Corps de l’article

À la suite de plusieurs années de joutes oratoires, de rencontres douces-amères avec les citoyens et les responsables politiques, de soirées arrosées à repenser le pays, les dix commissaires de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme — commission Laurendeau-Dunton — en étaient venus à développer un sens de l’humour particulier. Lors d’une réunion en 1966, alors que les commissaires discutent des espaces bilingues à aménager, Royce Frith se met à imaginer un courrier du coeur de la commission : « Dear Abby : My husband and I are absolutely incompatible. He believes in bilingual signs in stations in a non-bilingual district near a bilingual district in a non-bilingual Province. I take the contrary view. What is your opinion[1] ? » Cette anecdote dévoile la complexité du chantier de réflexion entrepris à la commission sur l’art d’échafauder le projet d’un pays bilingue. Elle révèle également la cacophonie et l’absurdité de certains débats tenus entre les murs de cette organisation mise sur pied pour penser un remède au mal canadien, caractérisé par des tensions entre le Canada français et le Canada anglais. Quelles provinces déclarer bilingues ? Comment renforcer le bilinguisme de la fonction publique fédérale ? Comment aborder le bilinguisme dans les milieux de travail, surtout au Québec où des iniquités linguistiques majeures sévissaient ? Quoi faire avec la constitution ? La repenser complètement ou faire des retouches cosmétiques à l’article 133, qui concerne spécifiquement le bilinguisme ? Voilà le genre de questions soulevées à la commission.

Celle qui était surnommée la « super université du Canada[2] » a joué un rôle majeur dans la façon de penser les enjeux linguistiques au pays. Initiée en 1963 par le gouvernement libéral de Lester B. Pearson à la demande de l’éditorialiste André Laurendeau[3], la commission Laurendeau-Dunton rassemblait dix commissaires, épaulés par des équipes administratives et de recherche imposantes et devait étaler au départ ses travaux sur deux années. Toutefois, devant la vastitude du mandat, qui était de « faire enquête sur l’état du bilinguisme et du biculturalisme et de recommander les mesures à prendre pour que la Confédération canadienne se développe d’après l’esprit des deux peuples fondateurs, tout en tenant compte de l’apport des autres groupes ethniques[4] », la complexité des enjeux soulevés, le manque patent de recherches en sciences sociales pour nourrir les travaux, l’échéancier sera sans cesse étendu, la commission dura près de huit ans. Pour de multiples raisons[5], elle s’attire rapidement les foudres des journalistes et de la société civile. Les citoyens et les responsables politiques de l’Ouest, éloignés du coeur du problème, ne comprennent pas la pertinence de l’enquête. L’idée même d’étudier les relations entre les deux peuples fondateurs semble incongrue pour certains qui croient que cette théorie ne possède ni assise juridique ni enracinement historique. Le biculturalisme devient rapidement un champ de mines. Devant les débats sémantiques soulevés au sujet de ce néologisme, on aurait pu penser que le bilinguisme, terme déjà établi et défini, représentait un concept beaucoup moins litigieux. Pourtant, il n’en fut pas du tout ainsi.

La commission Laurendeau-Dunton constitue un microcosme intéressant pour l’étude des résistances, des inquiétudes et des questionnements soulevés par le projet de bilinguisme officiel qui occupe les devants de la scène politique canadienne au cours des années 1960. Les objections de certaines provinces au bilinguisme en éducation ont déjà été abordées dans l’ouvrage Bilingual Today, United Tomorrow, où l’historien Matthew Hayday relate la façon dont le gouvernement fédéral a donné suite à certaines recommandations de la commission, devenant ainsi un acteur proéminent dans la promotion du bilinguisme officiel dans un contexte de discussions constitutionnelles intenses[6]. Si la Loi sur les langues officielles de 1969 a permis de concrétiser certaines recommandations formulées par la commission Laurendeau-Dunton, la notion de districts bilingues, projet imaginé par les commissaires et mort au combat quelque part dans les années 1970, a complètement été évacuée par un gouvernement Trudeau rejetant toute forme de territorialisation des droits linguistiques[7]. En plus de l’abandon des districts bilingues, d’autres aspects du remède linguistique de la commission Laurendeau-Dunton ont été abordés dans l’historiographie, que ce soit la portée et les limites de la Loi sur les langues officielles (1969)[8], le rôle de l’expertise dans la formulation des recommandations[9] ou les revendications des minorités francophones à travers leurs mémoires déposés lors des travaux[10]. Le caractère colonial du bilinguisme imaginé par la commission, qui faisait de l’anglais et du français, deux langues colonisatrices, les langues officielles du pays, écartant les autochtones et les autres communautés culturelles du sommet de la hiérarchie, a également été critiqué par la linguiste Eve Haque[11]. Pour notre part, nous n’adhérons pas à cette analyse qui aplanit une réalité complexe en négligeant les rapports de force entre l’anglais et le français au Canada et la diversité même des francophonies[12].

Dans un article paru dans le numéro double de la revue Mens consacré à la commission Laurendeau-Dunton, le politologue François Charbonneau rappelle comment les recommandations du cinquième volume du rapport final sur la capitale fédérale ne faisaient pas honneur aux ambitions initiales des commissaires[13]. Nous avons avancé le même constat dans notre thèse portant sur l’histoire intellectuelle de la commission[14]. Les rapports, souvent étudiés pour analyser la commission, ne représentent que la pointe de l’iceberg et une version édulcorée des projets discutés par les commissaires et leur équipe à l’interne. C’est pourquoi il s’avère essentiel, afin de mieux comprendre la complexité de cette enquête et de ses enjeux, de replonger dans les débats tenus par les commissaires et leur équipe. Cet article aspire donc à offrir un regard de l’intérieur de la commission[15]. Il souhaite montrer comment le bilinguisme était pensé par les dix commissaires et leur garde rapprochée. Il veut également retracer les principaux éléments de friction présents dans ces discussions menées sur la nature d’un pays bilingue, éléments qui permettent de saisir en quoi le bilinguisme peut encore aujourd’hui effrayer et susciter certains préjugés.

L’analyse proposée se divise en trois parties. La première se consacre aux efforts déployés à la commission pour définir le terme « bilinguisme » et aux réticences exprimées sur le terrain envers celui-ci, telles que présentées dans le Rapport préliminaire paru en 1965 et dans l’étude de John C. Johnstone sur les jeunes et leur image du Canada. Ensuite, il sera question des débats au sein du cercle formé par les commissaires et leurs proches collaborateurs. Au départ, l’objectif semble clair : les commissaires souhaitent créer un régime d’égalité linguistique. Or, les tensions sont vives sur les moyens de réaliser cet objectif. Certains désirent un remède draconien, ébranlant les fondements mêmes du pays, soit l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. D’autres pensent qu’il est possible d’atteindre cet idéal d’équité en se consacrant à quelques retouches de certains articles de la constitution. Enfin, la dernière partie constitue une réflexion sur le pouvoir réparateur du bilinguisme inspirée des conceptions du Canada des commissaires. Pour certains, le remède à la crise était représenté par le bilinguisme institutionnel, pour d’autres, il fallait aller beaucoup plus loin dans les recommandations pour rééquilibrer le rapport de force entre le Canada anglais et le Canada français.

Clarifier les termes du mandat : sur la réception et la définition du bilinguisme à la commission B&B

On peut lire dans le premier volume du rapport final : « Au reste, ce mot “bilinguisme” n’est-il pas clair et sans équivoque ? Pourtant, des distinctions s’imposent[16]. » En effet, car rien n’est moins certain que la clarté du terme sur le terrain. La commission défend un bilinguisme institutionnel anglais-français. Les commissaires notent qu’une des doléances qui revient le plus souvent chez les citoyens à propos du bilinguisme est causée par une confusion entre le bilinguisme individuel et institutionnel. Certains ont peur qu’on leur « enfonce » le français — ou l’anglais — dans la gorge. « Pourquoi voulez-vous nous forcer à apprendre le français à X[17]… ? » représente l’une des questions qui revient le plus souvent dans le Canada anglophone lors des rencontres régionales qui précèdent les audiences publiques. Ces rencontres, qui s’échelonnent sur plusieurs mois en 1964, permettent aux commissaires de prendre le pouls de la population par rapport à leur enquête et à leur mandat. Certains citoyens rencontrés conçoivent le bilinguisme comme un obstacle à l’unité nationale. En effet, ne serait-il pas plus simple que tout le monde s’exprime dans la même langue ? À Vancouver, un homme loue la « sagesse » dont les Américains ont fait preuve en choisissant « l’anglais comme la seule langue des États-Unis[18] ». Un autre intervenant soutient qu’ouvrir une porte au français, c’est créer un terreau fertile pour la reconnaissance d’autres langues. La solution paraît évidente, comme le rappelle un participant à Edmonton : il faut enseigner l’anglais aux Québécois[19] – négligeant au passage la présence de francophones à l’extérieur du Québec. Aux yeux d’une poignée de citoyens, le bilinguisme est quelque chose qui vient bousculer leur quotidien et dont ils ne voient pas les avantages. Si le bilinguisme rebute certains intervenants, c’est notamment, selon les commissaires, parce que les citoyens confondent deux phénomènes distincts : le bilinguisme et l’équilinguisme, ce dernier représentant la maîtrise parfaite et égale de deux langues[20]. C’est également parce que le bilinguisme est avant toute chose perçu comme une nécessité de bilinguisme individuel.

Les citoyens peinent à distinguer le bilinguisme des individus du bilinguisme institutionnel. Quand les commissaires tentent de faire redescendre la tension ambiante lors de rencontres et d’expliquer que de grandes parties du pays demeureront unilingues, les participants ne comprennent plus le sens de l’enquête. Il y a donc tout un travail pédagogique à entreprendre pour que la commission puisse véhiculer son message de manière sereine. Toutefois, malgré des remarques formulées lors des rencontres régionales qui laissent présager que des intervenants anglophones voient dans l’assimilation la reine de toutes les cures, il reste que les commissaires notent une plus grande ouverture au bilinguisme chez les anglophones que chez les Québécois.

En effet, selon leur interprétation, les anglophones sont plus enclins à adopter une conception positive du bilinguisme puisqu’il représente un enrichissement culturel. Toutefois, le phénomène « du pas dans ma cour » est récurrent et le bilinguisme peut constituer une belle philosophie de loin, mais quelque chose de plus inquiétant quand il vient bouleverser la routine et les habitudes des citoyens. Pour les francophones en situation minoritaire, le bilinguisme semble naturellement intégré dans la culture. Pour les Québécois, il représente soit une menace à l’intégrité culturelle, soit un passage obligé, un mal nécessaire si l’on veut gravir les échelons sociaux. Les commissaires remarquent un discours beaucoup plus revendicateur chez les francophones du Québec où les thématiques du colonialisme économique et de la dichotomie du « maître » et du « serviteur », qui fait ressortir un personnage ancré dans l’imaginaire collectif, soit celui de « l’Anglais » dominant, sont fréquemment abordées. La langue du marché du travail constitue un point névralgique des demandes formulées à la commission par les participants québécois aux rencontres. En se réappropriant leur langue dans les usines, sur les chantiers, les Québécois souhaitent briser ce sentiment d’infériorité qui les rend inféodés aux « Anglais ». Comme les commissaires le mentionnent dans le premier volume du rapport final : « Ce n’est pas des menus accommodements qu’ils réclament, mais plutôt une réforme radicale du système. ″Je n’en veux pas aux Anglais, précise un participant de Chicoutimi, mais bien au système qui nous rend esclaves″[21]. » En somme, les Québécois s’interrogent sur leur capacité de participer aux « grandes réalisations économiques » dans leur langue[22]. La question linguistique constitue un enjeu central. Plusieurs intervenants rencontrés lors des séances régionales souhaitent renverser la domination économique de l’anglais et l’usage du français sur les lieux de travail apparaît comme un premier pas dans la bonne direction pour rééquilibrer les forces en présence.

Objet d’angoisse, d’incompréhension, désiré vivement par certains qui y voient une pierre centrale de l’édifice de réconciliation nationale entre les anglophones et les francophones, perçu comme une dépense inutile par d’autres, le bilinguisme ne laisse pas indifférent.

En plus d’analyser les questions linguistiques en récoltant les opinions des citoyens, la commission commande une pluralité d’études à des experts. Parmi celles-ci, il y en a une qui s’intéresse plus particulièrement aux représentations du bilinguisme chez les jeunes Canadiens. Il s’agit de l’enquête menée par John C. Johnstone auprès des jeunes âgés de 13 à 20 ans. Une partie de l’étude se consacre aux perceptions du bilinguisme et à l’engagement des jeunes envers la réalisation de ce projet de société. Les résultats sont le fruit d’un sondage mené en 1965 auprès de 1365 jeunes Canadiens[23]. Ils révèlent un attachement fort des jeunes anglophones et francophones à l’idée même de bilinguisme, mais un engagement beaucoup moins évident envers la concrétisation de cet idéal. Les deux groupes s’entendent pour soutenir l’utopie d’un bilinguisme individuel répandu : 81 % des anglophones sondés et 91 % des francophones appuient l’assertion selon laquelle « [i] t would be a good thing if all Canadians could speak both French and English[24] ». En théorie, l’idée de bilinguisme ne déplaît à personne ; c’est en pratique que les perceptions se transforment. Comme le mentionne John C. Johnstone : « Moreover, whereas 81 per cent [of anglophones] endorsed the ideal of a fully bilingual population for Canada, only 45 per cent acknowledged any obligation to become bilingual themselves, a rather marked discrepancy between a stated ideal and a readiness to act on it[25]. » Ainsi, 65 % des anglophones acceptent que le français soit une matière obligatoire à l’école tandis que 86 % des francophones sont d’accord avec l’idée que l’anglais doive constituer un passage scolaire obligé. Lorsqu’il est question de mutations du paysage pour laisser un plus grand espace visuel à l’autre langue officielle, de nombreux anglophones se montrent partisans du statu quo : 44 % d’entre eux rejettent l’idée selon laquelle il faudrait avoir une signalisation bilingue partout à travers le pays. Les francophones, qui ont tout à gagner de ce bilinguisme dans la signalisation, l’appuient à 86 % [26]. Le travail mené sur le terrain et l’étude de Johnstone montrent une certaine confusion quant à ce que représente le bilinguisme et ce qu’il viendra concrètement changer dans la vie des Canadiens. Les commissaires doivent trouver des moyens d’engager les citoyens séduits par cet idéal de bilinguisme, mais peu enclins à modifier leurs habitudes pour l’atteindre.

Devant cette pluralité de représentations du bilinguisme individuel et institutionnel, les commissaires sont conscients d’avancer sur un terrain glissant. Universitaires armés de leur approche théorique, ils tentent de définir ce qu’ils entendent par bilinguisme dans le premier volume du rapport final consacré aux langues officielles afin de dissiper certains malentendus qui persistent :

Notre Rapport préliminaire en témoigne, les opinions sont partagées au Canada sur la notion même de bilinguisme et sur les applications qu’on en fait. À la limite, pour les uns, le bilinguisme concerne exclusivement les individus, pour les autres, il n’intéresse que les institutions. […] Plus encore que contradictoires, les opinions sur ce qu’il faut entendre par personne bilingue ou par institution bilingue nous apparaissent comme hésitantes et confuses[27].

Les commissaires soutiennent que le Canada se distingue d’autres États bilingues en raison de la vocation internationale de ses deux langues officielles : le français et l’anglais[28]. Ils rappellent que l’anglais bénéficie d’une situation privilégiée, car il jouit d’une présence forte sur le continent nord-américain. La langue française se retrouve quant à elle beaucoup plus isolée, ce qui lui confère une condition précaire. Toutefois, par son « enracinement au Québec, le français constitue le point d’appui essentiel de la dualité culturelle du Canada[29] ». En effet, bien qu’il soit une langue minoritaire, il ne représente pas « la langue d’une minorité comme les autres ». Il possède un statut historique particulier, les francophones ayant « participé à la fondation du régime confédératif » et il permet au Canada de se distinguer des États-Unis. « La langue française [soutiennent les commissaires], caractéristique essentielle de l’identité canadienne, procure à notre pays son principal élément de différenciation par rapport aux États-Unis[30]. »

Cet argumentaire sur le rôle historique du français et des Canadiens français, sur la dualité comme fondement même du Canada et sur la nécessité de la préservation du français afin de conserver ce qui distingue le pays de son voisin américain sert ici deux objectifs. Le premier consiste à briser le cercle de l’ignorance et rappeler aux anglophones qu’ils n’ont pas été les seuls à bâtir le pays. Le second vise à justifier la prophylaxie recommandée dans les pages subséquentes des volumes du rapport final afin d’endiguer le mal.

Les commissaires souhaitent que l’état actuel des choses soit transformé : « Nous ne proposons pas le simple replâtrage d’une situation peu satisfaisante : nous présenterons une nouvelle conception de ce qu’est un pays officiellement bilingue, à quoi correspondront des droits nouveaux ou mieux garantis pour les deux langues officielles du Canada. C’est donc d’une véritable planification linguistique qu’il va s’agir[31]. » À leurs yeux, une langue devient officielle lorsqu’elle reçoit une protection assurée par la loi : « Nous croyons que des droits formels doivent dorénavant remplacer les simples tolérances ou accommodements, et qu’à un bilinguisme de fait plus ou moins précaire, toujours discuté et inégalement accepté selon les régions, il faut substituer un bilinguisme officiel[32]. » Si la lecture du rapport final laisse transparaître une certaine unanimité dans l’équipe de la commission quant à la gravité du problème et à la nature du remède envisagé, cette unanimité en est une de façade et l’étude des journaux personnels des commissaires ainsi que des comptes rendus des 82 réunions de la commission permet de constater à quel point le bilinguisme représente un enjeu difficile à analyser et à circonscrire.

Débats sur le bilinguisme à l’intérieur de la commission Laurendeau-Dunton

En novembre 1966, alors que les travaux sont bien entamés et qu’un certain découragement devant l’immobilisme de certains dossiers se fait sentir, Frank Scott en vient au constat que les commissaires ont encore du mal à cerner ce que représente réellement un pays bilingue : « Despite all the years together, it was still not clear in our minds. There was always the conflict between the notion of total bilingualism and the fact of a large degree of unilingualism, certain to continue for a long time, in many places[33]. »

On pourrait s’imaginer que la confusion présente sur le terrain en ce qui a trait à la compréhension du bilinguisme est inversement proportionnelle à la clarté de l’esprit des commissaires au sujet de cet enjeu. Or, il n’en est rien ; la confusion citoyenne n’est qu’un miroir de la pluralité d’opinions qui règnent à la commission. Le bilinguisme, quoique sujet moins épineux que le biculturalisme, devient rapidement un casse-tête chinois pour les commissaires qui démarrent leur aventure avec bien peu de recherche en sciences sociales pour appuyer leurs travaux. La question qui les hante pendant plusieurs années est la suivante : qu’est-ce qu’un pays bilingue ? Bien qu’il soit impossible de retracer l’ampleur des débats qui ont secoué la commission en matière d’élaboration d’un nouveau régime linguistique tant ils ont été nombreux et complexes, nous allons toutefois nous attacher à quelques points de tension qui permettent de mieux comprendre le pays imaginé par les commissaires, mais également les conceptions différentes des vertus curatives du bilinguisme : suffirait-il à apaiser cette crise intense, qui amène les commissaires à souligner qu’un « grave danger menace l’avenir du Canada et de tous les Canadiens » dans le Rapport préliminaire[34] ? Constituait-il la pierre angulaire d’un Canada mature et sain, prêt à se lancer dans un deuxième siècle de cohabitation ? L’idée maîtresse qui guide les commissaires est clairement établie dans le premier volume du rapport final consacré aux langues officielles : il s’agit d’instaurer un régime d’égalité linguistique, c’est-à-dire de faire en sorte que la langue parlée ne soit pas un handicap, que les francophones puissent espérer avoir les mêmes chances que les anglophones dans toutes les sphères de la société[35].

Quelle place pour les questions linguistiques à la commission ?

Toutefois, avant de s’entendre sur ce régime linguistique, les commissaires débattent sur la place même qui devrait être accordée aux enjeux linguistiques à la commission. La commission a du mal à faire converger les conceptions du Canada de chacun. Un Frank Scott, qui jette un regard positif sur la constitution, estime qu’il serait hasardeux de retoucher tant elle a fait ses preuves en matière de protection des minorités, y côtoie un Paul Lacoste impatient, prêt à faire éclater l’Acte de l’Amérique du Nord britannique pour le réécrire en entier. En plus de partager des conceptions divergentes du Canada, les commissaires ne s’entendent pas sur la forme à donner au rapport final. On pourrait tirer la conclusion que les enjeux linguistiques et la question des langues officielles étaient les plus importants puisque la commission a décidé de leur octroyer le premier volume du rapport final et qu’ils sont omniprésents dans le livre sur l’éducation et ceux consacrés au monde du travail et à la capitale fédérale. Toutefois, l’idée d’ouvrir le volume final avec la question linguistique ne constitue pas le reflet d’un ordre de priorités, mais plutôt de la prudence des commissaires qui ont choisi d’éviter les questions explosives, notamment constitutionnelles, pour se concentrer sur un sujet mieux documenté par l’équipe de recherche, soit celui de la langue.

Pendant les trois premières années de la commission, le rapport envisagé englobait un programme beaucoup plus vaste, visant à décrire le Canada idéal et les modifications constitutionnelles à intégrer pour l’atteindre. Cette idée est défendue par André Laurendeau et par le constitutionnaliste Paul Lacoste, qui reçoivent l’appui des commissaires Gertrude Laing et Royce Frith notamment. Dans un document de travail soumis à la commission en 1966, Paul Lacoste souligne qu’il refuse « le point de vue restreint qui réduirait le mandat de la commission à l’étude d’une série de problèmes particuliers et techniques[36] ». Pour lui, le rapport final doit réviser entièrement le « compromis » de 1867 à la lumière du nouveau Québec qui s’exprime avec éclat et il doit, en ce sens, recommander une nouvelle répartition des compétences constitutionnelles. Certes, il est important de modifier les articles 133 et 93, mais, aux yeux de Lacoste, il faut aller au-delà de ces transformations mineures et délester la loi constitutionnelle de compétences caduques, telles que le droit de désaveu, qui permet au gouvernement fédéral d’annuler des lois provinciales dans l’année suivant leur adoption[37], et le droit de réserve. Il suggère également d’abolir le rôle de « lieutenant-gouverneur » [38]. Cette idée de rapport plus global sera toutefois abandonnée au profit de l’approche par problèmes, débutant avec la question des langues officielles. Gertrude Laing mentionne alors en réunion qu’elle « aime l’idée […] de nous avancer dans un domaine où nous sommes prêts, celui de la langue. Par contre, il me semble très important que nous insistions sur le fait que si nous nous arrêtons en premier lieu sur l’approfondissement de ce problème, il n’est pas pour autant le plus important pour nous[39] ». Frank Scott salue également la décision de choisir une approche pragmatique : « M. Scott pour sa part, mentionne qu’il apprécie le caractère plus concret du projet. D’ailleurs ajoute-t-il, l’aspect linguistique, s’il n’est pas le plus important, est quand même celui dont on parle le plus[40]. »

C’est donc vers la fin de l’été 1966 que les questions linguistiques commencent à occuper tout l’espace et que l’idée de prioriser une approche holiste touchant au coeur de la vie politique canadienne et permettant un meilleur équilibre entre les deux peuples fondateurs est balayée pour privilégier une approche par problèmes, plus consensuelle. Les questions constitutionnelles, en dehors de la révision des articles concernant les dimensions linguistiques dans la constitution – l’article 133 et implicitement l’article 93 –, sont remises à plus tard. Échaudés à la suite de la publication de leur rapport préliminaire, largement critiqué pour son alarmisme et son impressionnisme dans la méthode[41], les commissaires ne veulent plus commettre la même erreur et ils souhaitent, pour la plupart, avancer en terrain sûr. Une fois que cela est établi, il reste à dessiner les contours de ce régime linguistique plus équitable. Encore là, les décisions tardent.

Bilinguisme et unilinguisme

Une percée se produit avec le développement des premiers travaux du bureau de la recherche de la commission mis sur pied en 1964 et dirigé par les politologues Michael Oliver et Léon Dion. Les relations entre les chercheurs et les commissaires semblent dénouer certaines impasses. À cet effet, le linguiste et spécialiste de la dynamique des langues William Francis Mackey fait une présentation devant les commissaires en 1966 qui devient une source d’inspiration[42].

Né à Winnipeg dans une famille irlandaise et catholique, Mackey fait ses études au collègue de Saint-Boniface. Anglophone dans une institution universitaire francophone, il développe alors un intérêt pour les enjeux liés au bilinguisme. Il poursuit par la suite sa trajectoire académique à l’Université Laval et à Harvard avant d’occuper un poste de professeur en linguistique à l’Université Laval[43]. Lors de sa présentation à la commission, il met en lumière trois objectifs que devrait remplir l’État bilingue. Premièrement, il s’agit de garantir la survie de chaque groupe linguistique. Deuxièmement, il faut rappeler que l’État n’est pas là pour promouvoir le bilinguisme, mais pour défendre l’intégrité de chaque groupe, ce qui veut dire qu’il doit soutenir l’unilinguisme de chaque groupe. Enfin, le dernier principe touche aux fondements de l’humanisme et stipule que la majorité doit toujours aider la minorité à se développer. L’unilinguisme devient alors une condition essentielle à la possibilité du bilinguisme sans ses dérives. En effet, sans conserver certains îlots d’unilinguisme, une langue plus vulnérable comme le français risquerait à long terme de disparaître. Frank Scott témoigne d’abord de son scepticisme face à l’unilinguisme dans son journal : il conçoit mal comment une commission constituée pour favoriser le bilinguisme en viendrait à faire la promotion de l’unilinguisme[44]. Toutefois, cette idée le gagne progressivement et il en vient à constater que la préservation d’un certain degré d’unilinguisme permet à chacune des langues officielles de conserver un rôle important et la tient à l’abri d’une assimilation éventuelle :

Gradually it dawned on me, and I think on the others, that what Mackey meant was that unless there was a strong degree of unilingualism in the bilingual country for each language one would eventually decimate and assimilate the other. Promoting unilingualism, and having two essentially unilingual groups, did not exclude the possibility that individual members of such group might be able to speak the other language well[45].

Les recherches de Mackey semblent alors conforter les commissaires dans leur promotion d’un bilinguisme institutionnel n’excluant pas l’unilinguisme. Elles rassurent également ceux qui concevaient que l’unilinguisme était incompatible avec le bilinguisme. La commission propose donc cette définition d’un pays bilingue dans le premier volume du rapport final :

Un pays bilingue n’est pas un pays dont tous les habitants doivent nécessairement parler les deux langues ; c’est un pays dont les principales institutions, tant publiques que privées, doivent dispenser leurs services dans les deux langues, à des citoyens qui peuvent fort bien, dans l’immense majorité, être des unilingues. Il en est de même pour une province comme pour une institution bilingue. En conséquence, « l’état présent du bilinguisme » au Canada, ce n’est pas tant le nombre d’individus bilingues que la position occupée par chacune des deux langues dans la vie courante et les chances réellement offertes à chacune d’elles[46].

Jaroslav Runyckyj et les bilinguismes multiples

Alors que l’on s’entend pour protéger les deux langues officielles, certains commissaires tentent d’ouvrir le débat à une reconnaissance d’autres langues. C’est notamment le cas du commissaire d’origine ukrainienne Jaroslav Rudnyckyj. Il se fait d’ailleurs le porte-étendard de certains citoyens de l’Ouest qui n’adhèrent pas à la notion de dualité, jugée trop exclusive et peu représentative de leur réalité[47]. Né en 1910 en Galicie, Rudnyckyj termine ses études doctorales en onomastique slave en 1937 à l’Université de Lviv. Il poursuit par la suite ses recherches à Berlin où il travaille sur un dictionnaire Ukrainien-Allemand à l’Institut scientifique ukrainien. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il enseigne les études slaves dans plusieurs institutions, notamment à la Ukrainian Free University de Munich et à la University of Heidelberg. Avec les rumeurs d’un conflit persistant entre les blocs de l’Ouest et de l’Est, Rudnyckyj, comme plusieurs autres déplacés de l’Europe de l’Est vivant en Allemagne, cherche à trouver un refuge ailleurs. Une opportunité va se présenter avec le Canada qui révise en même temps ses politiques d’immigration en 1949[48]. Une fois installé, il fonde un département d’études slaves à l’Université du Manitoba et rejoint des organisations ukrainiennes, notamment la Ukrainian Free Academy of Sciences in Canada[49]. Ce n’est pas un hasard s’il devient commissaire ; c’est plutôt le résultat de l’activisme d’une communauté remarquablement organisée.

Dès la circulation des premières rumeurs de mise sur pied d’une commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, la communauté ukrainienne, ferrée dans les mécanismes permettant de faire pression sur les responsables politiques[50], envoie des lettres au premier ministre pour s’assurer de la présence d’un de ses membres à la commission. C’est ainsi qu’un M. Borowsky, représentant de l’Ukrainian Academy of Arts and Sciences de Winnipeg écrit à Lester B. Pearson afin de lui mentionner qu’il serait important que les représentants des communautés de descendance britannique, française et slave (ukrainienne) forment le noyau dur de la commission[51]. Ce n’est pas la première lettre envoyée par M. Borowsky au premier ministre. En effet, en 1962, il avait recommandé la nomination de Jaroslav Runyckyj au sénat. C’est finalement l’historien d’origine ukrainienne Paul Yuzyk qui fut nommé sénateur en février 1963. Jaroslav Rudnyckyj entretient d’ailleurs déjà une correspondance avec Lester B. Pearson, le tenant au courant de ses activités académiques et ses pérégrinations outre-mer. Son nom circulant déjà dans les hautes sphères du pouvoir, il est finalement nommé commissaire en 1963. Pendant ses années à la commission, il veillera à garder un contact constant avec le bureau du premier ministre afin de le sensibiliser à ses idées, mais aussi de soutenir certaines nominations prestigieuses pouvant l’aider à concrétiser sa conception d’un Canada multiculturel[52].

Dans ses documents de réflexion soumis à la commission, Rudnyckyj propose sa propre définition du bilinguisme appuyée sur les recherches du linguiste américain Einar Haugen. Ce dernier englobe sous le terme bilinguisme les personnes qui connaissent plus de deux langues ; aux termes polyglossie ou plurilinguisme, il préfère ceux de bilinguismes multiples[53]. Rudnyckyj milite pour une définition du bilinguisme qui intègre la multiplicité des visages du Canada, soit pour la reconnaissance des bilinguismes multiples allant au-delà du bilinguisme français- anglais[54]. Il s’appuie sur la partie du mandat de la commission qui concerne les autres groupes ethniques pour justifier sa conception. Pour lui, les langues coloniales que représentent l’anglais et le français ne sont pas les seules langues d’importance. Plusieurs langues régionales ont joué un rôle majeur dans l’édification du pays. Parmi ces langues se trouvent les langues autochtones, l’ukrainien, l’allemand et l’italien[55].

Alors que le volume final est en élaboration, il propose en réunion la reconnaissance officielle des langues des Premières Nations. Il reçoit l’appui des commissaires Paul Wyczynski et Jean-Louis Gagnon. Frank Scott revient dans son journal sur cet épisode en mentionnant sa ferme opposition à cette reconnaissance. Comme il souhaite absolument préserver l’intégrité de la loi constitutionnelle, cette reconnaissance constitue un détail dont ne doit pas s’encombrer la constitution[56]. Il voit dans le projet de son collègue une ruse lui permettant de négocier plus tard un statut officiel pour les langues slaves. En effet, Rudnyckyj a un agenda clair qui vise l’obtention d’une protection accrue et d’une reconnaissance de sa langue maternelle et de sa communauté. Impliqué avant la mise sur pied de la commission dans des groupes de pression agissant auprès du gouvernement pour attirer l’attention des responsables politiques sur la présence ukrainienne[57], il se sert de son engagement comme tremplin pour faire valoir sa conception du Canada. Il soumet d’ailleurs un rapport dissident publié dans le premier volume du rapport final où il recommande une reconnaissance officielle de langues régionales afin qu’elles puissent jouir « d’un statut semblable à celui du français au Québec[58] ». Le passé lui sert d’instrument pour montrer qu’il y a eu une reconnaissance officielle d’autres langues que le français et l’anglais au Canada ; cette reconnaissance est notamment cristallisée par le compromis Laurier-Greenway de 1896[59]. En effet, selon sa lecture de la trajectoire historique du Manitoba, cet accord ne reconnaissait pas exclusivement le français comme langue officielle en permettant « l’enseignement d’une autre langue que l’anglais dans les ″écoles bilingues″ entre 15 h 30 et 16 h 00[60] ». En proposant cette interprétation généreuse du compromis Laurier-Greenway, il vient en même temps nier le passé historique assimilateur du Manitoba. En effet, cet accord représentait une réparation peu ambitieuse en comparaison aux torts commis par l’Official Language Act de 1890 qui rejetait le bilinguisme officiel de la province manitobaine en abolissant les droits linguistiques de la minorité francophone, pourtant protégés constitutionnellement par l’article 23 de la Loi sur le Manitoba de 1870[61].

Réfutant les termes mêmes du mandat de la commission qu’il est chargé de représenter, il rattache le thème des « deux nations » aux « éléments radicaux du Québec » qui souhaitent « l’éclatement de l’Union canadienne » [62]. S’il ne renie pas complètement le bilinguisme officiel français-anglais, il prône une ouverture aux autres formes de bilinguismes et une reconnaissance des langues régionales dans les zones où elles seraient parlées par plus de 10 % de la population[63]. Au final, l’idée de donner un statut officiel aux langues régionales ne reçut jamais l’aval de la majorité des commissaires. Cela n’empêcha toutefois pas le commissaire Rudnyckyj d’écrire directement au premier ministre afin de lui faire part de sa conception de la commission[64]. Son déni de la dualité le mena également à s’opposer à toute forme de statut particulier pour le Québec, qui était souhaité par d’autres membres influents de la commission tels qu’André Laurendeau et Léon Dion.

Principe de la territorialité versus principe des droits individuels

Outre la reconnaissance de bilinguismes autres que le bilinguisme officiel français-anglais, la dimension de la territorialité occupe une part importante des débats sur les enjeux linguistiques à la commission. Fallait-il favoriser une approche territoriale plutôt qu’une approche fondée sur les droits individuels ? Autrement dit, fallait-il protéger des zones géographiques en particulier ou accorder un traitement égal à tous les citoyens sans égard à la situation spécifique de leur région d’appartenance ? Dans un article précédant la naissance de la commission, André Laurendeau rappelait que le bilinguisme au Canada n’était qu’un mirage : « Le Canada se proclame bilingue, mais il l’est à peine ; il faut donc le rendre vraiment bilingue. Je parle du pays, de ses institutions politiques, et non de chacun de ses habitants[65]. » Dans ce pays qui se fait le chantre de l’égalité et de la réconciliation sur la scène internationale, la situation des francophones est précaire : « On nous a réduits à un humiliant grignotage où nous était constamment rappelée notre situation de minorité culturelle[66]. » Afin de créer un meilleur équilibre des forces à l’intérieur du pays, les commissaires envisagent de renforcer le bilinguisme sur la scène fédérale, sur la scène provinciale, en recommandant que l’Ontario et le Nouveau-Brunswick deviennent officiellement bilingues[67], mais également dans certaines zones critiques où le français est parlé par une partie importante de la population.

Avant d’aborder ces « zones critiques », il est pertinent de mentionner que la recommandation du bilinguisme du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario ne se fit pas sans heurts. Ironiquement, c’est le commissaire acadien, le révérend Clément Cormier, qui se montre le plus réticent au projet, car cette recommandation constitue une mesure limitative. Il craint qu’une fois que ces deux provinces seront déclarées bilingues, aucune autre ne veuille emboîter le pas si elle ne fait pas partie explicitement des recommandations de la commission. À l’instar de son collègue ukrainien, il signe lui aussi des « observations complémentaires » à la fin du rapport consacré aux enjeux linguistiques. Dans ce bref exposé, il mentionne « son adhésion à l’ensemble du rapport[68] ». Toutefois, il soutient que le sens donné par la commission à l’expression « bilinguisme officiel » est trop « arbitrairement étroit ». La commission stipule qu’ « une langue ne sera officielle que dans la mesure où elle aura reçu la protection des lois. Et le bilinguisme officiel […] découlera de l’ensemble des droits expressément garantis à l’anglais et au français par les textes de loi qui en assurent l’usage[69] ». Selon Cormier, cette définition trop rigide s’éloigne de ce qu’il a pu constater sur le terrain et « ne correspond ni à l’opinion des groupes minoritaires francophones telle [qu’il l’a] connue au cours de l’enquête, ni à la pensée de nombreux dirigeants anglophones surtout telle que je la vois évoluer présentement ». Les observations du commissaire acadien ne proposent pas de définitions plus souples. Cormier mentionne toutefois que le caractère « officiel » devrait être certifié par un « acte de reconnaissance émanant de l’autorité politique[70] » plutôt que d’être dictés par un nombre ou un pourcentage précis ou par des lois. Il s’en remet donc à la bonne volonté des responsables politiques plutôt qu’à un cadre plus restreignant pour faire respecter la dualité linguistique. Les réticences de Clément Cormier formulées dans ses observations se veulent un témoignage supplémentaire du fait que chaque effort de définition tentée par la commission et chaque recommandation révèle la présence de nouvelles oppositions. La question des districts bilingues, qui devient une des pierres angulaires du régime linguistique des commissaires[71], ne fait pas exception. Les discussions qui ont mené à l’adoption de cette recommandation le 1er septembre 1966 ont été enflammées.

C’est le politologue Kenneth McRae, responsable de la section des recherches comparatives à la commission, qui attire l’attention des commissaires sur le modèle de gestion linguistique finlandais. Lui-même s’est intéressé à ce sujet l’année précédant son embauche à la commission. Il engage Toivo Miljan pour réaliser une étude exhaustive sur le bilinguisme en Finlande[72]. Les travaux de recherche sur le cas finlandais mettent en lumière l’efficience du principe de communes dont les commissaires s’inspirent pour concevoir un des éléments principaux de leur remède : les districts bilingues. Il s’agit de créer des zones spécifiques d’un océan à l’autre dans les endroits où la minorité de langue officielle est la plus concentrée. Au sein de ces enclaves, les services et l’éducation seraient rendus dans les deux langues. Le principe de territorialité, permettant de s’adapter à la dispersion des minorités et de répondre à leurs besoins, guide les commissaires dans la recommandation de la création de ces districts qui constituent, selon leur définition, des « zones spéciales à l’intérieur desquelles les compétences fédérale, provinciale et locales définiront et établiront un régime linguistique approprié[73] ». Le commissaire acadien Clément Cormier se montre d’abord sceptique face à cette façon de découper le paysage linguistique canadien, de peur que certains villages ne soient oubliés. Il craint également une montée des tensions autour de ces zones désignées, en raison des frustrations que pourraient susciter le fait d’habiter de l’autre côté de la « frontière » lorsqu’on fait partie de la minorité. Frank Scott le rassure en lui mentionnant que ces districts serviront de pôle d’influence et de rayonnement.

La territorialité en ce qui a trait aux districts bilingues remporte l’appui de la majorité. Toutefois, c’est un principe auquel n’adhère pas Frank Scott quand vient le temps de discuter d’unités unilingues francophones dans le monde du travail et dans les forces armées au Québec. Les données du bureau de la recherche, qui s’appuient sur les travaux menés par l’économiste André Raynauld, montrent une infériorité économique des francophones qui n’arrivent pas à s’élever dans les échelons des entreprises et des organisations[74]. Afin de rétablir l’équilibre, les commissaires imaginent certaines zones unilingues dans le marché du travail permettant aux francophones d’avoir les mêmes chances de progression que leurs collègues anglophones. La recommandation 42 du troisième livre du rapport final, qui suggère que le français devienne la langue principale du secteur privé au Québec, déplaît tellement à Scott qu’il en écrit un jugement dissident. Bien qu’il se soit rallié aux idées présentées par Mackey, il considère que cette mesure nuit au principe d’égalité défendu par la commission. Pour lui, l’égalité se trouve dans un traitement équitable et identique pour toutes les provinces : « It was on this basis that we proposed bilingual districts all across Canada. Quebec was treated the same as other provinces. It should be the same for private business[75]. » Malgré ses bonnes intentions de rehausser la présence du français dans les entreprises, cette recommandation constitue aux yeux de Scott un danger non négligeable pour la survie du pays en donnant des outils à ceux « who think there can be a unilingual Quebec in a bilingual Canada, or an independent Quebec that will not recognize linguistic minority rights[76] ».

Afin de mieux comprendre la conception du Canada proposée par Scott, il faut retourner dans les travaux de réflexion qu’il soumet à la commission. Selon lui, n’importe quelle brèche dans le principe d’égalité des provinces représente un pas vers l’éclatement du pays. Ses analyses sont marquées par une peur persistante de l’assimilation du Canada par les États-Unis et par une aversion du nationalisme. Partisan du socialisme, il craint que le monstre capitaliste d’à côté finisse par avaler son voisin si celui-ci permet le moindrement à une province d’obtenir un statut différent. La seule façon pour le Canada de rester fort et de contrer l’envahisseur est par la présence d’un gouvernement central unifié. Si les provinces adoptent chacune des politiques différentes, le manque de solidarité et d’unité qui s’ensuivra laisse présager un avenir sombre. Il souligne : « Big capitalism finds small neighbours easier to control, and its politicians easier to persuade[77]. » Pour cette raison, il rejette l’unilinguisme au Québec et toute forme de soutien à la francisation qui constituerait un statut particulier. Son rejet du renforcement de l’unilinguisme s’explique également en raison de son statut de minoritaire : lui-même anglo-québécois, il ne souhaite pas se voir rejeter par sa province natale et veut assurer les intérêts du groupe auquel il appartient.

Très présente dans la réflexion des commissaires malgré les tensions les divisant, la dimension de la territorialité afin d’assurer le bilinguisme sera par la suite abandonnée par les responsables politiques, notamment par Pierre Elliott Trudeau, qui partageait les idées de son mentor, Frank Scott[78].

Deux remèdes ?

Il se dessine deux clans au sein de la commission : les pragmatiques, qui priorisent une approche par problèmes et qui souhaitent les recommandations les plus spécifiques possible et le remède le moins invasif. Pour ce groupe, rien ne sert de retoucher les fondements de L’Acte de l’Amérique du Nord britannique afin de créer un meilleur équilibre. Le bilinguisme institutionnel constitue la voie privilégiée vers la réconciliation. L’autre groupe est représenté par ceux qui ont milité pour un remède englobant ne refusant aucun traitement-choc, dont une refonte constitutionnelle.

Frank Scott incarne la figure de proue du premier groupe. Il présente une vision positive de la constitution, de l’histoire et des efforts consentis dans le passé par le gouvernement fédéral pour défendre les minorités. Pour lui, le bilan d’Ottawa en matière de préservation du bilinguisme est beaucoup plus important que la plupart des citoyens le conçoivent. En effet, c’est le gouvernement fédéral qui a fait du Manitoba une province bilingue accordant une protection constitutionnelle au droit à l’éducation de la minorité catholique[79]. Scott semble donc oublier les luttes des Métis pour obtenir ces garanties constitutionnelles et comment la Loi sur le Manitoba de 1870 fut bafouée vingt ans après sa promulgation. Selon sa conception, la constitution est ce qui cimente le pays et le protège des dérives nationalistes. Le gouvernement fédéral représente le meilleur garant des droits des minorités. Il s’oppose donc à la réécriture des articles 133 et 93 de la constitution[80]. Toutefois, cette perspective reste minoritaire et trouve peu d’échos auprès des autres membres de la commission, notamment André Laurendeau, Léon Dion, Paul Lacoste, Royce Frith et Gertrude Laing. Ces derniers interprètent le mandat de manière large. À leurs yeux, le bilinguisme représente une chose essentielle, mais le mandat de la commission ne doit pas s’y arrêter. Ils en viennent à la conclusion que le bilinguisme fait certainement partie du remède à la crise, mais que cette dernière ne s’apaisera pas tant que le Québec sera traité comme une province égale aux autres.

Toutefois, cette conception, d’abord partagée par la majorité, en vient tranquillement à s’évanouir avec l’entrée en scène de Pierre Elliott Trudeau, d’abord comme ministre de la Justice puis comme premier ministre, et la mort d’André Laurendeau en 1968. Le volume sur les réformes constitutionnelles, qui devait paraître en premier ne sera jamais complété. Gertrude Laing en gardera d’ailleurs un goût amer. En effet, elle confie à son journal qu’elle aurait aimé se battre avec plus d’ardeur aux côtés de Paul Lacoste et de Léon Dion afin de donner vie à ce volume prescrivant des réformes constitutionnelles permettant l’expression d’un fédéralisme asymétrique. Elle mentionne également son aversion pour Jean-Louis Gagnon au moment où lui sont confiées les rênes de la commission : « For myself, I feared his influence because I had never felt that he identified with the cultural aspirations of the Quebecois of the « Quiet Revolution » in the way that Lacoste and Laurendeau did. He was much closer to the Trudeau model – the cultivated world-citizen. […] I was unhappy to consider him as co-chairman[81]. » Avec la disparition de l’âme de la commission, André Laurendeau, et la nomination de Jean-Louis Gagnon à la coprésidence, les espoirs de voir un remède contestant les fondements politiques du pays s’évanouissaient. En effet, pour le nouveau coprésident, la commission avait entièrement rempli son mandat.

Dans ses mémoires, il revient sur l’interprétation qu’il se faisait du mandat de la commission : « Comment le Parlement pourrait-il, dans le même souffle, institutionnaliser le bilinguisme au Canada et reconnaître un statut particulier au Québec ? Notre rôle est de recommander les mesures à prendre pour mettre les langues officielles sur un pied d’égalité. C’est ça notre mandat[82]. » Le biculturalisme découlerait naturellement du bilinguisme et il n’était pas de la responsabilité de la commission de plonger dans les débats constitutionnels. Toutes les tentatives mises de l’avant par d’autres commissaires, tels que Paul Lacoste[83], pour dépasser le bilinguisme et soutenir d’autres recommandations visant une refonte constitutionnelle plus importante furent avortées. Les défenseurs du bilinguisme officiel comme solution pour éviter la crise annoncée dans le Rapport préliminaire croyaient au pouvoir réparateur de la Loi sur les langues officielles de 1969. Une fois cette loi promulguée et l’engagement du gouvernement assuré envers le bilinguisme officiel, ils ne jugeaient pas qu’il était du ressort de la commission de faire d’autres recommandations touchant au fonctionnement du fédéralisme.

Conclusion

L’analyse des débats et des discussions menés pendant près d’une décennie par les commissaires et leur entourage permet de mettre en lumière la complexité de l’enjeu que représente le bilinguisme. En effet, c’est toute une philosophie de l’État bilingue qui est développée par l’équipe. On se rend ainsi rapidement compte que le bilinguisme ne se résume pas à créer un espace permettant à tous les citoyens de devenir bilingues sur le plan individuel. L’idée maîtresse du mandat de la commission était la création d’un partenariat équitable entre ceux que l’on appelait les « deux peuples fondateurs ». Pour y arriver, il fallait limiter la domination de l’anglais sur le français afin que les francophones puissent s’épanouir dans leurs milieux de travail, afin qu’ils se sentent représentés sur la scène politique fédérale et qu’ils aient accès à l’éducation et à la culture dans leur langue. Pour ce faire, les commissaires ont entrepris un vaste chantier de réflexion et ils ont convié une myriade d’experts pour les conseiller. Une des façons d’atteindre l’égalité était de créer des zones spéciales dans certaines régions administratives où la population de la minorité de langue officielle atteindrait les dix pour cent. À l’intérieur de ces districts bilingues, les services administratifs et judiciaires seraient offerts dans les deux langues. Comme nous l’avons mentionné précédemment, cette approche territoriale n’a jamais reçu l’appui de Pierre Elliott Trudeau, qui croyait en la prééminence des droits individuels sur les droits collectifs.

D’ailleurs, les divisions présentes à la commission et la lenteur des travaux ont certainement profité à Trudeau. En effet, incapables de faire front commun afin d’expliquer leur conception du Canada bilingue aux citoyens, les commissaires ont laissé un vide qu’a pu aisément combler le premier ministre libéral en 1968 avec son projet de Canada officiellement bilingue et multiculturel, qui refusait toute forme de statut spécial ou de déséquilibre dans le traitement des provinces.

Bien que certaines recommandations soient restées lettre morte, l’héritage de la commission en matière de bilinguisme demeure tout de même consistant. En effet, la Loi sur les langues officielles de 1969 a passablement transformé le paysage des politiques linguistiques au pays en renforçant le caractère officiel de la langue française. Il faut toutefois regarder au-delà de cette transformation et revenir à l’essence de la commission qui a permis une réflexion pertinente et nécessaire sur l’égalité. Pour certains commissaires, elle représentait un traitement égal pour tous, sans quoi le pays pouvait éclater. Pour d’autres, il s’agissait de créer un certain déséquilibre pour atteindre cet idéal d’égalité. En effet, les différents joueurs ne partant pas tous avec les mêmes avantages, il fallait donner un peu plus à certains, notamment au Québec, pour leur permettre de jouer à armes égales.