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La Révolution tranquille est, sans aucun doute, la période la plus marquante de l’histoire encore récente du Québec, et à ce titre, l’une des plus analysées par les chercheurs en sciences humaines et sociales[1]. On pourrait donc croire que tout a été dit sur cette période charnière du passage de la société canadienne-française traditionnelle à la société québécoise résolument moderne, et plus particulièrement, sur la transfiguration du nationalisme culturel (canadien-français) en un nationalisme politique (québécois). Eh bien, non! Beheading the Saint jette un regard neuf sur cette transition, et montre en outre les traces de son inachèvement dans la société contemporaine.

Zubrzycki résume d’abord comment l’Église catholique s’est imposée comme porte-parole privilégié des Canadiens français face aux pouvoirs britanniques. Sa trop célèbre mission providentielle en terre d’Amérique s’incarne dans le personnage de saint-Jean-Baptiste : comme Jean annonce la venue du Christ, dans le récit biblique, les Français introduisent dans le Nouveau Monde la civilisation chrétienne, dans le récit clérico-nationaliste. Rien de neuf ici, me direz-vous. Regardons-y de plus près. La nouveauté réside dans l’approche méthodologique et théorique : Zubrzycki pratique une sociologie visuelle et matérielle qui porte grande attention aux rituels et performances publiques, en mettant en relation les discours et les symboles dans ce qu’ils ont de plus concret. Elle scrute la matérialité des mots et des objets. Ainsi en est-il de la fête nationale.

Célébrée le 24 juin, la fête de la Saint-Jean-Baptiste culmine dans le défilé de chars allégoriques représentant, selon les années, les diverses communautés canadiennes-françaises du sous-continent, des commerces et de grandes industries, les grands moments historiques de la province et/ou diverses facettes de la société québécoise. Sur le dernier de ces chars trône un enfant personnifiant Jean le Baptiste flanqué d’un agneau. Si ce dernier évoque « naturellement » l’agnus dei, Zubrzycki ne donne en revanche aucune explication plausible de la représentation du saint en enfant (est-elle spécifique au Canada français?). La représentation est d’autant plus curieuse que c’est bien à l’âge adulte que Jean baptise le Christ et reconnaît en lui le messie. Mais passons.

Véritable fait social total, dirait Mauss, la parade de la Saint-Jean met en scène des icônes de l’idéologie dominante en donnant vie à ses principaux segments narratifs. Le chapitre le plus passionnant du livre est d’ailleurs celui qui porte sur la « révolte esthétique » des années 1960 (« Iconoclastic Unmaking ») où la vision cléricale de la nation est bruyamment et brillamment contestée. La nouvelle génération de nationalistes juge en effet le récit catholique rétrograde, et la représentation de la nation en enfant, justement infantilisante. Dans la bouche de ces critiques, l’agneau que protège le petit Jean Baptiste devient un mouton, i.e. un animal qui symbolise non plus le sacrifice christique, mais plutôt la passivité et la soumission des Canadiens français face à leur exploitation économique et à leur minorisation politique au sein de la Confédération. Les contestataires attaquent la parade elle-même; des manifestants perturbent le défilé; une année, ils kidnappent même l’agneau! Dans le champ politique, le symbole du mouton sert explicitement de repoussoir à l’élaboration d’une nouvelle vision nationale faite de progrès, de développement économique et d’autonomie politique. Le Rassemblement pour l’indépendance du Québec (RIN) adopte, par exemple, comme logo officiel une représentation stylisée du bouc, le jugeant plus viril et plus combatif que le mouton.

Dans leur tentative de répondre aux critiques et de sauver la personnification de la nation, l’Église catholique et la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal contribueront paradoxalement à sa désacralisation puis à son retrait définitif. Après une année de transition, où la parade a compté deux saint Jean Baptiste, l’un adulte en statue de bronze et l’autre enfant en chair et en os, les parades des années suivantes représentent le saint à l’âge adulte seulement, le plus souvent en statue de papier mâché, seul. Sans son agneau, pourtant, saint Jean Baptiste n’a plus tout à fait la même signification. Expurgé symboliquement de sa mission divine, l’icône nationale s’en trouve désacralisée et sécularisée.

Les perturbations du défilé, loin de disparaître cependant, s’exacerbent pour atteindre un sommet d’agitation sociale et de répression policière en 1968 – c’est le « lundi de la matraque ». L’année suivante, les propos ironiques de Bernard Gosselin et Pierre Perrault, qui commentent la parade en direct à la télévision de Radio-Canada, légitiment la critique des symboles traditionnels de la nation canadienne-française en raison de leur déconnexion de la réalité québécoise. Dans la rue, derrière le dernier char du défilé, les nombreux spectateurs, jusque-là confinés sur les trottoirs, forment une « parade parallèle », et brandissent des « On est tannés des St-Jean sur le trottoir » (photo p. 98). Leur nombre grandissant, ils vandalisent finalement le char promenant la statue de saint Jean Baptiste : le saint en perd littéralement la tête – ce qui donne au livre son titre. Bien qu’accidentel, l’événement est rapporté dans les journaux comme étant conforme au destin du personnage. Précisément à cause du script biblique, la destruction du symbole matériel s’avère irrémédiable. De fait, le saint n’a plus été représenté après cet accident, ni n’ont eu lieu, avant longtemps, d’autres défilés de la Saint-Jean-Baptiste. Même si l’événement lui-même n’a pas été « mémorisé », la décapitation de la statue ouvre la voie à une reconstruction iconique de la nation.

Quelques mois seulement après son élection à la tête du gouvernement du Québec, le Parti Québécois (PQ) nationalise la Saint-Jean-Baptiste en en faisant un congé payé. Dans une tentative de rupture avec le passé, la rhétorique officielle entourant la fête insiste sur les origines païennes (célébration du solstice d’été) des célébrations. Ainsi lessivée de sa signification religieuse, la Saint-Jean-Baptiste pouvait devenir la fête civique de tous les Québécois sans égard à leur religion ou leur origine ethnique. Mais en gardant le 24 juin comme jour de « fête nationale », c’est la continuité, plutôt que la rupture, avec la Saint-Jean-Baptiste canadienne-française qui s’est imposée. Contrairement à l’Église catholique et à la Société Saint-Jean-Baptiste, qui manient aisément les discours idéologiques et les figures imagées, le PQ n’a pas élaboré de nouvelle rhétorique ni généré de nouveaux symboles. Et l’ambiguïté identitaire du Québec plane sur ce vide idéologique.

D’autres épisodes ébranlant l’identité nationale sont décortiqués par Zubrzycki, dont la crise des accommodements raisonnables de 2007, et l’épisode de la « Charte des valeurs » du PQ en 2013. Ces événements interrogent tous la place, devenue problématique depuis la Révolution tranquille, de la religion dans l’espace public. À première vue, ils concernent la menace que feraient peser les pratiques religieuses des immigrants sur la laïcité de la société québécoise. Ces controverses sont en fait l’occasion de réaffirmer la prédominance du groupe majoritaire (les Québécois d’ascendance canadienne-française) dans l’espace public. Elles révèlent que la laïcité s’est affirmée dans le rejet du catholicisme, mais ici encore, sans que la rupture avec lui ne soit achevée.

Les divers vestiges du passé catholique encore présents aujourd’hui dans l’espace public (églises, crucifix, prières, etc.) sont certes vidés de leur signification religieuse. Le discours public les sécularise pour les neutraliser et les banaliser : ils ne sont plus qu’objets d’art, pratiques patrimoniales, simples manifestations historiques d’un passé révolu, quand les pratiques juives, musulmanes, sikhs, etc., restent religieuses et sont, à ce titre, bannies de l’espace public. Les tensions entre présences religieuses dans l’espace public et laïcité ne sont ainsi compréhensibles qu’en élargissant le tableau pour y inclure le champ politique, et la sempiternelle « question nationale ».

Bien écrit et sans jargonner, l’ouvrage impressionnera favorablement tous les passionnés d’études québécoises, d’études sur le nationalisme et d’études en sociologie des religions. À lire, absolument!