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Dans Les hommes au Québec, Roy et Tremblay cherchent à actualiser les données publiques sur les hommes, les principaux portraits précédents datant d’il y a plus de dix ans. Afin de mener cette entreprise, les auteurs croisent des données d’enquêtes, des données administratives et des données de recherche provenant de ministères, d’instituts, de chercheuses et chercheurs universitaires, etc. Et ce, tout en étant bien lucides quant aux limites qu’une telle démarche peut comporter.

L’analyse permet de noter cinq tendances de fond. La première implique un rapprochement de la situation des hommes et des femmes en lien avec certains indicateurs, dont l’espérance de vie et le taux d’emploi et d’activité. La seconde indique, à l’inverse, l’accroissement de l’écart, notamment en ce qui concerne l’enseignement supérieur où les femmes sont majoritaires. La troisième touche l’augmentation des personnes vivant seules, qui est plus aiguë chez les hommes. La quatrième « concerne l’engagement paternel plus prononcé, tout particulièrement chez les nouvelles générations de pères », qui prend forme entre autres dans un meilleur partage du temps accordé aux tâches domestiques ou aux enfants (p. 140). Et la cinquième note l’adoption grandissante de bonnes habitudes de vie chez les femmes et les hommes, qui s’expriment dans l’alimentation, l’activité physique, la consommation d’alcool ou de drogue, etc. À ces tendances s’ajoutent deux constats importants. Le premier « révèle l’existence d’une vulnérabilité plus marquée sur le plan du développement chez les jeunes garçons comparativement aux jeunes filles » (p. 141). Cela se manifeste notamment dès la maternelle et se poursuit tout au long du parcours scolaire, minant du même coup leur réussite potentielle qui demeure inférieure à celle des femmes (p. 5-9). Le second « porte sur le phénomène de sous-consultation des hommes sur le plan des services, comparativement aux femmes » et touche l’ensemble des services et des professionnels de la santé et des services sociaux (p. 91-114, 141). Ayant constaté ce désarrimage entre les hommes et les services, les auteurs appellent à ce que ceux-ci s’adaptent à ceux-là – nous y reviendrons.

Dès la première page, Roy et Tremblay annoncent d’emblée que, « bien que portant spécifiquement sur les hommes au Québec, l’ouvrage présente régulièrement des tableaux et des figures permettant une analyse différenciée selon les sexes » (p. xv). La pertinence d’une telle grille de lecture comparative est à souligner, la particularité du portrait des hommes pouvant difficilement être mise en lumière sans la présentation de celui des femmes. Et, dans son ensemble, la présentation des données correspond à cette annonce, ce qui permet d’aiguiser notre regard afin de dresser un portrait général et des portraits sexués des différentes thématiques. Là où certains écueils apparaissent, c’est principalement dans les interprétations qui, bien qu’en apparence collées sur les données exposées, ne rendent pas toujours bien compte des disparités et des asymétries entre les femmes et les hommes. Je me concentrerai sur un exemple : le lien entre le niveau de scolarité et l’accès à l’emploi. Roy et Tremblay notent à juste titre les enjeux liés au décrochage scolaire, qui demeure plus présent chez les hommes, et au taux de diplomation, qui est plus élevé chez les femmes (p. 7-9). Des figures exposent la présence asymétrique des femmes et des hommes dans les différentes catégories professionnelles (p. 13), les disparités de revenus selon le niveau de scolarité selon le sexe (p. 15) ou selon l’âge (p. 16), en plus de reconnaître « le caractère très lent des gains des femmes en matière d’équité salariale au Québec ce qui fait ainsi perdurer une discrimination flagrante basée sur le sexe » (p. 20). Mais, dans leur analyse, ils ne mettent justement pas adéquatement en évidence les inégalités entre les femmes et les hommes, de même que les différents facteurs qui les alimentent, dont la très lente progression des femmes dans des domaines comme la gestion, les sciences naturelles ou les technologies. Et une interprétation proposée alimente cet inconfort. Revenant sur le faible taux de diplomation en enseignement supérieur des hommes par rapport aux femmes, Roy et Tremblay notent que, « dans le contexte d’une économie axée sur le savoir et le développement du secteur tertiaire dans l’économie, la position relative des hommes, comparativement à celle des femmes, pourrait perdre du terrain » (p. 38-39). Et ils ajoutent : « Sur le plan générationnel, pour tous les indicateurs socioéconomiques retenus, les jeunes hommes se retrouvent, de manière générale, en situation inférieure aux jeunes femmes » (p. 39). Les hommes sont ainsi exposés comme vulnérables et tendanciellement défavorisés par rapport aux femmes. Voilà un constat qui est bien optimiste du point de vue de l’égalité entre les femmes et les hommes, alors que les premières subissent encore des inégalités au travail et dans leur foyer, comme l’attestent de nombreuses études récentes s’intéressant aux inégalités dans ces sphères au Québec et au Canada (entre autres, Institut de la statistique du Québec, 2016; McKinsey Global Institute, 2017; Petersson, Mariscal et Ishi, 2017).

En conclusion, il convient de souligner la pertinence sociologique d’un tel ouvrage, malgré ses travers et les inconforts qu’ils suscitent. Le portrait peint des hommes au Québec est pertinent et riche, d’autant plus que la présentation de différents graphiques et tableaux donne accès à des données souvent sexuées. Mais c’est surtout le rapport aux institutions qui m’apparaît sociologiquement fécond. En effet, l’existence d’un désarrimage entre les hommes (et les femmes!) et les institutions fournissant des services sociaux divers est clairement exposée, surtout dans la présentation de deux logiques d’intervention. La première, la « logique d’autonomie », implique qu’« il importe de prendre acte de cette quête d’autonomie chez les hommes dans la réflexion à conduire sur les façons de les rejoindre et de les aborder afin que les interventions soient plus efficaces et qu’elles s’appuient davantage sur certaines cultures masculines qui s’inscrivent parfois en opposition à certaines cultures qui prévalent dans les milieux de services » (p. 123). La seconde, la « logique d’horizontalité des services », « signifie de passer d’une perspective verticale des services, axée entre autres sur un certain professionnalisme et sur une relation de « prise en charge » des clients, à une perspective horizontale des services axée sur la recherche d’une relation plus égalitaire entre intervenants et clients », et ce, dans le but de mettre davantage les hommes « à profit dans l’intervention » (p. 123). Ces logiques d’intervention s’inscrivent ainsi en continuité avec ce qui apparaît comme une sensibilité sociologique contemporaine. Des sociologues comme Dubet (2002), Ehrenberg (1995), Giddens (1990) et Lahire (2013), pour ne nommer que ceux-là, ont su l’articuler finement. La pertinence sociologique de l’ouvrage de Roy et Tremblay repose donc dans sa capacité à ancrer cette rupture dans un objet bien précis : le portrait social et de santé des hommes au Québec.