commissions scolaires catholiques. Ainsi, en 1954, lors de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (commission Tremblay), mère Sainte-Hélène de la Foi (CND) souligne que non seulement le travail féminin est un fait, mais qu’il est un droit, qu’il y a « une injustice à empêcher la femme d’exercer une profession » (Corbo et Couture 2000b : 199-200)[7]. Le discours sur la famille tenu parallèlement à celui sur les carrières féminines peut également être considéré sur le plan stratégique, car il permet l’existence d’un enseignement que ces femmes veulent professionnel dans un contexte où le travail féminin fait l’objet de débats, un peu à l’image des stratégies employées par les premières féministes, Marie Gérin-Lajoie en tête, afin de concilier conscience féministe et foi catholique (Charron 2007 : 30). Soulignons ici que les soeurs LeBlanc sont célibataires, laïques et qu’elles mènent une carrière, l’une dans l’appareil gouvernemental et l’autre, à la tête d’un établissement reconnu. Elles portent donc un discours sur l’importance de la famille, mais représentent elles-mêmes une sorte de contre-exemple, comme le note Dumont (2004 : 157) au sujet des religieuses enseignantes.

En raison des prises de position des soeurs LeBlanc, Éveline à la tête du Service de l’enseignement ménager du DIP et Estelle qui dirige l’EMP à partir de 1946, il semble s’établir une certaine proximité de pensée et d’action entre les deux instances, du moins pendant un certain temps. Éveline et Estelle en viennent même à mettre en oeuvre une collaboration plus étroite entre leurs organisations respectives. En effet, une entente entre le DIP et l’EMP fait de cette dernière une école de perfectionnement où les finissantes des écoles ménagères régionales vont se spécialiser en art culinaire ou en coupe et couture (Commission de l’enseignement ménager 1946a : 10-12). Aux directrices de ces écoles, Éveline LeBlanc (1946 : 1) écrit ceci : « nous pouvons assurer les élèves qui voudront profiter de l’enseignement de [l’EMP] dans le but de se spécialiser en vue du professorat ou encore afin de devenir plus aptes à se lancer dans un commerce quelconque, d’une bourse assez intéressante ».

Cette perspective professionnelle sur l’enseignement ménager est par ailleurs aussi discutée à l’échelle occidentale, notamment dans les congrès de la Fédération internationale d’enseignement ménager. Ainsi, les carrières ouvertes par l’enseignement des sciences domestiques, alors que celui-ci devient de plus en plus un moyen de formation professionnelle pour certains métiers féminins, y sont abordées (Ménard 2002 : 99). Estelle LeBlanc prend d’ailleurs soin de participer au congrès qui se tient à Stockholm en 1949 (LeBlanc 1950), comme l’ont fait les directrices de l’EMP et les présidentes de la FNSJB avant elle. En effet, la question des réseaux, qu’ils soient internationaux, nationaux ou locaux, s’avère importante pour l’EMP depuis ses débuts. Antoinette Gérin-Lajoie, première directrice de l’École, a ainsi participé au congrès de fondation de la Fédération internationale d’enseignement ménager en 1908 (Brisebois 2016 : 119-120). En 1950, quand Estelle LeBlanc (1950) affirme que le programme de l’EMP « se compare avantageusement avec [celui] des meilleures écoles des autres pays », elle insiste sur les formes de collaboration établies avec des professeures d’enseignement ménager d’ici et d’ailleurs permises par ces réseaux.

Cependant, les visées carriéristes de l’enseignement des sciences domestiques ne font pas consensus au Québec et en viennent même à déranger, notamment l’abbé Tessier. À vrai dire, celui-ci a des ambitions différentes pour les écoles ménagères qu’il visite régulièrement. Ainsi, à l’automne 1948, un conflit éclate au sein du Service de l’enseignement ménager, entre lui et Éveline LeBlanc. L’abbé Tessier (1948 : s. p.) attribue la situation à « une grave évolution physiologique, […] à la fatigue, au déséquilibre de la ménaupose [sic] » d’Éveline LeBlanc. Surtout, il considère avoir sous-estimé de façon imprudente « l’action du groupe laïcisant de l’École Provinciale, rue Sherbrooke, à Montréal » (ibid. : s. p.), dirigée par Estelle LeBlanc. Ainsi, Éveline LeBlanc n’aurait pas su « résister aussi efficacement qu’autrefois à cette influence » (ibid. : s. p.). L’abbé Tessier souligne que la directrice de l’EMP lui « reproche […] de former de bien bonnes petites filles, mais qui ne savent rien [et qu’elle] voudrait que le programme [des écoles ménagères régionales] fût plus technique, plus scientifique » (ibid. : s. p.). Selon ses propres mots, le litige entre lui et Éveline LeBlanc vient de leur divergence d’avis sur l’enseignement qu’il convient d’offrir aux filles. Alors que lui veut mettre « avant tout l’accent sur la formation féminine, sur l’exaltation du rôle familial de la femme » (ibid. : s. p.), Éveline LeBlanc, « sous l’influence de certains éléments, essaie de prendre le contrôle pédagogique des écoles pour leur donner un caractère plus technique » (ibid. : s. p.). Sans jamais préciser qu’il vise Estelle, soeur d’Éveline, l’abbé Tessier fait ici référence implicitement à la proximité idéologique des deux femmes. Il conclut en soulignant qu’il exigeait de la part d’Éveline « le retour d’un esprit de concorde et d’une pleine coopération sur le plan pédagogique dont [il voulait] conserver le contrôle pour prévenir un glissement vers un ton trop scientifique et trop technique » (ibid. : s. p.), mais qu’elle a préféré quitter le Service. Ce départ, visiblement le résultat d’une lutte de pouvoir, ne semble pas s’être fait sans heurts; dans une lettre adressée aux directrices des écoles ménagères régionales, Éveline LeBlanc (1948 : 1-3) affirme vouloir rétablir les faits : elle leur écrit, extraits de lettres à l’appui, qu’elle n’a pas démissionné, mais qu’elle a été renvoyée.

La manière de penser l’enseignement ménager, et plus largement l’éducation des filles, représente donc la pomme de discorde entre Éveline LeBlanc et l’abbé Tessier. Aux yeux de Thivierge (1982 : 324), celle-ci a carrément été « sacrifié[e] pour éviter toute atteinte à la philosophie éducative d’Albert Tessier ». Cet épisode cristallise les (mauvaises) relations entre l’EMP et le DIP. Ainsi, trois ans après l’évènement, l’abbé Tessier (Commission de l’enseignement ménager 1951 : 2) souligne encore qu’à l’EMP « l’accent est mis surtout sur les aspects techniques ou scientifiques des arts ménagers. La formation morale, la mystique du foyer, la vocation familiale de la femme passent au second plan et prennent figure d’accessoire au lieu de jouer le rôle de levain. » Cette conception de l’enseignement ménager renvoie directement à une façon de voir l’éducation des filles partagée alors par les forces traditionalistes du clergé québécois, mais de plus en plus remise en question. Elle est rappelée avec d’autant plus d’insistance que d’autres voix se font désormais entendre.

Les conséquences du conflit ou la rigidité des structures éducatives

Après le départ d’Éveline LeBlanc, l’abbé Tessier a toute la latitude voulue dans la gestion des écoles ménagères. Il entreprend alors une réforme des programmes et l’éducation « intégrale de la femme [prend] le pas sur les travaux manuels et les écoles supérieures d’enseignement ménager [sont désormais] désignées sous le nom d’instituts familiaux » (Commission de l’enseignement ménager 1951 : 2). Centrées au départ sur l’enseignement ménager, les écoles s’infléchissent donc vers un enseignement plus féminin et familial (Malouin et Dumont 1986 : 103). Des matières comme la religion et la spiritualité féminine remplacent l’apprentissage professionnalisant (Razack 1991 : 361). Si, à la fin des années 40, la formation plus pratique (coupe, couture, alimentation, nutrition) occupait 95 % du programme, elle diminue à 40 % durant les années 50 (Richard 2012 : 59). L’épisode LeBlanc-Tessier a pourtant ouvert une brèche et, à partir de 1952, les finissantes des instituts familiaux obtiennent officiellement la reconnaissance du droit d’enseigner au primaire les matières ménagères. Il y a là un paradoxe : alors que l’abbé Tessier voudrait en faire des écoles où les filles sont formées à être épouses et mères, celles-ci, de plus en plus nombreuses d’ailleurs à poursuivre leurs études au-delà du primaire, veulent pouvoir travailler. Selon Thivierge (1982 : 320), l’obtention de ce brevet d’enseignement pour les diplômées des instituts est attribuable à la lutte des religieuses afin que les filles aient accès à une carrière dans l’enseignement ménager, alors que l’école normale s’avère leur concurrente majeure. D’ailleurs, de multiples programmes de formation sont désormais destinés aux filles : pensons par exemple à la création de programmes associés aux professions paramédicales comme la diététique ou la réadaptation à l’Université de Montréal, où elles sont toujours plus nombreuses à s’inscrire à partir des années 40 (Collin 1986).

Pour l’EMP, les conséquences de ce conflit sont importantes. Pendant les années suivantes, les relations avec le DIP sont critiques : en 1952, Estelle LeBlanc démissionne de son poste de directrice[8]. Il est impossible d’établir un lien direct entre son départ et le conflit opposant sa soeur et l’abbé Tessier, mais la position de l’École en est fragilisée. Guy Vanier, directeur de la Faculté des sciences sociales de l’Université de Montréal et président du conseil d’administration de l’EMP, s’adresse directement au surintendant de l’Instruction publique pour annoncer le changement de directrice, espérant que la nomination de Germaine Gloutnez[9] lui sera « agréable ». Il suggère qu’une rencontre entre la nouvelle directrice et le Service de l’enseignement ménager soit organisée en vue d’aider « au prompt dénouement [des] négociations » (Commission de l’enseignement ménager 1952 : 1). En effet, depuis 1950, tandis qu’il est discuté que les instituts familiaux puissent délivrer des diplômes accordant le droit d’enseigner, les diplômées du cours normal ménager de l’EMP, elles, n’y sont plus autorisées. Guy Vanier prie donc le surintendant de ne pas les oublier et « d’attribuer une équivalence aux treize diplômées qui se sont soumises à trois ans de préparation consciencieuse, en sus de la formation générale acquise au cours de leurs onze années d’études, et qui attendent des autorités une appréciation sympathique de leur persévérant labeur » (Commission de l’enseignement ménager 1952 : 2). L’EMP souffre donc de la réorganisation de l’enseignement ménager de l’abbé Tessier, alors que les avantages consentis aux instituts familiaux lui sont retirés. Dès lors, pendant trois années consécutives, Guy Vanier et Germaine Gloutnez écriront tour à tour au surintendant afin de demander une autorisation spéciale d’enseigner dans les écoles de la CECM pour les finissantes du cours normal, qui sont, au demeurant, peu nombreuses[10]. Ces autorisations sont accordées à la pièce, sans que le diplôme soit officiellement reconnu. Précisons aussi qu’à partir de 1951 la collaboration entre l’EMP et le Service de l’enseignement ménager au sujet du perfectionnement des diplômées des instituts familiaux est suspendue, alors que le Service envisage même la création de ses propres écoles de spécialisation en art culinaire et en couture (Commission de l’enseignement ménager 1952 : 3; Vanier 1951)[11]. L’EMP se trouve donc dans un cul-de-sac : le cours de perfectionnement n’est plus nécessaire aux diplômées des instituts familiaux, et ses diplômées du cours normal ne peuvent pas enseigner dans les écoles publiques de la province (Vanier 1950). Ce sont elles qui subissent les conséquences les plus importantes, elles qui ont étudié dans le but de pouvoir occuper un poste en enseignement ménager et pour qui c’est impossible à la fin de leur parcours. Ainsi, en 1951, une ancienne élève écrit à Estelle LeBlanc pour l’informer qu’elle est considérée comme non qualifiée pour enseigner par le DIP (Frenette 1951)[12]. Aucune commission scolaire ne peut ni ne veut l’embaucher. Affirmant en avoir « pleuré de rage », la directrice souligne à cette élève que, si elle était bilingue, elle pourrait aisément obtenir un emploi, par exemple dans une compagnie de patrons comme Simplicity ou encore faire carrière en enseignement ailleurs au Canada, voire aux États-Unis. En effet, si les diplômées de l’EMP ne peuvent enseigner au Québec, leurs études sont bien reconnues en dehors de la province, ce qui n’est pas le cas des finissantes des instituts familiaux. Ces dernières doivent, par exemple, passer par l’école normale si elles veulent pouvoir donner l’enseignement ménager en Nouvelle-Écosse, leur formation n’y étant pas jugée suffisante (Thivierge 1982 : 324).

La situation finit par se régler en 1953 avec la nouvelle directrice, Germaine Gloutnez, alors que l’École est « autorisée à établir un cours équivalent à celui des instituts familiaux » (Desaulniers 1953)[13]. Les élèves du cours normal peuvent se présenter aux examens du Service de l’enseignement ménager afin de faire valider leur diplôme. L’EMP doit donc officiellement faire approuver son programme par le DIP pour que les finissantes puissent enseigner dans les écoles publiques. Toutefois, dans une lettre écrite à Éveline LeBlanc alors au ministère fédéral de l’Agriculture, la directrice insiste pour dire que l’École « reste quand même ce qu’elle a toujours été » (Gloutnez 1953) et qu’elle continue son enseignement professionnel. La même année, l’EMP change de nom et devient l’École des sciences ménagères de Montréal, ce qui témoigne des tentatives de la direction de rapprocher le plus possible son enseignement des programmes de sciences domestiques donnés dans les universités canadiennes et américaines. Dès 1951, au moment de la querelle avec le Service de l’enseignement ménager, Estelle LeBlanc entreprend d’ailleurs des démarches pour que l’EMP soit annexée par l’Université de Montréal, afin de créer un programme universitaire pour les francophones comme celui qui existe à l’Université McGill (LeBlanc 1951). Lors de la création de l’Institut de diététique durant la seconde moitié des années 40, l’Université de Montréal avait déjà consulté d’autres universités américaines reconnues pour leurs enseignements en sciences domestiques et envisagé de constituer sa propre faculté autonome dans ce domaine (Fahmy-Eid 1997 : 84-85), mais le projet avait échoué.

Un avant-goût de la Révolution tranquille

Le récit des tensions entre l’abbé Tessier et les soeurs LeBlanc révèle un écart important dans les manières de concevoir l’éducation des filles. En réalité, cet épisode met en lumière le fossé existant entre une éducation dont l’objectif est surtout de les préparer à leur rôle social et familial et une éducation qui leur permet l’accès au marché du travail. Les années 50 préfigurent à cet égard les changements de la Révolution tranquille, moment où la question du devenir du système d’éducation québécois prend une place croissante dans l’espace public. La période est ainsi l’occasion d’un véritable débat de société où religieuses comme laïques interviennent pour traiter de l’éducation des filles et du travail féminin (Dumont 2004 : 156). Des journalistes ou encore certaines membres de l’Association des femmes diplômées des universités affirment de plus en plus que les femmes peuvent étudier dans tous les programmes et remplir toutes les fonctions. Le débat sur l’accès des filles au même cours classique que les garçons est révélateur des tensions à propos de l’éducation des filles et secoue les principes sur lesquels repose le discours de l’abbé Tessier et de ses collaborateurs (Ferretti 1986 : 160-166). L’éducation est par ailleurs discutée plus largement dans le contexte de la commission Tremblay sur les problèmes constitutionnels qui a cours de 1953 à 1956 : 140 des quelque 240 mémoires soumis traitent de façon importante de cette question. Beaucoup d’éléments qui y sont abordés se retrouveront à la commission Parent des années 60 (Corbo et Couture 2000a : 17). Celle-ci débouchera sur une réforme importante du système scolaire, soit l’adoption en 1956 du cours secondaire public. Le Comité catholique désire alors uniformiser les programmes des établissements privés et publics et rend à cet effet obligatoires les matières du secondaire dans le cursus des instituts familiaux, ce qui menace les fondements de l’enseignement familial tel qu’il est promu à l’époque par l’abbé Tessier (Thivierge 1982 : 218). Ce sont là les premières fissures dans l’enseignement familial qui, au final, n’aura été offert dans cette formule que pendant environ une décennie.

S’il existe bel et bien un consensus sur la nécessité d’une éducation spécifique des filles et, plus précisément, de l’enseignement ménager au Québec au xxe siècle, cela ne signifie pas pour autant que tous ses promoteurs et promotrices partagent les mêmes objectifs. Réintégrer les activités de l’EMP à l’étude de l’enseignement ménager permet ainsi de souligner l’existence de ces divergences d’avis et de mettre en lumière le rôle de certaines femmes de carrière laïques qui ont contribué à son développement avec des visées plus professionnelles. L’enjeu de la formation des professeures, qui fait l’objet de tensions entre le Service de l’enseignement ménager du DIP et l’EMP au début des années 50, devient progressivement une question débattue plus largement dans l’espace public, alors que la commission Parent, instituée après l’élection du gouvernement Lesage, en fait une de ses préoccupations majeures (Létourneau 1981 : 182 et suiv.).

Indéniable et inédit, l’apport de l’EMP, de ses responsables et de ses finissantes au débat de société autour de la question de l’enseignement ménager au milieu du xxe siècle méritait certainement d’être mis en lumière et réintégré dans la trame plus large de l’histoire de l’éducation du Québec contemporain. Bien que le nombre de normaliennes inscrites à l’EMP soit plutôt faible par rapport au nombre d’élèves suivant des cours de couture ou de cuisine « à la carte »[14], l’enjeu de la formation de professeures d’enseignement ménager et la nécessité de cet enseignement donné aux filles restaient au coeur des préoccupations des différentes directrices de l’institution. Les cours d’économie familiale donnés dans les écoles secondaires publiques du Québec jusqu’en 1997, désormais obligatoires pour les garçons comme pour les filles, ont représenté l’héritage direct de ces débats liés au rôle de l’école, débats qui reviennent d’ailleurs périodiquement dans l’actualité.