Corps de l’article

Introduction

Avec une tendance à la remarchandisation[2] du travail entamée au tournant des années 1980 au Canada, les transformations du travail ont donné de multiples nouveaux visages à la main-d’oeuvre, à travers une diversification des statuts d’emploi (Yerochewski, 2014). Corollairement, on a assisté à l’augmentation de la proportion des emplois dits atypiques[3], qui sont souvent associés à la précarité, entendue au sens que lui donnent Noack et Vosko (2011)[4]. Ainsi, au Québec en 2009, cette précarité concernait 44 % des emplois temporaires, 54 % de ceux à temps partiel et près de 59 % des emplois associant ces deux caractéristiques[5] (Yerochewski, 2014 : 61). Par ailleurs, l’emploi salarié connaissait aussi un fort taux de précarité en 2009, puisque 26 % des emplois à temps plein et 28 % des emplois permanents étaient alors précaires selon la même source statistique. Au total, toujours d’après Yerochewski (2014 : 61), 31,4 % des emplois québécois étaient associés à la précarité en 2009. Celle-ci affectait particulièrement les femmes, les immigrants, les autochtones, les personnes racisées et les jeunes (Yerochewski, 2014 ; Ulysse, 2006).

Parmi les groupes vulnérables, les personnes immigrantes sont « les plus susceptibles de devenir des travailleurs pauvres », selon Ulysse (2006 : 51). En effet, bien que 51 % des nouveaux arrivants au Canada détiennent un diplôme universitaire, contre 19 % des natifs canadiens (EDSC, 2015), ils ne gagnent que 60 % du salaire des personnes nées au Canada, le phénomène touchant davantage les groupes racialisés (Ulysse, 2006 : 51). Enfin, la déqualification ne touche plus seulement les personnes récemment arrivées, puisqu’elle concerne aussi les immigrants de longue date[6], dont le temps passé au Canada ne garantit plus leur stabilisation en emploi (Galarneau et Morissette, 2008).

Or, au Canada, la précarité du travail immigrant, qui va de pair avec une fragmentation de la relation d’emploi, se manifeste aussi par le contrôle de la mobilité des personnes. Ainsi, différents statuts juridiques encadrent l’immigration en la catégorisant principalement selon les besoins particuliers des employeurs. On pense aux résidents permanents, aux divers programmes de travailleurs étrangers temporaires (TET), aux demandeurs d’asile ou aux sans-papiers (Goldring, Berinstein et Bernhard, 2009). On observe que ces statuts d’immigration sont souvent associés à des formes d’emploi (formel et informel) plutôt précaires, pour constituer des régimes de travail dits non libre (Moulier-Boutang, 2005) ou contraint (Malhaire, 2017), construits relativement aux besoins immédiats des secteurs d’activité et légitimés par une législation qui entrave de façon systémique l’accès des travailleurs aux droits et libertés (Malhaire, 2017). La multiplicité des statuts d’immigration tend alors à institutionnaliser les différences liées à l’origine des personnes et sert à légitimer l’utilisation d’une main-d’oeuvre rendue docile par la limitation (1) des conditions de séjour sur le territoire canadien et (2) de la mobilité sur le marché du travail.

Ces dynamiques de précarisation du travail et de division de la main-d’oeuvre dans une multiplicité de statuts d’emploi et d’immigration expliquent en partie l’affaiblissement des capacités d’organisation et de défense des travailleuses et des travailleurs (Hanley, Shragge, Rivard et Koo, 2012 ; Fine et Gordon, 2010). Les conventions collectives et les normes légales du travail furent en effet articulées autour d’une classe ouvrière relativement homogène de la période industrielle fordiste-keynésienne (Castel, 1995 ; Ulysse, Lesemann et Pires de Sousa, 2013). Les formes syndicales traditionnelles de mobilisation se retrouvent donc partiellement inopérantes pour intégrer une main-d’oeuvre fragmentée dans des régimes de travail qui dérogent à la définition du salariat (Noiseux, 2013), réalité qui affecte nombre de travailleuses et travailleurs immigrants (Choudry et Thomas, 2013 ; Kim, 2015).

Néanmoins, ces difficultés ouvrent de nouveaux scénarios d’organisation collective pour la main-d’oeuvre non syndiquée (Fine, 2011 ; Hanley et al., 2012 ; Choudry et Henaway, 2012). L’article a pour objet d’explorer les enjeux et les défis de certaines formes de mobilisation collective observées au sein d’un groupe communautaire à Montréal.

Dans la première partie de cet article, nous présentons notre cadre théorique, qui s’appuie sur une sociologie des travailleurs pauvres[7] pour saisir les diverses dimensions de la précarisation du marché du travail, la spécificité de la main-d’oeuvre immigrante, les raisons de son insertion dans des emplois précaires et ses difficultés pour s’organiser collectivement. Ensuite, à partir d’une littérature consacrée à l’action collective des associations de travailleuses et travailleurs précaires, nous situons les enjeux des formes non syndicales de mobilisation, avant d’examiner les collaborations entre les groupes communautaires de défense des droits et des syndicats. La deuxième partie de l’article porte sur l’explicitation de notre démarche et méthodologie de recherche par participation observante, puis sur une brève présentation du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) qui constitue le contexte communautaire et institutionnel dans lequel furent observées les deux mobilisations à l’étude. Dans les troisième et quatrième parties, en nous inspirant d’outils analytiques développés par Comeau (2005) pour étudier des luttes collectives, nous restituons une chronologie des mobilisations de travailleurs immigrants en agences de placement, d’une part, et de travailleurs migrants temporaires, d’autre part. Nous discutons ensuite respectivement les pratiques, les stratégies, les revendications et les principaux enjeux de ces deux actions collectives. Nous analysons plus particulièrement les difficultés rencontrées dans la mobilisation de ces deux catégories de main-d’oeuvre ainsi que les solutions envisagées pour les surmonter.

Les enjeux de la mobilisatioin d’immigrants à l’intersectioin de statuts précaires de travail et d’immigration

Comment expliquer que les travailleuses et travailleurs immigrants apparaissent dans la littérature (Shipler, 2005 ; Ulysse, 2006 ; Ulysse et al., 2013 ; Yerochewski, 2014) parmi les groupes les plus vulnérables sur le marché du travail canadien ? Rappelons d’abord que leur situation en emploi associe une myriade de statuts juridiques d’immigration avec des formes d’emploi souvent atypiques et précaires, constituant des régimes de travail caractérisés par la contrainte, voire la captivité, au sens où les mobilités migratoire et professionnelle y sont strictement encadrées et limitées (Malhaire, 2017). C’est le cas des immigrants en agence de placement et des travailleurs migrants temporaires autour desquels se sont organisées les deux campagnes qui sont analysées dans cet article. Or, ces régimes disciplinaires complexes de la force de travail doivent s’analyser notamment au regard des politiques d’immigration canadiennes et québécoises qui, au cours des trente dernières années, ont été de plus en plus articulées au recrutement de main-d’oeuvre. Cette tendance s’est d’ailleurs renforcée depuis l’adoption en 2015 de la réforme sur l’immigration à travers le système Entrée express qui conditionne l’acceptation des candidats aux seuls besoins des employeurs canadiens, accentuant ainsi la marchandisation de l’immigration permanente (Malhaire, 2017).

Corollairement, les deux dernières décennies furent caractérisées par la restriction de l’accueil des réfugiés, de même que par l’augmentation du recours aux programmes de travailleuses et travailleurs migrants temporaires[8]. Ainsi, depuis 2008, le Canada compte plus de travailleurs étrangers temporaires que de résidents permanents[9]. Pourtant, ces programmes de travail migrant temporaire qui s’adressent aux secteurs du travail domestique, agricole, peu qualifié et qualifié sont critiqués par de nombreux groupes de défense, puisqu’ils facilitent le recours des employeurs à une main-d’oeuvre rendue docile par un permis de travail valide pour un seul et unique employeur, interdisant ainsi la mobilité des travailleurs sur le marché du travail. Par conséquent, ces programmes génèrent une discrimination systémique à l’endroit des travailleuses et des travailleurs, sur le plan des droits et libertés ainsi que de l’accès au droit du travail et à la protection sociale (Carpentier, 2012 ; Sikka, Lippel et Hanley, 2011). Enfin, la Réforme globale du programme des travailleurs étrangers temporaires (2014)[10] tend à informaliser la reconnaissance des qualifications des candidats, en institutionnalisent le recours au travail migrant temporaire dans les métiers à bas salaire. Comme rouage du recrutement de la main-d’oeuvre étrangère, les politiques d’immigration construisent donc activement les conditions d’accès à l’emploi et participent à structurer la précarité sur les marchés du travail (Malhaire 2017).

Ces réalités indiquent que les travailleuses et travailleurs non natifs du Canada, qu’ils soient permanents ou temporaires, auxquels s’ajoutent les demandeurs d’asile et les sans-papiers catégorisés comme « illégaux », sont utilisés dans des formes d’emploi précaires et mis en concurrence avec la main-d’oeuvre canadienne. Cette catégorisation juridique des personnes détermine aussi des conditions relatives d’accès à l’emploi, aux droits du travail, aux droits sociaux, aux droits et libertés, en plus de générer de nombreux espaces de non-droit. Lorsque les personnes ne parviennent pas à vivre décemment dans le cadre des statuts d’immigration et d’emploi existants, elles s’orientent mécaniquement vers le travail informel, augmentant considérablement leur vulnérabilité. La fragmentation des statuts d’immigration produit donc des sans-papiers ainsi que des travailleuses et travailleurs informels qui deviennent encore plus facilement exploitables sur le marché du travail.

Dans ce contexte, les modes de l’organisation syndicale atteignent difficilement une main-d’oeuvre précaire, à bas salaire, informelle et immigrante qui ne correspond pas au membership traditionnel des syndicats (Tattersall, 2013 ; Hanley et al., 2012). Malgré les efforts notables des syndicats pour rejoindre et organiser les travailleurs atypiques, par un engagement des grandes centrales québécoises et un renouvellement de leurs stratégies (Fine, 2007 ; Noiseux, 2013), leur action reste mitigée et intrinsèquement contradictoire, étant donné les priorités parfois divergentes des différentes instances. Certaines renouent ainsi avec un syndicalisme proche du mouvement social et cherchent la protection d’une main-d’oeuvre atypique, alors que d’autres reproduisent des pratiques d’exclusion des catégories vulnérables, au nom de la défense des acquis de leurs membres (Gagnon, 2003 ; Yerochewski, 2014). Enfin, même lorsqu’il s’agit de rejoindre une main-d’oeuvre précaire, les luttes et revendications syndicales, souvent basées sur le modèle de la relation de travail salarial, tendent à ramener les revendications à la négociation collective de type fordiste et empêchent d’inclure une diversité de relations d’emploi (Yerochewski, 2014).

Alors que les syndicats se retrouvent en porte-à-faux face au marché du travail précaire, depuis plusieurs années se développent en Amérique du Nord des « worker centres » qui mettent en oeuvre de nouvelles formes de mobilisation pour l’organisation de travailleurs précaires (Fine, 2006), autour d’un secteur de travail ou d’un groupe ethnique particulier (Choudry et al., 2009 ; Reynolds, 2004). Ces organisations permettent ainsi d’investir dans l’éducation populaire et la conscientisation politique en dehors du milieu de travail où il est généralement difficile d’intervenir directement. Nombre d’exemples de centres ayant contribué à la défense des droits du travail et de l’immigration sont recensés dans la littérature (Reynolds, 2004 ; Kim, 2015 ; Hanley et al., 2012; Calugay, Malhaire et Shragge, 2014), offrant aux travailleurs le temps de s’informer et de créer des liens de confiance entre eux avant d’affronter éventuellement leur employeur. Ces centres appuient le développement d’un leadership et d’un pouvoir collectif pour des groupes spécifiques de travailleurs vulnérables, afin que ces derniers aient les moyens de se défendre sur leurs lieux de travail et qu’ils prennent aussi leur place parmi les acteurs du mouvement ouvrier. En outre, Fine (2006) observe que ces centres incitent souvent à la solidarité entre les travailleurs et les membres de leurs communautés (géographiques ou ethniques) plus larges en vue de renforcer la mobilisation de leurs luttes mutuelles.

Lorsqu’elles se retrouvent isolées, ces nouvelles formes de luttes ouvrières ont cependant des effets limités sur les conditions de travail des personnes, incitant les groupes communautaires à établir des collaborations ou des alliances de plus en plus formelles avec des syndicats (Tattersall, 2013 ; Avedaño et Hiatt, 2012) qui cherchent à innover en matière d’organisation de travailleurs (Fine, 2007). Les collaborations syndicales-communautaires répondent de plus en plus à la prise de conscience d’intérêts communs entre les organisations qui inscrivent leur relation dans la durée en acceptant de réinventer leurs pratiques (Tattersall, 2013).

Enfin, alors que les risques d’asymétrie de pouvoir et les tensions qu’ils génèrent sont souvent à craindre dans les relations entre syndicats et groupes communautaires, ces derniers revendiquent souvent leur indépendance vis-à-vis des organisations syndicales et ne cachent pas une certaine méfiance à leur égard (Fine, 2007). Quoi qu’il en soit, alors que les mécanismes institutionnalisés de défense de la main-d’oeuvre sont partiellement inopérants pour un nombre croissant de travailleuses et travailleurs, l’auto-organisation promue par les centres communautaires de travailleurs précaires représente un enjeu majeur pour la défense de la main-d’oeuvre.

Deux études de cas dans un groupe communautaire montréalais : le Centre des travailleuses et travailleurs immigrants (CTI)

Démarche et méthode de recherche

L’article s’appuie sur des données collectées durant notre implication active au CTI entre 2012 et 2014 et lors d’entretiens réalisés dans le cadre de nos recherches respectives portant sur la défense des travailleurs immigrants. C’est la méthode ethnographique de participation observante (Tedlock, 1991 ; Campbell et Lassiter, 2014) qui correspond à notre démarche liant la recherche à la participation et à l’engagement. Dépassant certains des écueils de l’observation participante classique qui prône une observation la plus objective possible au risque d’une tension irréductible avec la participation du chercheur (Hugues, 1996), la participation observante privilégie la dimension participative de la recherche et l’engagement interactionnel du chercheur qui sont considérés comme des sources de connaissance, au sens où ils sont intégrés à l’objet de recherche (Emerson, 2003).

Cette posture a trouvé dans le CTI un lieu idéal d’application, puisqu’elle est inhérente au fonctionnement du centre qui intègre des chercheurs venant recueillir des données en échange de leur contribution aux activités. Partant, les liens de confiance tissés avec les participants et la qualité des informations récoltées dépendent beaucoup du temps passé avec ces derniers et de l’intérêt que l’on montre pour faire avancer les projets. Au cours de nos recherches, nous avons ainsi pris part à différentes activités du centre, qui nous ont permis d’accumuler des données qualitatives auxquelles il aurait été plus difficile d’accéder sans une telle immersion. Nous avons ainsi participé aux deux campagnes de mobilisation qui sont examinées dans cet article, à la défense individuelle des personnes, à des activités de sensibilisation, à l’organisation d’événements ainsi qu’à de nombreuses conversations informelles.

Cette participation aux activités du centre, qui s’est révélée fondamentale pour comprendre de l’intérieur les mobilisations, a aussi orienté nos choix de recherche. Premièrement, notre présence a rendu possible une immersion dans les histoires personnelles et collectives des travailleuses et travailleurs et des autres membres du CTI, comprenant les manières dont elles et ils se mobilisent, donnent du sens à leur engagement et construisent une vision commune. Deuxièmement, les membres du CTI ont identifié deux figures types du travail précaire dans la région de Montréal, nous permettant d’explorer les stratégies de mobilisation de catégories de travailleuses et travailleurs dont la vulnérabilité limite les formes d’engagement dans des actions collectives.

Cela dit, si nous avons choisi le partage d’une expérience commune d’organisation avec les participants, le risque existe qu’une telle implication avec notre objet d’étude nous empêche de prendre une distance nécessaire à la formulation et à l’analyse de notre problématique de recherche, gagnés que nous pourrions être par les fins partisanes des campagnes de mobilisation. Afin d’éviter au mieux ce risque, nous avons problématisé notre implication en instaurant une réflexion permanente sur nos pratiques de chercheurs engagés et sur nos interactions avec les participants tant sur le plan individuel que dans les réflexions collectives. Cette autoréflexion a porté sur les enjeux éthiques liés à notre démarche participative, compte tenu de la vulnérabilité des travailleuses et des travailleurs impliqués dans les campagnes. Enfin, deux des auteurs, ne participant plus directement aux activités du Centre au moment de l’écriture de l’article, ont expérimenté la distance avec leur objet de recherche, imposée par le temps écoulé depuis leur participation observante.

Le contexte des deux mobilisations à l’étude

Pour comprendre l’origine des campagnes de mobilisation que nous analysons dans cet article, revenons brièvement sur l’histoire du CTI, qui a vu le jour au tournant du millénaire, à Montréal, à l’initiative de travailleuses et travailleurs, militantes et militants, universitaires et syndicalistes désireux d’apporter une réponse à la précarité en emploi de nombreux immigrants qui se situent dans l’angle mort du syndicalisme. L’objectif était « de les aider à s’organiser et à lutter pour toujours plus de justice sur leurs lieux de travail, en leur permettant de s’approprier les moyens des luttes », explique un membre fondateur. Outre des ateliers d’information juridique et d’éducation populaire offerts aux personnes, le Centre articule ses principales mobilisations autour de deux régimes précaires de travail : le travail immigrant en agence de placement et le travail migrant temporaire.

Pourquoi le CTI mène-t-il simultanément ces deux mobilisations ? La première raison est le nombre croissant de demandes d’aide que le Centre recevait de la part de travailleuses et travailleurs d’agence et d’étrangers temporaires, depuis la fin des années 2000, correspondant à l’augmentation du recours à ces formes d’emploi au Québec. Constatant que les problématiques individuelles étaient liées aux caractéristiques structurelles de ces statuts d’emploi, un organisateur communautaire[11] du CTI explique que le but est de « répondre collectivement et pas seulement individuellement à l’afflux de ces travailleurs vulnérables ».

En outre, ces deux figures de travail précaire que sont l’emploi immigrant en agence de placement et le travail migrant temporaire peuvent caractériser des moments différents de l’expérience migratoire de certaines personnes. Le CTI documente ainsi plusieurs exemples de travailleurs migrants temporaires qui, à la fin de leur période de travail, rejoignent le marché du placement temporaire, lequel est le plus rapide à intégrer pour les nouveaux arrivants. Ainsi, Mickael[12], travailleur mauricien congédié prématurément de son emploi en abattoir et exclu des aides sociales, a dû trouver du travail d’agence non déclaré à cause de son permis de travail valide pour un seul employeur. D’autres anciens travailleurs migrants temporaires qualifiés qui ont obtenu la résidence permanente n’ont d’autres choix que de se tourner vers le travail d’agence et de grossir les rangs des immigrants sous-employés.

Allant au-delà du simple cas isolé, le lien structurel entre la figure du travailleurmigrant temporaire et celle de l’immigrant en agence de placement réside dans des conditions de travail précaire et la concurrence faite à l’emploi salarié. Dans le cas du travail d’agence, cette concurrence se produit directement sur le marché de l’emploi local et national, remplaçant progressivement les emplois permanents par des contrats temporaires, le secteur du placement temporaire ayant réussi à s’implanter durablement dans de nombreux secteurs de travail, tels que les soins hospitaliers et les soins à la personne, les entrepôts, l’hôtellerie ou l’agroalimentaire. Pour leur part, les programmes de travail migrant temporaire constituent un marché de l’emploi parallèle, en ceci qu’ils permettent aux employeurs canadiens le recrutement d’une main-d’oeuvre étrangère pour des postes déclarés non pourvus par une main-d’oeuvre locale, faisant intervenir des réseaux de recrutement transnationaux, établissant des normes spécifiques d’emploi et de migration et concurrençant de l’extérieur le marché de l’emploi canadien.

Dans les pages suivantes, nous décrirons deux campagnes de mobilisation de travailleurs d’agences de placement et de travailleuses et travailleurs étrangers temporaires menées par le CTI, que nous choisissons de traiter de manière différenciée afin d’en restituer le plus fidèlement possible les processus observés.

La mobilisation collective de travailleurs immigrants en agences de placement

Alors que le placement temporaire gagne du terrain au Québec, plusieurs travaux font état des problématiques que celui-ci génère pour la main-d’oeuvre, comme la disparité de traitement entre les travailleurs temporaires et permanents (Galarneau, 2005), l’entrave au travail permanent (Bernier, Vallée et Jobin, 2003), les risques élevés d’accidents et de lésions professionnelles (Sikka et al., 2011), le difficile encadrement juridique de la relation triangulaire de travail (Bernier, 2013) ou la difficulté de se syndiquer pour des travailleurs qui cumulent souvent plusieurs emplois (Vallée, 2005).

Établissant les mêmes constats problématiques sur le terrain, le CTI a donc lancé en 2010 une campagne sur le travail d’agence dans le but d’apporter un soutien aux travailleuses et travailleurs, de sensibiliser les syndicats, les entreprises et le grand public et de faire pression sur le gouvernement afin qu’il régule le secteur et adapte le droit à ses réalités. Toutefois, malgré l’engagement du CTI ainsi que d’autres organisations, d’universitaires ou de syndicats ayant contribué depuis les années 1990 à analyser cette forme d’emploi et à alerter l’opinion publique sur les problématiques qu’elle génère, aucune réponse concrète n’a été apportée par les dirigeants politiques pour réguler le secteur du placement temporaire.

Dans ce contexte, à l’initiative de travailleuses et de travailleurs d’origines africaine et latino-américaine, l’Association des travailleuses et travailleurs temporaires d’agences de placement (ATTAP) a été créée en 2012 afin de mettre en place « un cadre de réflexion et de promotion des droits du travail, ainsi que des activités visant à améliorer les conditions des travailleuses et travailleurs d’agence de placement, quel que soit leur statut juridique d’immigration[13] ». Allant au-delà des services individualisés d’information juridique, proposés par le CTI, l’ATTAP s’est donné comme buts de rejoindre et mobiliser les travailleurs d’agences ; d’identifier et de résoudre des problèmes sur les lieux de travail ; de conscientiser les syndicats, les employeurs et le public large sur les réalités du travail précaire en agence et de développer des pratiques visant la participation des travailleurs et travailleuses d’agence et leur inclusion à tous les niveaux organisationnels et décisionnels[14].

L’entrée en jeu d’un syndicat et la coconstruction de la mobilisation collective

Quelques mois après la création de l’ATTAP, alors qu’un projet de mobilisation se mettait en place à l’initiative d’un groupe de travailleurs africains et haïtiens engagés dans des entrepôts de distribution d’une entreprise commerciale, la CSN, qui occupe un siège au conseil d’administration du CTI depuis plusieurs années, a montré son intérêt pour cette mobilisation à laquelle il fut invité à participer. Une conseillère du Service de syndicalisation[15] de la CSN s’est ainsi engagée régulièrement dans les activités de l’Association. Or, selon nos observations de terrain, les différents acteurs ont rapidement expérimenté leur complémentarité en favorisant l’échange d’expertise et de moyens afin de soutenir le développement de l’Association. La collaboration entre l’ATTAP et une représentante de la CSN semble être un rapprochement stratégique entre deux organisations qui font l’expérience de leurs limites respectives pour rejoindre et défendre une main-d’oeuvre précaire.

Premièrement, malgré un contexte politique qui leur a été peu favorable au cours des trois dernières décennies, les syndicats possèdent encore une capacité d’action relativement forte grâce à des moyens humains et matériels considérables, à une expérience de la négociation collective, à une connaissance du droit du travail et des institutions clés dans la défense des droits collectifs des travailleurs. Jérôme, un activiste de l’ATTAP, confirme ainsi l’importance de l’arrivée de la représentante syndicale à l’ATTAP en 2013 :

C’est elle qui a pratiquement rédigé les statuts de l’Association et a contribué à transmettre une logique de fonctionnement plus organique. […] Je me souviens aussi que, grâce à elle, on a bénéficié d’une formation sur la santé et la sécurité au travail. Ça a été super important pour comprendre la situation de désavantage des travailleurs immigrants à propos de [leurs] droits.

En outre, pour plusieurs raisons relevées dans la littérature, dont le décalage culturel des équipes de syndicalisation avec une main-d’oeuvre issue de l’immigration, les syndicats accèdent difficilement à cette classe ouvrière immigrante et précaire que l’on trouve en agence de placement. La représentante du syndicat explique :

Dans nos syndicats, les exécutifs blancs québécois ont du mal à s’adapter à ça. Et aussi la structure syndicale traditionnelle ne marche pas avec d’autres types de travailleurs. Les gens arrivent avec un ordre du jour établi, ils n’expliquent rien, avec un jargon […].

La présence d’une conseillère de la CSN au sein de l’ATTAP permet donc aussi au syndicat de rejoindre et de connaître des travailleurs d’agence dont les profils socioculturels se distinguent de ceux que possèdent traditionnellement ses membres.

Pour sa part, l’ATTAP s’appuie sur un vaste réseau communautaire. Elle dispose d’une certaine expertise de la mobilisation de travailleuses et travailleurs immigrants et connaît de façon approfondie leurs situations en emploi et leur précarité. Cette association reste cependant limitée par ses moyens humains, organisationnels, matériels et financiers ainsi que dans son pouvoir politique à obtenir des changements concrets.

La force de l’ATTAP vient de son appartenance à une culture associative de terrain qui donne la priorité à l’autonomisation des personnes et à leur appropriation des moyens de défense de leurs intérêts. L’organisation se réclame d’une horizontalité des rapports entre ses membres et d’une flexibilité, voire d’une certaine informalité, dans la réalisation de ses activités en raison notamment de moyens disponibles (humains, matériels et financiers) fluctuants et des conditions de vie de ses membres marquées par l’incertitude des lendemains.

[À l’ATTAP] il y a pas de manière straight de faire les choses, mais on a un but collectif […] Si les statuts et les règlements des syndicats sont bien rigides […] On ne peut pas avoir de démocratie sans imputabilité, sans une forme de responsabilisation, sans le respect de la place de tout un chacun […] [À l’ATTAP,] ça passe par un souci d’animation au départ, qui fait en sorte que le plus de monde possible puisse s’exprimer.

La représentante syndicale

Mais la volonté d’inclure l’ensemble des membres aux processus décisionnels comporte des défis, eu égard notamment à l’émergence de relations de pouvoir dans le collectif. En ce sens, la représentante syndicale déclare faire attention de ne pas occuper trop de place :

Une fois, avant une assemblée, j’avais demandé [au coordonnateur] si vous aviez[16]préparé quelque chose. […] Et puis J. me dit « bon, on va préparer l’assemblée ». Et là je me dis, mais c’est pas à moi de faire ça, c’est aux travailleurs de le faire démocratiquement, etc. Je lui ai dit « bien je peux préparer le bout de l’atelier, mais pas celui de l’assemblée ».

Le partage du pouvoir décisionnel, à travers la collégialité, ainsi que la mise en commun des savoirs obligent donc la représentante syndicale à revoir les fins habituelles de ses activités de mobilisation. Elle explique :

[Dans le cadre de l’ATTAP,] l’objectif traditionnel de syndiquer des travailleurs immigrants en agence est relégué à l’ordre d’une possibilité parmi d’autres, qui dépendra avant tout de la façon dont évolue la mobilisation et si les travailleurs décident à un moment donné que c’est le meilleur moyen de défendre leurs intérêts.

On comprend donc que la représentante syndicale bénéficie d’une liberté assez exceptionnelle au sein de son service de syndicalisation, normalement voué à « conquérir de nouveaux lieux de travail acquis à d’autres syndicats ou à consolider notre effectif sur des lieux déjà acquis », explique-t-elle. Cette liberté permet d’expérimenter de nouvelles formes d’appui à des travailleurs précaires, ce qui implique de devoir s’adapter au processus collectif de mobilisation.

Enfin, nos observations montrent qu’au sein de l’ATTAP les membres travailleurs immigrants ont des expériences différentes en matière d’action collective. Certains d’entre eux possèdent une expérience d’engagement social ou politique et des savoir-faire en matière de militantisme. D’autres en revanche, n’ont jamais eu d’expérience associative et découvrent avec l’ATTAP ce que signifie l’engagement dans une action collective.

Partant, l’organisation de type syndical évoque des souvenirs et des conceptions hétérogènes parmi les membres de l’Association. Gagner la confiance des travailleurs immigrants est donc un enjeu pour le syndicat, selon sa représentante :

Dans des pays, les syndicats sont systématiquement corrompus ou associés au gouvernement. Donc quand j’arrive, représentante d’un syndicat, c’est sûr [qu’on] se pose des questions sur moi. Il faut vraiment expliquer les différences mêmes entre les syndicats. Il y en a qui ont des structures verrouillées, où la démocratie là-dedans c’est impossible, et puis de l’autre côté du spectre il y a l’autonomie, mais parfois les gens la refusent, car ils veulent une prise en charge.

La mise en place de la mobilisation collective et les défis du déploiement

Dès la création de l’ATTAP, ses membres ont déterminé des thèmes centraux à partir de leurs lieux de travail et décidé de réaliser une mobilisation :

Les membres de l’Association ont décidé de grands thèmes communs et ont planifié des ateliers pour aborder ces thèmes, incluant les indemnisations des travailleurs, l’assurance emploi, le logement [ou] les lieux de travail dangereux, les heures supplémentaires non payées, les congés non rémunérés et les congédiements injustifiés[17].

Des séances de sensibilisation sont donc organisées pour mobiliser de nouveaux travailleurs sur leurs lieux de travail. Elles consistent à prendre contact avec les personnes pour leur distribuer des dépliants informatifs conçus avec les travailleurs déjà mobilisés et contenant des informations sur les normes du travail et les services de l’ATTAP. De plus, un journal intitulé La voix des migrant(e)s a été créé par les membres de l’ATTAP afin d’« informer les travailleurs d’agence, car on est très mal informés sur nos droits en tant qu’immigrants ici... et pour parler de notre combat aussi, pour leur montrer que c’est possible de résister », explique Francis.

Toutefois, comme la littérature l’a mainte fois constaté, la mobilisation des travailleurs temporaires est compliquée à réaliser. L’engagement est rendu très difficile par des emplois du temps irréguliers et des changements fréquents de lieu de travail. On retient aussi avec Pascal, travailleur d’agence, le manque de temps et l’incertitude du lien d’emploi :

Ce qui arrive souvent [c’est] que quand ils ont commencé à travailler […] tu payes ton loyer, tu n’as pas d’autres moyens. Tu ne peux plus arrêter parce que si tu arrêtes, tu ne peux plus payer ton loyer… Ils rentrent dans un engrenage, où ils ne peuvent plus arrêter et faire autre chose.

La peur du congédiement est aussi présente pour nombre de travailleurs qui évoquent les menaces de leur hiérarchie ou qui connaissent des cas de travailleurs renvoyés pour s’être mobilisés, comme André :

Je connaissais un peu les droits en santé-sécurité au travail. J’ai essayé de sensibiliser les travailleurs sur comment recourir à la réparation quand ils sont blessés. On organisait des séances de sensibilisation avec le CTI. Donc, ils ont [les responsables de l’entreprise] été au courant de ces actions, et c’est là où ils m’ont foutu dehors. [L’entreprise] a constaté, elle a mis au courant mon employeur [l’agence] qui directement est intervenu pour me sortir du milieu de travail le plus tôt possible. […] Pourtant, je ne faisais rien de mal.

Enfin, on observe que les situations juridiques et sociales des personnes, comprenant leur niveau de scolarité, déterminent en partie leur intérêt à se mobiliser, selon que l’on est résident permanent, diplômé universitaire et ressentant de l’indignation devant sa condition de sous-emploi, ou que l’on est en attente de l’asile politique, non diplômée et éprouvant de la satisfaction d’avoir un travail.

Celui qui n’est pas allé à l’école, quand il travaille il est motivé. C’est des gens qui souvent atteignent les quotas avant la fin de la semaine. Pourtant celui qui a des qualifications, lui est un sous-employé, sous-utilisé. Il est dégoûté, car il ne se sent pas à sa place.

André, travailleur

Ils [les Haïtiens] craignent de perdre le travail. […] ça aurait des répercussions sur leur statut, parce que la plupart n’ont pas encore la résidence. Ils sont menacés d’être déportés, parce qu’ils sont venus à cause de catastrophes naturelles qu’il y a eu en Haïti. Maintenant, on estime que la situation est stable, donc ils peuvent rentrer. Donc, pour ne pas rentrer là-bas, il n’y a pas de travail en Haïti, ils veulent s’accrocher ici. Alors ils ont peur pour ça.

Christian, travailleur

En d’autres termes, les histoires des personnes montrent des motivations hétérogènes à se mobiliser. Selon le statut social que ces personnes avaient dans leur pays d’origine – comprenant le genre, l’appartenance ethnique et culturelle et la classe sociale –, les rapports sociaux d’exploitation et de domination qu’elles vivent en arrivant au Canada prennent un sens particulier pour chacune d’entre elles. Nos observations montrent d’ailleurs que le noyau dur de l’ATTAP est constitué de personnes diplômées, résidentes permanentes ou demandeurs d’asile, dont certaines ont acquis une expérience d’engagement politique avant de venir au Canada. Or, bien que leur engagement dans une lutte pour de meilleures conditions de travail n’ait pas nécessairement de sens pour elles à long terme, puisque ces personnes aspirent à trouver du travail dès que possible dans leur domaine de compétence, leur indignation liée à leurs conditions de travail est un motif important de mobilisation à l’ATTAP. Corollairement, l’Association doit faire face au défi de mobiliser les travailleurs non diplômés dont une majorité sont arrivés comme réfugiés et demandeurs d’asile et qui se montrent généralement réticents à l’idée d’un engagement militant, selon nos observations durant les séances de sensibilisation.

La documentation du lieu de travail et le choix des actions

Après que l’ATTAP eut décidé collégialement d’une action collective à mener à partir de trois entrepôts d’une chaîne de commerce de détail, la représentante syndicale a proposé de réaliser une recherche stratégique sur l’entreprise afin de documenter son organisation, sa gestion des ressources humaines et sa manière de gérer les conflits de travail. Elle a donc formé plusieurs membres à une méthode de recherche sur les grandes entreprises, élaborée par Bronfenbrenner (2007)[18]. On note avec intérêt la mise à disposition par la conseillère syndicale de ressources liées à la stratégie de mobilisation, soutenant ainsi une décision prise en amont par les travailleurs. En s’appuyant sur la connaissance de l’entreprise acquise par les travailleurs, il a été possible de dresser le portrait de l’organisation du travail quotidien et de ses difficultés majeures. Or, parmi les thèmes qui préoccupent les travailleurs sur leurs lieux de travail, la représentante syndicale a aidé à reconnaître les violations des normes du travail pouvant faire l’objet de plaintes légalement constituées. Ainsi, en contradiction avec la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST), ni les agences de placement ni l’entreprise ne fournissent aux travailleurs l’équipement devant assurer leur sécurité. Christian explique:

Je constatais quand je travaillais là-bas… je me coupais les doigts [et] au lieu [qu’on] me fournisse les gants, c’est moi-même qui dois acheter. Le masque, parce qu’il y avait trop de poussière, c’est moi-même qui dois acheter. Ce sont des choses que je trouvais pas normales.

Un exemple récurrent était celui des bottes de sécurité que les travailleurs doivent eux-mêmes se procurer pour être autorisés à travailler dans des bâtiments industriels ou en entrepôt, cette obligation étant annoncée par les agences au moment du recrutement. « Il y a même des agences qui louent les bottes aux travailleurs », rapporte Christian.

Cette première mobilisation fut pensée comme un premier coup d’essai servant à sonder les réactions des agences de placement ou de l’entreprise, en vue d’éventuelles luttes à venir. L’ATTAP a décidé de mener cette action collectivement et non de mener des actions individuelles devant la CNT. La représentante syndicale résume ainsi la démarche :

Si on y va juridiquement avec un cas, ça peut être quelque chose qu’on sera peut-être réduits à faire si on ne peut pas faire plus que ça. Mais pourquoi pas tenter d’en tirer une dynamique collective ? Ou on attend qu’une plainte individuelle se fasse, ou bien on est proactif et stratégique pour s’assurer que ça soit appliqué à tout le monde […] L’idée c’est [que l’ATTAP] grandisse là-dedans, qu’elle apprenne plein d’affaires, que le leadership se développe […].

Pour conclure, nos observations montrent que, si les revendications des travailleurs portent sur l’amélioration des conditions matérielles de travail, il existe une dimension politique tout aussi importante à leur mobilisation. Dans un contexte où précarité en emploi rime avec sous-citoyenneté, l’ATTAP offre aux travailleurs un espace où ils se construisent comme sujets de droit et comme citoyens engagés dans une mobilisation.

Une campagne de mobilisation de travailleuses et travailleurs migrants temporaires

Au Canada, les premiers programmes de travailleuses et travailleurs étrangers temporaires (TET) furent créés dans les années 1960, mais c’est à partir de 2002 que l’arrivée des TET a connu une forte croissance favorisée par la création du Programme des travailleuses et travailleurs étrangers temporaires peu spécialisés (PTET-PS), applicable dans plusieurs secteurs certifiés par une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) (Fudge et MacPhail, 2009 ; Hanley et al., 2012).

Or, bien que l’État fédéral demeure très présent dans l’établissement du cadre administratif et le contrôle de la mobilité des migrants temporaires à travers une multiplicité de catégories et de statuts juridiques, avec le PTET-PS il dérégule leur recrutement, dont il laisse la responsabilité à des agences privées (Gesualdi-Fecteau et al. 2017). Cette dérégulation affecte directement l’organisation des TET qui se retrouvent dispersés dans une myriade de régimes de travail associant des conditions spécifiques d’emploi et d’immigration et qui empêchent de penser leur défense dans les formes syndicales traditionnelles (Malhaire, 2017).

Le développement rapide du PTET-PS a suscité un débat public, notamment au sujet de son impact sur le marché du travail canadien, amenant le gouvernement à adopter en 2015 une réforme qui vise à limiter le recrutement[19] en augmentant les frais administratifs et en limitant la durée des contrats ainsi que le nombre de personnes souhaitées. Notre texte porte sur la période précédant la réforme, à propos de la campagne de mobilisation des travailleuses et travailleurs migrants temporaires commencée en 2009 et qui a abouti en 2013 à la création de l’Association des travailleuses et travailleurs étrangers temporaires (ATTET).

Cette mobilisation s’insère dans la continuité des luttes des travailleuses et travailleurs migrants, la création de l’Association n’étant pas la première expérience d’organisation de TET au Québec. Dans les secteurs du travail domestique et de l’agriculture, on recense notamment l’organisation PINAY, fondée en 1991 par des travailleuses domestiques philippines du Québec, et l’action syndicale des Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce et de l’Alliance des travailleurs agricoles (TUAC/ATA). Or, ces deux formes d’organisation, bien que de nature distincte, ont le point commun d’articuler leurs actions à des secteurs de travail spécifiques (agriculture et travail domestique), constituant ainsi des luttes sectorielles.

Dans ce contexte, l’ATTET s’est donné le mandat de rejoindre les TET présents au Québec dans d’autres secteurs, sans toutefois refuser de s’intéresser aux cas de travailleurs agricoles ou domestiques rencontrés sur le terrain. Depuis le début de la mobilisation, l’ATTET a ainsi rejoint des travailleuses et des travailleurs engagés dans le cadre des programmes de travailleurs qualifiés et peu qualifiés, venus d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie et d’Europe et issus de secteurs très variés comme l’aérospatiale, le jeu vidéo, l’agroalimentaire, l’aménagement paysager, la blanchisserie industrielle ou le recyclage. Or, les origines différentes de cette main-d’oeuvre temporaire, ainsi que la multiplicité des secteurs où ils sont employés, participent d’une hétérogénéité qui pose un grand défi pour son organisation.

La démarche de l’ATTET est fidèle à celle du CTI, se situant entre la nécessité de faire face aux difficultés concrètes générées par des statuts précaires d’immigration et de travail et la volonté politique de franchir les barrières liées aux secteurs de travail, à la distinction entre personnes qualifiées et peu qualifiées, à la racialisation de la force de travail ainsi qu’à la division sexuelle du travail. Cette volonté de dépasser les catégories administratives et symboliques qui structurent la réalité des personnes est donc visible dans la composition interne de l’Association. Celle-ci ne présente qu’une distinction majeure, celle entre les membres réguliers que sont les travailleuses et travailleurs migrants, qui ont le droit de vote aux assemblées et la possibilité de choisir leurs représentants, et les membres associés, tels que les bénévoles, les organisateurs communautaires, les étudiants en stage ou les chercheurs.

Liens syndicaux : appuis et tensions

Depuis les débuts de l’ATTET, son travail a été structuré en lien avec plusieurs syndicats. On note ainsi avec les membres du CTI que des syndicats, ayant reconnu progressivement les défis que représente la présence croissante des TET sur le marché du travail canadien, ont montré un intérêt grandissant pour cette main-d’oeuvre ainsi que des efforts significatifs pour la syndiquer. Au fil des années, les membres du CTI ont pu observer que les syndicats ont d’abord considéré les PTET comme un moyen intéressant de se défaire des tâches les plus difficiles dans les milieux de travail. Éric, membre fondateur du CTI et organisateur communautaire, explique :

En discutant avec des syndicalistes, certains m’ont raconté – avec de la honte aujourd’hui – que quand les TET sont arrivés sur la scène, ça leur semblait ben correct qu’ils viennent remplir les postes moins désirables. Plus tard, ils ont compris comment ce n’était qu’une ouverture vers la précarisation de tous les travailleurs.

Pendant une période, certains syndicats ont dénoncé la concurrence que les PTET génèrent pour la main-d’oeuvre canadienne. Aujourd’hui, cependant, plusieurs voient les TET comme des membres potentiels de leurs syndicats. Puisque les TET se trouvent dans quasiment tous les secteurs de travail, leur membership dans les syndicats est devenu une condition pour conserver la représentation dans des milieux de travail. S’engager dans les luttes pour l’amélioration des conditions de travail et d’immigration des TET est alors devenu non seulement une question de justice sociale pour plusieurs syndicats, mais aussi une question de survie (Foster, 2014 ; Foster, Taylor et Khan, 2015). Certains auteurs notent d’ailleurs une évolution semblable de la position des syndicats face au secteur du placement temporaire (CSD/CSN/CSQ/FTQ, 2011 ; Choudry et Henaway, 2012).

En termes d’appui, dès son lancement, l’ATTET a bénéficié de contributions importantes de syndicats. Avant l’établissement formel de l’Association, le Conseil central du Montréal métropolitain (CCMM) de la CSN a offert les ressources pour reproduire les matériaux de mobilisation et d’éducation populaire, et l’offre est toujours valable. UNIFOR a également appuyé le travail de terrain de l’ATTET en lui octroyant deux subventions ponctuelles.

Au-delà des contributions matérielles ou financières, nous avons aussi observé des collaborations de terrain avec les syndicats. L’ATTET a ainsi reçu plusieurs signalements, par des syndicats locaux, de milieux de travail problématiques ou de travailleuses et travailleurs ayant besoin de soutien. En particulier dans les petites villes et des régions rurales où il existe peu de ressources communautaires pour venir en aide aux migrants[20], plusieurs syndicats qui n’étaient pas en mesure d’apporter un soutien immédiat à des travailleuses et travailleurs, ont pris contact avec l’ATTET afin de lui référer les personnes. En réponse à ces appels, l’ATTET organise le plus souvent une visite auprès des personnes signalées en vue d’identifier leurs besoins, de prendre en compte leurs intérêts et de tenter de les mobiliser comme nouveaux membres de l’Association. Par ailleurs, l’ATTET a invité la CSN à participer à une mobilisation communautaire de TET guatémaltèques du secteur avicole. Dans ce cas, le syndicat a dépêché une conseillère de son service de syndicalisation, qui a appuyé à moyen terme, sur les plans logistique, organisationnel, financier et légal, (1) la défense de cinq travailleurs en conflit avec leur employeur pour de multiples violations des lois du travail et (2) une campagne de mobilisation de l’ensemble des travailleurs du même lieu de travail.

Par ailleurs, nous avons observé que les relations avec certains syndicats sont parfois marquées de tensions. Ainsi, depuis ses débuts, l’Association a pu être considérée comme une initiative concurrente au travail mené par les Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), étant donné les liens de proximité entretenus par certains membres de l’ATTET avec nombre de travailleurs agricoles venus sous le PTAS ou le PTET-PS, ces derniers constituant le public cible des efforts de syndicalisation des TUAC. Il a dû être maintes fois clarifié auprès de leurs représentants sur le terrain que l’ATTET n’avait pas pour objectif de rejoindre spécifiquement les travailleurs de secteurs déjà susceptibles de trouver un appui auprès d’eux, mais qu’elle visait justement la main-d’oeuvre de secteurs non ciblés par d’autres organisations. Par ailleurs, lorsque des travailleurs agricoles prennent contact avec l’ATTET, ils sont systématiquement informés des ressources existantes pour défendre leurs intérêts, comprenant évidemment les TUAC. Leur possible intérêt pour faire partie de l’ATTET n’empêche pas, par ailleurs, leur adhésion à un syndicat. Les relations entre l’ATTET et les TUAC se sont progressivement transformées en collaboration occasionnelle.

Enfin, durant nos observations, l’ATTET a parfois dû intervenir dans des situations où les relations étaient tendues entre un syndicat et ses membres TET. Dans les meilleurs scénarios, ayant reconnu les difficultés de communication avec ses membres, le syndicat a décidé de contacter l’ATTET afin qu’elle les aide à mieux intégrer et servir les TET et à communiquer plus facilement avec eux. Dans d’autres cas plus problématiques, ce sont les travailleurs eux-mêmes qui ont contacté l’ATTET pour déplorer la méconnaissance dont faisait preuve le syndicat à propos de leur situation spécifique de travail et d’immigration et aussi exprimer leur sentiment d’être parfois négligés, exclus ou carrément discriminés par leurs représentants syndicaux. Dans ce cas, nous avons observé que l’ATTET tentait de servir de médiateur entre les TET et leur syndicat, traduisant parfois, au sens propre comme au figuré, à chaque partie les attentes de l’autre. Dans la majorité des cas dont nous avons été témoins, une meilleure communication, tenant parfois seulement à une question de langue et d’interculturalité, a suffi pour assurer des relations apaisées. Enfin, lorsque la médiation ne suffisait pas, l’ATTET a dû intervenir de manière plus conflictuelle auprès des syndicats afin d’appuyer la défense des droits des TET.

Difficultés et stratégies au cours de la mobilisation

Depuis la création de l’ATTET, l’adhésion des travailleuses et travailleurs a rencontré de nombreux obstacles liés à la façon dont sont réglementés les programmes de migration temporaire. Nous allons évoquer dans cette partie les principaux défis qui caractérisent la mobilisation et les moyens par lesquels l’ATTET a essayé de les surmonter.

Le premier défi posé par la mobilisation des migrants temporaires consiste à cartographier leur présence au sein d’entreprises éparpillées dans différentes régions du Québec. Les travailleuses et travailleurs se retrouvent ainsi dispersés dans la province et connaissent un isolement à la fois géographique et social. Enfin, de leur côté, les employeurs opèrent souvent dans la discrétion pour recruter cette main-d’oeuvre étrangère. Partant, obtenir des renseignements sur les entreprises recrutant des TET demeure une opération compliquée. Pour commencer les activités de sensibilisation sur le terrain, l’Association a eu recours au réseau communautaire du CTI, constitué d’organisations partenaires et de personnes relativement proches du Centre qui ont recommandé la grande majorité des personnes avec lesquels l’ATTET a été mise en contact. Enfin, d’autres TET sont venus directement aux bureaux du CTI pour exposer leurs difficultés individuelles, permettant aussi à l’Association de connaître leurs lieux de travail et de rejoindre leurs collègues. Nous observons que dans un contexte informel de travail où la main-d’oeuvre se retrouve géographiquement isolée et rendue socialement invisible, ce sont des moyens informels, comme le bouche-à-oreille, qui permettent à l’ATTET de repérer les lieux de travail et d’entrer en contact avec les personnes. Cela met en lumière la nécessité de pérenniser cette pratique informelle par le travail de terrain qui passe par une présence régulière sur le territoire.

Dès lors que le contact était établi, les membres de l’Association se déplaçaient dans les régions des travailleuses et travailleurs qui exprimaient souvent la peur de perdre leur emploi – ce qui implique de devoir quitter le Canada – si leur patron se rendait compte de leur implication dans une mobilisation collective. Or, cette peur est largement conditionnée par les limites imposées aux permis de travail octroyés. Les programmes de migration temporaire attribuent aux personnes des permis de travail fermés, ce qui signifie qu’ils sont directement liés à un contrat de travail délivré par un unique employeur. Par conséquent, pendant la durée de leur contrat, les personnes sont dans une forme de travail contraint, suspendues à la volonté de l’employeur, ce qui les dissuade aussi de se plaindre d’éventuels mauvais traitements ou violations des lois du travail (Malhaire, 2017). Saturnin, travailleur mauricien embauché dans un abattoir, explique les contraintes liées à son emploi :

On savait qu’on pouvait pas aller voir d’autres employeurs. Mais, pour te dire franchement, tu as un contrat de deux ans, pourquoi aller chercher ailleurs? Tu finis ton contrat et tu repars. Mais quand on arrive ici, là on voit que wow, on a deux ans à passer comme ça. Là on commence à trouver ça niaiseux. Là on commence à réagir que non, on se sent vraiment bloqué.

[…] quand ils vont chercher des travailleurs à l’île Maurice, c’est sûr que nous on a une obligation. C’est comme si on n’a pas le droit de lâcher la job. Parce que notre famille est là-bas, il faut qu’on travaille, même si on est souffrant, parce qu’on a le logement à payer ici, on a l’argent à envoyer à l’île Maurice, ça veut dire qu’on niaise pas. Y’a pas une journée où on peut dire « on va rester à la maison, on va pas travailler ». Non! Car on a une obligation de rester. […] En plus, nous on est à côté. On part en autobus à l’usine. T’as pas le choix. T’es obligé, sinon il vient te chercher, il vient te quitter [congédier]. On est disponible 24 sur 24, comme on dit. Pas de famille, pas d’enfants. Mais, si t’es pas content là, tu peux pas chercher du travail ailleurs. C’est un genre d’esclavagisme déguisé là.

Les employeurs ont la faculté d’intégrer l’obligation de résidence dans le contrat (Depatie-Pelletier et Dumont-Robillard, 2014), faisant en sorte que nombre de migrants temporaires se retrouvent à vivre sur leurs lieux de travail ou à proximité, comme Saturnin, ce qui accentue leur subordination à l’employeur et entrave les possibilités de mobilisation et d’organisation des personnes. Nous observons aussi avec l’ATTET que la présence des logements sur les lieux de travail favorise le contrôle des relations sociales des travailleurs (Perry, 2015). Ainsi, à la suite de leur rencontre avec l’Association, des travailleurs ont déclaré avoir été déplacés sur un autre lieu de travail, en représailles. Les réunions doivent donc être organisées dans un lieu discret et pendant des jours non ouvrables. Ces précautions sont une condition essentielle pour que les travailleurs acceptent la rencontre, car ils craignent souvent d’être exclus du programme pour les années suivantes, du seul fait d’avoir parlé avec des membres de l’ATTET. Emiliano, employé en abattoir, se confie : « [Comme] immigrant d’un pays, tu entends une association qui vient te parler, tu ne sais pas c’est quoi l’association, c’est quoi le but. Est-ce que ça va te nuire dans tes affaires ? »

En effet, la menace de déportation vers leur pays d’origine, comme stratégie pour discipliner la main-d’oeuvre, s’applique souvent aux TET (Basok, Bélanger et Rivas, 2013 ; Beatson, Hanley et Ricard-Guay, 2017). Des exemples montrent bien qu’en raison de leur activité syndicale, des travailleurs mexicains ont vu les menaces être mises à exécution : ils ont été placés sur une « liste noire » et exclus du programme par leurs représentants consulaires en Colombie-Britannique (TUAC, 2014). Noé, ancien travailleur agricole, raconte ainsi son expérience :

J’ai commencé à sentir des problèmes avec le patron quand on a réclamé notre droit à la santé. On a fait une mini grève pour exiger qu’ils emmènent Oswaldo, un compagnon de travail, à l’hôpital. Ça faisait plusieurs jours qu’il était malade et l’entreprise ne faisait rien pour lui. Le patron a commencé à voir qui parlait le plus entre nous, qui était leader. Et un jour, le consulat guatémaltèque appelle pour nous dire qu’il fallait qu’on rentre au Guatemala, Oswaldo et moi. Ils ne l’ont jamais soigné et ils l’ont renvoyé comme ça. Moi, le patron m’a rien dit, c’est le consulat qui m’a dit que je devais quitter le territoire. Plus tard, j’ai compris que c’était parce que j’étais considéré comme leader de la grève. Les autres qui sont restés ont eu des menaces, on leur disait qu’ils allaient finir comme Oswaldo et Noé s’ils se plaignaient de quoi que ce soit.

Face à ces abus, la promotion de l’auto-organisation et du leadership des travailleurs étrangers temporaires est un axe important, et l’Association tente d’y parvenir en organisant des ateliers dans les bureaux du CTI et des rencontres de sensibilisation avec des TET. Ces séances portent sur les aspects légaux des différents programmes de migration temporaire, selon les nécessités immédiates des groupes rencontrés ; elles concernent les normes du travail ou l’accès au chômage et aux droits prévus par la LSST. Des problématiques liées à l’immigration sont aussi abordées, comme l’accès à la résidence permanente. Dans le cadre des activités d’information, l’ATTET a également produit un manuel édité en français, en anglais et en espagnol[21], portant sur le Programme de travailleurs peu qualifiés et les principaux droits des TET.

Contre une association éphémère, appartenance et transnationalisme

Après le repérage des TET sur leurs lieux de travail, puis les rencontres de sensibilisation et d’information, l’autre défi majeur consiste à créer un noyau stable de travailleurs qui pourront s’engager dans la durée et mobiliser de nouveaux arrivants. Or, cette étape est rendue très compliquée pour l’ATTET en raison du caractère temporaire de l’adhésion de ses membres. Tout d’abord, plusieurs travailleurs étrangers peu qualifiés ne voient pas le sens d’un engagement dans une lutte, puisqu’ils devront rentrer dans leur pays après leur travail temporaire. Les personnes qui peuvent accéder à la résidence permanente après deux ans de travail perçoivent leur statut de TET comme un état transitoire avec lequel elles ne s’identifient pas. Elles choisissent donc de faire profil bas, en attendant leur statut de résident, qu’elles ne voudraient pas compromettre pour une implication dans une lutte collective. Enfin, même lorsqu’elles décident de se mobiliser, les personnes sont soumises au risque d’un changement imminent de leur condition, comme un départ, une modification de leur statut ou la fin du contrat de travail, qui mettrait un terme à leur activisme.

Consciente de ces difficultés, l’ATTET priorise une vision politique plus large, en considérant les TET au-delà de leurs statuts spécifiques et en luttant contre la précarité du travail. Au cours des rencontres, cet aspect est souligné pour montrer que l’Association prend en considération la diversité de l’expérience migratoire et qu’en cas de changement de statut elle peut aider ses membres à résoudre les difficultés liées à leur nouvelle situation. Or, envisager une continuité à la lutte, même après un changement de statut, contribue aussi à tisser une solidarité ouvrière qui retrouve un sens au-delà de la multiplication des statuts juridiques et professionnels.

En ce sens, il semble que la continuité de l’ATTET ne dépend pas seulement des problématiques individuelles abordées, qui permettent de connaître les conditions de vie des TET, mais aussi de la solidarité dont pourraient faire preuve auprès des nouveaux arrivants les anciens membres qui ont changé de statut. Afin de favoriser cette solidarité, l’Association expérimente des actions qui vont au-delà de l’offre de services ou d’informations. Il s’agit de créer des espaces de rencontre où des liens s’établissent entre les différentes réalités vécues par les TET, permettant à ces travailleurs de sortir de leur isolement social et géographique, à travers l’organisation d’activités de socialisation et de connaissance réciproque. Au cours de la mobilisation, l’ATTET a ainsi organisé des événements récréatifs comme des repas, des spectacles, des rencontres sportives ou la plantation de diverses variétés d’arbres, témoignant de l’enracinement de la communauté immigrante et migrante temporaire au Saguenay. Ces actions visent à favoriser un sentiment d’appartenance à un groupe de personnes ayant comme point commun de vivre des parcours migratoires caractérisés par les difficultés d’accès à la citoyenneté et la précarité au travail, et cela, afin de favoriser un engagement avec des perspectives à long terme, dépassant les besoins propres aux statuts.

L’autre piste explorée par l’ATTET pour surmonter la difficulté d’engager les travailleuses et travailleurs dans la durée est de rendre possible leur mobilisation dans leur pays d’origine. Dans cette perspective, une collaboration de l’ATTET avec Justice in Motion ou le Grupo Articulador de la Sociedad Civil en Materia Migratoria para Guatemala, deux organisations engagées notamment dans la défense des TET guatémaltèques, a vu le jour pour entreprendre certaines actions concertées. Par exemple, une plate-forme de revendications communes est à l’étude pour réclamer de la part des autorités guatémaltèques et canadiennes qu’elles réglementent et contrôlent l’activité des agences de recrutement, souvent dénoncées pour leurs pratiques abusives à l’égard des travailleurs (Gesualdi-Fecteau et al. 2017). En outre, le manuel sur les droits des TET au Canada, élaboré par l’ATTET, a été remis à certains adhérents du Grupo Articulador afin qu’ils le distribuent à leurs membres qui comptent intégrer les programmes au Canada. Enfin, cette collaboration favorise le suivi des situations de certains travailleurs revenus au Guatemala et engagés dans un processus administratif ou légal au Canada. Cette tentative de collaboration est rendue complexe, notamment, par le contexte guatémaltèque des luttes sociales affectées par une répression violente et dissuadant aussi les personnes de se mobiliser. Dans cette forme de collaboration, on connaît les enjeux liés aux différences d’objectifs et de vision de la lutte. Malgré ces difficultés, il semble fondamental de créer des plates-formes transnationales de collaboration et d’action afin, notamment, de dépasser les obstacles liés à la nature temporaire des séjours de travail qui empêchent une organisation durable des travailleurs.

L’ATTET s’est donc développée comme un laboratoire d’action collective dans lequel des pistes de mobilisation sont explorées, en collaboration ponctuelle ou à plus long terme, avec des syndicats ou d’autres organisations de la société civile à l’international. La liberté dont bénéficie l’ATTET pour adapter ses formes de mobilisation aux conditions de travail et de vie des TET semble être enfin une condition pour renouveler les pratiques des luttes des travailleuses et travailleurs dans le contexte contemporain.

conclusion

Les deux campagnes de mobilisation d’immigrants en agence de placement et de travailleurs migrants temporaires lancées par le Centre des travailleuses et travailleurs immigrants constituent une réponse communautaire alternative et complémentaire à des syndicats partiellement inopérants pour rejoindre la main-d’oeuvre précaire immigrante. Or, nos observations montrent que les formes de ces mobilisations doivent s’adapter constamment à l’évolution des situations en emploi des travailleuses et travailleurs, y compris leurs conditions de travail, leurs statuts juridiques et les priorités d’action qu’ils identifient. Bien qu’elles s’adressent à des publics différents, ces deux mobilisations collectives révèlent des enjeux, des difficultés et des conditions de possibilité comparables.

Premièrement, au regard de l’ancrage territorial du CTI à Montréal, nous observons l’importance pour une main-d’oeuvre immigrante de disposer d’un espace où créer des occasions de rencontre et d’échange, permettant de dépasser les frontières érigées par les statuts juridiques (Dean et Reynolds, 2010 ; Choudry et Thomas, 2013). D’une part, les personnes y trouvent les ressources humaines et matérielles nécessaires pour répondre à des problèmes individuels liés à leur situation de travail ou d’immigration. D’autre part, elles bénéficient d’un lieu de socialisation où elles peuvent (1) briser leur isolement social en partageant leurs expériences de précarité et (2) éprouver la dimension collective des problématiques qui les concernent. La dynamique participative du CTI, allant de pair avec l’autonomisation des personnes, favorise aussi l’exercice de la solidarité entre pairs, permettant aux uns de gagner en leadership et aux autres de se sentir parfois mieux compris. Enfin, nous constatons que le Centre constitue un espace où les personnes peuvent se construire comme sujets de droit (individuel et collectif) et comme citoyens à travers leur participation à une mobilisation collective.

Deuxièmement, si les actions organisées par l’ATTAP et l’ATTET peuvent représenter des solutions alternatives aux organisations syndicales, certains syndicats appuient à des degrés divers les mobilisations, participant même marginalement au renouvellement des formes de mobilisation de la main-d’oeuvre précaire et immigrante (Fine, 2007 ; Avedaño et Hiatt, 2012). Quels enseignements pouvons-nous tirer de la nature des collaborations avec les syndicats ? En premier lieu, le soutien financier ponctuel des syndicats aide certes les deux associations à survivre et à maintenir leurs activités, mais il reste très insuffisant pour permettre au CTI dans son ensemble de pérenniser les salaires des organisateurs et organisatrices communautaires et d’envisager des luttes de plus grande envergure. Ensuite, les signalements de travailleurs vulnérables adressés au CTI par des syndicats qui n’ont pas les capacités immédiates de protéger leurs droits, de même que les demandes d’aide pour faciliter la communication avec leurs membres, semblent montrer une reconnaissance institutionnelle des capacités communautaires et légales de l’ATTAP et de l’ATTET à subvenir aux besoins de la main-d’oeuvre immigrante, ainsi qu’une légitimation de l’expertise des deux associations en matière de travail immigrant, dont ne disposent pas ces syndicats. Cette légitimation vient également des personnes qui contactent le CTI pour demander une intervention auprès de leur syndicat.

Nous observons que les collaborations les plus étroites menées par les deux associations et un syndicat impliquent dans les deux cas la présence d’une conseillère du Service de syndicalisation de la CSN qui dispose de suffisamment de liberté pour s’engager à moyen ou long terme auprès des membres de l’ATTAP ou de l’ATTET, dans une mobilisation de travailleurs. Si nous avons observé que ces collaborations constituent un rapprochement stratégique entre deux organisations qui éprouvent leurs limites respectives pour rejoindre et défendre une main-d’oeuvre précaire, force est de constater qu’elles produisent des effets limités quant aux résultats concrets des actions collectives et quant à la possibilité de transformer en profondeur les pratiques des syndicats en matière d’organisation collective. La collaboration que nous avons analysée entre l’ATTAP et la CSN, comme celle que nous évoquons entre l’ATTET et la CSN, montre qu’il s’agit d’une initiative très isolée au sein du syndicat, impliquant une conseillère du Service de syndicalisation qui semble particulièrement motivée et sensibilisée aux difficultés rencontrées par la main-d’oeuvre immigrante. Par conséquent, cette personne dispose d’une telle liberté que son action semble être menée de façon parallèle à celle du syndicat et sans autre effet sur la vie syndicale. Si la conseillère syndicale montre qu’elle adapte volontiers ses pratiques d’organisation collective au fonctionnement communautaire de l’ATTAP et de l’ATTET, à l’horizontalité des rapports entre leurs membres et à la priorité donnée à l’autonomisation des travailleurs, nous n’avons pas observé pour autant que cette nouvelle démarche donne lieu à un renouvellement des pratiques à l’échelle du syndicat.

Enfin, ces collaborations établies entre l’ATTAP, l’ATTET et la CSN correspondent difficilement à la typification des coalitions entre syndicats et workers centres que l’on retrouve dans la littérature. Selon Tattersall (2013), ces collaborations correspondraient à ce qu’il nomme des « deeply engaged relationships » du point de vue de l’engagement de la représentante syndicale, au sens où celui-ci génère un renouvellement nécessaire de ses pratiques à titre individuel. Néanmoins, si l’on considère la marginalité des effets observés sur les pratiques du syndicat et de ses instances, il s’agirait plus d’une collaboration dite ad hoc, qui signifierait un engagement régulier dans un espace de rencontre entre les acteurs et mènerait potentiellement à des relations plus soutenues.

On constate par ailleurs dans les deux mobilisations un lien étroit entre la défense individuelle et la défense collective de la main-d’oeuvre (Choudry et Henaway, 2012 ; Hanley et al., 2012). Dans le cadre d’une clinique d’information juridique, le CTI accueille régulièrement des personnes qui connaissent des difficultés au travail ou qui s’interrogent sur leur situation d’immigration. Or, c’est notamment à partir de cet espace de solidarité que des informations cruciales sont livrées par les travailleuses et les travailleurs sur des abus couramment vécus au travail, sur leurs difficultés d’accès à la protection sociale ou sur les formes d’exploitation de la main-d’oeuvre immigrante. Autant d’éléments qui servent à orienter les mobilisations collectives. Par ailleurs, les personnes qui recourent à cette clinique d’information sont invitées à prendre part aux mobilisations collectives. C’est ainsi que nombre d’entre elles ont rejoint les rangs de l’ATTAP ou que l’ATTET a pris connaissance des lieux de travail par lesquels a commencé sa mobilisation. Réciproquement, les campagnes de mobilisation alimentent une compréhension structurelle de l’exploitation des immigrantes et immigrants et enrichissent les manières de défendre les cas individuels.

D’autre part, l’isolement social et géographique des travailleuses et travailleurs immigrants et précaires rend nécessaire le recours aux réseaux communautaires, religieux ou culturels afin d’augmenter les chances de rejoindre les personnes (Reynolds, 2004 ; Fine, 2006). L’ATTAP et l’ATTET ont souvent recours à des méthodes informelles pour obtenir des informations concernant les situations en emploi des personnes. De plus, les risques de représailles auxquels elles sont exposées lorsqu’elles souhaitent s’organiser les forcent à opérer dans une quasi-clandestinité, accentuant ainsi l’informalité des moyens de la lutte. En ce sens, l’informalisation des régimes de travail oblige à composer avec des moyens tout aussi informels pour aider les travailleuses et travailleurs précaires à s’organiser. Cette informalité assumée par le CTI constitue d’ailleurs une composante de la liberté d’expérimentation nécessaire au renouvellement des pratiques d’organisation de la main-d’oeuvre.

En dernier lieu, en accord avec l’approche développée par le CTI, on note l’effort des deux associations de dépasser les divisions administratives et symboliques de la main-d’oeuvre immigrante, afin de permettre aux personnes de créer des solidarités plus larges pour mener des luttes politiques portant des aspirations tant matérielles, concernant les conditions objectives de travail, que citoyennes pour retrouver une dignité dont elles se sentent privées (Tattersall, 2013 ; Cordero-Guzmán, 2015). Malgré leurs différences, les travailleuses et travailleurs se retrouvent dans des luttes collectives basées sur une aspiration commune et universaliste à des conditions décentes de travail, ainsi qu’à un statut d’immigration qui ne conditionne pas l’accès aux droits et aux protections ni à la citoyenneté. Devant les effets concrets de la fragmentation de la main-d’oeuvre sur les conditions de vie des travailleuses et travailleurs et sur leur capacité à s’organiser, il semble que les campagnes de mobilisation analysées ici rendent possible l’émergence d’un sentiment d’appartenance à une condition commune caractérisée par des trajectoires migratoires difficiles et des situations de travail précaires.

Les mobilisations de l’ATTAP et de l’ATTET dont nous avons suivi le processus pendant une période limitée semblent remplies de promesses, car elles tracent des voies nouvelles pour la mobilisation de la main-d’oeuvre précaire, autant qu’elles sont confrontées à des difficultés majeures. Ces organisations seront-elles capables de surmonter leurs défis de membership et de ressources ? Les relations entretenues avec les syndicats continueront-elles à s’enrichir et la concurrence négative à être évitée ? Les travailleuses et travailleurs qui prennent le risque de s’impliquer dans ces deux associations ont entamé des processus de lutte prometteurs. Il sera intéressant d’en suivre l’évolution dans les prochaines années afin de comprendre encore mieux les possibilités de l’action collective par la mobilisation communautaire.