Corps de l’article

Revue phare de la Révolution tranquille, Parti pris eut une existence vive mais éphémère de 1963 à 1968, soit au moment du rapport Parent. Cette concordance n’a pas attiré l’attention des chercheurs, même si les partipristes sont de jeunes intellectuels ayant pratiquement tous étudié (ou étudient encore) à l’Université de Montréal et s’intéressent vivement à l’éducation. Parti pris est pourtant une revue abondamment étudiée, comme en témoignent la tenue d’un colloque international à la BAnQ et l’importante activité d’édition commémorant son demi-centenaire en 2013 : publication d’une anthologie des textes les plus représentatifs de l’esprit de la revue, réédition de trois ouvrages des années 1970 et parution d’un numéro spécial de Spirale[2]. Cet engouement s’ajoute à un corpus scientifique important. Les collaborateurs principaux de la revue ont donné leur point de vue et expliqué leur parcours avant et après Parti pris[3]. De nombreuses études ont analysé le pôle littéraire de la revue par l’étude de « l’invention » d’une esthétique révolutionnaire, de l’utilisation du joual et des aspects romanesques des titres publiés par la maison d’édition du même nom[4]. D’autres se sont intéressées à son versant international. Stéphanie Angers et Gérard Fabre ont montré l’impact de la revue française Esprit sur plusieurs revues québécoises, dont Parti pris, notamment par des échanges épistoliers faits de « confluences » et de « diffluences » plutôt que « d’influences »[5]. Fabre a par ailleurs mis en lumière les liens entre la maison d’édition Parti pris et sa consoeur française, Maspero[6]. Michel Nareau a quant à lui étudié la vision qu’ont développée les partipristes de leur appartenance au continent américain alors qu’ils cherchaient à s’identifier au combat décolonisateur de l’Amérique latine contre l’impérialisme américain[7].

Force est cependant de constater que l’impact de la revue fut si grand et la diversité de ses écrits si imposante que la revue semble toujours méconnue : « Outre sa Sainte Trinité (laïcité, indépendance et socialisme), son intérêt pour le joual et les noms de ses principaux animateurs (Chamberland, Major, Godin, Maheu et Piotte), demandait Jonathan Livernois en 2014, que sait-on vraiment de Parti pris ?[8] » En ce sens, des pans entiers de la revue ont été à peine effleurés, notamment sa vision de l’éducation. L’éducation, si elle n’est pas une priorité absolue de la revue, représente un axe de réflexion important. Le système éducatif sert souvent de catalyseur et de terrain d’essai pour la révolution socialiste souhaitée par les partipristes puisqu’il leur apparaît symptomatique de l’état du Québec : un système clérical, capitaliste, fédéraliste et colonial. Martin Roy a récemment montré que la revue a prôné une laïcité séparatiste « qui expulse radicalement le religieux de la sphère publique » en faisant « table rase d’une bonne partie de l’héritage canadien-français[9] » au nom d’un idéal républicain. Ainsi, les collaborateurs souhaitaient que le clergé n’intervienne plus dans les débats de société et soit exclu de ses rôles traditionnels, dont l’enseignement. Il n’en demeure pas moins que l’analyse de leur perception du système scolaire et du rôle de l’éducation mérite attention, surtout lorsque l’on sait l’importance de la réforme qui se produit dans les années 1960.

Nous partageons l’interprétation, notamment défendue par Jean- Philippe Warren, qui remet en cause le côté révolutionnaire de Parti pris en argumentant que la revue, bien que croyant rompre drastiquement avec le passé canadien-français, « ne faisait, en grande partie, que porter plus loin des tendances déjà fortement à l’oeuvre dans la société québécoise[10] ». Qui plus est, s’intéressant aux discours de la revue sur la sexualité, Warren a montré que la revue prolongeait des stéréotypes masculinistes des décennies précédentes, notamment en comparant l’impuissance politique des Canadiens français à l’impuissance sexuelle. Suivant le même schème, Parti pris développe une critique de l’éducation qui se veut révolutionnaire, mais elle partage en bonne partie à la fois les critiques de la génération précédente et les récriminations généralement mises de l’avant au début de la Révolution tranquille. Elle est, en quelque sorte, une version « radicale » de la critique de l’éducation et offre, pour reprendre la formule de Jacques Pelletier, « une synthèse audacieuse d’aspirations qui étaient latentes à l’époque[11] ». Ceci explique que les partipristes hésitent constamment entre appuyer les réformes proposées par le rapport Parent et rejeter ces réformes au nom de la révolution. Émanant de la culture politique ancienne et immédiate du Québec, les critiques partipristes ne peuvent se permettre de rejeter du revers de la main des réformes qui vont dans le sens de ce qu’ils souhaitent. Mais les réformes Parent, si elles étaient effectivement mises de l’avant, pourraient être fatales à leur révolution : comment pourraient-ils convaincre les Québécois de la nécessité d’une révolution scolaire si le système réformé est en phase avec la critique ambiante ? L’originalité de Parti pris dans le domaine de l’éducation tient cependant à ce que la revue va plus loin que les autres (tant les prédécesseurs que les autres observateurs) dans l’invention de solutions au problème de l’éducation, notamment par la cogestion et le syndicalisme universitaire qui pourraient devenir l’épicentre de la révolution socialiste à venir. La valse-hésitation est cependant aussi perceptible en ce domaine : applaudiront-ils la syndicalisation et la restructuration en cours du mouvement étudiant (AEDDHUM, UGEQ, etc.), qui pourraient devenir révolutionnaires, ou condamneront-ils ces institutions réformistes – les syndicats et les associations étudiantes — au nom de la révolution socialiste ? Un sentiment générationnel fort explique aussi cette ambiguïté puisque l’impression d’être les premiers d’un mouvement permet aux partipristes de se percevoir comme révolutionnaires, occultant du même coup presque complètement les volontés réformistes des associations étudiantes des décennies précédentes.

Nous expliquerons que les partipristes ne croient pas que le rapport Parent change réellement l’éducation canadienne-française, symbole d’une nation colonisée et dominée par une « caste clérico-bourgeoise » sous le joug de l’impérialisme anglo-saxon. Puis nous présenterons le rôle que doivent jouer les syndicats et le mouvement étudiant afin de jeter les bases d’une révolution socialiste. Cette analyse nous mènera également à relever quelques silences étonnants de la part de Parti pris.

Le rapport Parent : une réforme timide, non pas une révolution

Parti pris est, selon sa propre formulation, une revue révolutionnaire qui lutte « pour un état laïque, libre et socialiste ». Cependant, il n’y a pas unanimité au sein de la revue et plusieurs collaborateurs penchent davantage pour l’une de ces trois branches[12]. Robert Major a argumenté que cela témoignait d’une « imprécision idéologique ou du manque d’ossature théorique » de la revue, alors que les partipristes y voient une preuve de leur ouverture d’esprit[13]. Quoi qu’il en soit, nous pouvons prendre pour acquis que Parti pris établit une vision sensiblement cohérente et solidaire au sujet de l’éducation. Cependant, nous verrons que cette « imprécision idéologique » et les tendances diverses en son sein expliquent en partie la valse-hésitation des partipristes au sujet de l’éducation.

Les partipristes conçoivent, à l’instar de la majorité des observateurs, que la question de l’éducation est centrale au renouveau de la société québécoise. Leur critique est cependant plus acerbe et leur conception de la situation du Québec, plus radicale que celle de leurs concitoyens. Le rapport Parent, généralement bien accueilli par les critiques, est sujet à une appréciation mitigée dans la revue. Les réformes proposées par les commissaires leur apparaissent faibles, voire superficielles, mais dangereuses pour leur projet de révolution socialiste. L’amélioration de l’éducation permettrait certainement une plus grande prise de conscience par les Québécois de leur situation, mais rendrait aussi moins nécessaire une révolution scolaire. Le numéro de mars 1965 intitulé « L’enseignement et les enseignants » permet de mesurer l’étendue de l’ambiguïté au sujet du rapport Parent. L’éditorial, signé Parti pris, explique :

On a qualifié le Rapport Parent de révolutionnaire, ce qui est, bien sûr, euphémiser [sic] l’idée de révolution. Le Rapport Parent ne paraît tel que sur le fond d’un système d’éducation archaïque et désordonné, inadapté et anti-démocratique. Ce document – les tomes 2 et 3 — ne fait que jeter les fondements d’une bonne réforme de l’enseignement au Québec, au niveau des structures et des programmes. Inutile d’insister sur le fait que nous l’appuyons dans son ensemble ; d’autant plus que nous en savons quasi impossible une rigoureuse application. Car, à cela, les obstacles sont nombreux. Principalement de deux ordres : 1° l’impréparation, l’inertie et la pénurie de ressources en compétence et en capitaux ; 2° les conflits d’intérêts qui risquent de la fausser, sinon de la paralyser[14].

Parler « d’impréparation » est, pour le moins, fort. Une partie de la société (intellectuels, syndicalistes, clercs, etc.) a en effet mené des discussions nombreuses et diversifiées tout au long des années 1945 à 1960[15]. En ce sens, des quelque 300 mémoires envoyés à la commission Parent, la majorité était très critique et récusait le système pour quatre raisons : l’absence d’une institution politique qui coordonne l’éducation (rôle du clergé, division de l’éducation entre plusieurs ministères, etc.), l’éparpillement des institutions d’enseignement et la complexité du système (division entre catholiques et protestants, division entre hommes et femmes, etc.), la sous-scolarisation des catholiques francophones et le sous-financement de l’éducation dans son ensemble[16]. Ces grandes lignes sont partagées par Parti pris, même si la revue demande la laïcité complète dès le départ. Pourquoi ne mentionnent-ils pas ces débats et ces rapports ? Probablement parce qu’ils leur semblent superficiels et timides, donc réformistes.

Mais cela tient aussi du fait que les partipristes ont un profond sentiment de former une génération nouvelle. Les membres fondateurs ont entre 19 et 24 ans. Ils voient le monde de façon dichotomique ; il y a « les aînés » de la « Grande noirceur », et il y a « les jeunes » des années 1960 : « les moins de trente ans, peut-on lire dès le premier numéro sous la plume de Pierre Maheu, prennent aujourd’hui conscience qu’ils forment une nouvelle classe d’âge, dont l’expérience est si différente de celle de la génération précédente que la conciliation — sauf en de rares exceptions — est impossible[17] ». Sans peut-être qu’ils s’en aperçoivent puisque ce langage est entré dans les moeurs, les partipristes utilisent les concepts de « jeunesse » et de « génération » qui existent déjà depuis le début du XXe siècle dans la perception que les jeunes ont d’eux-mêmes[18]. Ils se définissent comme des « travailleurs intellectuels[19] », terme importé de France par les étudiants montréalais dans l’après-guerre afin de demander plus de pouvoir à l’intérieur de l’institution et critiquer l’élitisme de l’université[20]. Seuls deux collaborateurs semblent conscients de s’inscrire dans une tradition universitaire, mais pour mieux la récuser. En 1964, Michael McAndrew rend un certain hommage aux étudiants de 1958 qui firent la première grève « sérieuse » de l’histoire universitaire québécoise et dresse un court rappel des changements qui se sont déroulés depuis les années 1950 dans le monde universitaire. Le problème, croit-il, est que ces étudiants avaient une vision corporatiste et ne pensaient qu’à défendre leurs intérêts bourgeois. McAndrew insiste sur le fait que la différence entre les associations étudiantes des années 1950 et le syndicalisme des années 1960 réside dans le fait que les jeunes de la Révolution tranquille ont une vision globale de la société. C’est donc à compter du début de la décennie qu’il remarque « une certaine tendance de plus en plus accentuée dans le milieu étudiant vers un délaissement de l’égocentrisme traditionnel et une insertion plus poussée dans la lutte de libération des classes défavorisées[21] ». En 1968, Ronald Sabourin reconnaît aussi la lutte des universitaires de l’époque précédente, mais il insiste sur le caractère foncièrement différent, selon lui, de l’étudiant des années 1960 qui veut avoir une influence sur le présent et non seulement dans le futur, puisque l’étudiant est dès maintenant utile en relevant les contradictions internes de la société[22]. En amoindrissant les revendications de leurs prédécesseurs, les partipristes peuvent apparaître révolutionnaires. En ce sens, leur filiation — non revendiquée, mais réelle – aide à saisir leur hésitation entre la condamnation ou l’acceptation des réformes ; ils se situent dans une histoire universitaire qu’ils ne peuvent complètement nier.

Quoi qu’il en soit, le constat de la revue est sans appel et se veut radical : l’éducation des francophones se porte très mal puisqu’elle a été confisquée par « l’élite clérico-bourgeoise » représentée par le clergé et la « bourgeoisie conservatrice ». Cette élite fait le jeu de la domination coloniale capitaliste — britannique puis « canadian » — et de l’impérialisme américain. Les partipristes expliquent à plusieurs reprises l’impact du statut de « colonie » sur l’éducation canadienne-française, mais c’est Michel Van Schendel qui l’expose le plus largement en 1964. Paraphrasant Lénine, il explique que la « maladie infantile du Québec » est de vivre dans une « logique du cloisonnement » qui empêche de voir la réalité objective du Québec, soit celle de vivre sous une domination étrangère, reléguée par le clergé et une partie de l’élite laïque qui ont tenu les Canadiens français sous une « exploitation déguisée ». La complexité de cette logique offre aux francophones « une image insaisissable de leur identité et de leur histoire ». À l’enseigne de Frantz Fanon, Van Schendel explique l’importance de l’éducation dans ce schème. Le problème éducationnel du Québec, avance-t-il, est d’abord causé par le fédéralisme qui avantage toujours les Canadiens anglais « par le jeu d’un régime traditionnellement conçu en fonction de l’industrialisation des autres et de la langue des autres », les Canadians et les Américains. Les anglophones ont alors beau jeu de rappeler que dans « la constitution la responsabilité de l’éducation incombe aux provinces et donc au Québec » et qu’ils ne sont pas coupables de la sous-scolarisation, cachant ainsi le colonialisme et l’impérialisme économique. Les colonisateurs, poursuit-il, sont soutenus par le « provincialisme étroit » de « lignées de Duplessis » et les « complicités providentielles » du clergé. La bourgeoisie tient ainsi le peuple dans l’ignorance par de « puissantes institutions financières en position de monopole pour s’alarmer du “crédit de la province” et, au besoin, ameuter le marché » lorsqu’une partie de la société demande des améliorations, notamment pour la refonte du système scolaire[23]. Le rapport Parent devrait donc régler ces problèmes.

Selon Parti pris, le clergé a été si puissant qu’il a réussi à imposer sa vision à la bourgeoisie après la défaite patriote qui a déstabilisé les Canadiens français, qui s’en sont remis aux clercs. Mais, la bourgeoisie a fini par se complaire dans cette éducation qui ne nuisait pas à sa domination conservatrice du peuple canadien-français. Synonyme de religion, de pouvoir clérical, d’humiliation, de punition et de peur, l’éducation est dépassée, inefficace et promeut des valeurs périmées inadaptées à la réalité des années 1960, « aux satellites artificiels et à l’an 2000 », explique Luc Racine. Elle doit être déconfessionnalisée afin de servir au processus de transition « vers l’être technologique » qui est différent de l’être de la « civilisation agricole » dans laquelle est né le christianisme[24]. C’est l’air du temps qui exige le changement. Pierre Maheu ajoute qu’il faut secouer « le respectueux engouement qu’inspire la culture classique » puisqu’elle est « à bien des égards une culture de classe » qui prône le dogmatisme et les méthodes passives d’enseignement[25]. L’éducation doit devenir une prérogative de l’État. Il est urgent que les universités, notamment les H.E.C., mettent sur pied des diplômes en administration de l’éducation, qui devrait être une spécialité reconnue. Le financement devra se faire par des fonds publics, ce qui signifie que l’État devra avoir le contrôle absolu des fonds en éducation et de leur usage[26]. Or, le gouvernement libéral ne va pas assez vite et assez loin dans sa réforme de l’éducation, explique Yvon Dionne en janvier 1964. Lesage concède un droit de regard sur la réforme scolaire en cours au Comité catholique du Conseil supérieur de l’Éducation, affirme qu’il n’y aura pas de ministère de l’Éducation et laisse un monseigneur mener le bal[27]. Parti pris s’en inquiète et ne manque pas une occasion de fustiger le gouvernement, au premier chef duquel se trouve le ministre Gérin-Lajoie, sa tête de Turc préférée.

Les clercs font un tort irréparable à l’université, selon les partipristes. Les religieux la sclérosent en interdisant l’enseignement libre de la philosophie et de la psychologie, ce qui a pour effet de cacher la réalité nationale québécoise. L’enseignement universitaire est déconnecté des préoccupations des Canadiens français dont le niveau d’éducation est bas, creusant ainsi « un fossé sans cesse plus profond entre les préoccupations intellectuelles de l’Université et les problèmes culturels de la population[28] ». Jacques Brault, qui enseigne au département de philosophie de l’Université de Montréal, se plaint en 1964 que l’université n’enseigne que des âneries qui mènent à « une logique de la souillure » qui discrédite tous ceux qui ne se plient pas à l’orthodoxie. L’enseignement de la philosophie thomiste est dépassé, poursuit-il, et, bien que le doyen de la faculté agisse comme si l’enseignement était devenu « libre », c’est tout le contraire[29]. Brault plaide l’année suivante pour la création d’ « une philosophie québécoise ». Il fait le constat que le thomisme enseigné au Québec est « d’une magnifique inutilité » puisqu’elle n’est pas « enracinée dans notre sol culturel, social et politique », désorientant l’étudiant davantage que le libérant. La philosophie thomiste a gardé la psyché canadienne-française dans la peur en lui rappelant sans cesse que les Canadiens français sont « coupables avant la faute ». Ainsi, pour développer une philosophie québécoise, il faut prendre en compte « que jamais dans toute notre histoire nous n’avons disposé de nous-mêmes », le Québec ayant vécu entre l’aliénation et la dépossession. La philosophie que l’on doit maintenant enseigner dans les collèges est une philosophie qui partira de « notre être quotidien[30] ». Dans la même veine, si les partipristes croient que les sciences naturelles doivent être axées sur la recherche fondamentale, les sciences humaines « ont pour fonction, non seulement d’instruire et de faire avancer la connaissance, mais de définir constamment le réel social, les valeurs collectives. Ainsi ne peuvent-elles se priver, par l’orientation donnée à la recherche, de coller constamment la réalité du milieu en respectant toujours le moment historique de l’étape que traverse son développement[31] ». À compter de la fin de 1965, la question de la laïcisation de l’éducation – mais non pas des autres sphères de la société — est pratiquement absente de Parti pris, probablement puisqu’il semble de plus en plus acquis que, malgré la poursuite d’une certaine influence des clercs, le système éducatif leur sera retiré. La question de la laïcisation de l’éducation est donc fondamentale non seulement pour contrer le cléricalisme et pour promouvoir la laïcité de l’État, mais aussi pour changer l’enseignement universitaire qui devra servir de fer de lance de la décolonisation.

Selon Parti pris, le rapport Parent devrait s’attaquer à la question de la décolonisation du Québec et de la survie nationale. C’est que « l’enseignement est un puissant facteur d’évolution et d’identification de la communauté nationale », explique Luc Racine ; une refonte de l’éducation doit être prise en charge par l’État qui doit canaliser la laïcisation afin d’éviter que le Québec ne s’américanise étant donné la perte de repère que causera la désaffection religieuse[32]. La pensée décolonisatrice de Fanon, pour qui la culture et l’éducation sont indissociables du système politique colonial, sert ici de référence. Le colonisateur, explique Fanon, s’empresse de les détruire afin de rendre le colonisé insignifiant à lui-même et aux autres. Ainsi, les indigènes sont sous-scolarisés et doivent parler la langue du colonisateur, qui insiste pour que le système scolaire soit divisé entre colonisés et colons. L’élite du peuple colonisé s’instruit dans les écoles du colonisateur afin d’en partager les valeurs et la haine de son propre peuple. Cette élite finit par reproduire les formes coloniales de domination afin d’assurer son statut. Elle est donc, en quelque sorte, une ennemie du peuple colonisé. « L’éducation comme arme de domination, commente John Morgan, prolonge ces phénomènes, puisqu’elle empêche la majorité de la population locale de comprendre sa situation […] et en même temps place les élites locales (qui ont pareillement perdu leur sens de l’identité pour se regarder dans le miroir du colon) comme des entités de contrôle qui procèdent à la domination de leurs compatriotes[33]. »

Or, l’élite clérico-bourgeoise qui fréquente les universités est colonisée, argumentent les partipristes. L’éditorial suivant le « samedi de la matraque » de 1964 fustige en termes fanoniens les universitaires de l’Université Laval qui n’ont pas su user de la violence contre la présence du monarque britannique et se sont contentés de la violence symbolique de l’abstention : « La conduite des étudiants signifie lumineusement le comportement profond de l’homme québécois : ce qui ne s’est pas produit à Québec, c’est précisément la réconciliation du colonisé québécois avec la violence fondamentale qui affecte son être de dominé, d’exploité[34]. » Le mois suivant, la revue revient sur l’événement : « Les manifestants de Québec, et particulièrement les étudiants de l’Université Laval, étaient, toutes proportions gardées, peu nombreux. Les étudiants de Laval en seraient-ils encore au nationalisme de la S.S.J.B. ?[35] » Ce nationalisme est décrié par Parti pris comme un nationalisme clérico-conservateur de l’époque duplessiste qui se contentait très bien du pouvoir clérical et de la domination anglo-saxonne. Les universitaires ne jouent donc pas leur rôle d’élite phare de la révolution décolonisatrice. Le rapport Parent ne change pas la donne puisqu’il n’a pas de visées nationalistes et décolonisatrices : « Pour user d’un raccourci, argumente l’éditorial de mars 1965, disons que le Rapport Parent est fédéraliste et néo-capitaliste. Il est vrai que, constitué pour l’usage d’un régime, il reproduit, dans son dessein, les visées de ce régime, il devient un acte du régime ». Les commissaires y sont dépeints comme des « Canadians » qui ne prennent pas en compte la « maladie culturelle » qu’est le bilinguisme collectif et se contentent de pointer du doigt les anglicismes, sans relever que la racine de l’anglicisme est la domination anglo-saxonne. Reprenant des termes de Fanon, l’éditorial explique que les commissaires ne voient pas « que, de quelque côté qu’on l’aborde, la faiblesse de notre éducation réfléchit, à sa façon, la débilitation culturelle qui nous affecte comme société soumise à la violence de la domination canadian[36] ». La réforme Parent, bien que louable, ne peut pas à elle seule changer le mal profond qui ronge le Québec, l’acculturation et la soumission nationale, disait déjà Gaston Miron en janvier 1965 : « Les réformes, en éducation et dans d’autres domaines, ne peuvent à elles seules restituer cet homme à lui-même, seul le politique peut le rendre complètement à son homogénéité, base d’échanges des cultures. Seul il peut garantir l’intégrité culturelle de la nation et la pratique de sa nécessité vers un plus être[37]. » Ainsi, le rapport Parent, s’il est appliqué, pourrait réformer le système, mais il ne pourrait pas révolutionner le statut politique des Québécois. Néanmoins, le système scolaire devrait montrer les chemins de la décolonisation.

La timidité des commissaires au sujet de la décléricalisation de l’éducation[38] a attiré une grande part de l’attention de la revue. Cette fixation sur le cléricalisme, qui est normale dans une revue qui prône la laïcité, n’a cependant pas échappé à Paul Chamberland qui affirme que le « problème confessionnel » « a peut-être éclipsé un aspect non moins important de la question : instaurer des structures qui favorisent l’intégration de tous les jeunes citoyens à la société actuelle sans nuire au besoin de formation générale qui, de toute façon, s’il est bien compris, ne peut faire obstacle à la première exigence [de rationalité][39] ». La critique marxiste, selon laquelle l’éducation sert essentiellement d’arme à la bourgeoisie capitaliste pour maintenir et promouvoir ses valeurs, son idéologie et son pouvoir, n’est pas exempte de l’argumentaire sur l’éducation[40]. Dans le troisième numéro, un texte cosigné par les partipristes sous le titre révélateur « L’université : une institution de la classe bourgeoise » donne le ton. Il faut ici entendre par « l’université », l’Université de Montréal, laquelle est l’« instrument de la classe privilégiée » par excellence : construite dans un endroit de prestige, au flanc d’Outremont, difficile d’accès autrement qu’en voiture, « elle est bourgeoise par sa constitution et, par son activité, elle est un organisme d’embourgeoisement[41] ». Les universités catholiques sont au service de la minorité bourgeoise et du capitalisme, selon Parti pris. Chamberland explique que l’éducation cléricale « n’a d’ailleurs pas empêché nos universités de devenir des usines à techniciens ; par son abstention, elle favorisait plutôt cet embourgeoisement de la culture qui fait des travailleurs intellectuels, diplômés et professionnels, des valets du Capital[42] ». Et puis, l’université ne sert qu’à la reproduction des inégalités sociales, nommée le « jeu des élites » par Camille Limoges, qui « consiste, moyennant l’argent du papa, à se laisser définir par ses maîtres, dès ses douze ans, comme futur chef, mage et prophète, puis à décrocher un diplôme dit universitaire, après quoi l’on voue toutes ses énergies à défendre les intérêts de sa caste[43] ». Cette université bourgeoise francophone, poursuivent les partipristes, attire essentiellement des enfants de l’élite canadienne-française et ne forme pas ceux qui souhaitent trouver à l’université une façon d’améliorer leur sort. La « triste réalité » est que c’est « l’Anglaise » Université Sir George William qui dispense l’enseignement, le soir, à ceux qui souhaitent parfaire leur connaissance, notamment en science économique. Dans les rares cas où un « prolétaire » termine des études universitaires, ajoute la revue, la mobilité sociale que lui permet l’obtention d’un diplôme est en fait une arme politique de la bourgeoisie qui fait des enfants d’ouvriers des êtres « parfaitement respectueux des structures de la société traditionnelle qui vont leur assurer prestige et privilège » plutôt que d’en faire des êtres révolutionnaires, soucieux d’une « préoccupation sociale désintéressée[44] ».

Pour ces marxistes, le rapport Parent, parce que réforme, n’est pas révolution et ne va pas dans « le sens de l’histoire » puisqu’il promeut le rôle traditionnel de l’école dans un monde capitaliste. Pour Pierre Maheu, revoir l’éducation est une « exigence de démocratie » puisque l’État devrait mettre sur pied la gratuité scolaire et un « pré-salaire à l’étudiant » qui se consacrera à ses études le préparant « au service à la collectivité, au lieu d’être comme aujourd’hui la porte d’entrée des classes privilégiées[45] ». Le rapport ne fait que témoigner de la montée en puissance de la nouvelle bourgeoisie québécoise qui voit l’État comme une « sauvegarde de l’entreprise privée », poursuit la revue :

le Rapport Parent ne se présente-t-il pas, en somme, comme un vaste et intelligent programme de planification de la main-d’oeuvre, du salariat ? Intelligent, nous le disons sans arrière-pensée : il propose, pour des problèmes urgents, des solutions intéressantes. Mais la fournée de « spécialistes » de tous niveaux qu’il nous promet comme l’apothéose de tout le système, n’est-elle pas ce « capital humain » de qualité dont a un urgent besoin la minorité exploiteuse qui domine notre société ?[46]

La réforme ne changerait donc rien au fond du problème puisque les commissaires se soumettent aux intérêts privés et demandent aux entreprises de s’ingérer dans les instituts et les universités pour « surveiller les « empiétements » centralisateurs de l’état [sic] ». Les commissaires seraient pour la poursuite des privilèges accordés aux entreprises et souhaiteraient que l’État investisse dans le développement des secteurs les plus à risque financièrement et laisse le développement des secteurs rentables au privé[47]. « La cause objective de la réforme de l’éducation au Québec, argumente Piotte, demeure le développement technique qui, avec l’automation, exige des travailleurs plus qualifiés. L’État, en prenant à sa charge l’éducation, enlève aux capitalistes le coût de formation de la main-d’oeuvre. Aussi la réforme éducative ne va pas contre le système : elle est issue du développement des forces productives et s’inscrit à l’intérieur de lui[48]. »

Finalement, cette réforme Parent laisse les coudées franches aux entreprises américaines et à l’américanisation croissante du Québec, ce qui a des répercussions jusque dans le contenu de l’enseignement, affirme Jacques Poisson :

Nos facultés de sciences sociales n’ont-elles pas dû s’américaniser, naguère, par souci d’adaptation à la fonction publique fédérale, principal débouché, où seuls les diplômes sanctionnant les mêmes études que dans le reste du Canada avaient quelque chance d’être reconnus ? Nos facultés de sciences et nos écoles de techniques ou polytechniques ne se sont-elles pas pliées à la même servitude, obligées de respecter les usages des sociétés anglo-américaines qui pratiquent chez nous l’unilinguisme anglophone à la faveur d’une constitution assimilatrice[49] ?

Ainsi, le Frère Untel, qui appuie le rapport Parent, n’y comprend rien, claironne Charles Gagnon :

Qu’il veuille bien jeter un coup d’oeil perspicace dans sa « nacelle » pour voir si c’est bien, comme il le dit, la science et la technique qui dirige [sic] le Québec, si ce ne serait [sic] pas par hasard les intérêts du capital américain auquel [sic] sont asservis les « patroneux » du gouvernement Lesage. Qu’il étudie seulement les services du ministère de l’Éducation pour voir si les entrepreneurs en construction n’ont pas une importance aussi grande, sinon plus, que la science et la technique dans la construction des écoles…[50].

Il n’y a donc rien à attendre de cette réforme bourgeoise en ce qui a trait à la destruction du capitalisme.

Le syndicalisme et la cogestion comme ballons d’essai

Si l’éducation bourgeoise, capitaliste et cléricale favorise le statut de colonie du Québec et le rapport Parent ne change pratiquement rien à la situation, les partipristes croient néanmoins qu’il y a espoir dans le mouvement étudiant et syndical. De 1963 à 1965, Parti pris s’intéresse beaucoup à l’éducation et une « chronique de l’éducation » paraît régulièrement. De plus, chaque numéro ou presque fait intervenir l’état du système éducatif comme facteur explicatif de la situation nationale. À compter de 1965-1966, l’intérêt pour l’éducation en tant que telle diminue et c’est surtout le rôle de l’étudiant et le syndicalisme universitaire qui attirent l’attention de l’équipe. Le numéro de mars 1965 porte d’ailleurs sur « L’enseignement et les enseignants ». Ceci s’explique par la découverte de Louis Althusser et d’Henri Lefebvre qui renforce l’analyse marxiste. Parti pris prend alors ses distances avec la réflexion théorique générale et l’action révolutionnaire directe. Elle cherche, comme l’explique Lise Gauvin, à « radicaliser la lutte sur le plan théorique[51] », c’est-à-dire à développer une « nouvelle pratique théorique » qui recentre l’analyse sur le quotidien et l’actualité. C’est le « colonialisme quotidien », ajoute Robert Major, qu’il faut déceler et la « critique de la vie quotidienne » qu’il faut exercer[52]. Le fait que les partipristes affirment prendre le pari de la révolution socialiste explique aussi qu’ils ne souhaitent pas perdre de temps à discuter d’une réforme bourgeoise qu’est à leurs yeux le rapport Parent. Cette mutation accompagne d’ailleurs la radicalisation du mouvement étudiant. Cependant, l’hésitation entre l’appui et la critique des réformes du mouvement étudiant parsème la réflexion, au point où la revue ne tranchera jamais définitivement la question.

Nous l’avons dit plus haut, Parti pris partage – sans sembler le savoir – une partie des revendications du mouvement étudiant de l’après-guerre, sans chercher à marquer leur filiation. Néanmoins, les partipristes iront plus loin afin d’imaginer des solutions aux problèmes qu’ils perçoivent. S’ils sont heureux que l’éducation quitte de plus en plus le giron clérical pour aboutir entre les mains de l’État québécois, ils craignent que la centralisation de l’enseignement soit dommageable. C’est en ce sens qu’ils rappellent constamment, à l’instar du Quartier latin[53], que la seule solution pour une éducation socialiste de qualité est l’autogestion ou la cogestion de l’éducation. Le réseau scolaire est un terrain d’essai fort utile à leur projet de société socialiste : « Le secteur de l’éducation constitue justement un des endroits où pourrait s’amorcer au Québec une véritable autogestion, entendue dans le sens de son contrôle direct par les principaux intéressés, qui en sont en même temps les propriétaires : instituteurs, élèves et parents[54]. » La logique est la même pour les universités.

En tant qu’intellectuels marxistes, s’ils veulent rendre crédible leur intérêt pour une révolution « prolétaire » les partipristes doivent expliquer qu’ils sont des « déclassés », qu’ils ont épousé la lutte des travailleurs, même s’ils sont des « bourgeois ». L’écart est si grand entre eux et les travailleurs manuels que Roger Guy demande aux universitaires de se rapprocher des masses : « Les intellectuels, les étudiants et les militants des diverses factions politiques devront s’imbiber de la mentalité, des besoins et de la conscience populaire […] s’ils veulent participer et orienter la Révolution qui s’amorce depuis quelque temps au Québec. Sortons de nous-mêmes et plongeons, tabernacle ! si nous ne voulons pas être réduits à une activité purement marginale et subjective[55]. » Une des explications des partipristes de leur attachement à la gauche est d’affirmer que, au sein du milieu de droite qu’est l’université bourgeoise, une frange importante des étudiants est de gauche : « ceux-ci ne sont pas, pour la plupart, encore reliés à des intérêts de classe bourgeoise, ils ne sont pas dans une position d’exploiteurs. Un grand nombre sont ouverts aux progrès sociaux porteurs de la société future dans laquelle ils vivront. Ils sont les critiques sévères de leurs aînés, auxquels les oppose le conflit des générations, ce qui les amène à critiquer également la société des aînés[56] ». Au sujet des professeurs universitaires, Parti pris élabore une représentation complexe. D’une part, les partipristes n’ont de cesse d’accuser l’université d’être bourgeoise. D’autre part, ils définissent parfois les professeurs comme des êtres révolutionnaires ou qui pourraient l’être. Par exemple, en décembre 1963, ils expliquent que les professeurs sont dangereux pour la tradition bourgeoise : « Aux yeux de l’administration les professeurs sont des éléments dangereux de notre société puisque, en tant qu’intellectuels, ils risquent, par le caractère positif de leur analyse et le sens critique de leurs jugements, de miner les valeurs traditionnelles et les fondements de notre société canadienne-française[57]. » L’Association des professeurs de l’Université de Montréal réclame d’ailleurs elle aussi la cogestion à la même époque[58].

Cela mène à poser la question cruciale du rôle de l’universitaire et des différences qui existent entre travailleurs intellectuels et travailleurs manuels. En mars 1965, Claude Girouard explique que le « rapprochement des travailleurs et des enseignants pourrait amener d’heureux résultats, quand ce ne serait que leur rappeler qu’ils habitent le même monde, que la démocratie sans l’éducation est un mythe, que l’éducation sans la démocratie est une mitaine[59] ». Quelques mois plus tard, Paul Chamberland renchérit :

Le mécontentement politique n’est pas le fait que des jeunes intellectuels ; il atteint aussi d’autres classes de jeunes. Cela tient peut-être à ce que la jeunesse, en dépit des cloisonnements sociaux, s’éprouve plus facilement comme un tout, qu’elle jouit, surtout, de « rites culturels » qui lui sont propres et lui permettent de mieux s’identifier. Il suffit que la conscience que la jeunesse a d’elle-même prenne une figure nettement politique pour que le moment de profondes transformations sociales surgisse d’un avenir plus immédiat[60].

Le discours n’a toujours pas changé en février 1968 sous la plume de Gilles Bourque : « Seule une lutte menée par l’ensemble des travailleurs manuels et non manuels, par le prolétariat et une fraction de la petite bourgeoisie (intellectuels, artistes, éducateurs, fonctionnaires) qui ne sont pas liés au capital, seule une lutte anticapitaliste, peut s’attaquer à l’impérialisme américain (tout en renversant le colonialisme Canadian)[61]. » Cependant, le rôle de la jeunesse intellectuelle est d’orienter la libération nationale, non de la diriger et la mener. L’intellectuel doit baliser la réflexion et l’action, mais ce n’est pas lui qui guidera la révolution. « Quand l’université bouge, tout bouge ». Cette citation de Lénine résume la position de la majorité des partipristes ; l’université doit être « l’avant-garde » de la révolution. L’Association générale des étudiants de l’Université de Montréal (AGEUM), à cause de la valse-hésitation sur l’appui à donner au rapport Parent, suscite des appréciations mitigées dans Parti pris. Elle est à la fois un outil de changement important et une instance trop peu révolutionnaire. Par exemple, elle est perçue par Robert MacKay, en novembre 1963, comme trop molle au sujet d’une lutte sur le prix des repas à la cafétéria ; les menaces de l’association au recteur sont faibles et ne sont même pas mises à exécution, étant donné le petit compromis consenti par ce dernier, mais comme les étudiants ne se rangent pas en masse derrière l’AGEUM, la poussant à négocier avec une main dans le dos, il ne saurait en être autrement[62]. En mai 1964, MacKay voit cependant une lueur d’espoir pour l’AGEUM qui est décrite en termes marxistes de « démocratie à parti unique ». Cette réalité fait de l’AGEUM, si elle a « les hommes-clés » au bon endroit, un endroit intéressant où faire des essais pour la révolution à venir avec, notamment, la création « d’un bureau de propagande » et la poursuite de la répétition que représente la grève étudiante de 1964. L’auteur conclut : « L’expérience de l’A.G.E.U.M., organisation fonctionnant sous une démocratie à parti unique, peut jusqu’à un certain point servir d’expérience pilote. Il pourrait être extrêmement intéressant de voir si, contre la tradition et les pressions sociales, les étudiants pourront prendre conscience de la valeur de ce système et accepter ce qui pourrait devenir un prélude à un nouvel ordre social[63]. » En novembre 1964, le contrôle des associations étudiantes est envisagé comme outil révolutionnaire par Pierre Maheu : « Ainsi, même si la bourgeoisie contrôle les organismes gouvernementaux, les révolutionnaires peuvent en arriver à contrôler des secteurs comme les syndicats, les coopératives (de production ou de consommation), les organisations étudiantes, et même les commissions scolaires et peut-être certaines administrations municipales. […] ainsi seulement serait-il possible de s’assurer graduellement une base solide, d’avoir un contact réel et quotidien avec les masses[64]. »

Si l’AGEUM était vue comme « l’avant-garde du syndicalisme étudiant » en 1964, elle essuie plusieurs critiques dès 1965, ce qui montre encore l’ambiguïté de la revue qui change d’idée dans un temps assez court. En février, Michael McAndrew consacre un long texte au syndicalisme étudiant. L’étudiant type, associé à la jeunesse, y est présenté comme radical ; il lui est impossible de « cadrer dans les structures de la société québécoise actuelle ». Il est pour l’indépendance nationale, mais la souhaite socialiste. Il pourra éventuellement être un facteur important de la radicalisation de la société québécoise, ce que l’UGEQ (Union générale des étudiants du Québec) et l’AGEUM ont déjà commencé à être, mais surtout en parole. Le syndicalisme étudiant, poursuit McAndrew, est en train de s’inscrire dans les rouages de la gestion bourgeoise de l’université et s’intéresse surtout à la gestion quotidienne et aux petits gains ponctuels qui sont, en fin de compte, des réformes et non une révolution. Le dilemme est donc le suivant : « En choisissant l’action pratique sans revendications globales, il se condamne à la petitesse ; s’il néglige l’action concrète pour se consacrer uniquement aux revendications globales, il deviendra inefficace, par conséquent inutile, ce qui ne pourrait conduire qu’à sa disparition[65]. » Cependant, cette contradiction est nécessaire et ne peut être évitée : le syndicalisme étudiant doit l’accepter et lutter sur les deux fronts. Lorsqu’à la fin de l’année il y a la démission en bloc des membres de l’exécutif de l’AGEUM, les partipristes, citant Lénine, affirment que l’association fait preuve de « gauchisme », c’est-à-dire qu’elle refuse de changer de l’intérieur la société en attendant le « Grand Soir » : « Au contraire, l’exercice d’un certain pouvoir même limité et entravé, est l’un des plus importants moyens pour la gauche de s’implanter dans divers milieux de faire son apprentissage politique, et de se gagner la confiance des gens[66]. » Il faudrait, en ce sens, rapprocher le syndicat étudiant d’un parti politique socialiste. Parti pris publiera une réplique de Quartier latin à cette attaque en règle au numéro suivant[67], laquelle restera sans réponse.

En 1966, Guy Kosak explique que les étudiants universitaires et leurs dirigeants ne sont plus à l’avant-garde de la société. Il est grand temps qu’ils arrêtent de s’imaginer que l’AGEUM va améliorer leur sort ; c’est à chacun de collaborer. Ils doivent être à la fois étudiants et révolutionnaires et refuser les compromis du jeu bourgeois que demande l’université. Le Mouvement de libération populaire (MLP), groupe politique de la revue, implante une section organisée en « cellules » spécialisées à l’Université de Montréal dans le but de « faire bouger les structures actuelles de l’A.G.E.U.M. et de l’Université en les ébranlant par la base » afin de renverser « l’Ordre établi »[68]. La réflexion se poursuit en 1967 alors que leurs aspirations se déplacent de l’AGEUM vers l’UGEQ qui serait seule capable de changer la situation nationale de l’éducation puisqu’elle coordonne les actions étudiantes. Elle seule pourrait favoriser, par l’action intersyndicale, la création d’un Québec indépendant et socialiste : « Il faut que les étudiants et non seulement les leaders s’aperçoivent qu’il n’y a pas de problèmes fondamentalement étudiants, claironne Ronald Sabourin, mais qu’il n’y a que des aspects étudiants à des problèmes nationaux[69]. »

En janvier 1967, les enseignants du Québec entreprennent une grève pour la négociation de leur convention collective. Le mois suivant, le gouvernement de l’Union nationale y met fin par la loi spéciale connue sous le nom de Bill 25. Parti pris réagit dès le mois de mars dans le numéro thématique « Les syndicats entre le néo-capitalisme et l’autogestion ». L’éditorial explique que le gouvernement Johnson souhaite empêcher les enseignants de dire leur opinion sur le réaménagement du système scolaire. Il ne faut pas négliger, insistent les partipristes, la valeur symbolique de cette mesure unioniste :

La crise de l’éducation au Québec n’est sans doute que la préfiguration d’une crise plus globale qui affectera progressivement toutes les catégories de travailleurs. Cette crise touchera alors directement tous les syndicats et, si ces derniers ne l’ont pas prévue et se sont dispersés dans des revendications morcelées appuyées de pressions d’un genre inadéquat, si en plus ils n’ont pas songé à la création d’un parti apte à représenter leurs intérêts, qui sont virtuellement ceux de la majorité des travailleurs, le pays risque éventuellement de tomber sous la direction d’un groupe plus réactionnaire encore que celui qui le gouverne en ce moment, politiquement et économiquement[70].

Ainsi, la situation de l’éducation prend valeur de catalyseur de la radicalisation des idées de la revue. Dans ce même numéro, Gaëtan Tremblay pose la question : « que doit-on attendre du syndicalisme étudiant[71] » ? Il y décèle lui aussi une force essentielle à la révolution socialiste et voit d’un très bon oeil le rapprochement avec les autres syndicats de travailleurs. Cependant, il met en garde l’UGEQ contre « l’invasion des Anglais » au sein de l’Union. Tremblay explique qu’il n’est pas contre la présence anglophone, mais qu’il craint par contre qu’elle ne fragilise le syndicalisme étudiant qui en est à ses balbutiements du côté francophone. L’UGEQ risque de devenir un microcosme du Québec : à cause de leur argent et leur influence, les anglophones pourraient dicter la marche à suivre. Tremblay souligne que plusieurs prises de position de l’UGEQ, comme l’indépendance du Québec et l’unilinguisme, ne peuvent que heurter les intérêts des anglophones.

Lors des derniers mois de la revue au début de 1968, les tensions au sujet de l’éducation s’accentuent, notamment avec la montée de la contestation étudiante internationale et les négociations des organisations syndicales québécoises. En mars, Gabriel Gagnon se réjouit de la syndicalisation rapide des enseignants de tous les niveaux et réitère la nécessité d’une union des syndicats du secteur de l’éducation. Gagnon en profite cependant pour déplorer que l’université se soit tenue à l’écart de ce processus puisque les professeurs ne penseraient souvent qu’à eux-mêmes. Il ajoute :

D’ailleurs, plus que tout autre, le secteur de l’enseignement pose dès maintenant les problèmes de la participation à la gestion des écoles, des collèges, des universités comme du ministère de l’éducation [sic] de ceux qui y travaillent ou y étudient. Seul un syndicalisme puissant et intégré pourrait opposer une conception autogestionnaire aux oukases technocratiques auxquelles [sic] le ministère de l’éducation [sic] nous a trop habitués ces dernières années. Les efforts accomplis dans ce sens pourraient ensuite servir de ferment à des tentatives du même geste dans d’autres secteurs de la société[72].

Le mois suivant, Gagnon peaufine son analyse du mouvement étudiant qui, avance-t-il, ne se satisfait plus des vraies avancées que l’on doit au rapport Parent puisque les étudiants sont maintenant « contre l’université-usine amenée par cet accès des masses sur les campus. Dans les immenses amphithéâtres et devant les examens-abattoirs, l’étudiant ne retrouve plus le dialogue avec le maître préconisé par une idéologie officielle toujours inspiré de Platon et du Moyen Âge ». Il serait ridicule de réduire le nombre d’étudiants universitaires pour pallier au poids financier de l’éducation puisqu’une telle mesure « équivaudrait à accepter la stagnation actuelle de l’économie québécoise, sa colonisation, et à réduire nos universités à la production des techniciens qui manquent à l’Ontario et surtout aux U.S.A.[73] ». Il faut au contraire que l’université participe à la création d’une nouvelle culture et d’une nouvelle société québécoise qui ne sera plus dominée par l’impérialisme américain. Une enquête menée par les partipristes auprès des étudiants universitaires cherche d’ailleurs à évaluer si ces derniers sont effectivement indépendantistes et socialistes. Les résultats ne sont pas à la hauteur de leurs espérances, ce qui n’empêche pas Ronald Sabourin de conclure : « Même si des groupes sont réfractaires à une orientation nationaliste et à gauche de la politique, on peut supposer que ceux-ci deviendront la minorité dans quelque temps : minorité qu’étaient autrefois les nationalistes et les socialistes[74]. »

Le tout dernier numéro de Parti pris est publié à l’été 1968, c’est-à-dire à l’époque des contestations étudiantes en Europe. L’hésitation qui caractérise la revue au sujet de l’éducation, à savoir l’appui aux réformes ou le rejet au nom de la révolution, semble enfin tranchée. L’éditorial, signé Parti pris, explique que les étudiants du Québec sont de plus en plus révolutionnaires. L’acceptation des réformes ne changera jamais rien au problème de fond : l’université est bourgeoise et recrée les rapports de classe. Même la nouvelle Université du Québec n’y changera rien. Les étudiants doivent maintenant accepter la « praxis révolutionnaire ». L’éditorial se conclut cependant de cette façon : « Le pouvoir étudiant exprime-t-il une volonté de participer aux décisions à l’intérieur d’un système accepté ? Ou représente-t-il la recherche d’une autogestion dans une société dont les rapports de production seront fondamentalement modifiés ? Ça, il faudrait que les étudiants de l’Université de Montréal nous l’apprennent[75]. » La question est ainsi laissée en suspens et la crise étudiante québécoise de l’automne ne sera pas couverte, la revue ayant mis fin à ses activités.

Des silences qui étonnent

Ce qui surprend rétrospectivement à la lecture de Parti pris, c’est que ces jeunes universitaires ne parlent pratiquement pas de la création imminente du réseau de l’Université du Québec. Cette université nouvelle, qui veut démocratiser l’éducation par son accès et ses méthodes d’enseignement et d’organisation et qui souhaite être non confessionnelle avec des maîtres formés dans des institutions laïques, répond pourtant en partie aux aspirations de la revue[76]. Les partipristes mentionnent très rarement l’existence d’universitaires marxistes, alors que l’Université de Montréal, où ils ont étudié ou enseignent, a en son sein des professeurs se réclamant du marxisme dans les années 1960[77]. Pourquoi taire ces réalités ? Pour mieux marteler leur message ? Pour secouer un épouvantail en voie de déracinement ? En somme, pour leur permettre de préserver leur rhétorique révolutionnaire en accentuant la distance entre le monde qu’ils souhaitent et le monde empirique ? Ou tout simplement parce que ces marxistes sont « noyés » dans ce monde bourgeois et que leur influence est donc minime ?

Nous pouvons aussi nous étonner que l’Université McGill, symbole de la domination anglo-saxonne et institution qui produit l’élite canadienne-anglaise depuis 130 ans, intéresse peu ces adeptes de décolonisation qui ne mentionnent cette université que quelques fois. La montée de la contestation qui culminera par l’opération McGill français en 1969 n’est pas particulièrement représentée à Parti pris, qui ne traite pas davantage d’autres universités anglophones. Jacques Ferron et Gérald Godin sont les deux collaborateurs qui auront les mots les plus durs sur l’Université McGill. En octobre 1965, le numéro « De la justice de classe à la logique des matraques » est inspiré par les propos du ministre de la Justice Claude Wagner, ancien de McGill, qui a affirmé la nécessité de punir durement les séparatistes et de condamner la violence révolutionnaire. Ces « petits penseurs de McGill », explique Ferron, accusent les Canadiens français du temps de Duplessis d’avoir aimé et favorisé la dictature du « Cheuf » alors qu’ils sont en fait l’élite de la minorité dominante qui souhaite détruire la nation canadienne-française :

Le fascisme ne peut venir que de la minorité dominante. Pierre Elliot Trudeau, avec tous ses refoulements et sa drôle de face, sera bien capable d’y mettre la main. Quant à la belle âme des penseurs de McGill, ne vous mettez pas en peine pour elle : ils la retourneront comme une vieille culotte. Après s’être projetés sur nous et nous avoir accusés d’aspirer à la dictature, ils conviendront que nous ne sommes pas dignes de la liberté, que nous devons d’abord nous en instruire et que, somme toute, la matraque de Wagner est la baguette du meilleur instituteur que nous méritions[78].

En somme, l’élite mcgillienne perpétue la domination coloniale et refuse l’émancipation canadienne-française. Godin s’en prend quant à lui à « l’esprit colonisé » des chercheurs en médecine de l’Université de Montréal qui affirment que les Anglo-Saxons sont naturellement plus structurés et pratiques que les francophones et, donc, plus performants : « Mais du fait que les Anglo-Saxons contrôlent 80 % de l’économie de la province, pas un mot ! Si les professeurs de la faculté de médecine sont aussi clairvoyants dans leurs diagnostics professionnels, je ne donne pas cher de la peau de leurs patients[78]. » Sur le ton de l’ironie, Godin revient à la charge dans « Viva Magill » alors qu’il élabore une synthèse de sa vision du pouvoir clérical, de la domination coloniale et du déséquilibre de financement entre les universités francophones et McGill :

Et cet amour [catholique des ouvriers pour leurs patrons anglophones] trouvera-t-il à s’exprimer ? Comment s’incarnera-t-il ? Dans l’acceptation bien consentie des ouvriers du Québec, de verser à l’université McGill des subventions cent fois plus élevées qu’aux universités Laval et de Montréal. Après tout, quand on n’a pas d’argent on ne mérite pas d’avoir accès à l’éducation supérieure. La science universitaire est une perle, ne la jetons pas aux pourceaux que nous sommes. Oui, messieurs, je suis Canadien français comme vous et vous me qualifierez peut-être de traître, mais je vous dirai en toute humilité ceci : nous sommes une race inférieure, prenons notre pilule et contentons-nous une fois pour toutes de rester des porte-crotte[80].

Pourquoi cet intérêt bien maigre ? Parce qu’ils ne souhaitent pas parler du colonisateur, sachant qu’ils ont peu d’emprise sur lui ? Parce qu’ils cherchent d’abord à convaincre les colonisés de la nécessité de revoir l’éducation des catholiques ? Chose certaine, ces oublis sont surprenants.

Conclusion

L’éducation occupe un espace important dans Parti pris et prend souvent valeur d’exemple et de ballon d’essai pour les trois grands axes de la revue : socialisme, laïcisation et décolonisation nationale. Les partipristes affichent une certaine unanimité de vue qui demeure sensiblement identique entre 1963 et 1968. C’est surtout le centre d’intérêt qui change : à une réflexion générale sur les insuffisances de l’éducation et du rapport Parent succédera une réflexion pratique sur le rôle de l’universitaire et du syndicalisme étudiant dans la révolution socialiste québécoise.

Les partipristes croient que les réformes Parent pourraient dérouter le contexte prérévolutionnaire dans lequel ils estiment vivre. Ils hésitent ainsi à appuyer ses recommandations qui, bien que louables, ne vont pas assez loin. Ils proposent plutôt la laïcisation complète du système scolaire qu’ils croient seule apte à moderniser l’éducation et à décoloniser la pensée québécoise. La décolonisation de l’éducation aiderait nécessairement la décolonisation générale du Québec, notamment en détruisant la subordination à l’impérialisme américain et au capitalisme canadien. Le capitalisme bourgeois devrait aussi être ciblé plus férocement par les commissaires puisque les réformes ne feront qu’asseoir le pouvoir de la bourgeoisie québécoise et n’offrira en rien une plus grande accessibilité pour les prolétaires. Pis encore, les quelques prolétaires fréquentant l’éducation supérieure finiront par se faire avaler par les valeurs bourgeoises qui sont, croient-ils, au coeur du rapport Parent. Or, les travailleurs devraient être instruits précisément afin de favoriser l’émergence du socialisme décolonisateur. L’Université McGill, bien que dépeinte comme une université colonialiste, puisqu’attachée à la minorité anglophone, intéresse peu les partipristes. La création imminente du réseau de l’Université du Québec, qui va pourtant dans le sens de ce que souhaitent les partipristes, n’attire pas non plus leur attention. Il y a là des silences qui étonnent pour des adeptes de la décolonisation, du socialisme, de la laïcité et de la cogestion.

Le rapport Parent est vu à la fois comme un obstacle et un allié afin de réaliser la révolution socialiste. Si l’amélioration de l’éducation peut permettre aux Québécois de prendre conscience de leur situation, elle risque de noyer le besoin de révolution. Parti pris hésite donc sans cesse entre appuyer ou conspuer les idées des commissaires. Cette valse-hésitation est en partie due à leur perception d’appartenir à une génération différente et plus active que celles de leurs aînés : comment refuser et changer drastiquement ce qui est en voie d’être réformé adéquatement ? Si la réforme a lieu et satisfait une large part de la population, comment les partipristes pourraient-ils imposer ensuite une révolution ? À compter de 1965-1966, la revue accorde une attention marquée pour la lutte syndicale et l’action du mouvement étudiant. Les partipristes voient en leur génération des raisons d’espérer des lendemains qui chantent grâce au syndicalisme universitaire et au rôle de l’élite socialiste universitaire, notamment par la cogestion et le rapprochement avec les syndicats des travailleurs manuels. Néanmoins, Parti pris sera de la même façon incapable de choisir entre la réforme et la révolution dans ces milieux. Il n’y a pas ici contradiction majeure, seulement cohabitation de deux volontés irréconciliables. Cela explique que, sur l’éducation comme sur d’autres sujets, bien que se définissant comme foncièrement révolutionnaire, Parti pris propose une version « extrême » de la Révolution tranquille davantage qu’une rupture profonde avec la société québécoise des années 1960.