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Introduction

Avec les mutations technologiques actuelles, les organisations adoptent des dispositifs qui visent l’automatisation d’une partie majeure des tâches quotidiennes. Figurent parmi ces dispositifs technologiques, les systèmes d’information organisationnels qui, par la diversité des fonctions qu’ils remplissent, permettent de soutenir les activités stratégiques et opérationnelles de l’organisation (O’Brien 2003).

L’utilisation massive des technologies par les employés dans le cadre de leurs activités quotidiennes engendre une production importante d’information organique et consignée sur support numérique (Mas 2007). Parallèlement, la production documentaire analogique continue à s’accroître d’une façon exponentielle. Les défis se multiplient ainsi quant à la maîtrise et à la gestion de cette masse documentaire hybride. À cela s’ajoute la question de la préservation de la mémoire institutionnelle (Maurel & Bergeron 2008-2009) en vue de sa réutilisation ultérieure à des fins de prise de décision, de témoignage ou d’information.

Toutes ces considérations ont poussé les organisations publiques québécoises à se doter de systèmes d’information dédiés à la gestion documentaire. Figurent parmi ces systèmes, les systèmes de gestion intégrée des documents (SGID). Par leur nature intégrée, ils permettent d’assurer une gestion du cycle de vie complet des documents (c.-à-d. depuis leur création jusqu’à leur conservation permanente ou leur élimination), et ce, peu importe le support. Ces systèmes sont perçus comme étant des systèmes de gestion documentaire de nature archivistique, en raison de la valeur de témoignage possédée par les documents que ces systèmes renferment.

Si ces systèmes représentent des gains considérables sur le plan de la gestion documentaire (c.-à-d. repérage des documents, préservation pérenne, etc.), leur mise en place s’avère relativement laborieuse (Bourhis 2009-2010 ; Couture 2010-2011). Cela implique que la réalisation d’un projet de GID requiert l’adoption d’une approche managériale efficace et adaptée à la nature complexe de celui-ci. C’est dans cette perspective que nous présentons, dans cet article, la gestion d’un projet d’implantation d’un SGID et ses assises. Nous dressons, dans un premier temps, un aperçu de l’archivistique québécoise. Nous exposons aussi les propriétés des SGID. Deux des modèles de gestion de projets de mise en place des systèmes d’information sont ensuite décrits et appliqués aux spécificités des projets de GID. Les acteurs de cette gestion de projet et leurs rôles respectifs y sont également nuancés.

L’article est structuré en sections visant à répondre aux questionnements suivants :

  • Quelles sont les particularités de la pratique archivistique québécoise ?

  • Quelles sont les spécificités des SGID par rapport aux autres systèmes d’information ?

  • Quelles sont les caractéristiques d’un projet de GID ? Quelles en sont les étapes ?

  • Quelle est l’approche la plus propice à la réussite d’un projet de GID ?

  • Quels sont les acteurs de la gestion d’un projet de GID ? Et comment interviennent-ils dans ce projet ?

La pratique archivistique québécoise

La tradition québécoise en matière de gestion des archives jouit d’un ensemble de particularités. Elle est perçue sous un angle holistique intégrant une série d’interventions archivistiques à réaliser tout au long du cycle de vie des documents. On parle ainsi de l’archivistique intégrée. Elle est définie comme étant la pratique archivistique qui

[…] permet d’assurer l’unité et la continuité des interventions dans le cadre d’une politique d’organisation des archives. Une telle archivistique globale suscite l’atteinte de trois objectifs essentiels à sa viabilité, à savoir : garantir l’unité et la continuité des interventions de l’archiviste sur les documents d’un organisme et permettre ainsi une mise en perspective du principe des trois âges et des notions de valeur primaire et de valeur secondaire ; permettre l’articulation et la structuration des activités archivistiques dans une politique d’organisation des archives et intégrer la valeur primaire et secondaire dans une définition large des archives.

Rousseau, Couture et al. 1994, 50-51

Les auteurs ajoutent que l’archiviste, selon la perspective québécoise, n’est pas seulement perçu comme étant un simple gardien de mémoire organique et consignée. Son rôle dépasse cette vision pour s’impliquer dans l’ensemble des interventions archivistiques telles que la création, l’évaluation, l’acquisition, la description, la classification, la diffusion et la conservation des documents d’archives, et ce, dans une diversité des supports documentaires (Rousseau, Couture et al. 1994). Force est d’admettre que le rôle de l’archiviste est vital dans la constitution, la préservation et la valorisation de la mémoire organique et consignée, témoin des réalisations organisationnelles au fil du temps.

Dans un objectif d’harmoniser les pratiques archivistiques dans les organisations publiques québécoises et de pallier les problèmes de gestion des documents à la suite de leur décentralisation, plusieurs lois et règlements ont vu le jour. La Loi sur les archives (R.L.R.Q, A-21.1)[1], publiée officiellement pour la première fois en 1983, incite les organisations publiques québécoises à assurer une bonne gestion de leurs documents et à se doter de bons outils de gestion (c.-à-d. plans de classification et calendriers de conservation). La finalité ultime de cette obligation légale est respectivement (1) de favoriser le repérage efficace de ces documents et (2) d’en déterminer le sort final, en vertu des règles de conservation définies pour chaque type de documents. À cela s’ajoutent les préoccupations liées à l’accessibilité et à la sécurité des documents détenus par les organismes publics : la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (R.L.R.Q., A-2.1)[2] incite les organisations québécoises assujetties à se doter d’un plan de classification afin de permettre le repérage efficace des documents. Elle énonce également la marche à suivre afin de garantir la sécurité des documents détenus par les organisations publiques et d’en contrôler l’accessibilité. Conscientes de ces stipulations, ces organisations québécoises ont mis en place un programme de gestion des archives analogiques.

Avec les développements technologiques constants et la prolifération du numérique, la gestion documentaire fait désormais face à de nouveaux défis. Ce changement de paradigme marquant la notion d’immatérialité du document (support analogique vs support numérique) a instauré un changement dans la pratique archivistique québécoise. Celle-ci a subi une phase de transition d’une pratique dite « traditionnelle » (c.-à-d. analogique) à une pratique dite « hybride », conjuguant l’analogique au numérique. Cette pratique est connue sous le nom de la gestion intégrée des documents (GID). Avec le développement de la GID, de nouvelles lois ont vu le jour. La Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information (R.L.R.Q., C-1.1)[3] énumère les exigences auxquelles les documents numériques doivent satisfaire afin de se prévaloir du même potentiel probatoire et juridique que les documents analogiques[4] ainsi que les mesures à adopter pour assurer l’authenticité, l’intégrité, la fiabilité et l’exploitabilité des documents numériques. Dans le même sens, on mentionne le Cadre de référence gouvernemental en gestion intégrée des documents[5] (CRGGID), cet outil normatif visant à piloter l’implantation des SGID dans les organisations québécoises. Il se base sur un ensemble de lignes directrices énoncées dans les normes internationales en gestion des documents d’activité, telles que l’ISO 15489[6] et l’OAIS[7] (Open archival information system).

Fortes d’une conscience de ces dispositions légales, les organisations publiques québécoises tendent à adopter des dispositifs technologiques dans un objectif d’assurer une gestion documentaire saine et efficace. Souhaitant aboutir à une meilleure centralisation des documents et à leur repérage à des fins de prise de décision et d’amélioration des performances, ces organisations implantent des SGID. Ces systèmes sont issus de la conception de l’archivistique intégrée, telle qu’elle a été présentée plus haut.

Les systèmes de gestion intégrée des documents : particularités

Les SGID sont des systèmes de gestion documentaire dédiés à la gestion du cycle de vie complet des documents produits ou reçus dans le cadre des activités journalières des organisations. Ces systèmes offrent un ensemble de fonctionnalités documentaires : la capture, l’enregistrement, la description, la classification, l’indexation, la diffusion, la préservation, le tri et l’élimination. Ces fonctionnalités sont assurées grâce à l’interaction entre un ensemble de composantes de nature logicielle, sémantico-archivistique et procédurale (voir Figure 1) :

  • Le logiciel de GID : c’est la composante technologique qui rassemble les fonctionnalités documentaires regroupées dans des modules. Celles-ci doivent être adaptées aux profils des utilisateurs des SGID ;

  • Le plan de classification : c’est la première composante sémantico-archivistique du SGID. Il s’agit d’un schéma logique, avec des classes bien définies et hiérarchiquement établies, qui représente les grandes fonctions et activités issues des processus d’affaires et de la gestion de l’organisation interne. Il favorise un meilleur repérage des documents en format analogique et numérique. Les intitulés des classes/rubriques doivent être présentés d’une façon uniformisée ;

  • Le calendrier de conservation : basé sur la structure logique du schéma de classification, il définit les règles de conservation pour chaque document aux différentes étapes de son cycle de vie (phases active, semi-active et inactive). Il permet également d’établir le sort final des documents (élimination ou conservation permanente) ;

  • Le thésaurus : comprend une liste normalisée des termes (sujets et noms des personnes physiques et morales) pour une meilleure indexation des documents (des termes génériques et spécifiques, termes synonymes, termes associés), et ce, dans une optique de favoriser le repérage de l’information recherchée ;

  • Les composantes procédurales : par exemple les politiques organisationnelles de GID et les procédures. Elles font la liste des mesures à suivre pour piloter la mise en place et l’utilisation des SGID par les employés de l’organisation. Elles établissent les exigences techniques et ergonomiques que le logiciel de GID doit remplir. Elles servent également d’outil de vérification de la conformité des composantes sémantico-archivistiques aux exigences légales et normatives en vigueur pour une meilleure gestion documentaire.

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Les composantes d’un SGID

Les composantes d’un SGID

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Composés d’un ensemble d’éléments intégrés et en interaction, les SGID se veulent des systèmes complexes. Cette interaction permet de transformer les documents non traités en des documents bien organisés et décrits. Ceux qui renferment une valeur probatoire ou historique sont destinés à être conservés dans le système. Par l’exécution des processus archivistiques (c.-à-d. capture, enregistrement, description, classification, diffusion et conservation), ces systèmes contribuent, de façon itérative et continue, à la constitution et à la reconstitution de la mémoire institutionnelle organique et consignée, formant l’identité organisationnelle. Les SGID peuvent ainsi être considérés comme des systèmes de mémoire. Leur apport à la gouvernance documentaire[8] justifie, conjointement avec l’influence du cadre légal et réglementaire en archivistique, leur mise en place répandue en milieu organisationnel québécois. Comment ces systèmes sont-ils donc implantés dans les organisations québécoises ? Quelles sont les étapes d’un projet de GID ?

Les projets de GID : étapes

Les projets de GID comportent une série d’étapes et de sous-étapes enchaînées. Notre expérience professionnelle liée à la mise en place d’un SGID, ainsi que la recension d’un ensemble d’écrits professionnels rédigés par des archivistes québécois tels que Roberge (2016), Bourhis (2009-2010) et Couture (2010-2011) s’avèrent inspirantes, dans la mesure où elles permettront d’identifier et de décrire les principales étapes d’un projet de GID, énumérées comme suit[9],[10] :

  1. L’audit et l’analyse des besoins : implique le diagnostic des besoins en gestion documentaire et l’identification des objectifs du projet ;

  2. L’élaboration d’un plan d’action : il s’agit d’une liste des interventions à réaliser tout au long du projet. Il importe d’y définir les objectifs du projet, les ressources nécessaires (matérielles, humaines, financières, etc.) et le calendrier des affaires. Une étude de faisabilité doit être effectuée afin de s’assurer du caractère réalisable de l’ensemble des interventions prévues ;

  3. L’élaboration des plans de communication et de gestion du changement ;

  4. La rédaction d’une politique de GID : identifie le cadre légal et réglementaire en vigueur, les objectifs en gestion documentaire, les documents visés par la politique, les acteurs et leurs responsabilités ainsi que les exigences archivistiques et techniques à satisfaire ;

  5. L’élaboration du plan de classification : c’est l’établissement du schéma de classification logique des sujets des documents. L’idée est de permettre, grâce à un parcours des classes et des sous-classes (c.-à-d. la hiérarchie), d’offrir un survol de la portée thématique des documents visés par le projet de GID ;

  6. La conception du calendrier de conservation : en vertu des dispositions légales en vigueur (c.-à-d. la Loi sur les archives), cette étape implique la définition des règles de conservation pour chaque série des documents ;

  7. La définition d’un schéma de métadonnées : l’objectif de cette étape est de définir les métadonnées à attribuer aux documents à inclure dans le SGID, en vue de faciliter le repérage ;

  8. La rédaction des normes et procédures de GID : elles fournissent des lignes directrices afin de veiller à la bonne qualité des processus documentaires à exécuter par le SGID (p. ex. numérisation des documents, conservation pérenne, etc.) ;

  9. L’acquisition et l’installation de la solution logicielle de GID : la solution retenue doit comporter des fonctionnalités documentaires évolutives et en fonction des besoins exprimés par l’organisation. Il est impératif de se soucier des considérations d’ordre ergonomique du logiciel, en vue de promouvoir sa convivialité par les employés ;

  10. Le déploiement du SGID : c’est l’installation du système sur les différents postes des services de l’organisation visés par le projet de GID. Il s’agit également de former les utilisateurs et de produire la documentation pertinente à l’utilisation du SGID ;

  11. La numérisation des documents : durant ce processus, la lisibilité du contenu des documents doit être contrôlée. Il est impératif de s’assurer que le processus de dématérialisation des documents se fasse sans perte d’information ;

  12. L’utilisation du SGID : dont la description des documents, l’attribution des métadonnées, la classification des documents selon le schéma de classification élaboré, l’association des règles de conservation à chaque type de document et leur application, ainsi que la définition des règles d’accès en vue de garantir la sécurité des documents ;

  13. Le contrôle du SGID : la réalisation des évaluations périodiques du système en vue d’anticiper les dysfonctionnements potentiels ;

  14. La finalisation du projet de GID : implique la conduite des audits post-implantation en vue d’évaluer l’apport du SGID à la gestion documentaire.

Si ces processus paraissent, à première vue, faciles à exécuter, leur réalisation s’avère laborieuse. La complexité des projets de GID amène les intervenants de ces projets, notamment la haute direction, les gestionnaires et les archivistes, à choisir pour des approches managériales visant à coordonner les étapes mentionnées plus haut et les contrôler en vue de s’assurer de l’efficacité des résultats. Ces intervenants gravitent cependant autour du choix de la meilleure approche permettant de survivre à la gestion de ces projets. Ce choix se fait en fonction de nombreuses considérations, dont (1) l’envergure du projet, (2) les ressources allouées et (3) le calendrier d’affaires établi.

Afin de décrire comment la gestion de projet se manifeste dans le cadre des projets de GID, nous suggérons, dans un premier temps, de nous attarder à la définition de la gestion de projet. Nous présentons ensuite deux modèles de gestion de projet de mise en place des systèmes d’information (SI), soit la méthode traditionnelle et la méthode agile, tout en en signalant les forces et les limites de chacune. Enfin, nous identifierons le choix le plus adapté à la gestion des projets de GID et nous expliquerons comment il se concrétise dans ces projets.

La gestion de projet : définition et approches

La gestion de projet est une série d’interventions visant à planifier, organiser, exécuter et contrôler les activités d’un projet (Landry & Nasr 2011 ; Meredith & Mantel 2012 ; Roger 2012). Dans le cas de projets de SI, la gestion de projet se réalise en quatre étapes (Morley 2008) :

  • La conception : c’est la définition de l’architecture du système à mettre en place, en fonction des besoins de l’organisation. Cette étape implique également des activités d’élaboration des plans à approuver par la haute direction ;

  • Le développement : il s’agit de l’exécution du projet, par l’élaboration des différentes composantes conçues du système et de les tester pour s’assurer de leur fonctionnement ;

  • Le déploiement : c’est l’installation du système dans les différents services de l’organisation, après avoir formé les utilisateurs ;

  • La clôture : à cette étape, il s’agit de réaliser des audits post-implantation, de rédiger les rapports finaux et d’évaluer les résultats définitifs du projet.

Quelle est la logique de la réalisation de ces étapes ? Se base-t-elle sur un rythme linéaire, ou exige-t-elle plutôt un ensemble d’itérations ? Ces questionnements nous amènent à présenter, dans les lignes subséquentes, deux des approches les plus populaires en gestion de projets de SI : l’approche traditionnelle (linéaire) et l’approche agile (itérative).

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La gestion de projets selon l’approche traditionnelle

La gestion de projets selon l’approche traditionnelle

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La gestion de projet : l’approche traditionnelle

L’approche traditionnelle de la gestion de projet consiste à gérer celui-ci selon un processus linéaire et enchaîné d’étapes (voir Figure 2). Autrement dit, les étapes de conception, de développement, de déploiement et de clôture sont réalisées selon une logique linéaire, de telle sorte que les résultats de l’étape antérieure contribuent à l’exécution de l’étape qui succède (Wysocki 2009). Dans le cas des projets de mise en place de SI, la méthode en cascade[11] semble la plus populaire.

L’approche traditionnelle (c.-à-d. linéaire) exige une bonne connaissance du périmètre du projet (Boehm 2002 ; Williams 2005 ; Andersen 2006 ; Saynisch 2010). Autrement dit, les objectifs du projet, le calendrier de sa réalisation et les ressources à déployer devraient être clairement identifiés dès le début du projet. La rigidité de cette approche constitue cependant sa principale limite : il est difficile d’ajuster un projet après son exécution ; les modifications apportées engendrent des changements dans les besoins fonctionnels et des dépassements majeurs des délais et des budgets (DeCarlo 2004 ; Spundak 2014). Aussi, les résultats finaux pourraient s’avérer non satisfaisants advenant une mauvaise interprétation des besoins de l’utilisateur. Par exemple, le produit technologique développé pourrait ne pas répondre aux attentes de l’utilisateur final, dans la mesure où il s’avère peu ergonome ou il ne comprend pas tous les modules et fonctionnalités exigés. Cela constitue une limite en soi : l’implication des utilisateurs finaux est primordiale dans les projets de SI actuels. Ceux-ci sont orientés vers une approche centrée sur l’utilisateur, qui considère que cet acteur est le mieux placé pour juger de la qualité des résultats du projet (p. ex. logiciel développé). Ainsi, le rythme du projet évolue en fonction des attentes de cet utilisateur : son jugement sur les résultats partiels du projet détermine les ajustements à y apporter. Cette conception axée sur l’utilisateur a fait naître de nouvelles approches pour la gestion de projets de SI, dont l’approche agile.

La gestion de projet : l’approche agile

Cette approche moderne de gestion de projets se base sur une logique incrémentale, itérative et proactive (Cobb 2011 ; Rossberg 2015 ; Stern 2017). Selon cette approche rationnelle, le projet est découpé en étapes connues sous le nom d’itérations. Celles-ci, prenant la forme de « mini- projets », visent à accomplir des objectifs fonctionnels à l’issue desquels on aboutit à des résultats partiels, destinés à être contrôlés et évalués. Si nécessaire, ces résultats peuvent faire l’objet d’une révision. Dans le cas contraire, on se fixe un nouvel objectif fonctionnel, et ce, jusqu’à l’atteinte du but global du projet (p. ex. conception, développement et mise en place d’un logiciel). Cette évaluation peut également offrir la possibilité d’ajuster le budget et le calendrier de travail, et ce, en fonction des objectifs fonctionnels fixés et des résultats obtenus. Ainsi, l’idée derrière ce découpage est de renforcer la souplesse du projet quant à son adaptabilité aux changements (p. ex. ajout/suppression des modules, amélioration de la qualité de l’interface du logiciel, etc.).

Par ailleurs, grâce à une communication effective entre les membres de l’équipe du projet (p. ex. réunions quotidiennes) et l’utilisateur, cet acteur est fortement impliqué dans les différentes activités à réaliser. La visibilité et la transparence des résultats partiels du projet font en sorte que le projet est ajusté en fonction des besoins de l’utilisateur. Les vérifications et ajustements fréquents offrent ainsi une évolution du périmètre du projet au fur et à mesure de l’avancement des activités.

La gestion agile offre une souplesse au projet et s’oppose ainsi aux effets de la planification rigide. Elle garantit une gestion efficace des risques encourus dans les projets novateurs pour l’organisation, grâce au processus de découpage. Elle assure ainsi aux dirigeants et gestionnaires que le projet est conduit dans la bonne direction. En gestion des SI, les méthodes agiles les plus connues sont le scrum, l’ASD (Adaptive Software Development) et la méthode Crystal.

La Figure 3 ci-après illustre un exemple de gestion de projets selon cette méthode et montre comment le projet est découpé.

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La gestion agile d’un projet de SI : exemple du découpage de la phase de conception

La gestion agile d’un projet de SI : exemple du découpage de la phase de conception

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Si l’agilité garantit un contrôle et confère une grande adaptabilité au projet, elle impose cependant certaines limites. Par l’implication active des utilisateurs dans toutes les étapes du projet, les ajustements à apporter au projet peuvent s’avérer lourds, voire menacer le cadre fonctionnel du projet. Les changements continus ralentissent la finalisation du projet et, par conséquent, risquent de dépasser les ressources et le calendrier de réalisation. Notre expérience pertinente en gestion de projets selon cette approche témoigne bien de cette limite. À cela s’ajoute le nombre infini des réunions qui se tiennent entre les membres de l’équipe du projet. Elles peuvent ralentir l’avancement du projet, puisqu’à chaque réunion, des changements peuvent être suggérés. Cela entrave par conséquent la concentration de chaque membre de l’équipe sur ses tâches.

Tableau 1

Comparaison des caractéristiques de la gestion de projets selon les approches traditionnelle et agile

Comparaison des caractéristiques de la gestion de projets selon les approches traditionnelle et agile

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Afin de nuancer les principales caractéristiques des approches de gestion de projets traditionnelle et agile, nous suggérons le tableau de synthèse ci-dessus (voir Tableau 1).

Il ressort du Tableau 1 que la gestion de projets peut se réaliser en suivant l’une ou l’autre méthode, et ce, en fonction des exigences du projet et de son envergure. Cette comparaison fait naître des questionnements quant à l’approche la plus adaptée aux projets de GID, ces projets revêtant une importance particulière en raison du caractère complexe des SGID et de la diversité des processus technico- archivistiques qu’ils exécutent. C’est ce qui sera abordé dans la section suivante.

La gestion d’un projet de GID : quelle approche privilégier ?

Comme mentionné précédemment, la réalisation des projets de GID s’avère laborieuse et s’étale sur une longue durée. Faute d’une bonne gestion, le taux de risque associé à ces projets s’avère important. Afin d’augmenter les chances de réussite de tels projets, le choix de la bonne approche de gestion est particulièrement utile.

Une des caractéristiques déterminantes des projets de GID, à l’instar des projets de mise en place de SI, est que l’utilisateur final en constitue le centre. Il est fréquemment consulté tout au long du projet afin de s’assurer de la bonne compréhension de ses besoins et que les résultats issus de chaque étape du projet correspondent à ses attentes. La forte implication de l’utilisateur final dans ces projets remonte à une nécessité cruciale de gagner l’adhésion de cet acteur au changement technologique : l’introduction d’un SGID dans une organisation instaure certes des changements majeurs dans les procédures de travail individuelles et organisationnelles. Il s’agit d’adopter des outils holistiques jumelant à la fois les deux mondes documentaires (c.-à-d. analogique et numérique). Considérant le caractère complexe de ce changement dans les procédures de travail, une certaine résistance à ce changement pourrait se manifester chez une catégorie d’employés — qui sont d’ailleurs les utilisateurs finaux du SGID — connue sous le nom du status quo bias. Cette résistance renvoie au désir de ces employés de maintenir leur situation actuelle : pour eux, les procédures de travail habituelles s’avèrent parfaitement satisfaisantes et il n’est donc pas nécessaire de les modifier par la mise en place d’un nouveau système. Il s’agit d’un véritable défi à soulever par les gestionnaires et les archivistes, car, sans l’adhésion de ces employés, le projet de GID peut être voué à l’échec en raison de la non-utilisation du SGID une fois implanté.

Afin de renforcer l’adhésion des employés à ce changement technologique, il importe de les impliquer dans les différentes étapes du projet, et ce, aux étapes de sa conception, de son développement, de son déploiement et de sa clôture. Cela fera en sorte que le SGID sera conçu en fonction des attentes de ces employés et de promouvoir par conséquent son utilisation dans l’organisation. Cette consultation régulière instaure une certaine dynamique dans le projet et, par conséquent, engendre un taux important de changement. Ainsi, la méthode qui semble la plus adaptée pour la gestion de ces projets est la méthode agile. Comment se manifeste donc l’agilité dans la réalisation des projets de GID ?

Si l’on veut positionner les étapes d’un projet de GID par rapport à celles d’une gestion de projets de type agile, le découpage serait, d’après notre expérience, comme suit :

Étape de conception

Une fois l’audit et l’analyse des besoins réalisés, il importe d’élaborer un plan d’action faisant état de l’ensemble des interventions à réaliser durant le projet. Avant de soumettre ce plan pour approbation, une étude de faisabilité est à réaliser. En effet, cette étape peut se réaliser selon un rythme itératif, si le projet n’est pas faisable en fonction de la réalité de l’organisation. Par exemple, une insuffisance d’espace de stockage sur les serveurs informatiques impliquera une réduction du volume des documents visés par le projet de GID. Il en va de même pour le plan d’action élaboré : il est sujet à changement à la suite des demandes des utilisateurs, ce qui donnerait naissance à des itérations autant que nécessaires.

Étape de développement

C’est l’élaboration des composantes du SGID. En raison de la complexité de cette étape, elle est réalisée sous la forme d’un projet pilote, afin de valider la qualité des composantes conçues et d’anticiper les risques encourus. Le projet pilote impliquera comme utilisateurs les représentants des unités administratives visées par la gestion documentaire. Cela renforce en effet l’assimilation des besoins de ces utilisateurs et permet d’augmenter les chances d’utilisabilité du SGID après sa mise en place.

De prime abord, cette étape est amorcée par la rédaction des documents normatifs de l’organisation. Il s’agit de la politique organisationnelle en matière de GID, des procédures et des normes relatives à l’utilisation du SGID après son déploiement. La rédaction de ces documents est suivie d’une demande d’approbation par la haute direction de l’organisation. Après l’approbation, ces documents normatifs sont diffusés auprès de l’ensemble du personnel.

Pour ce qui est de l’élaboration des outils de gestion (c.-à-d. plan de classification et calendrier de conservation), un échantillon représentatif des séries documentaires est défini. L’idée de cet échantillonnage est de tester l’efficacité du repérage à l’aide du plan de classification et de vérifier l’applicabilité des règles élaborées pour le calendrier de conservation.

L’élaboration du plan de classification doit porter un intérêt particulier aux attentes des utilisateurs finaux du SGID. En effet, plusieurs auteurs signalent dans leurs écrits scientifiques qu’une bonne raison pour laquelle les systèmes de gestion documentaire moderne ne sont pas effectivement utilisés par les employés est la non-assimilation de la logique suivie pour la conception du schéma de classification (Foscarini 2009 ; Lewellen 2015). Ainsi, les employés se trouvent perplexes quant au choix de la bonne catégorie dans laquelle un document d’activité doit être classé. Il en va de même pour la qualité du repérage des documents : en raison de la non-familiarisation avec la logique d’organisation des documents suggérée dans le plan de classification, un employé éprouve des difficultés à repérer un document qui aurait dû être classé, selon la conception de cet utilisateur, sous une autre classe ou sous-classe. Ainsi, le plan de classification doit être établi par consensus des utilisateurs finaux du SGID : ceux-ci décident de la logique sur laquelle cet outil de gestion va être basé (p. ex. processus d’affaires), du nombre de niveaux ainsi que la nature de la notation (numérique, alphanumérique, etc.).

La conception du calendrier de conservation, tout comme pour le plan de classification, doit également impliquer les utilisateurs finaux du SGID. Chaque règle du calendrier de conservation doit être associée à une rubrique du plan de classification établi (Roberge 2016), d’où la nécessité de s’assurer que le calendrier de conservation est bien lié au plan de classification conçu. L’élaboration des règles exige une définition des délais de conservation en vertu de la législation archivistique en vigueur (entre autres, la Loi sur les archives). En outre, les organismes publics ont l’obligation de soumettre ces règles de conservation à l’autorité compétente, soit Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) en vue de leur approbation. Les règles à modifier sont signalées par cette institution. Les utilisateurs sont également invités à donner leurs opinions sur les règles de conservation définies, en vue de s’assurer que celles-ci seront effectivement appliquées à l’issue du projet de GID.

En revanche, le développement du thésaurus se veut un processus moins compliqué que celui des outils de gestion : il est plus aisé de définir les termes génériques et spécifiques représentant le contenu des documents. Pour les noms des personnes physiques et morales, leur morphologie fait l’objet d’une uniformisation afin d’améliorer la qualité du repérage.

Quant à la solution logicielle choisie, elle doit répondre aux attentes ergonomiques et techniques des utilisateurs finaux : elle doit intégrer l’ensemble des modules permettant la gestion du cycle de vie complet des documents de l’organisation. L’interface doit être suffisamment ergonome afin de faciliter l’exploitation des fonctionnalités documentaires et collaboratives et de permettre une meilleure lisibilité du contenu.

La conception finalisée du SGID est suivie d’un ensemble de tests de performances pour s’assurer du bon fonctionnement du système et d’en anticiper les risques. Après avoir apporté les modifications nécessaires, le projet pilote est clos et le SGID est déployé dans les services de l’organisation.

Étape de déploiement

Elle implique l’installation du système dans les diverses unités administratives visées et l’organisation des formations pour les employés en vue d’une utilisation effective du SGID. Une fois ces utilisateurs formés, le processus de l’utilisation du système est amorcé : la numérisation des documents[12], leur capture et enregistrement, leur description, leur classification selon le schéma élaboré, leur indexation, le contrôle de leur accessibilité et leur archivage selon les règles de conservation précédemment définies. Le processus de numérisation des documents pourrait s’avérer itératif dans le sens où des exigences liées à la qualité du contenu et à la sécurité de l’information sont prises en compte (dont les exigences de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, notamment pour le principe de l’équivalence fonctionnelle des documents). En effet, il s’agit d’un processus complexe qui pourrait engendrer des actions répétitives si la qualité de la numérisation n’est pas jugée appropriée (lisibilité limitée du contenu, perte d’information, non-compatibilité avec les formats de conservation, etc.). La norme ISO 13028 (2010) : Information et documentation — Mise en oeuvre des lignes directrices pour la numérisation des enregistrements s’avère un bon référentiel pour assurer la bonne qualité du processus de la migration des supports.

Étape de clôture

C’est la phase ultime du projet de GID durant laquelle des évaluations périodiques sont à réaliser en vue de s’assurer du bon fonctionnement du SGID. Des études axées sur la satisfaction des utilisateurs sont vivement recommandées afin de promouvoir la convivialité du système et d’améliorer sa qualité par la réalisation des correctifs nécessaires.

En définitive, les projets de GID nécessitent l’adoption d’une approche managériale efficace pour pallier les risques qu’ils représentent. L’approche agile semble la plus adaptée à la nature complexe de ces projets. Cette gestion ne peut cependant pas être assurée sans la collaboration d’un ensemble d’acteurs qui jouissent des compétences techniques, archivistiques et managériales nécessaires à la bonne conduite des projets de GID. Qui sont ces acteurs ? Et comment interviennent-ils dans les différentes étapes de ces projets ?

Acteurs d’un projet de GID : identification et définition des rôles

La gestion d’un projet de GID nécessite un ensemble de compétences managériales, techniques et archivistiques visant à coordonner les activités et à veiller à leur bonne réalisation. Plusieurs acteurs interviennent dans cette gestion :

La haute direction

Son rôle est la pierre d’assise pour le projet de GID. Son engagement continu tout au long du projet lui permet d’accompagner la réalisation du projet par l’approbation des décisions établies par l’archiviste et les gestionnaires. L’attitude positive qu’elle exprime garantit la continuité du projet de GID. Les politiques approuvées par la haute direction doivent être diffusées auprès de l’ensemble du personnel de l’organisation (Roberge 2016), et ce, dans un objectif de piloter la mise en place du SGID et son utilisation.

Les gestionnaires

Leur contribution est également vitale aux différentes étapes du projet de GID. Ils sont responsables de la concrétisation des principes énoncés dans la politique organisationnelle de GID. Ils jouent un rôle d’intermédiaire entre la haute direction et les employés : ils opérationnalisent les stratégies de gestion de changement et de la communication établies pour le projet. Ils influencent la stratégie de la gestion de changement : ils jouent le rôle de motivateurs, de leaders et de modèle auprès des employés (Jackson & Humble 1994). Ce sont les personnes responsables de la traduction des intentions et des stratégies établies par la haute direction en activités concrètes (Jackson & Humble 1994). Après le déploiement du SGID, les gestionnaires contrôlent son utilisation par les employés et veillent à ce que les perceptions de ces utilisations soient en faveur de la convivialité de ce système.

Les archivistes

Ce sont les acteurs se situant à la tête des projets de GID. Ils participent à la rédaction des politiques, des procédures et des normes en matière d’utilisation du SGID. Ils sont les mieux placés pour élaborer et valider les outils de gestion documentaire (plan de classification et calendrier de conservation). Ils se soucient également de la qualité des documents (respect des exigences archivistiques telles que l’authenticité, la fiabilité, l’intégrité et l’exploitabilité) et de la sécurité de l’information lors du transfert des supports.

Les représentants des unités administratives

Ils sont également les représentants de l’ensemble des utilisateurs auxquels le SGID est destiné. Par leur implication active dans l’ensemble des activités du projet, depuis la conception jusqu’à la clôture, ils orientent celui-ci par l’expression continue de leurs besoins non seulement en matière de gestion documentaire, mais aussi à l’égard des propriétés ergonomiques du système. Leur collaboration renforce les chances de réussite des projets de GID.

Les intervenants techniques

Leur rôle se manifeste à l’étape du développement, du test du SGID et de son déploiement. Ils s’occupent de la dimension ergonomique du système, de l’affichage correct du contenu, du bon fonctionnement des modules et de la compatibilité des formats de stockage avec les exigences techniques de la solution logicielle retenue.

Il en ressort que les acteurs d’un projet de GID interviennent, à l’exception des intervenants techniques, dans l’ensemble des étapes du projet. La contribution la plus importante réside cependant chez les utilisateurs du SGID. Cette implication active des utilisateurs constitue en quelque sorte la dynamique des projets de GID, en raison des changements continus à apporter. Cela vient en effet soutenir le choix de l’approche agile pour la gestion de tels projets.

Conclusion

Les projets de GID sont de nature complexe. La réalisation des processus et activités de tels projets, allant de l’analyse des besoins jusqu’à l’audit post-implantation, en passant par l’élaboration des composantes du SGID et son déploiement, exige une planification, une coordination et un contrôle rigoureux. Ainsi, ces projets sont gérés selon quatre étapes : la conception, le développement, le déploiement et la clôture. La réalisation de ces étapes se fait souvent d’une façon itérative, afin d’en anticiper les risques et d’aboutir aux résultats escomptés. La répétition des activités et leur découpage en mini-projets relèvent des caractéristiques de l’approche agile de la gestion de projets.

Par ailleurs, la dimension humaine n’est pas à négliger dans ces projets. Leur bonne conduite est conditionnée par l’intervention d’un ensemble d’acteurs jouissant de compétences archivistiques, techniques et managériales. Le soutien et l’approbation de la haute direction sont déterminants dans les projets de GID : les procédures et politiques sont approuvées pour être diffusées auprès de l’ensemble des employés visés par le projet. Les gestionnaires remplissent un rôle d’intermédiaire entre la haute direction et les employés, dans la mesure où ils opérationnalisent les principes énoncés dans les politiques et les procédures en matière de GID. Ils sont également responsables de l’étude des besoins des employés et de leurs représentants, et ce, tout au long du projet. Le rôle des intervenants techniques, pour leur part, se limite à l’étape du développement du système et plus précisément de la solution logicielle : ils ajustent les modules suggérés et effectuent les tests de performance pour s’assurer du fonctionnement adéquat du SGID. Pour l’étape du déploiement, ils installent le SGID sur l’ensemble des postes informatiques des services administratifs visés par le projet. Au carrefour de ces interventions se situent les utilisateurs, qui sont d’ailleurs les employés de l’organisation : ils orientent le projet par l’expression continue de leurs besoins. Ils rajoutent une touche dynamique à ces projets, puisque le changement y tient part importante. Il reste cependant à voir comment ces utilisateurs vont appréhender le SGID et quels sont les usages qui en seront faits en fonction des propriétés du contexte organisationnel dans lequel ces acteurs opèrent.