Corps de l’article

1. Introduction

Dans nos sociétés, notamment francophones, les pratiques alimentaires, la table et la convivialité occupent une place primordiale. Et l’alimentation, de façon plus générale, fait constamment l’objet d’une mise en discours, par exemple dans la publicité, les émissions culinaires (dont l’offre s’est multipliée dans la mouvance de la tendance foodie ou du foodporn), les sites de recettes ou de critiques de restaurants, ainsi que sur les réseaux sociaux. Le site web de restaurant constitue à cet égard une forme incontournable de la médiatisation du culinaire. Ainsi, afin de caractériser à travers un prisme particulier[1] l’univers alimentaire francophone, la présente contribution[2] tâchera de faire ressortir les similarités et les différences culturelles en regard des thèmes typiques émergeant d’un ensemble de sites web de restaurants de France et du Québec, les uns spécialisés dans la cuisine française et les autres dans la cuisine libanaise. Cette démarche comparative mettra notamment en lumière les valeurs communes et spécifiques rattachées à la cuisine française, à la cuisine libanaise, à l’identité des lieux de consommation et aux vins, selon que ces thèmes sont développés dans des sites de restaurants de France ou du Québec. À partir de la sémantique interprétative élaborée par François Rastier, il s’agira de rendre compte des représentations et des traits érigés par ces vitrines numériques qui reflètent à leur manière et dans sa diversité la « francophagie ».

2. L’analyse sémantique des sites web de restaurant

2.1. Problématique et cadre théorique[3]

Le restaurateur soucieux de faire mousser sa cuisine et l’atmosphère de son établissement peut difficilement échapper à l’univers numérique. Le site web de restaurant lui servira donc de plateforme privilégiée à cette fin. D’un point de vue sémiotique (rappelons que la sémiotique est l’étude des signes et du sens dans un énoncé textuel ou autre), ce produit médiatique recourt à une variété de moyens langagiers pour valoriser l’identité du restaurant et les mets que celui-ci offre : des textes, des visuels, des photographies, des logos, des couleurs, et même de la musique. À ce titre, le site web de restaurant est polysémiotique.

Dans une recherche plus vaste (Trudel, 2013), nous nous sommes intéressé à ce genre numérique et avons mené une analyse sémantique des thèmes d’un ensemble de sites web de restaurants. Comme notre recherche a adopté une visée différentielle (comparative), nous avons exploité un corpus principal et un corpus d’appoint opposant deux types de cuisines et comprenant des sites web de restaurants de provenances géographiques différentes. Le corpus principal se compose de sites web de restaurants français et québécois spécialisés dans la cuisine française. Le corpus d’appoint se compose de sites web de restaurants français et québécois spécialisés dans la cuisine libanaise. Le choix de restaurants localisés en France et au Québec vise à observer le traitement et l’expression médiatiques de ces deux cuisines selon des milieux cousins par la langue et par l’histoire, mais différents par leurs modes et codes culturels spécifiques.

Pour ce qui est des types de cuisines, nous avons arrêté notre choix sur la cuisine française pour le corpus principal parce qu’il s’agit d’une cuisine fortement chargée de représentations collectives et sémiotiques, avec une longue histoire et une reconnaissance mondiale : on le sait, la France est identifiée à sa cuisine. La cuisine libanaise a été retenue pour le corpus d’appoint parce que le Liban entretient, par son histoire, un lien significatif avec la francophonie, et de ce fait, il a paru pertinent de rapprocher la cuisine française de la cuisine libanaise (ne serait-ce que par leur point de rencontre qu’est la Méditerranée) et de les différencier compte tenu de leur foyer d’origine respectif (l’Europe et le Moyen-Orient, limitrophe de l’Asie).

Les principes de l’analyse sémique et de la théorie morphosémantique développées dans le cadre de la sémantique interprétative de François Rastier (1989, 1991, 1996, 2001, 2007, 2011)[4] ont servi de socle méthodologique principal à la description thématique de ce matériau. Selon la théorie de Rastier, un thème, également nommé forme sémantique, est une unité de sens répétitive et saillante dans une performance sémiotique (livre, site web, peinture, etc.). Il s’agit, si l’on préfère, d’un topos, c’est-à-dire un contenu typique et régulier dans un texte, une image, une culture, etc. Sémantiquement, il correspond à un ensemble de différents sèmes corécurrents (pour les rendre comme tels dans la description, on les représente graphiquement en les unissant à l’aide du signe d’addition). Les sèmes sont des éléments de signification dont la notation symbolique correspond à une description métalinguistique du thème (on note les sèmes entre barres obliques, p. ex. /animal/). On peut les considérer comme les composantes d’un « morceau » (thème) relevant d’une vision du monde, d’une idéologie ou d’une culture donnée, bref comme des valeurs. Le thème est saisi dans un parcours interprétatif qu’effectue le lecteur au sein des passages (ou énoncés) textuels, visuels, etc. formant la performance sémiotique. L’interprète la perçoit sur le fond d’une isotopie, c’est-à-dire la strate sémantique produite par la répétition d’un même sème et qui crée l’unité du sens général de la performance sémiotique. L’analyse sémantique des thèmes dans les sites web de restaurants a rendu compte des occurrences (manifestations) les plus prégnantes et de leur évolution, et ce, sur différents plans expressifs (textes, images, animations, musique, etc.), ainsi que dans l’interrelation de ces différents langages.

Afin de guider les parcours interprétatifs selon la nature des langages mis en jeu dans le site web, nous avons distingué différents niveaux sémiotiques de segmentation : textuel, visuel et documentaire. Au niveau textuel, l’interprétation peut actualiser les thèmes au sein d’énoncés du texte courant (descriptions, menus, etc.), du péritexte (nom du restaurant, slogan, titres, etc.), voire dans la typographie même du texte. Au niveau visuel, elle les saisit dans les signes visuels iconiques (ceux qui renvoient à un référent reconnaissable, tels que les photographies, les dessins, les animations, les vidéos, etc.) ou les logos[5]. Au niveau documentaire, la description sémantique s’est attardée à relever les thèmes en considérant les éléments liés à l’ergonomie et à l’interface des sites web (mise en page, éléments plastiques et couleurs des trames de fond des modules de la page web, des arrière-plans, etc.), ces éléments expressifs véhiculant également des contenus sémantiques. Par ailleurs, l’analyse sémique, qui s’applique à l’origine aux textes, a été transposée et adaptée aux langages non verbaux présents dans les sites web (par exemple, les sèmes textuels et imagiques sont tenus pour identiques). Enfin, dans la démarche d’analyse, nous avons appliqué une typologie permettant de caractériser les relations de complémentarité qui se produisent dans les parcours interprétatifs entre langages de différents niveaux (ancrage, relais, etc.).

Guidés par ce cadre conceptuel et méthodologique, les parcours interprétatifs de nos analyses ont contribué à dégager trois thèmes principaux au sein de notre matériau d’étude : le thème culinaire, relativement à la nourriture servie; le thème vinique, relativement au vin; et le thème apothique (du grec apothêkê « boutique »), relativement à l’identité de l’établissement et à son atmosphère. Afin d’illustrer les éléments théoriques et méthodologiques présentés précédemment, ainsi que le déroulement d’une analyse sémantique, donnons un exemple de manifestation du thème culinaire. Soit le passage suivant tiré de la page « Le Chef en bref » du site du restaurant Carte Blanche (Montréal, http://www.restaurant-carteblanche.com/chefenbref.htm/), l’un des sites de notre corpus; il s’agit de propos tenus par le chef de l’établissement :

J’aime que les plats traditionnels de mes origines [françaises] [/cuisine/ + /français/ + /tradition/] côtoient une gastronomie plus contemporaine [/cuisine/ + /bistronomie/ + /raffinement/ + /innovation/], tout en privilégiant les produits du terroir et de qualité [/cuisine/ + /terroir/ + /qualité/ + /fraicheur/].

Les sèmes qui entrent dans la composition du thème culinaire sont notés entre crochets[6] à différents endroits de l’énoncé, ce qui en signale les diverses occurrences. Comme on le constate, la nature et le nombre des sèmes d’un thème peuvent changer à l’intérieur d’un même extrait de texte, de même que dans le parcours d’un extrait de texte à un autre. C’est ce qui marque la transformation du thème.

Quelques explications permettront d’éclairer l’interprétation proposée pour le thème culinaire[7], que nous nommons Cuisine française bistronomique[8]. Dans toutes les manifestations du thème, le sème /cuisine/ est présent : il s’agit de la valeur qui, par sa répétition même, contribue à établir l’isotopie, l’arrière-plan sémantique général de l’extrait. C’est lui qui lie les différentes occurrences du thème et permet au lecteur de les percevoir, de les identifier. Les mots « plats », « gastronomie » et « produits » activent le trait. Les autres sèmes des occurrences spécifient celles-ci, les particularisent. Dans cet extrait du site du restaurant Carte Blanche, cela signifie que les mets offerts – du moins dans leur représentation et non nécessairement dans la réalité – sont élaborés selon l’art culinaire /français/ de /tradition/, le segment « plats traditionnels de mes origines [françaises] » en témoignant. Tout à la fois, la cuisine de la Carte Blanche comprend des plats composés dans un esprit d’/innovation/ et de /raffinement/, ce que reflète l’énoncé « gastronomie plus contemporaine ». Qualifiée de « contemporaine », cette gastronomie renvoie non pas à la cuisine luxueuse hors de prix, mais plutôt, malgré l’appellation, à la /bistronomie/, concept dont le mot est formé à partir de bistro et gastronomie et qui réfère à l’offre de mets raffinés, à prix abordable, caractérisés par l’inventivité du chef et servis dans un contexte décontracté et simple. Enfin, la cuisine de la Carte Blanche s’agrémente d’ingrédients frais (/fraicheur/) et de /qualité/ provenant du /terroir/. Ces traits sont relayés dans une photographie du site montrant le chef en train de s’approvisionner en denrées de primeur, caisse de fruits à l’épaule, au milieu des étals d’un marché public. Ainsi pourrait se poursuivre le parcours interprétatif du thème culinaire au sein du site de la Carte Blanche, de page en page, d’un texte à l’autre, du texte à l’image, de l’image au texte, selon les lieux où il est véhiculé. Et c’est en effectuant de tels parcours que nous avons procédé à l’analyse sémantique des sites de notre matériau, à la description des isotopies et des thèmes ainsi qu’à celle de leur évolution.

À partir des résultats obtenus des analyses des sites web, nous proposons, dans la suite du présent article, d’effectuer une synthèse comparative, de manière à mettre en lumière, dans une perspective transversale, les similarités et les différences dans l’ensemble du matériau. En s’alignant sur la double partition cuisine française/cuisine libanaise – France/Québec, il s’agira de dégager les tendances à l’égard des isotopies typiques et/ou marquantes des sites, ainsi qu’à l’égard de leurs thèmes récurrents (différentes déclinaisons, spécificités sémantiques, etc.). Plus globalement, cette démarche mènera à révéler plus clairement les valeurs culturelles rattachées aux thèmes majeurs de la « francophagie » (ou, si l’on préfère, la culture alimentaire francophone) à travers une forme médiatique particulière qui les transmet.

2.2. Critères de constitution du matériau d’étude

Avant d’entrer dans le coeur même des résultats, il convient de présenter les critères de constitution de nos corpus afin de mieux situer la démarche ayant mené au choix des sites.

Dans le but de produire des analyses sémantiquement pertinentes, nous avons tâché de constituer un matériau d’étude homogène en nous appuyant sur trois critères : le discours[9], le domaine[10] (auquel est lié le champ[11]) et le genre[12]. Les sites web inclus dans le matériau appartiennent d’office au discours de l’alimentation, auquel correspondent la pratique sociale et le domaine du même nom. Le domaine de l’alimentation inclut des champs tels que la diététique, l’industrie agroalimentaire, la restauration, la gastronomie, les boissons, etc. De toute évidence, pour obtenir une homogénéité de champ dans notre matériau, nous avons choisi des sites web appartenant au champ de la restauration, dans lequel on pratique le site web de restaurant comme genre de performance sémiotique. L’homogénéité générique, pour sa part, est assurée par le fait que les sites web de restaurants répondent à un certain nombre de normes et de pratiques éditoriales récurrentes et minimales : présence de sections de base (page d’accueil, description de l’établissement, de l’atmosphère, des spécialités culinaires, menus, carte de plats et des vins, etc.), utilisation de moyens expressifs ergonomiques variés (photographies des lieux et de la clientèle, arrière-plans, couleurs, éléments visuels animés ou non, etc.), etc. De ce fait, ils relèvent d’un genre identifiable.

Afin de resserrer davantage l’homogénéité d’un matériau d’étude qui permette la caractérisation de régularités sémantiques, mais aussi afin d’y ménager tout à la fois une part d’hétérogénéité qui permette l’émergence de variations diastratiques et diatopiques, nous avons mobilisé des paramètres différentiels liés au type de cuisine pratiquée par les restaurants promus sur les sites web – d’où la fracture cuisine française/cuisine libanaise – et à la localisation géographique de ces établissements – d’où la fracture France/Québec. De cette démarche sont issus un corpus principal et un corpus d’appoint.

2.3. La liste des sites web de restaurants retenus

Les tableaux 1 et 2 dressent la liste des sites web des deux corpus. Ceux-ci totalisent douze sites[13]. Entre autres raisons, un matériau de petite taille se justifie dans la mesure où la nature polysémiotique des sites web, lesquels mobilisent simultanément plusieurs systèmes de signes, complexifie l’interprétation et multiplie donc les degrés de difficulté de l’analyse, dont l’objectif est la caractérisation sémantique fine de ce type de performance sémiotique[14].

Tableau 1

Corpus principal : sites web de restaurants de cuisine française[15]

Corpus principal : sites web de restaurants de cuisine française15

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 2

Corpus d’appoint : sites web de restaurants de cuisine libanaise

Corpus d’appoint : sites web de restaurants de cuisine libanaise

-> Voir la liste des tableaux

3. Les tendances dans les isotopies

Traçons d’abord un portrait comparatif des tendances des isotopies, qui constituent l’arrière-plan, les bases de l’univers sémantique alimentaire véhiculé dans les sites web de restaurants sélectionnés.

Les tendances s’établissent en fonction de la saillance des isotopies typiques et/ou marquantes répertoriées dans les sites. La saillance d’une isotopie, tout comme celle d’un thème, s’évalue en fonction de l’importance avec laquelle elle s’impose à la lecture. Si, par exemple, les textes et les images d’un site mettent davantage l’accent sur les mets plutôt que sur les vins, l’isotopie de la cuisine sera plus saillante. Cette évaluation de la saillance tient compte de l’effet de la lisibilité et de la visibilité des textes et des images, effet dû à l’organisation ergonomique des sites (par exemple, la mise en page) et à la force des langages véhiculant les contenus et les sèmes susceptibles de former les isotopies.

Nos analyses ont d’abord permis de dégager, pour tous les sites, des isotopies relativement invariantes : /cuisine/, relative à la nourriture et aux mets servis; /restaurant/, relative à l’ambiance et aux caractéristiques physiques de l’établissement; et /vin/, relative aux vins.

En ce qui concerne le corpus de sites de restaurants de cuisine française, les isotopies /cuisine/ et /restaurant/ se présentent selon une saillance significativement forte dans les sites de France, alors que la première ressort légèrement plus que la deuxième dans les sites du Québec, toutes deux s’y manifestant appréciablement. Tant du côté hexagonal que du côté québécois, cela serait une indication, au sein des sites web de restaurants de cuisine française, de l’importance accordée autant à la promotion de la nourriture qu’à celle de l’établissement.

Pour les sites de restaurants de cuisine libanaise, l’isotopie /cuisine/, dans les sites de France, est plus évidente que /restaurant/, dont la présence est toutefois bien sensible. Dans les sites du Québec, c’est /restaurant/ qui bénéficie d’une intensité plus élevée que celle de /cuisine/, isotopie dont la manifestation arrive au même niveau que celui qu’elle occupe dans les sites de France. Ainsi, dans les sites de restaurants de cuisine libanaise, l’alimentaire serait, globalement, un sujet « favorablement » traité, mais l’image et la présentation des établissements québécois domineraient; par exemple, nous le constatons dans le soin ergonomique apporté à la mise en valeur photographique des lieux du restaurant Zawedeh (Montréal) dans un diaporama d’introduction.

Dans le corpus principal (sites de restaurants de cuisine française) comme dans le corpus d’appoint (sites de restaurants de cuisine libanaise), il faut souligner que l’isotopie /vin/, bien que moins évidente par rapport à /cuisine/ et à /restaurant/, est plus distinctive dans les sites de restaurants de France que dans ceux du Québec (sans toutefois être absente de ceux-ci). Un fait « externe » peut expliquer cette valorisation : la symbolique et la longue tradition associées au vin en France, qui en est l’un des premiers producteurs mondiaux. Une nuance doit être apportée pour les sites de restaurants hexagonaux de cuisine libanaise : les vins annoncés proviennent de vignobles du Liban. Mais l’importance du vin pour les Français n’est certainement pas étrangère à leur promotion sur les sites du Cèdre (Strasbourg) et du Sanctuaire de Baal (Paris).

L’isotopie /bistronomie/ semble différencier positivement les sites de restaurants de cuisine française des sites de restaurants de cuisine libanaise, quelle que soit leur provenance. La bistronomie concerne notamment la consommation de mets fins à bon prix dans un contexte convivial et décontracté, et il a été possible d’en relever l’existence du moment qu’en quelque lieu du site, la cuisine, l’établissement ou le vin reçoit une qualification bistronomique, par exemple dans des expressions telles que « bistrot de charme » (L’Assiette du Marché, Lille), « cuisine bistro » (Le Tire-Bouchon, Boucherville), dans des visuels illustrant l’ardoise typique du bistro (p. ex. Le Pré Verre, Paris; Au Petit Extra, Montréal), etc. En effet, il est apparu que ce sont les restaurants de cuisine française qui se désignent eux-mêmes comme bistros – conformément, sans doute, à la forte présence des bistros dans l’histoire et la définition de la cuisine française – alors que les restaurants de cuisine libanaise (du moins ceux de notre matériau) ne sont pas explicitement affublés de cette étiquette. De même, l’isotopie /gastronomie/ est pratiquement absente des sites de restaurants de cuisine libanaise.

La pertinence différentielle de l’isotopie /gastronomie/ se voit surtout dans son opposition avec l’isotopie /bistronomie/ à l’intérieur du corpus de sites de restaurants de cuisine française. Plus généralement, dans le discours de la restauration, l’isotopie /gastronomie/ permet sans doute de camper les restaurants qui pratiquent la haute cuisine et l’art du bien manger « aristocratiques » (propres aux établissements étoilés, par exemple) face aux restaurants « populaires » qui proposent une cuisine de qualité, mais plus accessible en matière de prix (comme dans les bistros). Ainsi, pour les sites de France, La Trilogie des Cépages (Marseille) et La Vieille Forge (Mesquer) contrasteraient, à première vue, avec L’Assiette du Marché (Lille) et Le Pré Verre (Paris). Cependant, la seule présence des prix abordables de La Trilogie des Cépages et de La Vieille Forge permet d’actualiser légèrement l’isotopie /bistronomie/ bien qu’elle ne soit pas nommée comme telle dans leurs sites. Dans le cas des sites du Québec de cuisine française, l’opposition en saillance entre /bistronomie/ et /gastronomie/ apparaît très nettement, celle-ci y étant pratiquement absente, comparativement à celle-là, confirmée par sa prégnance plus que moyenne. L’explication se trouve probablement dans le fait qu’au Québec, la bistronomie a « toujours » existé puisque, depuis longtemps, nombre de restaurants veulent offrir une nourriture de qualité à prix abordable et s’affichent d’emblée comme bistros. De plus, contrairement à ce qui se passe en France, la distinction entre le restaurateur et le bistrotier est aujourd’hui sans objet, le « Grand Restaurant » ayant déjà été démocratisé (Pageau, 2010). D’un point de vue sémantique et comparatif au sein du corpus de sites de restaurants de cuisine française, la prédominance de la /bistronomie/ dans les sites du Québec semble faire pointer une valeur culturelle caractérisante en regard des sites de France.

Quant aux sites de restaurants de cuisine libanaise, l’isotopie /Liban/ tend à les singulariser par rapport aux sites de restaurants de cuisine française. Elle a été actualisée à partir de contenus concernant les emblèmes sociaux, culturels, nationaux, etc. du Liban, et ce, dans la mesure où le discours et les énoncés (textuels, visuels, documentaires, etc.) du site mettent ces symboles hautement en valeur, (presque) en occultant la présentation des mets et de l’établissement. Dans une certaine mesure, cette valeur /Liban/ paraît pouvoir caractériser le site de restaurant de cuisine libanaise, ce dont témoignent les noms de restaurants « Au Cèdre » (par l’arbre national) et « Le Sanctuaire de Baal » (par le dieu antique). Fait remarquable, l’isotopie est beaucoup plus présente du côté des sites de France. Néanmoins, les apothiconymes (noms propres de commerce)[16] des sites québécois, « Zawedeh » et « Siwar », démontrent une consonance arabe, donc libanaise par assimilation, mais sans forcément actualiser l’isotopie /Liban/[17].

4. Les tendances dans les thèmes

Tout au long des analyses des sites de notre matériau, il est apparu que la prépondérance des isotopies prédispose à celle des thèmes associés qui s’en détachent. La saillance globale des thèmes récurrents et « standard » des sites web de restaurants (thème culinaire, thème apothique et thème vinique) est approximativement semblable à celle de leurs isotopies typiques correspondantes (/cuisine/, /restaurant/ et /vin/; /bistronomie/ et /gastronomie/ étant le plus souvent des unités d’« accompagnement » dans la formation des isotopies et des thèmes). Il semble en être ainsi du fait que les thèmes empruntent les mêmes lieux d’expression (textes, images, etc.) que les isotopies fondatrices.

L’objectif de la présente partie consiste, pour chacun des thèmes (culinaire, apothique et vinique), à mettre en relief les éléments sémantiques caractérisants communs et distinctifs dans et entre les corpus, ce qui permettra de dégager avec plus de précision les valeurs culturelles liées à la « francophagie » telles que les sites les expriment. L’ordre de l’exposé se fait selon la saillance relative des thèmes dans l’ensemble du matériau.

4.1. Valeurs spécifiques du thème culinaire

4.1.1. Traits fondamentaux

Le thème culinaire, au sein du site web d’un restaurant, concerne l’identité (aspects, attributs, etc.) de la cuisine qui y est présentée à travers les différents langages mis en oeuvre par la performance sémiotique.

D’emblée, dans le corpus de sites de restaurants de cuisine française, les sèmes fondamentaux et réguliers qui apparaissent ensemble au sein du thème culinaire sont les couples /cuisine/ + /bistronomie/ et /cuisine/ + /gastronomie/, ce qui a permis d’ailleurs la mise en place de dénominations thématiques distinctes (Cuisine X bistronomique et Cuisine X gastronomique[18]), marquant ainsi une différence entre les sites de France et ceux du Québec. Comme indiqué plus haut, la cuisine gastronomique se voit essentiellement dans deux des quatre sites de France (La Trilogie des Cépages et La Vieille Forge), alors que la cuisine bistronomique occupe les deux autres (L’Assiette du Marché et Le Pré Verre) et la totalité des sites du Québec.

Du côté des sites de restaurants de cuisine libanaise, les sèmes /bistronomie/ et /gastronomie/ ne trouvent pas place au sein du thème culinaire en tant que valeurs de base. Toutefois, on peut trouver des traits « implicites » de la bistronomie dans quelques occurrences de la thématique culinaire libanaise (/convivialité/, /simplicité/ ou /plaisir/), ce qui ne les rend pas pour autant bistronomiques. Dans les sites de restaurants de cuisine française, ces sèmes se trouvent simplement présupposés ou englobés par le trait synthétique /bistronomie/.

Les sèmes /cuisine/ + /libanais/ constituent le noyau stable du thème culinaire des sites de restaurants de cuisine libanaise, sauf dans un cas (site du Cèdre) où le sème /Liban/ englobe /libanais/. Malgré cette apparente « pureté ethnique » du thème dans ces sites, le matériau dans son ensemble se caractérise par une hybridation de traditions culinaires et la déclinaison en différentes variantes du thème culinaire.

4.1.2. Mixité et variantes culinaires

Les étiquettes restrictives « cuisine française » ou « cuisine de France » utilisées par les répertoires de sites de restaurants ne rendent pas compte de la diversification de la thématique culinaire réalisée dans le corpus principal. Ainsi le thème culinaire ne prend-il pas seulement l’allure d’une Cuisine française bistronomique ou gastronomique. Dans certains sites, son identité fondamentale repose sur d’autres traits en plus ou à la place de /français/. Distinguons d’abord les variantes culinaires hybridées où l’approche « locale » ou classique se mélange à l’exotique (présence d’influences asiatiques ou moyen-orientales). Dans certains sites de France, la base traditionnelle (/français/) incorpore les épices (/orientalité/) (Le Pré Verre) ou encore, le thème réunit un trait régional français et un trait oriental spécifique (/breton/ et /coréen/ dans le site de La Vieille Forge, qui se situe en Bretagne). Du côté des sites québécois du corpus principal, il y a plutôt côtoiement de thèmes, différenciés par des sèmes qui les contrastent nettement (ainsi, /français/ et /marocain/ font émerger deux thèmes culinaires distincts dans le site du Tire-Bouchon). Dans ces mêmes sites, on ne trouve pas de thème culinaire proprement québécois qui permettrait un contraste franc avec les sites de France. On note seulement la présence d’une touche ou d’un produit québécois dans certains noms de mets, qui, parfois, peuvent actualiser simultanément d’autres traditions culinaires outre la française.

Dans les sites de restaurants de cuisine libanaise, on constate également la cohabitation d’influences culinaires diverses. Bien souvent, la Cuisine libanaise se construit à travers un menu ou une imagerie alimentaire dont les plats appartiennent tout à la fois à différents répertoires culinaires du Moyen-Orient (Turquie, Syrie, Israël, Palestine, etc.). Mais le thème Cuisine libanaise, en raison même de la dominance de son trait basique /libanais/, assimile ces spécificités culinaires, intégrant même les valeurs nommément présentes que sont /méditerranéen/ et /oriental/ (Au Cèdre et Zawedeh).

Le thème Cuisine française (bistronomique ou gastronomique) se caractérise par un autre fait remarquable : la réunion en son sein de la Tradition et de la Modernité, le plus souvent sous les traits /tradition/ et /innovation/, respectivement. Cette conjonction sémique est multiforme dans le corpus principal. Elle s’exprime, par exemple, dans la simple réinterprétation de mets traditionnels (La Trilogie des Cépages, L’Assiette du Marché), dans la coordination de qualificatifs (« une cuisine […] à la fois classique et inventive », Au Petit Extra) ou donne lieu à deux versions du même thème Cuisine française bistronomique (Carte Blanche). La Tradition et la Modernité s’incarnent aussi par le biais de l’apport asiatique au sein de la cuisine française ou d’une cuisine régionale donnée. Par exemple, cette actualisation survient ainsi : Tradition = /tradition/ + /français/; Modernité = /transformation/ + /métissage/ + /orientalité/ (Le Pré Verre). Dans les sites de restaurants de cuisine libanaise, le thème Cuisine libanaise n’intègre guère les « opposés » Tradition et Modernité. Elle est un peu qualifiée de /tradition/nelle, mais plutôt nettement d’/authentique/.

4.1.3. Traits qualifiants récurrents de la cuisine

Un certain nombre de sèmes « qualifiants » récurrents forment le thème culinaire, toutes variétés confondues. Parmi les traits « moraux », on relève surtout /raffinement/ et /qualité/. La valeur /raffinement/, qui rend compte de la délicatesse (exprimée en texte ou en image) de la nourriture, est davantage présente dans les sites de restaurants de cuisine française (La Trilogie des Cépages, La Vieille Forge, Au Petit Extra, Le Tire-Bouchon, Carte Blanche), alors qu’elle ne figure que dans un seul site de restaurant de cuisine libanaise (Zawedeh). Manifestée dans les deux corpus, la /qualité/ de la cuisine (telle parce que faite de produits de « premier choix ») se révèle parfois à travers des sèmes superlatifs (/excellence/ dans Le Pré Verre; /qualité supérieure/ dans Zawedeh). Le caractère /authentique/ de la Cuisine libanaise singularise les sites du corpus d’appoint par rapport à ceux du corpus principal, où ce sème est absent dans la thématique culinaire. Dans les sites de restaurants de cuisine libanaise, on a manifestement le besoin d’insister sur la nature originale des mets préparés, sans doute en raison des nombreuses imitations occidentalisées.

Parmi les traits perceptuels plus proprement gustatifs et visuels (exprimés autant par le texte que par l’image), la valeur /fraicheur/, intégrée, par exemple, pour décrire la primeur ou l’apprêt récent des produits, est la plus persistante par sa présence dans neuf sites sur douze. Rendant l’idée ou la sensation de sapidité (par exemple, verbalisée par « goût savoureux » ou imagée en photographie par l’effluve perceptible des aliments), la /saveur/ est aussi une qualité occupant une place de choix dans le thème culinaire. En fait, elle se concrétise plus intensivement dans le sème /délectable/, bien représenté dans l’ensemble du matériau (Le Pré Verre, La Vieille Forge, L’Entrecôte Saint-Jean, Au Petit Extra, Le Sanctuaire de Baal, Zawedeh), avec une répartition relativement égale entre les sites de France et ceux du Québec. Il apparaît dans des contextes superlativisants, dans des énoncés tels que « cuisine […] pleine […] de saveurs » (Au Petit Extra), dans le cadrage en gros plan d’un plat dont on peut apercevoir les détails exquis, etc.

4.1.4. Savoir-faire et création

La valeur /savoir-faire/ est présente dans l’une ou l’autre des occurrences du thème culinaire de sept pièces sur huit du corpus de sites de restaurants de cuisine française. De façon générale, elle permet de qualifier la cuisine de l’établissement à l’égard des compétences professionnelles, des techniques et des règles de l’art quant à la préparation des mets. Sur le plan visuel, le /savoir-faire/ s’actualise, par exemple, dans les photographies de plats dont le montage témoigne d’une approche et d’un soin appliqués, d’une esthétique particulière, etc. Sur le plan textuel, il est véhiculé par des passages tels que « travail artisanal » (La Trilogie des Cépages), « modes de préparation » (L’Assiette du Marché), etc.

La distinctivité de l’aspect du savoir-faire au sein du thème culinaire du corpus principal advient notamment par l’accent que certains sites (Carte Blanche, La Vieille Forge, Au Petit Extra) mettent sur le chef de l’établissement, ou à tout le moins sur le lien des compétences de ce chef avec la qualité et la préparation des mets. Le cas le plus frappant se trouve dans le site de la Carte Blanche, où le sème /savoir-faire/ se spécifie par /savoir-faire du chef/ tellement la personne du chef est valorisée, notamment dans le slogan visible dans l’entête de toutes les pages du site (« Un chef, Une cuisine, Une porte ouverte sur le monde ») et dans une page intitulée « Le Chef en bref », sans compter les six photographies réparties dans le site qui mettent le cordon bleu en vedette (ce qui en fait un chef /singulier/).

Dans le site du Pré Verre, la personne du chef et l’apport de son talent à la réalisation des plats sont certes mis en valeur, mais la particularité du thème culinaire est que le /savoir-faire/ a partie liée aux /arts/. Le slogan du site en page d’accueil est sans doute le passage le plus visible et le plus explicite à cet égard : « Cuisine et Vins d’Auteurs »[19]. D’ailleurs, l’omniprésence forte des /arts/ se constate aisément dans le site du Pré Verre, si bien que le sème y forme une isotopie saillante, soutenue, par exemple, dans les jeux de mots sur l’apothiconyme « Pré Verre » qu’on peut réécrire en « Prévert » (clin d’oeil au poète) ou en « pré vert » (en vertu de la couleur verte d’un pré utilisée en arrière-plan); dans les illustrations originales de personnages hybrides mi-humains mi-végétaux en page d’accueil; etc. Ce contexte prédispose à considérer le chef du Pré Verre comme un artiste et les mets comme des oeuvres d’art. Ainsi, aux côtés du sème /savoir-faire/, on trouve dans la thématique culinaire du Pré Verre des traits reliés aux /arts/, notamment /originalité/ et /transformation/, valeurs caractérisant l’identité des mets (résultat d’un /métissage/ combinant une base française et des épices) et le processus de leur création par le chef-artiste. Dans le site de la Carte Blanche, on trouve semblable alliage de traits, à travers /innovation/ et /liberté/, soulignés dans le nom même du restaurant « Carte Blanche » (selon l’expression « avoir carte blanche »), mais aussi dans l’expression « cuisine créative ». Ainsi, de façon implicite, le chef de la Carte Blanche peut être considéré comme un artiste, d’autant plus que le sème /arts/ apparaît légèrement dans le thème culinaire.

4.2. Valeurs spécifiques du thème apothique

4.2.1. Traits fondamentaux

Le thème apothique, au sein du site web d’un restaurant, concerne l’identité (aspects, attributs, etc.) de l’établissement qui y est présenté à travers les différents langages mis en oeuvre par la performance sémiotique.

Dans tous les sites du matériau d’étude, les sèmes fondamentaux et réguliers qui apparaissent ensemble au sein du thème apothique sont /restaurant/ + /[sème apothiconymique]/, celui-ci étant issu par défaut de l’apothiconyme associé, en vertu du champ discursif (ou « répertoire ») des noms de restaurants de tous types. C’est d’ailleurs le sème lié au nom propre de l’établissement qui permet de désigner et de particulariser le thème apothique de chacun des sites. Nous avons constaté que, souvent, le nom propre, seul ou aidé d’un ou d’autres énoncés contigus (péritexte, texte ou image), est le lieu des premières actualisations du thème apothique en fournissant les sèmes fondamentaux mais aussi ceux qui lui sont… propres, c’est-à-dire les valeurs créées par les mots composant l’apothiconyme, dans la mesure où il s’agit d’un syntagme (le cas le plus fréquent)[20].

Le trait définitoire /bistronomie/ figure dans le thème apothique de six pièces sur huit du corpus de sites de restaurants de cuisine française (L’Assiette du Marché, Le Pré Verre, L’Entrecôte Saint-Jean, Au Petit Extra, Le Tire-Bouchon et Carte Blanche). Son « opposant » /gastronomie/ apparaît implicitement ou explicitement dans la thématique apothique des deux autres sites ne possédant pas /bistronomie/ (La Trilogie des Cépages et La Vieille Forge).

Le thème apothique des sites de restaurants de cuisine libanaise comporte régulièrement, en plus de /restaurant/ et de /[sème apothiconymique]/, le trait « ethnique » /libanais/ en raison de la consonance arabo-libanaise du nom propre (Zawedeh, Siwar) ou /Liban/ en raison de l’association possible d’une référence culturelle liée au Liban (Le Sanctuaire de Baal, Au Cèdre). C’est là une des différences notables entre le corpus principal et le corpus d’appoint, l’« ethnicisation » du thème apothique des sites de restaurants de cuisine française étant absente ou variable (donc non définitoire) et se spécifiant, le cas échéant, selon chaque pièce en fonction de la région ou de la ville où est situé le restaurant.

4.2.2. Traits qualifiants récurrents du thème apothique

La valeur /raffinement/ qualifie souvent le thème apothique (huit des douze sites du matériau). Elle est généralement activée pour rendre compte de l’élégance des lieux, valorisée dans des énoncés tels que « un beau décor raffiné » (La Trilogie des Cépages), « le décor sobre aux lignes pures » (Le Tire-Bouchon), etc.; ou dans la mise en valeur photographique des décors chics (L’Assiette du Marché, Au Petit Extra, Carte Blanche, Zawedeh). Dans l’ensemble du matériau, le trait apothique /raffinement/ contribue à distinguer les sites de France de ceux du Québec (où il est deux fois plus présent). Par ailleurs, notons un certain nombre de traits plus relatifs à l’ambiance qui, sans créer de contrastes forts entre les sites, reviennent régulièrement dans le thème apothique : /chaleur/, /calme/, /intimité/, /confort/, etc. Dans les sites de restaurants de cuisine libanaise, le thème apothique s’assortit plutôt de sèmes « euphoriques ». On y constate notamment l’apparition de /musique/ avec /festif/ ou /plaisir/ ou les deux à la fois, et ce, à travers l’évocation de la musique dans le texte ou à travers sa présence effective (extrait sonore en boucle dans le site de Zawedeh; vidéo de danse orientale dans celui du Cèdre). La présence de ces sèmes « euphoriques » semble traduire la convivialité et l’esprit de réjouissance de la culture libanaise.

4.2.3. Arts

Les /arts/ marquent de façon récurrente le thème apothique du matériau, si bien que ce sème y forme une isotopie qui, sans être de premier plan, est relativement saillante. La valeur /arts/ est surtout manifeste dans des sites français de restaurants de cuisine française. Par exemple, le nom propre « La Trilogie des Cépages » convoque les valeurs /littérature/ et /théâtre/ par « Trilogie ». Dans La Vieille Forge, l’histoire de la vocation du bâtiment est racontée en /poésie/. Dans Le Pré Verre, la présentation textuelle et photographique du décor et de l’ambiance du Pré Verre en souligne la dimension artistique (murs tapissés de pochettes de disque, de peintures originales, présence de musique jazz et blues, etc.). Seul le site québécois de la Carte Blanche fait poindre le sème apothique /arts/ (design original des décors valorisés en photos et dans une section dédiée). Les sites de restaurants de cuisine libanaise induisent aussi le sème /arts/ dans le thème apothique (parfois sous les espèces de /danse/, /musique/ ou /peinture/).

4.2.4. Histoire

L’isotopie /histoire/ se manifeste remarquablement dans le site de L’Assiette du Marché et celui de La Vieille Forge, et son sème figure dans la composition de leur thème apothique respectif. Dans le cas de L’Assiette du Marché, la valeur /histoire/ est actualisée par la « célébration » de la mémoire des lieux (« demeure classée monument historique ») et de leurs différents usages dans les siècles passés. Dans le cas du site de La Vieille Forge, /histoire/ apparaît dans le nom du commerce même « La Vieille Forge » et dans le logo (soufflet d’une forge d’antan). Du reste, on relève le sème /histoire/ dans le thème apothique d’autres sites du matériau : La Trilogie des Cépages, Le Sanctuaire de Baal et Au Cèdre, qui sont tous de France, comme les deux précédents. La présence de la valeur /histoire/ dans des sites de France s’explique sans doute à la lumière de l’importance culturelle de l’histoire et de la mémoire chez les Français.

4.3. Valeurs spécifiques du thème vinique

Le thème vinique ne se retrouve pas exprimé dans toutes les pièces du matériau. Lorsque des occurrences du thème sont présentes dans certains sites, elles leur sont propres la plupart du temps. Il semble néanmoins possible de dégager quelques tendances et différences.

Dans l’ensemble du matériau, quatre sites de France contre un site du Québec manifestent le thème vinique. Il s’agit là probablement, nous l’avons déjà souligné, de l’indice de l’importance naturelle du vin chez les Français. Dans les quatre sites de restaurants de cuisine française où se manifeste le thème vinique, l’apothiconyme est remarquablement à référence vinique : « La Trilogie des Cépages », « Le Pré Verre » (où s’entend « verre de vin » dans le contexte du slogan « Cuisine et Vins d’auteurs ») et « Le Tire-Bouchon ». Encore, le contenu des noms propres de La Trilogie des Cépages et du Pré Verre inscrit le thème vinique sur l’isotopie littéraire ou théâtrale (« Trilogie », « Prévert »), et les vins, dans les deux sites, sont consacrés comme des oeuvres d’art (les bouteilles exhibées dans un meuble-scène pour la Trilogie des Cépages; les « vins d’auteurs » et la présentation, à travers le genre littéraire du portrait, des vignerons-créateurs, fournisseurs du Pré Verre).

Parmi les traits qualifiants du thème vinique dans les sites de restaurants de cuisine française, notons /raffinement/ (attribut de finesse souvent répercuté par la présentation visuelle des produits ou par la typographie) dans La Trilogie des Cépages et Le Tire-Bouchon, sème qu’on peut rapprocher du caractère /recherché/ des vins du Pré Verre (sélection de crus, de produits rares, par exemple). Dans Le Tire-Bouchon et Le Pré Verre, le /savoir-faire/ est important en ce qui a trait à la sélection oenologique, au service ou à la fabrication des vins.

Dans les sites de restaurants de cuisine libanaise, le thème vinique détient une dénomination spécifique, Vin libanais, compte tenu de la valorisation des produits des cépages du Liban (surtout dans le site du Cèdre), si bien que les sèmes fondamentaux sont /vin/ + /libanais/. Dans les sites de restaurants de cuisine française, la gamme des vins est variée en provenance géographique (La Trilogie des Cépages, Le Tire-Bouchon). Toutefois, Le Pré Verre offre surtout une gamme de vins du /terroir/ /français/.

4.4. Valeurs spécifiques du thème Libanité

Dans le site du restaurant libanais Au Cèdre, l’hapax[21] thématique Libanité mérite d’être souligné en raison de sa singularité au sein du matériau et de sa composition sémique différente de celle des thèmes typiques (culinaire, apothique et vinique). En effet, Libanité est un hyperthème englobant qui peut trouver des manifestations en dehors du site de restaurant de cuisine libanaise et du domaine de l’alimentation, c’est-à-dire dans la culture libanaise au sens élargi, dans des rituels religieux du Liban, sa mode vestimentaire, sa peinture, etc.[22]

Dans le site du Cèdre, la valorisation de la cuisine libanaise et du vin libanais ainsi que celle de l’établissement (bien que moindrement) se font essentiellement à travers le prisme de la célébration des symboles, des lieux, de l’histoire du Liban, etc., si bien que le thème culinaire et le thème vinique, tout en apparaissant comme autonomes dans l’interprétation, sont des « vicaires » du thème Libanité. D’entrée de jeu, et surtout, le site du Cèdre amplifie, grâce aux langages visuel et textuel, l’objet central du cèdre du Liban, notamment dans l’apothiconyme, le logo, les images du conifère répétées sur toutes les pages du site et dans une section de texte consacrée spécialement à l’arbre. À travers cette figure, les valeurs prédominantes du thème Libanité sont, entre autres, /Liban/, /cèdre du Liban/, /symbole national/, auxquelles s’ajoutent, par exemple, des sèmes qualifiants plus ou moins faibles (exprimés dans le texte) comme /sacré/, /grandeur/, /robustesse/ et /longévité/.

5. Conclusion

Dans cet article, en recourant aux outils et aux concepts de la théorie interprétative du sémanticien François Rastier, et à ceux de la sémiotique visuelle, nous avons présenté les tendances isotopiques et thématiques d’un ensemble de sites web de restaurants français et québécois de cuisine française et de cuisine libanaise, afin de faire ressortir les valeurs culturelles rattachées à la « francophagie ». En rassemblant sous forme de synopsis les résultats importants de nos analyses sur corpus (Trudel, 2013), nous pouvons constater avec force l’émergence d’une constance relative dans les isotopies et les thèmes sémantiques. Il s’est notamment dégagé des thèmes typiques (culinaire, apothique et vinique), constitués de « noyaux durs » de valeurs régulières et définitoires, ainsi que de certaines zones de convergence à l’intérieur desquelles se présentent à la fois des associations de valeurs semblables en nature (notamment des sèmes dits qualifiants, par exemple portant sur les propriétés gustatives des mets) et des variations de valeurs permettant de contraster entre eux les sites eu égard à la double fracture différentielle liée au type de cuisine pratiquée (cuisine française/cuisine libanaise) et à la situation géographique des restaurants (France/Québec). À la lumière de ce parcours synthétique et « intertextuel » du matériau, il est permis de penser, sans généraliser, que le site web de restaurant de cuisine française et le site web de restaurant de cuisine libanaise s’articulent d’une manière ou d’une autre autour de pôles sémantiques assez constants dans leur généralité, mais visiblement modulés en fonction de variables diastratiques (ou plus précisément « ethnoculinaires ») et diatopiques. À ce titre, il apparaît, à travers notre démarche comparative, que les sites web de restaurants sont porteurs de valeurs et de diversité culturelles et non pas de simples outils de communication d’informations. Ils sont, à ce titre, des lieux privilégiés d’expression des représentations discursives de la culture alimentaire francophone.