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Cet article part d’un constat fondamental, celui de la baisse tendancielle de l’activité de grève depuis le tournant des années 1970-1980 dans la plupart des pays industrialisés et de la relative stabilité de ce bas niveau au cours des dernières années. Ce constat a été confirmé par nombre de travaux qui ont analysé les statistiques disponibles à cet égard dans différents contextes régionaux et nationaux[1] (Gall, 2012 ; Godard, 2011 ; Vandaele, 2011). Devant l’ampleur du phénomène, plusieurs recherches ont porté sur les facteurs susceptibles d’expliquer ce déclin de l’activité de grève (Kelly, 2015 ; Brandl et Traxler, 2010 ; van der Velden, Dribbusch, Lyddon et Vandaele, 2007 ; Scheuer, 2006). Ces facteurs touchent autant l’environnement économique, politique, institutionnel et organisationnel des syndicats que les processus de mobilisation collective qui sous-tendent le déclenchement de grèves. Si ces études fournissent un éclairage utile, notamment quant aux effets restrictifs des transformations conjoncturelles et environnementales sur la pratique de la grève, peu de recherches ont porté jusqu’ici sur la façon dont ces transformations influent sur les perceptions qu’entretiennent les représentants syndicaux à l’égard de ce moyen de pression et du choix d’y recourir ou non. Notre recherche s’inscrit ainsi plus largement dans la lignée des études ayant adopté une approche consistant à partir des perceptions des acteurs afin de mieux comprendre la conflictualité sociale (Tarrow, 1989 ; Felstiner, Abel et Sarat, 1980).

À cet égard, notre article vise plus spécifiquement à cerner en quoi les changements survenus dans l’environnement des organisations syndicales au cours des dernières années ont affecté les perceptions entretenues par les représentants syndicaux vis-à-vis de la grève et ont modifié leur rapport à ce moyen de pression. Les résultats que nous présentons s’appuient sur une recherche structurée autour de trois angles d’analyse. Le premier est de mettre en relief les changements survenus au sein des différents systèmes sociaux, économiques et institutionnels susceptibles d’influencer la décision de faire la grève. Le second porte sur la façon dont les nouvelles contraintes qui pèsent sur l’activité de grève sont perçues par les représentants syndicaux et vise à comprendre comment ces dernières influencent leur façon d’en envisager l’exercice. Le troisième tente de définir la place qu’occupe désormais la grève dans le répertoire de l’action syndicale à la lumière des changements survenus dans l’environnement des organisations et dans les pratiques observées.

L’article se divise en quatre parties. Dans un premier temps, il dresse la toile de fond de cette recherche en revenant sommairement sur les principales approches théoriques de l’activité gréviste. La deuxième partie situe la problématique de notre recherche dans le contexte particulier du régime québécois de relations de travail. Elle fait également état de notre démarche méthodologique et du travail de terrain qui a été mené auprès de conseillers syndicaux qui travaillent dans différents domaines du secteur privé. La troisième partie présente nos résultats de recherche et mettent en relief les perceptions que les représentants syndicaux ont désormais de la grève et de leur capacité à mettre celle-ci en pratique. En conclusion, nous revenons sur les principaux constats qui se dégagent de cette étude.

La grève et ses perspectives théoriques

Si l’intérêt pour la grève comme objet d’étude a connu un déclin relatif au cours des années 1980 et 1990, suivant en cela la diminution de l’activité de grève dans la plupart des pays industrialisés, on note toutefois aujourd’hui une certaine résurgence de l’intérêt porté à ce moyen d’action syndical dans la recherche universitaire (Lapointe, 2016 ; Kelly, 2015 ; Lyddon, 2015 ; Gall, 2012). Sans prétendre à l’exhaustivité, les sous-sections suivantes décrivent brièvement l’apport des disciplines les plus couramment mobilisées et les perspectives théoriques qu’elles ont développées pour comprendre la diversité des pratiques en cause.

La perspective économique

On doit aux économistes du travail les premiers travaux visant à expliquer le déclenchement des grèves et à construire des modèles théoriques susceptibles d’en saisir la rationalité (Hicks, 1963 ; Rees, 1952). Ces travaux pionniers, ainsi que ceux qui s’en sont inspirés par la suite, ont mis en avant deux grands cadres interprétatifs des fluctuations de la pratique gréviste (Giraud, 2009). Le premier conceptualise la grève comme étant le résultat d’une « négociation faussée » (Giraud, 2009 : 93). Ce cadre interprétatif soutient que la grève comporte des risques et des coûts que des acteurs rationnels devraient normalement chercher à éviter. Ainsi, l’incapacité des parties négociantes à concilier des points de vue divergents et le fait d’enclencher un conflit ouvert seraient le résultat d’une rationalité limitée des acteurs ou d’une asymétrie dans la détention des informations qui le plus souvent est défavorable à l’acteur syndical (Rehfeldt, 2006 ; Ashenfelter et Jonhson, 1969).

Le deuxième cadre interprétatif issu de l’approche économique suggère que les fluctuations du nombre de grèves sont associées à celles de la conjoncture économique (Devereaux et Hart, 2011 ; Cramton et Tracy, 2003 ; Card, 1990). Plusieurs auteurs ont, en effet, cherché à mettre en relation l’évolution des niveaux de grève avec celle de divers indicateurs économiques, dont les plus communs sont ceux de l’inflation et du taux de chômage. Bien que les résultats des recherches menées à cet égard ne soient pas univoques (Gramm, 1986 ; Paldam et Pedersen, 1982), leur hypothèse principale veut que l’activité de grève tende à croître en période de croissance économique et, à l’inverse, à s’atténuer en contexte de récession. Ces tendances seraient liées aux incidences de la conjoncture économique sur les rapports de force en relations de travail, les travailleurs étant moins enclins à déclencher une grève lorsque l’économie montre des signes d’essoufflement ou que leur situation financière se précarise (Schor et Bowles, 1987 ; Kaufman, 1982).

En somme, l’approche économique, construite autour de la figure de l’homo oeconomicus et de la rationalité des acteurs, suggère que le choix de recourir à la grève repose sur un calcul coûts-bénéfices fortement déterminé par des variables de nature économique (conjoncture générale, contexte de l’entreprise, secteur d’activité, situation personnelle, etc.).

La perspective institutionnelle

Si l’approche économique a insisté sur les conditions conjoncturelles susceptibles de faciliter ou de contraindre l’expression de la grève, elle ne peut évidemment prétendre en épuiser toutes les sources explicatives. Les nombreuses critiques formulées à l’encontre de cette approche relèvent son trop grand déterminisme et le caractère équivoque de plusieurs de ses recherches qui semblent avoir été menées dans le but de confirmer ses hypothèses (Cohn et Eaton, 1989 ; Snyder, 1977). C’est ainsi qu’à partir des années 1960, dans un contexte marqué par une intensification des activités de grève dans la plupart des pays industrialisés, le phénomène de la grève a été investi par d’autres disciplines, dont celles des relations industrielles (Edwards, 1981 ; Hyman, 1972), de la sociologie (Aminzade, 1984 ; Korpi et Shalev, 1979) et des sciences politiques (Pizzorno, 1978 ; Shorter et Tilly, 1974).

Une deuxième grande perspective de recherche relative aux déterminants de la grève s’est ainsi progressivement formée autour des théories institutionnelles. Sous cet angle théorique, l’analyse de la grève doit moins porter sur les contraintes économiques que sur les règles et les institutions qui encadrent les relations de travail et qui délimitent la marge de manoeuvre des acteurs. Partant du postulat selon lequel les conflits sont inhérents aux rapports de travail, cette perspective théorique suggère d’analyser la grève sous l’angle de la participation des syndicats aux instances institutionnelles et aux mécanismes de régulation des relations du travail propres à chaque contexte national ou régional (Dunlop, 1984 ; Reynaud, 1977). La grève doit donc être appréhendée, notamment, en fonction des possibilités que les représentants syndicaux ont d’y recourir tout en respectant la réglementation relative au droit de grève et à la négociation collective particulière à chaque régime de relations de travail[2].

D’autres travaux inspirés par cette perspective ont également montré que l’intervention croissante de l’État dans la sphère des relations de travail et la formalisation accrue de la négociation collective ont conduit à une institutionnalisation des conflits de travail (Clegg, 1970 ; Kerr, 1954). L’une des hypothèses importantes de ces travaux suggère que le processus d’institutionnalisation des conflits de travail inciterait les syndicalistes à orienter leurs efforts vers une appropriation des ressources institutionnelles disponibles au détriment d’une pratique militante et du recours à la grève. À cet égard, la mise en oeuvre de plusieurs réformes institutionnelles au cours des dernières années et l’expérimentation de nouvelles pratiques axées sur la coopération entre employeurs et syndicats expliqueraient la diminution de l’activité gréviste que l’on observe dans différents pays[3] (Welz et Kauppinen, 2005 ; Bordogna et Primo Cella, 2002).

En outre, plusieurs études menées dans cette perspective jugent opportun de prendre en compte les contextes politiques dans lesquels les syndicats inscrivent leur action (Franzosi, 1995 ; Korpi et Shalev, 1979). L’hypothèse sous-jacente à ces travaux suggère que l’existence d’un contexte politique réceptif aux revendications syndicales peut avoir un effet modérateur sur l’activité de grève. Bien qu’une telle hypothèse ne puisse s’ériger en règle universelle (Shorter et Tilly, 1974), Hamann, Johnston et Kelly (2012) ont observé que l’activité gréviste tendait effectivement à diminuer lorsque les syndicats participaient à la mise en oeuvre des réformes gouvernementales ou, encore, lorsqu’ils avaient des affinités avec le parti politique au pouvoir.

La perspective de l’économie politique critique

Si l’approche institutionnelle souligne l’importance des régimes nationaux de relations industrielles et des règles qui insèrent l’action syndicale dans des systèmes de contraintes et de ressources (Scherer, 2006), le débat reste ouvert quant aux effets réels de ces déterminants sur les pratiques des acteurs. En effet, l’intégration des syndicats au sein d’espaces institutionnels régularisés n’implique pas nécessairement leur conversion généralisée à un mode d’interaction plus collaboratif avec les employeurs (Giraud, 2009). De plus, si l’évolution des règles institutionnelles peut contribuer à diminuer l’occurrence des grèves, on ne peut en conclure qu’elles ont forcément pacifié les relations de travail en entreprise et apaiser les tensions entre les parties, voire qu’elles sont en mesure de prévenir le déclenchement d’éventuels conflits.

À cet égard, les travaux inspirés de l’économie politique critique décrivent comment la mondialisation et la « contre-offensive patronale et étatique » qui lui est souvent associée (Lapointe, 2016 : 245) redessinent les rapports de force au sein des entreprises (Gumbrell-McCormick et Hyman, 2013 ; Crow et Albo, 2005). Que l’on pense aux interventions des autorités publiques pour limiter l’exercice du droit de grève ou pour mettre fin à des conflits de travail (Panitc et Schwartz, 2013 ; Petitlcerc et Robert, 2013), à la division du travail au sein de chaînes de valeur mondiales qui exacerbe les pressions compétitives et rehausse les exigences de profitabilité sur le plan local (Murray, 2010) ou encore aux efforts des employeurs pour cadrer le dialogue social autour de leurs exigences de performance organisationnelle (Mias, 2014), force est de reconnaître que ces nouvelles contraintes bousculent les cadres classiques de la négociation collective et affectent l’influence que peuvent exercer les travailleurs et leurs représentants sur les entreprises.

Un tel contexte a évidemment des incidences sur l’action syndicale et la pratique de la grève. En effet, la mise en compétition des unités de production au sein d’une même entreprise peut conduire à l’isolement de certains groupes de salariés, décourager l’expression des conflits et compromettre la mobilisation collective. La défense des intérêts des travailleurs devient encore plus problématique quand l’externalisation de la production et la sous-traitance reconfigurent les rapports de force au détriment de la capacité des syndicats à mobiliser les salariés autour d’objectifs communs (Glyn, 2010 ; Peters, 2010). La mobilisation collective est aussi freinée quand les entreprises demandent aux salariés plus de flexibilité, quand elles augmentent le nombre de travailleurs temporaires et font appel à des agences de placement. Ces modes de gestion du travail déstabilisent les équipes de travail et rendent plus difficile l’expression des intérêts des salariés. Finalement, l’action syndicale est parfois entravée quand les employeurs font appel à l’implication subjective des salariés et qu’ils instaurent une gestion individualisée des ressources humaines qui affaiblit la cohésion des groupes professionnels et leur capacité à se mobiliser collectivement (Machin et Wood, 2005 ; Fiorito, 2001).

En se distanciant des explications qui soulignent la montée en force d’une « pacification vertueuse » des relations patronales-syndicales (Godard, 2001), une lecture plus critique de l’évolution de l’environnement économique, de même que de l’action des employeurs et des gouvernements, conduit donc à appréhender la dynamique contemporaine des conflits de travail comme étant la résultante de son insertion dans un « processus d’émergence et de consolidation d’un régime néolibéral de relations de travail […] dominé par les employeurs » (Lapointe, 2016 : 203, 245). L’encastrement des relations de travail au sein d’un tel régime conduirait de fait à une « pacification coercitive » (Godard, 2001) des syndicats et affaiblirait d’autant leur capacité à soutenir l’activité gréviste.

La perspective sociologique

Si les approches mentionnées jusqu’ici insistent essentiellement sur les déterminants externes de la grève et sur les logiques de l’action patronale et gouvernementale, l’analyse de la pratique gréviste ne saurait être complète sans aborder ses dynamiques internes, c’est-à-dire celles qui sont propres au mouvement syndical et aux salariés. Cette perspective d’analyse est celle que privilégie la sociologie de la mobilisation et de l’action collective (Heery, 2002 ; McAdam, Tarrow et Tilly, 2001).

Ainsi, pour Tilly (1978), la mobilisation renvoie au processus par lequel un groupe acquiert un contrôle collectif sur les ressources nécessaires à l’action. L’une des hypothèses importantes de cette approche suggère qu’un mécontentement, même s’il est généralisé chez les salariés, ne se traduit pas automatiquement par une mobilisation collective (Giraud, 2009). En effet, plusieurs contraintes influent sur la mobilisation des travailleurs, dont l’implication dans un conflit suppose que plusieurs conditions sont satisfaites.

À cet égard, plusieurs études ont souligné l’influence de l’organisation préalable des salariés sur leur motivation à entreprendre une action de grève. Des observations effectuées dans différents contextes nationaux concordent sur ce point et signalent le rôle prédominant des ressources syndicales dans le déclenchement de conflits de travail (Morris, 2003 ; Rubin, 1986). Dans son travail pionnier sur l’action collective dans les milieux de travail, Kelly (1998) décrit le processus par lequel les préoccupations individuelles se traduisent en action collective et les conditions à remplir en vue de son intensification. Le raisonnement de Kelly (1998), inspiré de la théorie de la mobilisation des ressources, suggère que l’action collective découle largement du sentiment d’injustice que peut vivre un groupe de travailleurs. Si le sentiment d’injustice s’avère un facteur structurant expliquant les raisons pour lesquelles des travailleurs sont plus susceptibles d’entreprendre une action collective, celui-ci doit toutefois être « attribué » (Johnson et Jarley, 2004). En effet, si l’injustice est perçue comme la résultante d’un contexte particulier sur lequel l’employeur n’a que peu de prise, la perception d’injustice pourrait ne pas avoir l’effet escompté en matière d’action collective. La théorie de la mobilisation des ressources insiste en ce sens sur l’importance du phénomène d’attribution qui doit associer l’injustice perçue à un ou des acteurs spécifiques.

Les enseignements de la théorie de la mobilisation des ressources et de l’action collective ne s’arrêtent cependant pas là. Pour que l’injustice attribuée se transforme en motif d’action, il faut que les employés partagent un sentiment d’identité commun. À ce propos, Gilbert définit l’action collective comme « a matter of people doing something together and it is assumed that this involves their having a collective intention to that thing together » (2006 : 3). L’un des piliers de l’action collective repose donc sur le sentiment d’appartenance à une communauté et sur le partage d’un engagement commun envers celle-ci. Des études menées dans le domaine des relations de travail montrent par ailleurs que le partage d’une identité collective et d’un sentiment d’injustice est un moteur encore plus puissant de l’action collective lorsqu’il est associé à une perception positive du leadership syndical et des ressources disponibles. Les ressources et le leadership syndical constituent ainsi des facteurs déterminants de l’adhésion des salariés à une action menée collectivement et, plus spécifiquement, à l’exercice du droit de grève (Buttigieg, Deery et Iverson, 2008 ; Kelly, 1998). Des travaux récents de Murphy (2016) montrent toutefois que ces sentiments peuvent ne pas être suffisants pour déclencher une action collective si la peur de représailles de la part de l’employeur est présente dans l’esprit des travailleurs. À cet égard, le rôle des représentants syndicaux et leur capacité de leadership s’avèrent cruciaux pour permettre aux travailleurs de dépasser leurs craintes et s’engager dans une action collective (Murphy, 2016). À l’inverse, une bureaucratisation excessive des organisations syndicales et leur trop grande institutionnalisation peuvent avoir pour effet d’éloigner leurs dirigeants des préoccupations des salariés, de les rendre moins combatifs et de miner la confiance des syndiqués à leur égard (Terry, 2003). Peu importe le contexte externe des revendications syndicales, cette perspective d’analyse souligne l’importance que toute grève soit précédée par un travail de sensibilisation, d’identification commune, de mobilisation de ressources et d’ancrage des revendications.

En somme, plusieurs travaux effectués dans le cadre de la sociologie de la mobilisation (Korpi, 1983 ; Shorter et Tilly, 1974) indiquent que toute action collective implique un calcul coûts-bénéfices qui amène les acteurs à pondérer les risques qu’ils encourent et les gains qu’ils escomptent (Scheuer, 2016). Dans une telle perspective, le déclenchement d’une grève résulte d’un « choix rationnel et stratégique » qui s’appuie sur une analyse prospective des gains ou des pertes susceptibles d’en découler pour les acteurs concernés (Brandl et Traxler, 2010). Ici, les perceptions des salariés et de leurs représentants relativement à leur environnement économique, mais aussi social, politique et organisationnel, jouent un rôle fondamental dans la prise en compte des risques et des possibilités d’atteindre leurs objectifs et, par ricochet, dans la décision de faire grève.

Contexte de la recherche et approche méthodologique

Ce bref survol des perspectives d’analyse du phénomène gréviste ne prétend pas à l’exhaustivité. Il a toutefois le mérite de présenter un ensemble de pistes explicatives de la grève que nous confronterons aux perceptions qu’entretiennent les représentants syndicaux à son égard. Avant d’entreprendre cette analyse, il convient de présenter le contexte et les démarches effectuées dans le cadre de notre recherche.

Contexte de la recherche

Au Québec, l’encadrement juridique du droit de grève est balisé par le Code du travail, qui le reconnaît explicitement à tous les salariés, à l’exclusion des policiers et des pompiers municipaux. Toutefois, seule une association de salariés dûment accréditée, c’est-à-dire formant un syndicat, peut déclencher légalement une grève. Aucun autre type de regroupement de travailleurs ne peut le faire. De plus, l’exercice du droit de grève est proscrit durant la durée d’application de la convention collective. En effet, il n’est possible de recourir à la grève qu’au moment du renouvellement de la convention collective et selon des modalités temporelles précises prévues à la loi. Son exercice suppose aussi qu’une négociation préalable ait été menée de « bonne foi » par les parties. Outre certaines procédures qui obligent notamment les syndicats à tenir un vote de grève afin d’obtenir un appui majoritaire, l’objectif de la grève doit nécessairement être lié à la négociation des conditions de travail (Trudeau, 2004). Ainsi, toute grève poursuivant d’autres objectifs, comme celui de la reconnaissance syndicale, ou ayant des visées politiques, est interdite.

Comme dans la plupart des pays industrialisés, on constate que le nombre de conflits de travail[4] a considérablement diminué au Québec dans les trente dernières années, passant d’une moyenne annuelle de 320 pour la décennie 1976-1985 à 77 au cours des années 2006 à 2014 (voir la figure qui suit). En comparant la période de 1981-1990 avec celle de 2001-2010, on note que le nombre annuel moyen de travailleurs touchés par un conflit a chuté, passant de 136 012 à 31 060, alors que la moyenne de jours-personnes perdus par année est passée d’un peu plus de 1,5 million à 572 763 par année (Labrosse et Larente, 2012).

Nombre annuel moyen de conflits de travail au Québec

Nombre annuel moyen de conflits de travail au Québec
Sources : Données du ministère du Travail du Québec, Rapport de gestion 2009-2010 et Les arrêts de travail au Québec. Bilan de l’année 2014 et 2015

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Bien que les grèves aient toujours constitué la vaste majorité des conflits de travail au Québec (Rouillard, 1983), la proportion de lock-out et de conflits de travail impliquant à la fois une grève et un lock-out a sensiblement augmenté au cours des dernières années. À titre d’exemple, pour l’année 2014, la répartition des conflits du travail au Québec selon leur nature indique que 47,5 % d’entre eux sont des grèves, 13,1 % sont des lock-out et 39,4 % sont des conflits où grèves et lock-out ont été déclenchés. Ce sont d’ailleurs ces derniers conflits qui sont à l’origine de la majorité (60 %) des jours-personnes perdus au Québec pour l’année 2014 (Labrosse et Bélanger, 2015). Si de plus amples recherches s’avèrent nécessaires pour expliquer l’évolution de cette dynamique des conflits de travail au Québec, une première explication suggère que les employeurs sont plus prompts aujourd’hui à recourir au lock-out en guise de représailles ou en réponse aux moyens de pression exercés par leurs employés. L’augmentation de la proportion de lock-out témoigne également du durcissement de la position des employeurs en matière de négociation collective dans plusieurs secteurs d’activité (Lapointe, 2016).

Les participants

Notre recherche repose sur une étude empirique menée auprès de conseillers syndicaux d’une grande centrale syndicale québécoise. Deux raisons ont motivé le choix de cette centrale et de ses représentants. Premièrement, cette centrale syndicale est active dans le secteur privé et y jouit d’une bonne représentativité. En effet, un bon nombre de syndicats locaux oeuvrant dans toutes les sphères du secteur privé québécois y sont affiliés. Deuxièmement, nous désirions rencontrer des représentants syndicaux qui depuis plusieurs années ont participé activement à des négociations collectives et qui ont exercé une influence importante sur la décision des syndiqués de recourir à la grève.

À cet égard, le poste de conseiller syndical correspondait parfaitement au profil recherché. En effet, le conseiller syndical est une personne affectée à différents syndicats locaux par la centrale syndicale dont il est un salarié. Son poste n’est pas électif et, en plus de voir au respect des lois du travail, il a la responsabilité d’accompagner les syndicats dans le cheminement de leurs revendications. À ce titre, il peut être appelé à intervenir lors des assemblées générales et à l’occasion d’un vote de grève. Si son rôle à la table de négociation peut varier d’une entreprise à l’autre, il y joue ordinairement un rôle important, soit celui de principal porte-parole de la partie syndicale. Occupant une position centrale dans le processus de négociation collective, il doit savoir composer avec les attentes des entreprises et les objectifs des syndicats locaux. La position qu’il occupe lui permet aussi d’accéder à des informations privilégiées, autant par sa participation aux séances de négociation que par son accès aux données émanant de divers mécanismes de consultation des membres du syndicat. Il est donc au coeur de la dynamique des relations de travail et sa position lui permet d’exercer une influence réelle sur le choix des stratégies de négociation et des moyens d’action des salariés.

En outre, en tant que relais entre le syndicat local et l’organisation à laquelle il appartient, le conseiller syndical est plongé au coeur de la vie syndicale. C’est à lui que revient la tâche de faire connaître les politiques et les orientations de sa centrale relativement aux enjeux de négociation (durée des conventions, priorisation des revendications, degré d’acceptabilité de certaines concessions, etc.). Du fait qu’il assiste plusieurs syndicats oeuvrant le plus souvent au sein d’une même industrie ou dans des industries connexes, il bénéficie d’une expertise sectorielle qu’il peut mettre à la disposition des syndicats locaux.

L’échantillon des répondants, la collecte et l’analyse des données

Les résultats que nous présentons proviennent d’une recherche empirique effectuée entre les mois d’avril 2013 et de juin 2015. Nous avons effectué quarante-cinq entretiens semi-structurés auprès d’autant de conseillers syndicaux. Ces derniers ont été choisis essentiellement en raison de leur appartenance à trois entités syndicales particulièrement actives dans le secteur privé. Nos répondants, 11 femmes et 34 hommes, exercent le métier de conseiller syndical depuis en moyenne 11,5 ans. Ils interviennent dans des entreprises de toute taille et dans des secteurs d’activité répartis dans toutes les régions du Québec, tels que le commerce au détail, l’agroalimentaire, les médias et les communications, les services professionnels et financiers, l’hôtellerie, la restauration ainsi que l’industrie métallique et forestière. Les conseillers rencontrés étaient responsables de sept à quinze syndicats locaux, et vingt-six d’entre eux avaient participé à une ou plusieurs grèves.

La grille d’entrevue utilisée a été construite par le premier auteur et a été validée, en premier lieu, par quatre collègues universitaires experts dans le domaine des relations de travail et de la négociation collective. Cette première consultation a montré la nécessité d’élargir le champ d’investigation, ce qui a conduit à l’ajout de nouvelles questions. À ce titre, outre les questions relatives à l’exercice de la grève, la grille d’entrevue utilisée abordait d’autres dimensions de la représentation syndicale et de la négociation collective, dont celles de la définition des stratégies de négociation, de l’évolution des enjeux de négociation et de l’état des relations avec les membres représentés. Par la suite, la grille d’entrevue a été validée auprès de quatre conseillers syndicaux. Cette deuxième consultation a permis de valider la pertinence des questions posées et de préciser le sens de certaines d’entre elles afin de s’assurer de leur bonne résonance dans le milieu étudié.

Chaque entrevue, d’une durée de 90 à 120 minutes, a été enregistrée et retranscrite intégralement. Par la suite, nous avons analysé le contenu des entretiens à l’aide du logiciel Atlas.Ti en suivant une codification à trois niveaux. Nous avons d’abord établi des codes de premier niveau en recourant à la méthode de condensation de sens, telle que l’a proposée Kvale (1996) et dont la première étape consiste à identifier des « unités de sens naturelles » exprimées par les répondants. Nous avons commencé par regrouper les énoncés traitant des contraintes qui s’opposent à l’activité de grève, puis ceux qui font état du positionnement des conseillers syndicaux à l’égard de la grève. Enfin, nous avons rassemblé ceux qui sont relatifs à la mise en pratique de ce moyen de pression. Des codes de deuxième niveau ont ensuite été définis au sein de ces trois ensembles de données. À titre d’exemple, les contraintes perçues par les conseillers syndicaux à l’égard de la grève ont été divisées selon leur nature économique et structurelle, organisationnelle ou encore politique et institutionnelle. Dans certains cas, des codes de troisième niveau ont été établis afin de raffiner l’analyse. Ce troisième niveau de codification a été nécessaire pour distinguer les contraintes spécifiques auxquelles se référaient les conseillers ou pour prendre en compte des avis partagés, comme ce fut le cas pour l’évaluation de l’efficacité de la grève comme moyen de pression.

Résultats

Les données recueillies dans le cadre de cette recherche nous ont permis d’analyser le regard que portent les représentants syndicaux sur leur environnement et témoignent de l’évolution de leur rapport à la grève. Les sous-sections suivantes font état des résultats de ces analyses.

Les facteurs déterminant le recours à la grève

Un premier constat qui émerge de l’analyse des données suggère que la vision que les représentants syndicaux entretiennent à l’égard de la grève est fortement imprégnée des contraintes qui s’opposent aujourd’hui à sa mise en pratique. Les données recueillies font aussi ressortir l’influence marquante d’un certain nombre de facteurs de nature économique, organisationnelle et institutionnelle.

Les facteurs économiques et structuraux

Suivant les explications suggérées par la perspective économique, nos répondants ont été nombreux à reconnaître que la décision de faire grève est, au moins en partie, liée à un calcul coûts-bénéfices dicté par la prise en compte de variables économiques. Il importe en effet pour nos répondants d’analyser la conjoncture économique, et en particulier celle du secteur de l’entreprise visée, et de bien connaître l’état du marché du travail avant même de voir la grève comme un choix d’action rationnel. À cette étape, la situation financière de l’entreprise semble être la variable la plus importante à considérer afin d’effectuer un choix éclairé.

Or, les propos de nos répondants font état d’un argument paradoxal. En effet, pour être efficace, la grève doit avoir « des conséquences financières sérieuses pour l’employeur », elle doit « faire mal à l’entreprise », mais sans mettre en péril sa survie. Un conseiller souligne l’importance de rechercher un tel équilibre :

… si je veux sortir en grève, ou même si je veux mettre de la pression sur l’employeur, si je mets à risque le travail de mes membres et l’entreprise, je n’ai rien à y gagner. Donc, la décision de faire grève doit être prise en fonction de l’entreprise… mon rapport va être d’autant plus fort que la situation économique de l’entreprise estpositive.

Si l’analyse de la situation financière de l’entreprise n’est pas une étape nouvelle dans le processus décisionnel menant à la grève, elle apparaît toutefois, aux dires de nos interviewés, plus complexes qu’auparavant en raison de l’évolution des structures corporatives des entreprises et du flou qui entoure maintenant leurs frontières organisationnelles. Circonscrire « l’entité corporative » impliquée dans la négociation, identifier « le vrai patron » ou « simplement mesurer le niveau réel de profitabilité de l’entreprise » deviennent des tâches de moins en moins évidentes. Celles-ci se complexifient davantage lorsque les directions se refusent à toute transparence en matière d’informations financières. Un de nos interlocuteurs résume ainsi ces difficultés :

Il y a des données qu’on retrouve sur Internet. Au sein de notre organisation syndicale, on a des économistes qui font des évaluations d’un secteur ou d’un employeur. Si on n’a pas une collaboration de l’employeur, c’est toutefois plus compliqué. Il faut aussi regarder la situation des trois dernières années ; je ne me fie jamais aux six derniers mois. Quand l’employeur veut nous faire croire que ça va mal et que je n’ai pas accès aux chiffres, je me tourne vers d’autres indicateurs : les embauches, les revenus publicitaires, les contrats avec les clients, etc.

L’internationalisation de la concurrence et l’ouverture des marchés rendent encore plus périlleux l’exercice de l’évaluation des risques associés à la grève :

Avec les barrières tarifaires qui disparaissent, tu n’as plus l’information que tu avais avant quand le concurrent était tout près. Tu savais quand la production baissait, les gens se connaissaient. Aujourd’hui, le concurrent est en Asie, au Brésil, ou n’importe où dans le monde. C’est plus difficile de savoir ce qui se passe...

Le contexte actuel oblige donc les négociateurs syndicaux à mieux comprendre l’environnement économique des entreprises et à combler l’asymétrie de l’information à laquelle ils sont confrontés. En conséquence, ils doivent consacrer plus de temps à analyser la situation des entreprises et les répercussions financières d’une éventuelle grève. Un conseiller syndical évoquait à ce titre :

Il y a toujours une asymétrie d’information entre syndicat et employeur. L’employeur a toujours plus d’informations que nous sur sa situation financière et sur l’état des marchés dans lesquels il est présent. La différence aujourd’hui est que l’accès à ces informations est crucial, notamment pour établir les stratégies de négociation et évaluer la pertinence de faire grève.

D’ailleurs, plusieurs syndicats recourent à des experts externes (comptables, fiscalistes, économistes, actuaires, etc.) pour mener à bien une telle analyse. Cette possibilité contraste, selon nos répondants, avec les anciennes pratiques où la décision de faire grève était prise de façon « plus instinctive », « moins cérébrale », et qu’elle reposait principalement sur la volonté des membres d’y recourir sans s’attarder de manière particulière « aux considérations économiques, comme c’est le cas aujourd’hui ».

En outre, la faiblesse du marché de l’emploi dans certaines régions et dans certains secteurs d’activité a été évoquée comme une contrainte importante à l’exercice de la grève. À titre illustratif, certains conseillers ont fait état de la situation particulière de travailleurs saisonniers, temporaires ou occasionnels, pour qui le nombre d’heures travaillées détermine leur admissibilité aux prestations d’assurance-chômage. Dans de tels cas, la possibilité de recourir à la grève devient problématique, comme le souligne ce conseiller syndical :

S’ils font la grève, il leur manquera des heures de travail pour avoir droit aux prestations de chômage durant l’hiver suivant. Le droit de grève de ces travailleurs est plutôt virtuel, même s’il est enchâssé dans nos lois du travail.

Le déséquilibre entre l’offre et la demande d’emplois dans certaines régions ou dans certains secteurs d’activité a également pour effet de réduire les attentes des salariés et de les inciter à accepter des conditions de travail moins satisfaisantes parce qu’ils savent qu’ils sont relativement privilégiés à l’échelle de leur région. « Il y a de moins en moins d’emplois de qualité, cela crée une pression sur les gens qui en ont, et ça, l’employeur le sait. Le recours à la grève devient ainsi plus difficile », confirme un représentant syndical.

Le constat le plus consensuel relevé auprès de nos répondants concerne toutefois le niveau d’endettement des salariés et son impact sur leur motivation à recourir à la grève. De tout temps, la grève a eu des conséquences financières importantes pour les travailleurs. Mais le niveau actuel d’endettement des salariés a pour effet de diminuer leur capacité à supporter une diminution de revenus, même pour une courte période. Les témoignages à cet effet ont été nombreux :

Aujourd’hui, l’endettement des salariés est très important. Tout le monde a des hypothèques à payer. Quand il faut voter la grève, les membres évaluent s’ils pourront faire face à leurs obligations.

Les gens ne sont pas capables de se priver d’une paye. Donc on n’a pas de marge de manoeuvre.

Bien entendu, les ressources syndicales, notamment les fonds de grève, peuvent combler une partie de la baisse de revenus engendrée par le déclenchement d’un conflit de travail. Toutefois, pour les représentants rencontrés, l’accès à ces fonds de grève qui, par ailleurs, ne couvrent en général qu’une partie des revenus des grévistes ne réussit plus à les convaincre de voter en faveur d’un arrêt de travail. Comme l’évoquait de façon imagée un conseiller syndical, « les travailleurs ne semblent plus avoir les moyens de faire la grève ».

Les facteurs organisationnels

À ces facteurs économiques se juxtaposent aujourd’hui d’autres considérations d’ordre organisationnel qui pèsent lourd sur la décision de faire grève et qui confortent en bonne partie les explications proposées par les travaux de l’approche de l’économie politique critique. Fruit d’un contexte économique plus contraignant, mais également de pressions compétitives de plus en plus fortes, les conseillers syndicaux interrogés sont nombreux à souligner l’effet structurant de l’incertitude économique et du resserrement des marges de manoeuvre laissées aux entreprises locales. Ces craintes trouvent un écho dans l’attitude plus agressive des employeurs à l’occasion du renouvellement des conventions collectives. Entretenues volontairement ou non par les dirigeants, l’incertitude relative au maintien des emplois et les menaces plus fréquentes de lock-out ont pour effet de freiner l’ardeur des salariés quant à l’exercice d’éventuels moyens de pression. Les témoignages suivants illustrent l’effet potentiellement démobilisateur de ces menaces :

Les représentants de l’employeur nous ont dit qu’ils ne voulaient pas de grève et que, si on en déclenchait une, ils allaient vendre l’entreprise. Cette menace a cheminé dans la tête de nos membres et a eu son effet.

Les membres me suivent, mais il y a une limite : il ne faut pas qu’ils perdent d’argent et il ne faut pas qu’il y ait de lock-out. S’il y a une menace de lock-out, ils vont s’écraser… Je n’ai pas tenu de vote de grève depuis des années à cause de la peur des membres qu’un tel vote entraîne un lock-out de la part de l’employeur.

Cette incertitude pèse particulièrement lourd dans les établissements exposés à la concurrence internationale ou qui appartiennent à des entreprises multinationales au sein desquelles le rapport de force entre les parties semble « complètement transformé ». Les craintes liées aux menaces de délocalisation, les comparaisons coercitives (benchmarking) entre établissements d’une même firme et la mise en place de processus de rationalisation insécurisent grandement les salariés. L’impact de ces nouvelles contraintes sur la mobilisation des salariés et de leurs effets sur le recours à la grève ne fait aucun doute pour les conseillers rencontrés :

Les entreprises multinationales ont toujours été présentes, mais les règles du jeu ont changé à mesure que la mondialisation s’est développée. Aujourd’hui, ces entreprises ont des facilités qu’elles n’avaient pas avant, notamment par leur flexibilité organisationnelle. Cela change l’évaluation que l’on fait de l’efficacité de la grève.

Nos répondants rappellent également que les directions des établissements qui relèvent d’entités corporatives multinationales disposent parfois de peu de marge de manoeuvre et n’ont pas toujours la latitude nécessaire pour répondre aux revendications syndicales. Le défi des acteurs syndicaux consiste alors à anticiper l’effet d’une grève locale sur des multinationales qui ont l’habitude de comparer à l’échelle internationale leurs filiales selon des critères de productivité, de rendement et de création de valeurs. Un conseiller syndical témoigne de cette difficulté de la façon suivante :

C’est aussi important de comprendre ce que la maison mère donne comme mandat. Si la demande est de réduire de 10 % les coûts, la direction locale n’a pas d’autre choix que d’obéir… On peut faire une grève pour faire pression sur la direction locale, mais comme ce n’est pas elle qui fixe le mandat, on peut se questionner sur son utilité.

Les facteurs politiques et institutionnels

Sur le plan institutionnel, les entretiens réalisés témoignent d’une appropriation des ressources mises à la disposition des représentants syndicaux visant à éviter le déclenchement de conflits de travail. À ce titre, l’outil qui se distingue le plus est celui des services de conciliation offerts par le ministère du Travail. Plusieurs représentants syndicaux indiquent y avoir eu recours au fil des dernières années et en dressent un bilan positif. Les conseillers syndicaux soulignent toutefois les utilités stratégiques multiples de ce mécanisme, soit pour « inciter la partie patronale au compromis » ou le forcer « à ouvrir son jeu », soit pour amener « leurs mandants à considérer des compromis qu’ils n’auraient pas osé proposer eux-mêmes » ou, encore, pour « montrer que la partie syndicale est de bonne foi dans le processus de négociation ». Si ce mécanisme institutionnel a eu une influence sur la prévention de l’apparition de conflits de travail, pour certains représentants syndicaux il s’est plus discrètement imposé comme une voie alternative au déclenchement de grève. Des conseillers syndicaux nous ont mentionné :

J’ai déjà mené des négociations avec des personnes qui n’avaient aucune expérience. C’était très compliqué. J’ai demandé l’intervention d’un conciliateur pour qu’il serve d’intermédiaire. Cela a permis d’éviter la grève.

La conciliation a fait son chemin dans nos esprits. J’ai l’impression qu’on considère maintenant plus sérieusement cette alternative ; elle est parfois un palliatif à la grève.

Plusieurs de nos répondants ont également mis en perspective la diminution du nombre de grèves avec l’émergence de nouvelles approches en matière de négociation collective dont certaines ont bénéficié d’un large soutien des autorités publiques. L’approche de la négociation basée sur les intérêts, ou ce que certains appellent la négociation raisonnée ou coopérative, en est un exemple. Même si elle ne fait pas consensus auprès des conseillers rencontrés et qu’elle ne supprime pas de facto les divergences d’intérêts entre les parties, son incidence sur la propension à recourir à la grève apparaît tangible. En effet, comme le soulignait un conseiller, les méthodes de négociation qu’elle préconise, axées sur la transparence et la recherche de solution commune, sont incompatibles avec l’exercice simultané de moyens de pression :

On discute avec la partie patronale, on essaie de trouver un terrain d’entente. Dans un mode de négociation « raisonnée », on peut difficilement justifier le recours à des moyens de pression. La grève disparaît de notre écran radar.

Dans une moindre mesure, l’environnement politique et juridique a également été mentionné par nos répondants comme pouvant influencer la viabilité de la grève comme moyen d’action. À cet égard, si les mécanismes institutionnels que nous venons d’évoquer semblent avoir eu un effet sur le recours à la grève en incitant les parties à développer une culture du dialogue social sur le plan local, les désuétudes de certaines dispositions juridiques ou encore l’intervention gouvernementale par voie de lois spéciales dans certains conflits de travail semble également avoir eu, dans certains secteurs d’activité, un effet dissuasif sur l’usage de la grève.

À titre d’exemple, les conseillers de certains secteurs d’activité où le travail est dématérialisé, comme celui des communications et des médias, ont été nombreux à constater à quel point les changements technologiques ont rendu obsolètes plusieurs disposions du Code du travail, notamment celles relatives à l’embauche de travailleurs de remplacement en cas de grève. Ces dispositions anti-briseurs de grève prohibent le remplacement des grévistes par d’autres travailleurs sur le lieu même de l’entreprise. Elles n’empêchent toutefois pas l’employeur de recourir à la sous-traitance ni des travailleurs d’exécuter leur tâche à l’extérieur de l’établissement en grève. Si les syndicats de ce secteur ont cherché à forcer une modernisation de ces dispositions pour qu’elle prenne en compte les nouvelles réalités du travail, les échecs subis devant les tribunaux ont eu des répercussions importantes quant aux possibilités réelles de recourir à la grève. Une conseillère syndicale du secteur des communications soulignait à cet égard :

Quand les décisions juridiques sont tombées, ça a eu un effet sur tous les syndicats du secteur. Du jour au lendemain, notre rapport de force a diminué et la grèvea pratiquement été excluede nos moyens d’action. À quoi sert une grève si l’employeur peut remplacer les grévistes et continuer à faire le même profit ?

Les entrevues réalisées témoignent également d’une nouvelle sensibilité des conseillers syndicaux à l’égard du « discours dominant » et « des réticences de plus en plus prononcées de l’opinion publique » au sujet de la grève. Certains mentionnent que « les choses ont changé de manière drastique » au cours des dernières décennies et qu’ils ne peuvent plus présumer du soutien de leur communauté. Bien au contraire, l’opinion publique semble parfois réfractaire aux revendications syndicales et à l’action gréviste. La perception publique de la grève est d’autant plus négative que les travailleurs visés bénéficient de conditions de travail et de salaires relativement avantageux, du moins en comparaison avec celles en vigueur dans leur région. Le propos suivant d’un conseiller syndical démontre l’importance, maintenant, de sensibiliser l’opinion publique aux enjeux d’une négociation avant de recourir à la grève :

La dernière fois que j’étais en grève, j’ai rapidement été confronté à un discours de ce type : « Tu gagnes 36 $ l’heure et t’es en grève ! Je vais y aller travailler à ta place, moi ! Vous vous plaignez la bouche pleine. » Nos revendications ne portaient toutefois pas sur les salaires, mais sur la sous-traitance, et le but était justement de conserver des emplois de qualité dans notre région.

Un rapport à la grève plus ambigu

La perception qu’entretiennent actuellement les conseillers syndicaux de la grève témoigne d’une forte sensibilité à l’égard des contraintes qui s’opposent à son exercice. Si certaines de ces contraintes ne sont pas nouvelles, tous reconnaissent que leur cumul dans le contexte actuel accentue de manière inédite les pressions qui pèsent sur la grève. Que l’on pense à la multinationalisation des entreprises et aux pratiques de comparaisons coercitives qui restreignent les marges de manoeuvre des directions locales, aux pressions compétitives qui s’accentuent et à la multiplication des restructurations qui sèment l’incertitude chez les salariés, à la rareté des emplois de qualité dans certaines régions et à l’endettement d’un nombre grandissant de salariés, à la mise en oeuvre de nouveaux dispositifs institutionnels et à l’introduction de pratiques de négociation plus ouvertes à la collaboration, au discours politique dominant et aux réactions de la population plus réfractaire aux revendications syndicales, la conjoncture générale dépeinte par nos répondants semble pour le moins défavorable au recours à la grève.

Plusieurs confirment d’ailleurs que le contexte actuel a également des effets importants sur les membres qu’ils représentent, ces derniers apparaissant plus craintifs quant aux répercussions potentielles d’une grève. Pour certains, la grève est devenue si lourde de conséquences qu’elle ne peut plus être « raisonnablement envisagée » et qu’elle ne figure plus comme « une option possible ». Plusieurs de nos répondants font ainsi état d’une attitude réfractaire de certains syndiqués à la grève :

On est très soft actuellement : ce sont des mandats de moyens de pression légers en excluant la grève qui sont donnés par les membres.

Présentement, personne ne veut voter pour la grève. Aucun de mes syndicats ne me donnerait un mandat de grève.

Incidemment, le rapport qu’entretiennent les conseillers syndicaux face à la grève semble actuellement se transformer et apparaît beaucoup plus ambigu. En effet, le contexte sociopolitique et l’évolution de la conjoncture économique invitent les salariés et leurs représentants à la prudence quand vient le temps d’exercer des moyens de pression, encore plus s’il s’agit d’entreprendre une grève. Le discours de certains de nos répondants laisse d’ailleurs entrevoir une distanciation marquée au regard de ce moyen de pression :

La grève n’est pas dans ma boîte à outils. Je ne suis jamais entré en négociation en songeant à la grève. Ça ne doit pas faire partie du décor et je ne veux pas être pris par cette éventualité en négociation.

On ne négocie pas pour aller en grève. On négocie pour trouver des solutions, pour améliorer les choses, pour trouver un terrain d’entente. […] Les choses ont changé, la grève n’est tout simplement pas une option pour moi.

On pourrait déduire de tels propos que la grève est maintenant exclue du répertoire de l’action syndicale. Or, nos données montrent une réalité plus nuancée. En effet, malgré les contraintes qui s’opposent à l’activité gréviste, la plupart des représentants syndicaux soulignent que dans certaines situations son utilité demeure intacte. Que ce soit parce que l’employeur « traîne la négociation en longueur », qu’il « refuse de négocier de bonne foi », qu’il « se braque sur ses positions », qu’il « exige des concessions injustifiées » ou encore en raison « d’une accumulation d’insatisfactionset de rancunes », la grève demeure toujours un outil nécessaire aux yeux de la majorité de nos répondants. Suivant en cela les enseignements de la sociologie de l’action collective, son principal moteur demeure toutefois le sentiment d’injustice que les salariés peuvent éprouver au travail et le fait de ne pas être traités équitablement par leur employeur. Un conseiller souligne à cet égard :

Lors de la dernière négociation, l’employeur avait réussi à imposer une convention collective qui a engendré de l’amertume : les membres étaient insatisfaits et se sentaient injustement traités. Lors de la négociation subséquente, ils se sont mobilisés, ils m’ont donné un mandat de grève.

La prégnance d’un tel sentiment d’injustice rappelle à certains « les ressorts émotifs » de l’action collective. Plusieurs conseillers syndicaux ont témoigné de cette dimension sociopsychologique de la grève et de l’intensité de la réaction des salariés face à un employeur dont la conduite leur semble inéquitable :

Des fois, ça doit passer par là. On n’a pas le choix, ça doit passer par la grève… Qu’importe ce que je pourrais dire… les membres ont besoin de se défouler. Il y a trop de frustrations accumulées.

J’ai compris lors de cette assemblée syndicale que les membres devaient « sortir », qu’ils voulaient déclencher une grève, même si je savais que ce n’était pas la solution raisonnable. C’est parfois dur à comprendre en tant que conseiller, mais en bout de piste ce sont les membres qui décident.

Bien que moins fréquente, la grève demeure donc un outil catalyseur des insatisfactions multiples que peuvent vivre les salariés dans leurs milieux de travail. Si les contraintes se posant à son exercice sont nombreuses, il semble qu’elles ne peuvent en limiter complètement le déclenchement, particulièrement dans des situations où les salariés éprouvent un sentiment d’injustice et d’iniquité. Pour les conseillers rencontrés, la grève continue également à remplir des fonctions importantes. Y recourir peut donner « l’assurance d’avoir fait le nécessaire pour améliorer les conditions de travail », « d’être allé jusqu’au bout » et peut être source « d’un sentiment du devoir accompli ». La grève apparaît aussi comme « l’expérience d’une fraternité » que les salariés n’expérimentent pas toujours au travail. Elle peut ainsi permettre de « resserrer les rangs autour de revendications communes » et d’établir « de nouvelles complicités » entre travailleurs. Si la grève suppose une solidarité préalable des salariés, certains conseillers rappellent que cette solidarité s’apprivoise et qu’elle se développe au fil des interactions vécues par les syndiqués durant un conflit. Ce conseiller en témoigne de manière éloquente :

L’employeur a décrété un lock-out. À un moment donné, il s’est aperçu qu’au lieu de plier, les membres se sont mobilisés […] le lock-out a eu l’effet contraire. Les membres se sont réunis. Ils se sont soudés et ont même développé une nouvelle dynamique au plan collectif. Ils se voyaient juste au travail, là ils se sont vus d’une façon différente, cela a permis de développer une unité […] Alors, c’est l’employeur qui a fait les premiers pas… et on a réglé la convention collective.

La grève : une pratique en voie de transformation ?

Si la prudence incite désormais les syndiqués et leurs représentants à pondérer plusieurs variables avant de déclencher une grève, les entretiens réalisés dans le cadre de cette recherche révèlent aussi quelques changements dans la mise en pratique de ce moyen de pression.

Un premier aspect concerne la préparation à la grève. À ce titre, certains conseillers ont soutenu l’importance accrue qu’il faut désormais accorder aux moyens de pression dits plus légers afin de créer les conditions favorables à l’adhésion des membres au déclenchement d’une grève. Qu’il s’agisse de porter un macaron ou un chandail, d’apposer des autocollants à l’effigie du syndicat ou encore de perturber les processus administratifs ou de prêcher par excès de zèle, de telles actions peuvent donner la chance aux travailleurs « de s’approprier leurs propres revendications » et de « multiplier leurs interactions », comme l’ont souligné plusieurs conseillers. Un autre affirme : « On peut penser que des moyens de pression symboliques ne changent pas grand-chose, mais ça motive les membres et les unit, ça les rattache à quelque chose, ça construit la mobilisation. »

Pour nos répondants, ces actions symboliques constituent une étape préalable à la grève dans la mesure où elles permettent de mesurer la mobilisation des membres et d’évaluer la pertinence d’une progression de l’action. Comme le soulignait un conseiller syndical, elles représentent « une sorte de pratique pour la suite des choses ». Si une forme de gradation des moyens de pression a toujours fait partie des moeurs en relations de travail, plusieurs conseillers syndicaux précisent toutefois que les exceptions à ce principe « apparaissent aujourd’hui moins fréquentes que par le passé », tandis que pour d’autres « il s’agit aujourd’hui beaucoup plus qu’avant d’un passage obligé avant de pouvoir envisager la grève ».

Un deuxième aspect concerne le mandat de grève comme tel. Encore une fois, si celui-ci est obligatoire pour assurer la légalité d’une grève, le travail entourant son obtention s’est profondément transformé au cours des dernières années. D’une part, son obtention relève moins d’un automatisme qu’auparavant, et voter un mandat de grève soulève aujourd’hui davantage de questions et de débats dans les assemblées syndicales. Aux dires des conseillers rencontrés, les membres « questionnent davantage quand vient le temps de voter la grève », obligeant le conseiller « à être mieux préparé » et « à savoir convaincre ». Dans certains cas, si les membres sont disposés à exercer des moyens de pression, ils veulent avoir la possibilité de réévaluer la situation avant de les exercer et de faire marche arrière s’il y a lieu :

Souvent, on a un mandat de grève à exercer au moment jugé opportun. Mais, maintenant, les gens demandent de revenir en assemblée générale avant de l’exercer. Ça te donne une idée : ils sont prêts à te donner un mandat de grève, mais pas à l’exercer.

On note finalement chez les conseillers syndicaux interrogés une tendance plus affirmée à délaisser le modèle de la grève générale illimitée en faveur d’actions moins exigeantes sur le plan des ressources syndicales et de l’engagement collectif des salariés. En effet, les contraintes qui se posent à l’exercice de la grève obligent maintenant les conseillers syndicaux « à revoir [leurs] façons de faire » et « à “affiner” la pratique de la grève ». Plusieurs soulignent aussi que les mandats obtenus prennent aujourd’hui plus fréquemment la forme d’une banque d’heures à utiliser au moment opportun et souvent « de manière rotative sans que tous les salariés soient nécessairement impliqués ». Une telle pratique permet, notamment, de cibler les périodes les plus névralgiques pour l’entreprise, tout en minimisant l’incertitude et l’impact sur les revenus des grévistes, ce qui contribue par ailleurs à renforcer leur mobilisation.

Enfin, nos répondants nous ont décrit des expériences innovatrices de la pratique de la grève, qui vont de sa simulation à sa transformation en un évènement festif. Ces nouvelles pratiques témoignent de la capacité des représentants syndicaux et de leurs membres à renouveler, parfois de manière originale, la pratique de la grève. Les témoignages suivants font état de quelques-unes de ces expériences :

Nous avons érigé tôt le matin une ligne de piquetage devant l’entreprise. Cette action imprévue a forcé l’employeur à prendre une série de mesures d’urgence. À l’heure habituelle où débute le premier quart de travail, les salariés sont entrés normalement à leur poste. Les syndiqués n’ont pas fait grève au sens légal et n’ont pas perdu de salaire, mais ils ont réussi à mettre une certaine pression sur l’employeur.

Nous voulions organiser une grève, mais dans une ambiance différente de nos pratiques habituelles. Au lieu de manifester pancarte à la main et d’établir une ligne de piquetage, les syndiqués ont plutôt choisi d’organiser un évènement festif dans la cour de l’entreprise. La grève s’est ainsi transformée en une célébration.

conclusion

De manière complémentaire aux études quantitatives qui analysent les statistiques relatives à l’exercice du droit de grève, les résultats de cette recherche permettent de dresser plusieurs constats quant aux perceptions entretenues par les représentants syndicaux à son égard.

Premièrement, l’analyse des entretiens que nous avons effectués témoigne d’une forte sensibilité des conseillers syndicaux aux contraintes qui se posent désormais à l’égard de la pratique de la grève, qu’elles soient associées à l’environnement économique, institutionnel et organisationnel des syndicats ou aux dynamiques de mobilisation que la grève implique. Ce n’est pas que ces contraintes s’appliquent massivement et unilatéralement et sans laisser aucune marge de manoeuvre aux acteurs, mais elles façonnent maintenant un nouvel environnement qui structure les perceptions des conseillers syndicaux et elles font de la décision de faire grève, à tout le moins dans le secteur privé, un choix plus difficile. Les propos de nos répondants corroborent en ce sens les explications proposées par les principales perspectives théoriques portant sur l’activité gréviste faisant par ailleurs ressortir leurs complémentarités.

Deuxièmement, notre étude souligne la transformation du rapport que les conseillers syndicaux entretiennent à l’égard de la grève. À cet effet, on remarque que le recours à la grève suppose une analyse plus serrée de ses risques et avantages et qu’il est marqué par une plus grande prudence de la part des acteurs concernés. Les données collectées permettent toutefois de souligner que cette prudence n’est pas une abdication et que la grève constitue toujours un outil important du répertoire de l’action syndicale, même si la conjoncture actuelle est moins favorable à son exercice.

Troisièmement, les résultats de notre recherche démontrent que les conseillers syndicaux ne forment pas un bloc homogène et que les perceptions des contraintes et la place qu’occupe la grève dans le répertoire de l’action syndicale peuvent varier de l’un à l’autre. Il en va de même de la diversité des contextes dans lesquels ils doivent intervenir. En ce sens, plusieurs ont insisté sur le fait que chaque situation est particulière et que, si le recours à la grève peut être pertinent et efficace dans un contexte donné, il ne l’est pas nécessairement dans un autre. Autrement dit, en amont du déclenchement d’une grève se cache tout un travail d’évaluation des situations, de mesure des actions et d’anticipation des réactions qui dépend dans une large mesure des perceptions subjectives que les représentants syndicaux entretiennent à l’égard de leur environnement et des milieux de travail dans lesquels ils interviennent. Ce travail s’avère d’autant plus important aujourd’hui que l’environnement des acteurs syndicaux est parsemé de contraintes et d’incertitudes.

Quatrièmement, les données collectées montrent, de manière plus exploratoire, que les contraintes qui entravent le déclenchement d’une grève incitent les acteurs syndicaux à réviser leurs façons de faire et, dans certains cas, à remodeler la pratique de la grève afin de la rendre moins exigeante sur le plan des ressources syndicales et de l’engagement collectif des salariés. Ce constat se juxtapose à l’hypothèse largement véhiculée dans la littérature suggérant que le déclin de l’activité gréviste s’accompagne d’une hausse de pratiques alternatives comme l’absentéisme au travail, le refus d’exécuter des heures supplémentaires, la grève du zèle, etc. Si notre recherche ne permet ni de confirmer ni d’infirmer cette hypothèse, elle soulève néanmoins l’importance d’entreprendre d’autres recherches afin de mieux comprendre l’évolution de la conflictualité au travail et les directions qu’elle emprunte.