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Depuis plusieurs années, la polarisation idéologique du discours des élites est une tendance qu’on observe dans nombre de sociétés occidentales. Le Québec n’échappe pas à ce phénomène, ce dont rend compte l’ouvrage La guerre culturelle des conservateurs québécois, paru sous la direction du politologue Francis Dupuis-Déri et du didacticien Marc-André Éthier. La plupart des textes qu’on y trouve sont tirés de communications présentées à l’occasion du colloque « La réaction tranquille », tenu à l’Université du Québec à Montréal en mars 2011.

Dans une introduction fort éclairante, Dupuis-Déri et Éthier tracent les contours de la lutte que mène « depuis plus de vingt ans la droite contre la gauche et les mouvements progressistes québécois » (p. 9). Reprenant le concept américain de « guerres culturelles » (culture wars), les auteurs décrivent l’existence au Québec de réseaux d’influence formés d’intellectuels conservateurs appartenant aux élites universitaires et médiatiques qui se dressent contre ce qu’ils perçoivent comme les excès du féminisme, du multiculturalisme et autres avatars du progressisme. Dupuis-Déri et Éthier analysent les stratégies rhétoriques employées par les conservateurs québécois (en particulier le sociologue et chroniqueur Mathieu Bock-Côté) et en relèvent les principales contradictions. Selon les auteurs, les progressistes doivent répondre aux attaques que leur lancent les conservateurs, et c’est là un des objectifs de cet ouvrage, que reprennent à leur compte la plupart des collaborateurs et collaboratrices.

Le reste de l’ouvrage est constitué de trois parties comprenant chacune deux chapitres. La première inscrit la lutte entre progressistes et conservateurs dans une perspective historique. Le politologue Frédéric Boily propose une histoire des droites au Québec depuis le tournant du vingtième siècle. Ce faisant, il distingue « la droite économique ou libertarienne » de la « droite identitaire ou culturelle » (p. 70). Boily remarque que la droite identitaire-culturelle ne s’est pas effacée au lendemain de la Révolution tranquille et est demeurée présente au Québec jusqu’à aujourd’hui, alors qu’elle est entre autres incarnée par le maire de Saguenay, Jean Tremblay. De son côté, l’historienne Denyse Baillargeon apporte une perspective féministe fort pertinente sur l’histoire du nationalisme québécois. S’intéressant aux liens entre les différents mouvements nationalistes qui ont fait leur apparition au Québec et les mouvements féministes, elle montre comment « le nationalisme de droite – courant qui a été fortement majoritaire au Québec jusqu’aux années 1960 – s’en est pris à toutes velléités d’émancipation des femmes, de quelque nature que ce soit, de manière à les maintenir dans leur rôle d’épouse et de mère, rôles jugés instrumentaux pour la survie nationale » (p. 86). Baillargeon souligne par ailleurs que les mouvements nationalistes de gauche qui ont pris le devant de la scène à partir des années 1960 ne se sont guère montrés plus ouverts aux enjeux liés à l’émancipation des femmes. L’historienne constate que la construction historiquement genrée du rapport à la nation n’a trouvé que peu d’échos au sein de l’historiographie québécoise, particulièrement chez les historiens nationalistes conservateurs de la « nouvelle sensibilité ».

La deuxième partie de l’ouvrage porte sur l’historiographie québécoise et sur l’enseignement de l’histoire. L’historien Martin Petitclerc montre comment un certain « essoufflement » de l’histoire sociale au Québec au cours des dernières décennies a ouvert la porte à une critique en règle de ce courant de la part des historiens de la nouvelle sensibilité et d’autres intellectuels conservateurs, qui lui ont reproché d’être « prétentieuse, téléologique et structuraliste » (p. 134) en plus d’avoir négligé la question nationale. Petitclerc appelle les tenants de l’histoire sociale à répondre à ces critiques (souvent infondées selon lui) afin de revivifier ce courant historiographique. De leur côté, les didacticiens Marc-André Éthier, Jean-François Cardin et David Lefrançois reviennent sur les polémiques récentes autour du contenu des cours d’histoire au Québec, particulièrement au secondaire. Si les critiques se sont manifestées à gauche comme à droite pour dénoncer les contenus proposés, elles ont essentiellement fait le nid des nationalistes conservateurs (p. 155), qui ont notamment reproché au nouveau cours d’histoire et d’éducation à la citoyenneté d’avoir escamoté le récit national québécois au profit d’un récit édulcoré, dénationalisé et sans conflit. Éthier, Cardin et Lefrançois défendent quant à eux l’approche promue par le nouveau cours, qu’ils jugent pertinente dans la formation citoyenne des jeunes Québécoises et Québécois.

La troisième partie de l’ouvrage s’attarde à décrire la figure du « conservateur de gauche », un intellectuel appartenant à une mouvance qui occupe une place importante et méconnue au Québec. Francis Dupuis-Déri analyse la pensée de certains de ces conservateurs de gauche, en particulier celle du sociologue Michel Freitag (1935-2009). Le politologue s’intéresse particulièrement à la posture des conservateurs de gauche à l’endroit du mouvement féministe. Il montre que ceux-ci « insistent pour critiquer les féministes et leur faire la leçon » (p. 187). Leurs critiques soi-disant bienveillantes adressées aux féministes s’apparentent aux « tirs amis » identifiés par la chercheuse féministe Judith Taylor, dont Dupuis-Déri reprend la grille d’analyse (p. 169-170). Finalement, dans le dernier chapitre de l’ouvrage, le sociologue Mathieu Jean s’intéresse à un conservateur de gauche fort actif au cours des dernières années, le philosophe Éric Martin, en s’attardant à la critique que ce dernier a fait du mouvement étudiant lors de la grève de 2012. Martin aurait décrit ce mouvement comme « une ‘révolte complice’ du néolibéralisme, parce qu’elle contribuerait à éroder l’universalisme de l’État, refuserait la transcendance des institutions et rejetterait la verticalité et l’autorité » (p. 199), alors que, selon Jean, cette critique relèverait d’une « conception tronquée et réductrice du néolibéralisme » (p. 215) et s’inscrirait dans la mouvance néoconservatrice qui essaime à partir des années 1960.

L’ouvrage dirigé par Dupuis-Déri et Éthier est d’une grande pertinence dans le contexte actuel, alors que la société québécoise a été le théâtre au cours des dernières années d’une multitude de débats portant sur l’identité nationale, l’intégration des immigrants (notamment ceux de religion musulmane), les droits et les revendications des femmes et autres groupes minoritaires et l’éclatement des identités sexuelles traditionnelles. Tous ces débats ont mis en lumière l’existence de réseaux intellectuels réactionnaires (dans son acception originelle, c’est-à-dire qui s’inscrit en réaction aux transformations qui marquent une société), actifs et visibles. Ce livre s’inscrit dans une volonté de répondre à ce conservatisme, de gauche comme de droite, qui a fait de la gauche progressiste, féministe et multiculturaliste son bouc émissaire pour expliquer un certain « déclin » de la société québécoise incarné par la perte de ses valeurs traditionnelles.

On peut certes reprocher au livre son côté quelque peu tendancieux qui agacera sans doute les lecteurs qui ne partagent pas le point de vue des auteurs, dont plusieurs sont des figures connues du militantisme progressiste. Toutefois, si le propos général de l’ouvrage penche à gauche, on se doit de reconnaître que les contributions qu’on y trouve reposent sur une recherche documentaire bien menée et que le propos est généralement convaincant. Mentionnons par ailleurs la perspective pluridisciplinaire (science politique, histoire, sociologie, didactique, études féministes) qui enrichit le propos de l’ouvrage en élargissant le champ des perspectives.

La guerre culturelle des conservateurs québécois apporte de nombreuses contributions originales, dont la plus intéressante est sans doute la réflexion autour du conservatisme de gauche. Alors que, trop souvent, « conservatisme » et « droite » sont présentés comme des synonymes, l’ouvrage évite ce piège conceptuel, ce qui permet de mieux comprendre la complexité des débats sociaux, au Québec comme ailleurs. À travers la figure paradoxale du conservateur de gauche, supposément allié (quoique critique) des mouvements de gauche progressiste, mais qui fait essentiellement le jeu des conservateurs de droite, on peut aller au-delà d’une conception binaire de ces débats. Cela dit, une question s’impose d’emblée : si l’on trouve des conservateurs de gauche, peut-on envisager l’existence de progressistes de droite (par exemple, au sein des mouvements libertariens) et ceux-ci jouent-ils un rôle dans les guerres culturelles, au Québec comme ailleurs ?

Puisqu’on parle de guerres culturelles, il faut noter que le terme, bien que présent dans le titre, est sous-utilisé dans l’ouvrage. Seuls Francis Dupuis-Déri et Marc-André Éthier en parlent explicitement dans l’introduction. Bien qu’ils mentionnent qu’ils empruntent ce concept à la sociologie et à la science politique américaines, ils passent vite sur la définition du terme, ne font référence à aucun des auteurs clés qui ont travaillé sur cette question aux États-Unis, et ne prennent pas le temps de montrer dans quelle mesure la guerre culturelle à l’américaine est un concept qui peut se transposer au sein de la société québécoise. C’est là l’une des seules critiques que l’on peut adresser à cet ouvrage. Souhaitons néanmoins qu’il pavera la voie à une réflexion autour du concept même de guerres culturelles dans le cadre québécois, ce qui, dans le contexte actuel, semble être un chantier des plus prometteurs.