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Ce douzième volume de la collection Sprache – Identität – Kultur publié aux éditions Peter Lang en mai 2016 est un hommage au linguiste et lexicographe québécois Louis Mercier « qui a consacré sa carrière à décrire le français québécois et à démystifier l’idée d’une langue unique pour l’ensemble des francophones. » (4e de couverture), Louis Mercier a participé à tous les projets d’envergure entrepris en lexicographie au Québec dans les dernières décennies : l’Index lexicologique québécois (1986), le Fichier lexical du Trésor de la langue française au Québec, le Dictionnaire plus (1988), le Dictionnaire historique du français québécois (1998) et, tout récemment, le dictionnaire en ligne Usito (2013) pour lequel il a été responsable de l’édition.

Les rédacteurs Wim Remysen et Nadine Vincent ont organisé les contributions de l’ouvrage autour de trois thèmes qui ont orienté les activités de Louis Mercier comme chercheur :

mise en valeur du patrimoine linguistique d’une société, ancrage de la description de la langue dans la socioculture dont elle porte les traces et dont elle se veut le reflet, réflexion sur les différentes normes qui orientent les pratiques des locuteurs lorsqu’ils exploitent toutes les richesses de leur langue.

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Cinq contributions s’insèrent dans le thème de l’exploitation des ressources lexicologiques de diverses natures. Les deux premières font écho au souci qu’a eu Louis Mercier d’encourager l’exploitation de la documentation, en partie éditée et formatée par lui, de la Société du parler français au Canada, société vouée à l’étude et au perfectionnement de la langue des Canadiens français entre 1902 et 1962.

Cristina Brancaglion dépouille les articles parus dans le Bulletin de la Société du parler français au Canada dans la période de 1910 à 1930 sur la querelle entourant la question « Does the French-Canadian speak real French? ». Pour sa part, Wim Remysen étudie les attestations géolinguistiques collectées entre 1904 et 1906 par la même Société lors d’enquêtes linguistiques au Québec et dans les régions limitrophes (Ontario et Nouveau-Brunswick) pour classer les usages des mots de vocabulaire et de leurs acceptions selon les régions.

Karine Gauvin exploite 26 ouvrages de référence différents pour montrer que, contrairement à l’idée reçue, l’application du vocabulaire maritime à des réalités terrestres n’est pas exclusif aux français québécois et acadien, et que le processus date d’avant la colonisation. C’est d’un corpus de lettres écrites par des soldats Canadien-Français durant la Première Guerre mondiale que Pierre Rézeau tire ses données pour produire des fiches dictionnairiques sur 239 mots considérés comme des « canadianismes ». Les données pourront être intégrées à des dictionnaires en ligne.

De son côté, Josée Vincent fouille la bibliothèque et le Fonds Louis Alexandre Bélisle pour démontrer que le premier dictionnaire général de la langue française au Canada est l’oeuvre d’un compilateur-réviseur plus que d’un lexicographe. En compilant des entrées et des illustrations glanées dans différentes sources canadiennes, européennes et américaines, Bélisle voulait doter la société d’un dictionnaire grand public qui donnait le portrait d’une société moderne, nord-américaine « à la fois gardienne de ses origines et tournée vers l’avenir » (p. 160).

Pour clore cette partie sur le patrimoine, « Un second souffle pour les recherches sur la langue au Québec » lance un cri d’alarme pour la préservation du patrimoine lexicologique produit au cours des années de grande effervescence (1970 et 1980) et ultérieurement. Esther Poisson propose la création d’un Institut qui aurait pour mandat de conserver la documentation, d’en faire la promotion et de redonner vie à la recherche scientifique sur le patrimoine québécois en donnant un accès ouvert et libre à la documentation accumulée (p. 174).

Le dictionnaire du français québécois en ligne Usito (2013) est à l’honneur dans la partie intitulée « Socioculture ». Ce dictionnaire a pour mandat de « dégager la norme du français au Québec, en fonction de l’histoire, de la culture et des réalités du Québec » (p. 199, cité de Piron et Vincent 2012[1]). À ce titre, l’ordre hiérarchique des sens décrits dans les entrées du dictionnaire Usito vont de l’usage québécois à l’usage dans d’autres variétés de français. Nadine Vincent (p. 183-84) donne l’exemple du sens du mot oie dans le dictionnaire Usito : la première mention est celle de l’oie sauvage, typique au Québec, puis la mention de l’oie domestique, qui prévaut dans le Petit Robert. Constatant l’absence des sens figurés des noms d’oiseaux dans les dictionnaires du 21e siècle, l’auteure propose de bonifier les définitions des dictionnaires en ligne, qui n’ont essentiellement pas de limite d’espace, en ajoutant de telles propriétés socioculturelles de sorte que les locuteurs s’identifient à la langue qui y est décrite et qu’ils s’ouvrent aux cultures avec lesquelles ils sont en contact, conclut N. Vincent. (p. 195).

Chiara Molinari étudie pour sa part la représentation du français québécois dans le dictionnaire en ligne Usito. Elle montre en quoi les articles thématiques qui accompagnent les descriptions des mots dans les entrées du dictionnaire ajoutent une dimension culturelle au dictionnaire et permettent de faire la part avec le reste de la francophonie comme en témoigne les articles consacrés au français acadien, helvétique et belge.

« Fonctions et créativité de l’illustration ornementale dans le Petit Larousse illustré de 2005 à 2016 », rédigé par Daniella Coderre Porras, une spécialiste de l’illustration qui a suivi les enseignements de Louis Mercier, s’intéresse aux vignettes capitulaires dans le Petit Larousse illustré des années 2005 à 2016. Si un locuteur francophone d’esprit ouvert peut se reconnaitre dans les illustrations du Larousse illustré, on peut se demander quelle iconographie éveillerait l’imaginaire des francophones québécois et nord-américains.

La troisième partie de l’ouvrage pose la question du positionnement des linguistes face à la norme représentée dans les ouvrages linguistiques et dictionnairiques. C’est grâce à un forum de discussion mis en place dans un cours de révision linguistique que Caroline Dubois a pu résoudre la tension entre l’attitude normative stricte pratiquée et attendue des professionnels de la langue, et l’acceptation d’une norme multiple promue acquise grâce à la formation linguistique qu’elle a reçue auprès de Louis Mercier.

Puisant dans une solide théorie du nivellement linguistique opposant la standardisation, processus qui va de l’imposition d’une variété imposée en aval, et la koéinisation, nivellement à partir de la base, André Thibault montre que les humoristes contemporains exploitant les variantes stigmatisées en langue, comme la prononciation du « r » en recul dans l’usage, font la promotion des formes appelées à devenir le standard.

Pour clore cette section, Sophie Piron et Hélène Cajolet Laganière justifient par une démarche linguistique rigoureuse l’usage (ou le non usage) du trait d’union dans les mots composés figurant dans le dictionnaire Usito. Elles misent sur la dichotomie entre l’extension, restrictive ou explicative, dans le rapport entre des groupes du nom juxtaposés (N1 N2).

Les deux articles de l’épilogue mettent en relief le portrait attachant de Louis Mercier qui émanait déjà de l’ensemble des contributions. Sous le titre « Louis Mercier, pour la défense et l’illustration de la variété québécoise du français », Amélie-Hélène Rheault retrace le cheminement du lexicographe en l’agrémentant d’anecdotes personnelles et de témoignages de personnes qui l’ont fréquenté. Le mot de la fin revient à Patrick Nicol. Il relate une soirée passée en compagnie de Louis Mercier au moment où ce dernier « quittait » son poste au triste sens de le quitter et de le laisser vacant (p. 376).

La langue française au Québec et ailleurs. Patrimoine linguistique, socioculture et modèles de référence laisse peu de place à la langue française « ailleurs ». Seules K. Gauvin et C. Molinari y font expressément référence. Cette dernière fait état en conclusion de son article du tiraillement du peuple québécois « entre le besoin d’une auto-reconnaissance et une auto-affirmation d’une part et le désir de proposer et de reconnaître des liens avec l’altérité de l’autre » (p. 222).

L’appui manifesté par les éditeurs pour ce recueil d’articles et la participation à l’ouvrage par des chercheurs et chercheuses de divers horizons témoignent de l’envergure et de l’ouverture qui a animé le projet québécois. Le chemin parcouru au cours du 20e siècle pour légitimer une variété « régionale », les méthodes adoptées pour décrire la langue identitaire pourront inspirer d’autres sociétés.

En approchant la langue dans sa dimension la plus attachante, son vocabulaire, par le biais de la lexicographie, l’ouvrage intéressera les nombreux adeptes de la langue et des dictionnaires. Les articles sont très fouillés, les enjeux bien mis en lumière, la méthodologie clairement exposée mais sans lourdeur. L’ouvrage est une entrée en matière essentielle pour la génération appelée à assurer la relève en lexicographie. Une bibliographie quasi exhaustive ressort des références citées dans le volume.