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Introduction

La responsabilité sociale des entreprises (RSE) est souvent vue comme une nouveauté des dix dernières années. Or, l’idée de RSE remonte indéniablement plus loin dans l’histoire. Elle s’inscrit en effet dans un courant de recherche qui s’est constitué dans les années 1950 et s’est renforcé progressivement depuis lors. Ce courant, né en Amérique du Nord, visait à étudier les relations entre l’entreprise et la société (business and society).

L’économiste Howard R. Bowen est souvent désigné comme le père fondateur de ce champ d’études (Carroll, 1979, 1999 ; Wood, 1991). Il a su décrire et structurer les approches théoriques en matière de RSE dans son livre Social Responsibilities of the Businessman (SRB).

En nous intéressant à la RSE, nous avons d’abord remarqué qu’aucun parallélisme n’était établi entre la temporalité universitaire et la société. Si les premiers ouvrages introduisant cette notion ont paru dans les années 1950, les travaux historiques montrent bien que l’idée de responsabilité sociale (RSE) se diffusait dans la société et les milieux d’affaires dès la fin du 19e siècle, dans un contexte de transformation du capitalisme américain (Epstein, 2002 ; Heald, 1961, 1970 ; Miller et O’Leary, 1989).

Autre remarque qui ne manque pas d’étonner : bien que la RSE soit très répandue et aussi très ancienne (elle remonte à 1950 en Amérique et aux années 2000 en Europe), elle ne répond pas à une définition unique et consensuelle. Ce constat nous a poussée à consulter les ouvrages sur la question afin de donner une définition précise pour ce terme.

Nous avons ainsi constaté qu’il existe en Europe une définition assez communément admise, celle qui est proposée par la Commission européenne dans son livre vert de 2001 sur la RSE. La responsabilité sociale des entreprises y est décrite comme « l’intégration par les entreprises de préoccupations sociales, environnementales et économiques dans leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes sur une base volontaire ». Si l’on veut être plus clair, on peut simplement définir la RSE comme « la contribution des entreprises aux enjeux du développement durable » (Ministère de la Transition écologique et solidaire, 2016).

Cette ambiguïté autour d’un terme de cette valeur nous a amenée à chercher dans ses origines pour comprendre les raisons de son apparition afin d’en déduire les conséquences probables dans l’avenir et de mieux cerner les enjeux et les pratiques qui en découlent ; à cette fin, un voyage dans le temps s’impose.

Notre méthode de recherche se base sur une analyse documentaire (Waller, 1999) en plusieurs étapes en vue de trouver les principales informations qui nous ont été utiles, en relevant, d’une part, les articles et, d’autre part, les statistiques ainsi que les chiffres clés (données publiques) liés à la RSE à l’international et au Maroc.

L’ouvrage de Howard Bowen, considéré comme une référence majeure en matière de responsabilité sociale des entreprises, a compté parmi nos principales références théoriques. Les recherches effectuées par A. Louitri et F. Meknassi au Maroc nous ont servi pour suivre l’histoire de la RSE dans notre pays.

Après avoir déterminé notre sujet et choisi les documents sur lesquels nous allions nous baser pour répondre à notre questionnement principal, qui n’est rien d’autre que l’établissement d’une analyse historique du développement de la RSE et ses origines depuis son apparition jusqu’à nos jours, au niveau international, et surtout national (le cas du Maroc), nous sommes passée à l’analyse des différentes données collectées et avons déterminé les principales conclusions auxquelles nous nous sommes arrivée après ce voyage autour de cette démarche.

Dans notre article, nous tenterons de retracer l’histoire de la RSE depuis son apparition aux États-Unis jusqu’à aujourd’hui, tout en présentant les trois conceptions qui y sont liées depuis la Deuxième Guerre mondiale, à savoir une conception fondée sur l’éthique, une conception utilitariste et une conception de la « soutenabilité ». Nous montrerons en outre les efforts déployés par le Maroc pour soutenir le développement de cette pratique dans les entreprises marocaines.

Les facteurs d’émergence : la conception fondée sur l’éthique

La responsabilité sociale s’est exprimée de façon explicite après la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis avec un premier courant de « business ethics » mettant l’accent sur la responsabilité personnelle morale du dirigeant.

L’accroissement de la taille des entreprises industrielles américaines

L’histoire de la RSE semble intrinsèquement liée à celle de la grande entreprise nord-américaine.

Avec l’apparition de la grande entreprise, nous avons assisté à la naissance d’une nouvelle structure, à la dispersion de l’actionnariat, au renforcement du management et, surtout, à la séparation de la propriété de l’entreprise et de son management.

Cette période a été marquée par l’avènement d’une ère des organisateurs (Burnham, 1947) et par l’introduction de nouvelles méthodes de gestion et de contrôle. Celles-ci ont conduit à la mise en place de nouvelles pratiques et à l’émergence de nouvelles notions parfois incompatibles avec les idéaux de la liberté d’initiative et de libertés individuelles caractéristique de la culture américaine dans cette période (Miller et O’Leroy, 1989), par exemple la notion de hiérarchie (Zunz, 1991).

La notion de l’éthique des affaires est également née en même temps que la grande entreprise, en particulier à la suite de la séparation de la propriété et du management.

La séparation entre propriété et gestion d’entreprise

Avec l’apparition des grandes sociétés, on peut dire que l’entreprise a commencé à s’institutionnaliser ; les actionnaires se sont éloignés de la direction sans disparaître en tant que groupe d’intérêts, laissant ainsi à d’autres groupes la possibilité de se légitimer en tant que partie ayant des intérêts dans l’entreprise. La direction d’entreprise est dès lors en voie de devenir une profession.

L’objectif de cette séparation était de diminuer l’influence exercée par les actionnaires sur les dirigeants. Les actionnaires étant considérés comme des acteurs parmi d’autres, l’entreprise est devenue une institution à part entière redevable vis-à-vis de la communauté dans son ensemble, ce qui nous amène à rattacher la RSE à la gouvernance.

On a ainsi assisté à l’apparition de la notion de « corporate governance », qui s’intéresse aux relations entre les dirigeants et leurs actionnaires, lesquelles constituent un trait permanent du capitalisme américain. L’origine du débat remonte au début des années 1930, lorsque Berle et Means ont attiré l’attention sur les risques inhérents à la séparation entre la propriété et la direction des sociétés cotées ; ils avaient alors mis en évidence la nécessité de contrôler les dirigeants et de préserver les intérêts des petits actionnaires (Berle et Means, [1932] 1976).

L’émergence des business schools américaines

Les écoles de commerce (business schools) américaines avaient pour objectif de transformer progressivement la figure du dirigeant en s’appuyant sur son identité, son rôle, sa formation, ce qui a conduit au mouvement de professionnalisation du management qui est à l’origine de la RSE.

Cependant, la RSE n’est pas une idée comme les autres notions de management qui ont été élaborées par des théoriciens ou des universitaires. Elle a plutôt été introduite par des hommes d’affaires à la fin du 19e siècle (Heald, 1961) avant de se fixer, au début du 20e, sous la forme de la distribution des richesses entre les riches et les plus défavorisés (Zunz, 2005). Et c’est à partir de ce moment qu’on a observé de réels débats sur la RSE, caractérisant la relation entre l’entreprise et la société. Ces débats ont mené, d’une part, à la mise en oeuvre de négociations collectives ainsi que de démarches de communication et de relations publiques (Marchand, 1998) et, d’autre part, au développement du mécénat et, plus généralement, des activités philanthropiques (Heald, 1961, 1970).

Ainsi, Andrew Carnegie, producteur d’acier, une des figures les plus emblématiques du rêve américain, estimait à la fin du 19e siècle qu’il était du devoir des riches hommes d’affaires de mener une vie non ostentatoire. Il croyait aussi « que les surplus de richesse dont ils bénéficiaient devaient être gérés et redistribués en vue de l’intérêt public » (Heald, 1970, cité par Acquier, Gond et Igalens, 2005 : 5). De même, le producteur d’automobiles Henry Ford accordait beaucoup d’importance au bien-être et à la santé de ses employés ; il tenait à leur offrir les meilleurs soins, d’autant plus que la sécurité sociale n’existait pas encore en ce début du 20e siècle. De telles actions ont par la suite été reprises par la majorité des firmes et on a assisté au passage de la charité individuelle à des actions sociales de la part des entreprises, de leurs directions et de leurs employés.

Après la crise de 1929

La terrible crise de 1929 est à l’origine de la mise en veille du discours sur la RSE, la crise ayant déconsidéré les grandes entreprises.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la participation des grandes entreprises à l’effort de guerre a modifié leur positionnement et restauré leur prestige dans la société. À la fin de la guerre, la notion de RSE a resurgi, et les discours sur la responsabilité sociale des entreprises sont devenus acceptables et même à la mode. Le « paternalisme de l’entreprise », avec ses fondements religieux protestants, s’est alors développé aux États-Unis afin de préserver le capitalisme du fléau du socialisme et du syndicalisme. La participation des entreprises à l’effort de guerre va leur permettre de restaurer leur prestige auprès du public américain ainsi que de regagner sa confiance. En conséquence, dès la fin de la guerre, un nombre impressionnant de grands dirigeants tirèrent parti de ce climat favorable pour s’exprimer publiquement sur leur responsabilité sociale.

À partir de là, la RSE s’est exprimée de façon explicite avec un premier courant de « business ethics » mettant l’accent sur la responsabilité morale du dirigeant (Capron, 2013). Dans le monde des affaires, un « marché de la vertu » (Vogel, 2006) redéfinit la relation entre l’entreprise et la société, fixant les possibilités et les limites de la RSE. Celle-ci a également été considérée comme un véritable vecteur de légitimation des entreprises et du système capitaliste après 1945, d’où l’émergence d’une véritable théorie de la RSE (Heald, 1970) ou encore d’une « doctrine de la RSE » plus systémique (Bowen, 1953), à la frontière entre théologie, économie et gestion.

Encore très présente et très influente aux États-Unis, cette conception est néanmoins en recul dans le monde du fait de son caractère culturel trop marqué, qui rend difficile la définition d’une « éthique d’entreprise » permettant de distinguer le « bien » du « mal » et pouvant être acceptée universellement dans des affaires économiques de plus en plus mondialisées. Elle a surtout laissé la place à une conception utilitariste.

Courant « stratégique utilitariste » et performances économiques

De la notion de « responsabilité » à la notion de « réponse »

À partir des années 1970, on a pu observer une seconde période plus utilitariste pour la RSE, où cette dernière a été mise au service de la performance économique de l’entreprise. Un comportement responsable ne peut en effet qu’améliorer la performance économique de l’entreprise.

Ce sont aussi les lignes directrices de l’OCDE à l’attention des entreprises multinationales en 1976, puis la déclaration tripartite de l’OIT sur les entreprises multinationales et leur politique sociale en 1977, qui ont permis de lancer le concept de la RSE.

L’entreprise est devenue durant cette période l’objet de violentes controverses et la cible de démarches activistes, ce qui a conduit à la mise en place de nouvelles réglementations encadrant l’action de l’entreprise. On a donc assisté à un passage de « la responsabilité » à « la réponse » (responsiveness) (Acquier et Gond, 2007). De ce fait, de nouveaux outils et de nouvelles règles ont été adoptés dans les entreprises, notamment les pratiques d’audit social, dépassant ainsi la simple question de l’éthique et du choix du dirigeant.

La notion de « stakeholder »

Le mouvement concernant la RSE a connu un recul entre 1980 et 1990, les entreprises américaines se désengageant alors en matière de RSE, et on a assisté à une disparition des jeunes directions des affaires sociales. Cependant, des chercheurs ont proposé des synthèses théoriques en la matière en développant certains concepts, notamment celui de la performance sociétale de l’entreprise (corporate social performance) et celui de « stakeholder » (Thierry et Attarça, 2004). C’était donc une période de mise au point.

La notion de « stakeholder » regroupe toutes les parties prenantes ou tous les groupes qui dépendent directement ou indirectement des décisions de l’entreprise et de ses activités (Freeman, 1984 ; Clarkson, 1995 ; Jones, 1995). Au moment de son apparition dans les années 1980 aux États-Unis, la théorie de « stakeholder » était inscrite dans la lignée des travaux sur la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) (Bowen, 1953 ; Preston et Post, 1975 ; Carroll, 1979), tout en gardant une certaine spécificité par sa visée opérationnelle, managériale et stratégique. D’ailleurs, elle a été considérée par de nombreux auteurs comme un nouveau cadre intégrateur pour le management stratégique.

Comme l’a indiqué Carroll (1991), la théorie de la responsabilité sociétale restait ainsi vague et peu fonctionnelle pour les managers : à l’égard de qui et de quoi s’exerce la responsabilité des entreprises ? L’apport de la notion de partie prenante (stakeholder) consiste, selon la formule de Carroll, à mettre des « noms et des visages » en face de l’idée de responsabilité. « La notion de Stakeholder est un jeu de mots par rapport à la notion de Stockholder (les actionnaires) et désigne les individus ou les groupes d’individus qui ont un enjeu, une requête ou un intérêt dans les activités et les décisions de l’entreprise » (Carroll, 1991 : 40).

Si certains développements théoriques font débat au sein de ce courant de recherche, les auteurs partagent un coeur théorique constitué de quatre propositions :

  • L’entreprise a des parties prenantes (stakeholders) qui ont des exigences à son égard, ce qui exprime la représentation relationnelle de la firme.

  • Toutes les parties prenantes n’ont pas la même capacité d’influence sur l’entreprise, puisque toutes n’ont pas la même importance pour celle-ci. De plus, l’entreprise ne peut pas répondre à toutes les demandes qui lui sont adressées ; il lui faut donc sélectionner celles auxquelles elle doit répondre.

  • La prospérité de l’entreprise dépend de sa capacité à répondre aux demandes des parties prenantes influentes (responsiveness), comme cela a été indiqué plus haut. Cette proposition formulée dès les premiers travaux de Freeman est ce qui distingue les approches stakeholders, à visée managériale, des travaux plus normatifs sur l’éthique des affaires (business ethics) et la RSE. Dès lors, les concepts de pouvoir et de légitimité deviennent des variables centrales de l’analyse.

  • La fonction principale de la gestion est de tenir compte des demandes potentiellement contradictoires des parties prenantes, en les arbitrant. Il s’agit alors de reconnaître les parties prenantes (stakeholders) légitimes et influentes, de cartographier les pressions exercées par ces dernières, puis de déployer des démarches managériales (notamment contractuelles) à tous les niveaux de l’organisation. « Dans son ouvrage de 1984, Freeman va assez loin sur ce point, recommandant aux entreprises de créer des gestionnaires des parties prenantes (“stakeholder managers”), constitués en centre de profit et qui proposeraient leurs services aux autres centres de profit de l’entreprise » (Aggeri et Acquier, 2005).

Ainsi, depuis la fin des années 1990, la gestion des parties prenantes, associée aux démarches des entreprises en matière de RSE, est devenue le moyen de concrétiser ces démarches dans l’entreprise. Naturalisé dans le discours des entreprises, le modèle stakeholder alimente également une importante production d’instruments de gestion.

La notion de « développement durable »

Le concept de développement durable a fait sa première apparition en 1987 dans le rapport Brundtland, publié par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement qui a défini le développement durable comme étant « un développement susceptible de satisfaire les besoins de la génération actuelle sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire les leurs ».

Le deuxième sommet de la Terre, qui s’est déroulé à Rio en 1992, a été l’occasion pour 173 chefs d’État de prendre des décisions en matière d’environnement. Cette conférence a donné lieu à l’adoption de la convention de Rio et à la mise en place de l’Agenda 21 (programme d’action pour le 21e siècle orienté vers le développement durable). Ce plan d’action a pour but de lutter contre la pauvreté et les exclusions sociales, de produire des biens et des services durables et de protéger l’environnement. Dans cette perspective, le développement durable repose sur trois piliers fondamentaux : l’environnement, l’économie et le social. En fait, il se situe à l’intersection de ces trois sphères.

Depuis quelques années, les craintes des conséquences du changement climatique, la raréfaction des ressources naturelles, les écarts entre les pays développés et ceux en voie de développement, tout comme la disparition de la biodiversité, sont autant de problèmes actuels auxquels il apparaît urgent de répondre. Devant ce constat alarmant, le développement durable (ou soutenable) se révèle une réponse nécessaire de tous les acteurs pour maintenir un développement équitable des sociétés tout en préservant l’environnement.

Sachant que le terme développement durable est lié à la responsabilité sociale, de nombreux auteurs distinguent les deux notions. Élisabeth Laville considère ainsi que la responsabilité sociale et environnementale renvoie à l’idée d’un engagement quotidien de l’entreprise et prend la forme de « déclarations de missions et autres chartes d’engagement ». À cet égard, le développement durable s’inscrit dans le long terme au sens où il prend en compte des intérêts des générations futures (Laville, 2002).

La jonction entre les notions de développement durable et de RSE est assez récente (années 1990) : les deux notions nées dans des sphères différentes ont eu des trajectoires parallèles et ont fini par converger, à tel point qu’aujourd’hui on considère dans de nombreux pays (notamment en Europe) que la RSE est la contribution des entreprises au développement durable.

La période de la soutenabilité : la RSE en Europe et au Maroc

L’institutionnalisation de la RSE

En Europe, le débat sur la RSE est apparu beaucoup plus tardivement avec le courant de la « soutenabilité », à partir des années 1990, quand des impératifs environnementaux furent introduits dans les discours et les pratiques de la RSE (Coen, 2010). En bref, ce courant soutient l’idée selon laquelle l’entreprise doit contribuer au développement durable. Autrement dit, l’entreprise doit tout simplement protéger l’environnement et les populations des impacts des activités économiques, en s’éloignant de la définition anglo-saxonne de la RSE vue comme une pratique managériale volontaire et discrétionnaire des entreprises. Ce courant attribue à ces dernières une caractéristique institutionnelle en insistant sur le rôle des pouvoirs publics dans l’encadrement des activités des entreprises.

Ainsi, l’entreprise n’est pas seulement en marché, mais aussi en société (Polanyi, 1983 ; Granoveter, 2000). Elle ne peut donc demeurer insensible aux pressions de la société civile ni aux défis sociétaux de son temps, mais doit répondre aux enjeux, aux risques majeurs que l’humanité et la planète encourent. Il y va d’ailleurs de son intérêt à long terme, car elle ne pourrait être prospère ni se développer sans un environnement sain, viable et fertile ; son comportement doit par conséquent viser à ne pas détruire les ressources qui assurent sa pérennité. C’est en adoptant un comportement responsable qui consiste à contribuer à la production et à l’entretien de biens communs que l’entreprise se montrera redevable à son environnement.

Ce courant de soutenabilité présente alors une nouvelle conception de la RSE loin de la conception éthique. En effet, pour l’entreprise, il s’agit d’assumer les conséquences et les risques de son activité en s’efforçant de les anticiper et non plus d’en réparer les dommages, comme dans la conception « éthique », et d’en réinternaliser les coûts supportés par la collectivité. Cette conception suppose donc que les objectifs sociaux et environnementaux sont intégrés au même titre que les objectifs économiques dans le coeur de métier de l’entreprise et qu’ils ne sont pas détachés dans des entités externalisées. C’est à peu près en se fondant sur la même idée que l’audit sociétal a été entrepris dès les années 1930 aux États-Unis, c’est-à-dire pour assurer le bon comportement des entreprises à l’égard du bien public (Crane, Matten et Moon, 2008).

Cette conception a commencé à se développer surtout après la Conférence de Rio (1992) qui a popularisé la notion de développement durable (ou soutenable). L’accent mis sur les risques environnementaux a conduit, en particulier, les plus grandes entreprises mondiales à se regrouper dans le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD), qui joue aujourd’hui un rôle essentiel dans les négociations internationales ayant trait aux questions environnementales, notamment en matière de changements climatiques.

Un autre facteur important a été, au milieu des années 1990, l’attention portée par l’Union européenne aux questions de cohésion sociale et qui est à l’origine de la diffusion de la notion explicite de RSE, relativement récente en comparaison de ce qu’on observe aux États-Unis.

Contrairement à la conception utilitariste qui renvoie à la satisfaction des parties prenantes, cette conception nie à l’agrégation de ces dernières la légitimité d’incarner l’intérêt général ou le bien public. Celui-ci doit être défini dans les espaces nationaux par les États et dans l’espace international par des normes substantielles reconnues par la communauté internationale. Cela signifie concrètement, pour la RSE, le respect des droits reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’homme, les principes directeurs de l’OCDE à l’égard des firmes multinationales, les conventions de l’OIT sur les normes du travail, les conventions en matière de protection de l’environnement et, d’une manière générale, par tous les traités internationaux couvrant les champs de la RSE.

La RSE au Maroc

Dans le cas d’un pays comme le Maroc, la mondialisation de l’économie impose aux entreprises marocaines un nouvel ordre marqué par l’ouverture des marchés et l’apparition de nouveaux concurrents internationaux. Cette introduction des filiales des multinationales a été à l’origine de l’impulsion de la RSE au Maroc.

La RSE n’est pas une création, mais une importation

L’introduction de la RSE a été initialement impulsée par les filiales des multinationales qui sont liées par les politiques des sociétés mères et qui, par conséquent, s’engagent dans les processus de RSE et veillent à ce que leurs partenaires locaux y adhèrent. Son développement est favorisé par un contexte global propice porté par des réformes juridiques et institutionnelles au nombre desquelles figurent l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), la réforme du cadre législatif et le mouvement de normalisation (Hind et Belkhiri, 2014).

Une autre voie de l’introduction de la RSE est représentée par les entreprises appartenant à des nationaux, mais dont les activités sont fortement dépendantes de multinationales ou de clients étrangers exigeants en matière de RSE. Citons ici l’exemple des entreprises de textile qui se voient dans l’obligation d’investir dans une certification pour accéder à des marchés ou maintenir leur clientèle (Hattabou et Louitri, 2011).

Comme l’explique Meknassi, la troisième voie, celle par laquelle se diffuse la RSE, est celle de la coopération internationale, de l’assistance technique et du conseil en management. Ces projets peuvent parfois être consacrés exclusivement à la thématique de la RSE, comme dans le cas du projet Développement durable grâce au Pacte mondial en 2006 (Meknassi, 2011).

La RSE, c’est une orientation du pays

Dès 2005, lors des Intégrales de l’investissement, Sa Majesté Mohammed VI, roi du Maroc, a incité les entreprises et les investisseurs à intégrer des objectifs et des indicateurs de responsabilité sociale. Les pouvoirs publics et milieux d’affaires marocains ont été clairvoyants en prenant conscience de la possible transformation du concept de RSE en levier de progrès et en mettant à la disposition des entreprises des outils comme la charte RSE de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) et le dispositif du label RSE.

« La responsabilité sociale des investisseurs a pour pendant et pour condition la responsabilité sociale des entreprises. À cet égard, nous suivons avec intérêt et satisfaction l’action des entreprises marocaines qui se sont volontairement engagées dans cette voie » (extrait du message de S. M. le Roi à la troisième édition des Intégrales de l’investissement ; Royaume du Maroc, 2005).

Les actions entreprises pour la mise en place de la RSE

Au Maroc, contrairement à ce qui se fait aux États-Unis, la RSE est importée, et non pas inventée. Pour préparer un climat propice à son installation, on a donc envisagé des changements radicaux à plusieurs niveaux. En ce qui concerne le cadre législatif marocain, on a assisté en 2004 à la publication d’un nouveau Code du travail qui vient renforcer le rattachement aux droits humains et aux conventions internationales du travail. La concertation sociale est un des points renforcés dans ce nouveau Code du travail avec l’institutionnalisation des instances de médiation, d’arbitrage, de consultation et des mécanismes de la négociation collective périodique. Par ailleurs, le nouveau Code du travail propose des instruments pour l’adaptation de certaines mesures aux spécificités sectorielles et organisationnelles. Il s’agit principalement des outils internes comme le comité d’entreprise, le comité d’hygiène et de sécurité, l’accord d’entreprise et la convention collective de branche.

L’Initiative nationale pour le développement humain lancée par le roi Mohammed VI en mai 2005 a pour objectif de lutter contre la pauvreté dans le cadre d’un programme pluriannuel associant l’ensemble des parties prenantes sociétales et avec un financement spécifique additionnel aux dépenses sociales budgétaires, à hauteur de 10 milliards de dirhams pour les cinq années subséquentes. L’INDH constitue un puissant vecteur d’incitation à l’intégration d’objectifs sociaux élargis dans les décisions d’investissement. C’est une occasion pour les divers participants de revoir leur participation à la reconstitution de la société et de l’État marocains. D’un autre côté, le Maroc vit un mouvement de normalisation en pleine émergence. Le ministère de l’Industrie, du Commerce et de la Mise à niveau de l’économie témoigne d’une grande demande du marché en la matière. Plusieurs normes marocaines sont donc adoptées. Elles concernent particulièrement le management des aspects sociaux dans l’entreprise et permettent entre autres de spécifier les orientations générales pour la mise en place et la gestion d’un système d’audit social.

Dans le même sens, le Maroc a intégré la Commission francophone de la préparation de la norme ISO 26000 sur la responsabilité sociale. Ce mouvement de normalisation reflète une dynamique orientée vers l’intégration des enjeux sociaux dans les systèmes de management et une volonté d’établir les bases normatives pour aller au-delà des obligations légales et contribuer à un climat de confiance entre les différents acteurs socioéconomiques.

Pour reconnaître les efforts fournis par les entreprises pour le développement de la responsabilité sociale des entreprises, la CGEM décerne un label RSE depuis 2007. Ce label constitue un moyen et en même temps une récompense du respect par les entreprises du Maroc de leur engagement à observer, défendre et promouvoir les principes universels de responsabilité sociale et de développement durable dans leurs activités économiques, leurs relations sociales et, plus généralement, dans leur contribution à la création de valeur.

Selon la CGEM, cette reconnaissance aide à promouvoir les facteurs d’attractivité de l’investissement productif et de la croissance à long terme que sont désormais le développement humain, le respect des droits fondamentaux de la personne humaine et de l’état de droit, la qualité des conditions d’emploi, la régulation des relations professionnelles, la protection de l’environnement, la transparence et l’effectivité des règles concurrentielles.

Aujourd’hui, 75 entreprises sont labellisées par la CGEM. La certification est vérifiée régulièrement, et des entreprises l’ont déjà perdue. Au cours d’une cérémonie tenue à la Bourse de Casablanca le 24 novembre 2015, Nicole Notat, présidente de Vigeo, et Karim Hajji, directeur général de la Bourse, ont remis les trophées « Top Performers RSE 2015 » à dix entreprises cotées ou émettant des obligations à Casablanca. Vigeo, premier expert européen de l’analyse, de la notation et de l’audit-conseil des organisations, a procédé à la notation des 42 premières capitalisations du marché des titres actions et obligations du Maroc. Les entreprises qui ont obtenu les scores les plus élevés sont BMCE Bank of Africa, BMCI, Cosumar, Holcim, Lafarge, Lydec, Managem, Maroc-Telecom, OCP, la société métallurgique d’Imiter (SMI).

Les obstacles

Malgré les efforts fournis pour promouvoir la responsabilité sociale des entreprises au Maroc, plusieurs obstacles compromettent sa mise en application dans les systèmes de management. Selon Meknassi (2011), ces facteurs sont principalement la qualification du personnel ainsi que le manque d’information et de ressources financières.

Malgré le faible nombre d’entreprises labellisées par la CGEM, plusieurs firmes pratiquent la RSE, du moins au regard de la dimension sociale axée sur les employés et de la dimension discrétionnaire caractérisée par l’allocation de budgets pour financer des actions sociales.

Toutefois, une appropriation formelle et intégrée de la RSE peine à se développer. Les raisons peuvent être de trois ordres : institutionnel, organisationnel et individuel.

Sur le plan institutionnel, les entreprises continuent de se méfier des différentes dispositions institutionnelles qui sont censées les encourager vers le chemin de la transparence et de la bonne gouvernance. La faible application du dispositif légal et réglementaire sur les plans économique, social et environnemental peut être citée comme facteur de blocage, de même que certaines pratiques des affaires qui ne favorisent pas l’émergence de la RSE.

Sur le plan organisationnel, les dynamiques sectorielles, les pratiques concurrentielles, la taille des entreprises et leur degré d’ouverture au capital privé et aux marchés extérieurs sont autant de facteurs qui peuvent être des éléments de blocage.

Enfin, sur le plan individuel, bien que les valeurs et l’éthique des managers soient nourries par des croyances, des convictions spirituelles, elles sont conditionnées par un système éducatif défaillant, qui établit une relation négative à l’entreprise et la réduit à une recherche d’enrichissement.

conclusion

Pour conclure, disons qu’à travers notre aperçu historique sur la RSE nous avons pu montrer qu’il s’agit d’une tendance vers un management responsable, qui est loin d’être uniquement un effet de mode. La responsabilité sociale des entreprises est très ancienne, mais sa relève n’a qu’une dizaine d’années. Un grand effort a été déployé depuis son apparition afin de répondre au grand défi planétaire qu’est le développement durable et soutenable.

La RSE est l’une des thématiques qui mobilisent les communautés, tant politique, économique, sociale qu’universitaire. Elle est intrinsèquement liée au concept de développement durable et soutenable. Cette interaction est l’une des clés de la capacité d’adaptation des sociétés aux enjeux du DD. L’hypothèse centrale est que le respect de certaines valeurs morales et éthiques est indispensable à un développement économique durable de l’entreprise.

Notre étude historique de la RSE, spécialement dans le cas du Maroc, nous a permis de comprendre comment une telle démarche s’est répandue dans les organisations marocaines, pour devenir aujourd’hui une nécessité qui reflète le degré d’engagement du pays dans les enjeux de la RSE et du développement durable.

En fait, depuis son indépendance, le Maroc a mis en place une planification importante qui a visé pendant plus de quarante ans le développement économique et social. Il a ainsi acquis des atouts considérables pour dessiner son avenir, en cherchant toujours à établir un équilibre entre les besoins de la génération actuelle et ceux des générations futures. L’intérêt de notre pays pour le développement durable s’est conclu par l’organisation par le Maroc de la COP22 à Marrakech, du 7 au 18 novembre 2016 (une conférence en Afrique et pour l’Afrique, à laquelle ont participé des chefs d’État, de gouvernement et de délégations de 50 pays africains). Le Maroc est ainsi devenu un acteur majeur du développement durable en Afrique et dans le monde.

Cet aperçu historique sur la RSE nous permettra sûrement d’analyser notre situation par rapport aux autres pays, qu’ils soient de notre continent ou d’ailleurs dans le monde, afin de pouvoir toujours répondre à deux questions majeures : Où sommes-nous? Où serons-nous ? Notre recherche a ainsi conduit aux constats suivants, qui peuvent constituer des champs d’investigation scientifique intéressants :

  • La RSE est souvent liée à la performance globale de l’entreprise. À ce titre, les entreprises doivent être conscientes du risque qu’elles encourent à ne pas se saisir de ces nouvelles responsabilités. Il en est de même pour les PME, qui sont bien souvent parties prenantes d’une chaîne de valeur, d’un écosystème beaucoup plus large. Elles se trouvent de plus en plus face à des exigences en matière de RSE. L’idée générale est que la RSE intègre des objectifs sociaux et environnementaux dans ses choix managériaux. Il est question de prendre en compte dans les décisions stratégiques et opérationnelles les attentes de toutes les parties prenantes. Cela nécessite l’adoption de nouveaux modèles de management et le changement de système de valeurs des organisations. La performance implique donc le maintien du couple rentabilité/responsabilité sociale.

  • L’engagement dans la RSE et le management responsable n’est pas évident, car il exige un grand effort sur les plans législatif, normatif, politique, juridique, institutionnel, managérial, économique et social (comme nous l’avons souligné dans notre analyse du cas du Maroc), d’où les principales limites de développement de la RSE dans les pays sous-développés. C’est un phénomène complexe qui doit être traité d’une manière globale afin de pouvoir le maîtriser et d’en tirer profit. Nous proposons de faire du cas du Maroc une référence pour les pays en voie de développement.

  • La difficulté de trouver une définition universelle et de délimiter le champ des concepts de RSE et de DD rend parfois la détermination des liens flous et ambigus. À cet égard, la théorie des parties prenantes nous semble être plus pertinente. En effet, c’est l’influence de divers acteurs (internes et externes) en vue de l’adoption de comportements responsables et durables qui expliquerait le mieux ces choix stratégiques.

À notre avis, les avantages de la RSE font d’elle une nécessité de notre temps plutôt qu’une contrainte. Des recherches approfondies en ce sens pourront le montrer.