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Aux yeux de plusieurs, le Canada français demeure synonyme de catholicisme traditionnel et de survivance culturelle, c’est-à-dire qu'il donne l’exemple « d’une société traditionnelle appauvrie », pour reprendre les termes de Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot qui s’insurgeaient contre l’interprétation voulant que le Québec canadien-français d’avant 1960 était en retard sur la modernité (Paquet et Wallot, 2007, p. 678). Les deux ouvrages ici analysés, et qui regroupent des chercheurs parvenus à différents stades de leur carrière, montrent pourtant qu’il y a un intérêt, qui n’est pas seulement historique, à examiner le Canada français d’un regard moins négatif et en dépassant la dichotomie entre société traditionnelle et société moderne.

L’examen du Canada français peut s’effectuer à partir d’un angle historique, mais aussi démographique et sociologique, ou encore en mettant l’accent sur le moment de passage où le Canada français se métamorphose ‒ ou se décompose, diront d’autres ‒ en autant de francophonies qu’il y a de provinces, avec une grande importance accordée à la dimension juridique des luttes pour la langue et la reconnaissance des écoles. Précisons cependant que, dans les deux collectifs ici analysés, des facettes ont été laissées dans l’ombre, notamment celle de l’économie. En fait, la tonalité générale des deux ouvrages est celle de l’histoire des idées plutôt que de l’histoire sociale ou économique.

Le collectif dirigé par Jean-François Caron et Marcel Martel, résultat d’un colloque tenu à l’Université de Moncton, regroupe des contributions qui examinent principalement, quoique pas exclusivement, le Canada français à l’époque de la confédération. Quant au collectif de Jean-François Laniel et de Joseph Yvon Thériault, il se situe en aval du premier puisqu’il s’intéresse aux États généraux qui sont venus clore l’expérience canadienne-française, encore que les auteurs ne s’entendent pas toujours sur la nature de ce moment, nous y reviendrons. À eux deux, ces ouvrages offrent donc une vue d’ensemble de ces cent ans où on parlait du Canada français, en n’excluant pas de s’interroger sur les années post-1967. De notre lecture des deux ouvrages ressortent les dimensions de la nation et du politique ainsi que du rapport avec le Québec, permettant ainsi d’examiner ensemble la grande majorité des textes composant les deux collectifs.

L’identité nationale du Canada français

Toute la question consiste à savoir si le Canada français possédait vraiment ce principe d’unité nationale qui lui était prêté ou s’il ne s’agissait pas, au fond, d’une commodité de langage qui, pour le bénéfice de l’élite cléricale, désignait un ensemble de francophones n’ayant pas vraiment conscience de lui-même et qui ne formera une communauté imaginée, au sens où l’entendait un théoricien du nationalisme (Anderson, 1996), qu’après 1867. D’ailleurs, quelle était la place des francophones hors Québec au sein de la confédération?

Mineure, répond l’historien Marcel Martel, puisque les constituants étaient peu préoccupés par le sort des francophones en milieu minoritaire (p. 63). En fait, « le Canada français, c’est avant tout le Québec » (p. 66), ce dernier étant le véritable horizon de la référence nationale, pour emprunter au vocabulaire de Fernand Dumont. Dans son chapitre du Canada français et la confédération, Marcel Martel avance que si les Canadiens français n’étaient pas absents des débats, ils n’en demeuraient pas moins en périphérie, éclipsés par les questions politiques ou économiques qui accaparaient les fondateurs. En effet, les Pères de la confédération discutaient surtout du régime à adopter et des États-Unis lorsqu’ils parlaient de minorités, celles-ci étaient comprises en un sens plutôt étroit, c’est-à-dire religieux (catholiques et protestants).

On pourrait cependant rétorquer que si la dimension religieuse prédominait, celles de la culture et de la langue permettaient tout de même de parler d’un ensemble national. Or, même à cette aune culturelle et linguistique, les contours du Canada français restaient imprécis et fluctuants, notamment en regard du cas acadien. L’Acadie a-t-elle jamais fait partie du Canada français? Les textes de Stéphanie Chouinard et de Gaétan Migneault dans le même collectif reviennent sur ce que Chouinard appelle « l’exceptionnalisme » (p. 84) du régime linguistique du Nouveau-Brunswick qui, plus qu’ailleurs au Canada anglais, est généreux à l’égard de la minorité francophone. Généreux non par simple charité mais parce que le poids démographique de la minorité acadienne fait en sorte que les partis politiques n’ont pu, après la Révolution tranquille acadienne inaugurée par le gouvernement Robichaud (Belliveau et Boily, 2005), faire l’économie de cet appui pour gouverner. En fait, selon Migneault, avant même 1867, les Acadiens avaient demandé des « ajustements ponctuels pour tenir compte de leur situation » (p. 15). Cet auteur avance que les enjeux linguistiques faisaient partie des revendications des Acadiens, et c’est pourquoi il croit que le vote anticonfédéral ne s’explique pas par l’ignorance des Acadiens. Cela dit, faute « d’archives acadiennes précises » (p. 21), l’hypothèse de Migneault, comme lui-même le reconnaît, reste conjecturale.

Ces deux textes ainsi que celui de Julien Massicotte dans le collectif de Laniel et Thériault, montrent que les francophones du Nouveau-Brunswick se sentent à part, comme n’appartenant nécessairement ni au Canada français ni au Québec. À cet égard, Massicote cite le père Stanislas Doucet qui se demandait, en 1881, si les Acadiens formaient un « peuple distinct, quelque petit qu’il soit » (p. 91) et comment on avait par la suite formulé cette distinction à l’intérieur d’une « supraréférence canadienne-française » (p. 92), qui n’effacera cependant pas la nation acadienne du paysage ni son sens de sa spécificité.

D’ailleurs, si le territoire de l’Acadie nationale n’a jamais été bien défini, l’historien Joël Belliveau rappelait, dans son livre Le moment 1968 et la réinvention de l’Acadie, que cette dernière dispose cependant de sa propre temporalité, avec son âge d’or et sa chute symbolisée par la déportation de 1755 (Belliveau, 2014, p. 34). Dès le début du 20e siècle, Lionel Groulx s’étonnait d’avoir été accueilli froidement lors de son voyage au Nouveau-Brunswick. « Le peuple frère, impossible de nous le cacher, nous était un peuple hostile » (Groulx, 1970, p. 232). Cette profonde incompréhension qui existait entre les deux groupes l’avait, écrivait-il dans ses Mémoires, profondément chagriné. Ce n’est pas dire que l’Acadie a toujours évolué en vase clos, mais que les francophones du Nouveau-Brunswick ont un rapport singulier avec leur État provincial qui leur permet de participer au pouvoir sans pour autant penser à l’indépendance, hormis pour un éphémère moment au début des années 1970 (Massicotte et Volpé, 2013). On comprend pourquoi Fernand Dumont écrivait que l’Acadie est « une nation dont la configuration est singulière » (Dumont, 1997, p. 420). En fait, si les Acadiens partagent leur langue avec le Québec, celle-ci possède assez de traits caractéristiques pour la distinguer du français québécois, au contraire, par exemple, des locuteurs francophones ontariens dont seuls des gens aux « oreilles averties » pouvaient détecter les origines franco-ontariennes de leur parler (Mougeon, 1993, p. 62).

En effet, dans le cas de l’Ontario français, le sentiment d’attachement au Canada français paraît plus important, du moins si on en croit le long et fouillé texte de l’historien Michel Bock dans le collectif de Laniel et Thériault. Après avoir identifié des moments clés de l’évolution de la référence canadienne-française ontarienne, Bock cherche à montrer que le moment de redéfinition du Canada français qui survient dans les années 1960 ne signifie pas que l’on ait assisté à la désertion de cette référence au sein de la francophonie ontarienne. Son étude permet ainsi, non pas d’écarter totalement la thèse de la rupture, mais de lui donner une temporalité plus large en montrant que la référence canadienne-française s’accroche dans les années post-1967 au discours sur la francophonie ontarienne. Dans le même collectif, François-Olivier Dorais vient renforcer ce propos en montrant comment l’historien Gaétan Gervais a tenté de forger une synthèse entre le Canada français du passé et l’Ontario français qui émerge dans les années 1960-1970. Le Canada français, soutient Dorais, ne disparaît pas de l’horizon interprétatif de Gervais qui cherchait à donner un sens à l’expérience francophone ontarienne après les États généraux (p. 132-133). Cette tension entre le Canada français d’hier et la francophonie d’aujourd’hui n’est d’ailleurs pas totalement disparue.

On pourrait donner un exemple similaire avec l’Alberta, qui montre aussi une persistance de l’idée canadienne-française, au grand dam d’ailleurs de ceux qui voudraient des communautés francophones plus ouvertes à la diversité. Rappelons à cet égard un débat révélateur lorsque des francophones ont voulu changer le nom de l’Association canadienne-française de l’Alberta par celui de l’Association de la communauté francophone de l’Alberta, mettant la référence canadienne-française de côté tout en conservant le même acronyme (ACFA). Or, le débat qui se poursuit maintenant depuis près de 10 ans a été important, diviseur même, tant et si bien que le nom de l’organisme existant depuis les années 1920 est demeuré le même[1], non sans que s’expriment deux visions, l’une axée sur l’homogénéité, l’autre sur le fractionnement de l’identité franco-albertaine (Dalley et Ruest-Paquet, 2010). Bock a raison de souligner, pour paraphraser le titre de son texte (« Des braises sous les cendres »), que des étincelles identitaires jaillissent parfois des cendres du Canada français même si, comme nous le verrons dans la section conclusive, il y a tout lieu de croire que les jeunes francophones ne pensent plus leur identité à l’aune du Canada français et que, pour eux, il s’agit d’une référence mémorielle éteinte.

Le Canada français et le politique

Le Canada français correspond à une façon plus ou moins précise d’identifier une période où les Canadiens français de partout au pays, voire des États-Unis, croyaient former une entité religieuse, culturelle et nationale plus ou moins cohérente selon les époques. Qu’en est-il alors de la dimension politique du Canada français?

La question du Canada français n’a jamais été seulement une question historique car elle a aussi été politique. Dans le processus de dissection du Canada français, une place importante est accordée à la question du politique ou de la politique, pour reprendre la distinction évoquée par Jean-François Laniel lorsqu’il parle du moment nationalitaire et de l’intégration au régime canadien. À ses yeux, les États généraux viennent en quelque sorte clore le moment du politique, c’est-à-dire celui d’un Canada français ayant une conscience nationalitaire et une conscience politique, pour déboucher sur un autre régime celui de la politique des droits qui entraine les francophones, croit Laniel, à adopter le langage « mononational, bilingue et multiculturel » qui se met en place dans les années 1970 sous la houlette du gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau (p. 317). La référence nationalitaire – conscience de former une totalité nationale ayant besoin de pouvoirs – aurait ainsi cédé la place à une conception de la société multiculturelle où les droits individuels prédominent avec, en conséquence, un évanouissement du politique, pour autant que celui-ci soit compris comme une façon d’agir collectivement.

C’est un peu sous le même angle que Joseph Yvon Thériault traite de la question des États généraux. Le sociologue approche la question du Canada français, comme il l’a fait ailleurs dans ses travaux, avec l’idée que la métamorphose de la question politique en cours depuis quelques décennies permettrait de comprendre pourquoi il y a eu des États généraux. Il avance l’idée que ces derniers ont constitué un moment où la communauté se trouvait en déficit de légitimité parce qu’elle ne parvenait plus à se donner un programme d’action collective. D’où la convocation de cette grande rencontre pour contrer l’étiolement d’une communauté malmenée par les coups de boutoir de l’individualisation et ainsi reconstituer la solidarité perdue. S’inspirant de Pierre Rosanvallon et de son ouvrage La contre-démocratie (Paris, Seuil, 2006), Thériault voit ainsi cette rencontre comme un exercice de contre-démocratie qui fait appel aux forces vives de la société civile au moment où les projets classiques d’action politique ont de moins en moins la cote (p. 50-51). En d’autres termes, les États généraux étaient un symptôme d’un déficit du politique canadien-français même s’il y avait de la politique à l’oeuvre, comme le montre Jacques-Yvan Morin sur lequel nous reviendrons plus loin. Ainsi compris, les États généraux n’apparaissent pas tant comme un exercice de démocratie participative que comme la fin d’une expérience nationalitaire et politique.

D’autres auteurs approchent la question politique d’une manière moins théorique, c’est-à-dire en se demandant simplement si le bilan, depuis 1867, est positif ou non pour les francophones. Certains croient que les Canadiens français ont été bien servis par la Confédération. Ainsi, le politologue Jean-François Caron profite d’un de ses textes dans le collectif qu’il dirige, pour avancer l’idée que la Confédération est une entreprise qui, tout bien pesé, a permis aux Canadiens français et au Québec de tirer leur épingle du jeu au cours du siècle suivant (p. 29-54). En ce sens, il poursuit le plaidoyer pour le fédéralisme canadien qu’il a entamé dans son essai Être fédéraliste au Québec (Caron, 2016), à savoir que le fédéralisme n’est pas une prison identitaire ayant empêché les francophones de s’épanouir. Reconnaissant les fortes tendances centralisatrices qui étaient présentes au départ, notamment chez John A. Macdonald, Caron affirme que les Canadiens français ont su profiter de la souplesse institutionnelle du fédéralisme pour, à défaut d’obtenir une reconnaissance constitutionnelle, faire progresser une vision asymétrique de la gouvernance au bénéfice du Québec (p. 155-160). Dans le même ouvrage, Réjean Pelletier se montre cependant plus pessimiste. À ses yeux, la Confédération canadienne n’était pas vraiment une planche de salut pour les francophones, le Québec ayant plus souvent été laissé à lui-même et obligé de se débrouiller comme il le pouvait avec des ententes administratives montrant rapidement leurs limites (p. 138). D’une certaine façon, comme Laniel ou Thériault, Pelletier déplore l’absence du politique, comme si les francophones s’étaient égarés dans les méandres de la « petite » politique politicienne.

Concernant l’avenir politique de la francophonie au Canada, on peut comprendre que certains soient plus pessimistes, ce qui est le cas de Philip Resnick qui a rédigé un texte pour le collectif de Caron et Martel. « À plus ou moins brève échéance, la francophonie risque de devenir une question de plus en plus secondaire dans le monde politique canadien » (p. 170). Il est difficile de donner complètement tort à Resnick. À l’ère de la réconciliation nationale avec les Autochtones, la francophonie a un côté presque suranné. De plus, la défaite en Cour suprême subie lors de la cause Caron (2015), qui concernait le statut du français en Alberta, vient rappeler que les tribunaux ne sont pas toujours là pour appuyer les francophones au pays et obliger les gouvernements provinciaux à leur accorder des droits. La dépendance des minorités francophones vivant en situation minoritaire à l’égard du gouvernement fédéral est bien réelle, celles-ci étant grandement dépendantes de « l’oxygène » (lire l’argent) en provenance d’Ottawa (Pelletier, 2003, p. 41). Il suffit d’ailleurs de se rappeler avec quel soulagement l’élection du Parti libéral du Canada de Justin Trudeau, en novembre 2015, a été accueillie un peu partout dans le petit monde de la francophonie canadienne pour s’en convaincre, les années conservatrices leur étant apparues sous la forme d’une trop longue parenthèse à oublier[2].

Cela dit, si le Canada français a pu être vu comme le cadre opératoire d’une expérience politique, c’est surtout à travers l’idée de pacte fondateur. Or, cette idée développée seulement après la Confédération n’a pu s’imposer en tant que seul cadre de référence pour l’ensemble du pays (Caron, 2016, p. 37). Traversé plus qu’habité par le politique, le Canada français ne s’est pas imposé comme le lieu privilégié ou exclusif où s’exerçait le politique chez les francophones au Canada. En fait, cette capacité de se penser politiquement serait survenue seulement lorsque le Québec s’est détaché du Canada français au moment des États généraux.

Le Canada français entre fragmentation et abandon

Cette question de la rupture accapare les auteurs du collectif de Laniel et Thériault, qui se demandent tous plus ou moins si 1967 est l’acte de décès définitif du Canada français et si le Québec a abandonné les francophonies. Ces deux grandes questions irriguent en profondeur cet ouvrage.

En ce qui concerne le deuxième volet de la question, il faut s’attarder à la réponse donnée par Jacques-Yvan Morin en ouverture du collectif, ne serait-ce que parce qu’il y a plus de cinquante ans, celui-ci fut le président des États généraux (1965-1969). D’une part, Morin avance l’idée que la rupture ou l’éloignement existait déjà avant les États généraux parce que, antérieurement, il y avait eu la découverte de l’État, le « facteur le plus important » à ses yeux (p. 20). Cette découverte faisait en sorte que le rapport à la nation et au politique se transformait profondément, l’action politique s’inscrivant alors à l’intérieur de frontières précises et délimitées. Dans ce contexte, le Québec était à la recherche de pouvoirs à exercer alors que les minorités cherchaient plutôt à élargir une sphère où les droits seraient protégés. D’autre part, Morin affirme que, lorsqu’on regarde dans le détail les votes tenus sur les résolutions, dans le cas de l’immigration par exemple, les oppositions ne sont pas strictement entre le Québec et le reste des francophones. En effet, si le Québec appuya la résolution voulant qu’il s’approprie le « contrôle administratif » de l’immigration, l’Ontario ne soutint qu’à la majorité simple la résolution, alors que l’Ouest voulait plutôt que le gouvernement fédéral en ait la charge (p. 26).

Le propos de Morin est intéressant, mais le lecteur aura également avantage à se reporter à Marcel Martel qui, dans Le Deuil d’un pays imaginé, revient sur les tensions entre le Québec et les minorités, par exemple, au sujet du droit de vote des délégués hors Québec (Martel, 1997, p. 149-152). Ce livre permet de mettre en perspective le témoignage de Morin.

Sur cette question de la rupture avec le Québec, c’est le texte d’Anne-Andrée Denault qui, dans le collectif de Laniel et Thériault, tente avec le plus de conviction de s’opposer à la thèse de l’abandon. En fait, elle s’inscrit dans la foulée des thèses de Linda Cardinal remettant cette idée en cause. Rappelons qu’à l’instar de Pierre Savard et de Claude Denis, Cardinal soutenait en effet que si les rapports ont été parfois difficiles, il n’y avait pas vraiment eu d’abandon parce que, tout simplement, le Canada français, qui aurait été abandonné par le Québec, était en quelque sorte une fiction qui niait la diversité des expériences francophones hors Québec. Le Canada français n’aurait été, selon Claude Denis, qu’une addition de francophones, « une réalité numérique [et] non [le produit] d’une histoire, d’un territoire ou d’une communauté de destin » (Cardinal, 2003, p. 22). C’est pourquoi Cardinal proposait, pour contrecarrer le mythe de l’abandon qui reposait sur « l’idéologie » d’un Canada français idéalisé, la production de recherches politiques et institutionnelles sur les rapports entre le Québec et les francophonies minoritaires (p. 23). C’est précisément à l’intérieur de cette démarche que le texte de Deneault s’inscrit.

Elle met en effet en lumière les efforts déployés par les différents gouvernements québécois, de Lesage à Lévesque, pour renouer les relations avec les francophones hors Québec. Au contraire de l’historien Yves Frenette qui interprète ces efforts comme une volonté de coupure avec « l’Autre », cette auteure croit plutôt que ce sont des efforts pour reconstruire le « même » (p. 271-272). Elle en veut pour preuve la création du Secrétariat permanent aux peuples francophones (1981-1992) ou encore celle du Centre de la francophonie des Amériques, inauguré en 2008 lors de la visite du président français (Nicolas Sarkozy), comme autant d’éléments illustrant les efforts des gouvernements québécois pour raffermir la solidarité des francophones de partout au pays, et au-delà, avec le Québec. Si le texte de Deneault a le grand mérite de rappeler tous les efforts déployés, elle est moins convaincante lorsque vient le moment de défendre la fameuse déclaration de René Lévesque sur les Dead Ducks, qui serait survenue en 1968 ou en 1969. En la replaçant dans son contexte, Deneault avance que le « climat général est morose au Canada français » (p. 279). Pourtant, dans une note de recherche incluse dans le même collectif, l’historien Éric Bédard montre que René Lévesque, lors de sa tournée dans l’ouest, était en fait peu sensible au sort des minorités (p. 383). Bédard ajoute d’ailleurs que les programmes péquistes ne consacraient pas une ligne aux minorités francophones canadiennes, insistant plutôt sur la nécessité de se montrer solidaires des « peuples en voie de développement » (p. 385). Bref, Lévesque ne semblait rien faire ou proposer pour contrer la morosité ambiante.

Toutefois, les « alarmistes numérisants » qui prédisent depuis la fin des États généraux la fin du Canada français et de la francophonie n’ont pas encore vu leur prédiction se réaliser, la francophonie disposant même d’une légitimité sociale plus grande aujourd’hui qu’hier, si on en croit un texte récent d’un historien (Allaire, 2015, p. 191). Dans le même sens, Power, Roy et Stanton montrent, dans le même collectif, que depuis les États généraux les francophones hors Québec sont parvenus à utiliser les tribunaux pour préserver et agrandir leurs espaces linguistiques et culturels respectifs, faisant en sorte d’opposer un démenti à une situation qui n’est pas aussi désespérée qu’on pourrait le croire malgré les taux d’assimilation (p. 257-258).

C’est pourquoi si Denault rappelle avec justesse que la thèse du « divorce consommé » (Pelletier, 2003) est un peu trop pessimiste, il y a bien eu en revanche une dégradation des relations entre le Québec et les francophonies, sans parler des effets négatifs engendrés par les référendums. À ce moment, de nombreux francophones hors Québec ne pouvaient pas ne pas se sentir laissés à eux-mêmes. Et ce n’est pas rester dans la nostalgie et le ressentiment que de le rappeler. À cet égard, citons ici un extrait du mémoire de la Fédération des francophones hors Québec, déposé en 1990 devant la Commission Bélanger-Campeau, qui se plaignait de l’indifférence québécoise et affirmait que les francophones vivant au Canada anglais existent aussi en dehors de leur seul rapport à la collectivité québécoise : « Nous ne sommes pas, comme certains le prétendent, une fiction politique créée pour ralentir l’épanouissement de la collectivité québécoise » (cité par Bock, p. 211). D’ailleurs, en poursuivant sur la même lancée à propos des relations entre le Québec et les francophonies au moment des États généraux, Serge Miville montre, grâce au dépouillement de quelques journaux de la francophonie, qu’on impute leur échec aux nationalistes québécois. En fait, selon Miville, il n’y aurait pas nécessairement eu une rupture brutale et une accusation généralisée à tout le Québec, mais plutôt une critique des tendances radicales (l’indépendantisme québécois), ce qui aurait créé une sorte de distorsion dans la représentativité de l’événement (p. 79-80).

Au total, un certain processus de désunion s’est bel et bien effectué à ce moment, une rupture peut-être pas aussi brutale qu’on ne l’a dit ou que certains ne le croient, mais néanmoins porteuse d’effets sur l’évolution future des francophonies canadiennes.

L’avenir de la francophonie

Dans son texte où il analyse la pensée de l’historien Gaétan Gervais, François-Olivier Dorais explique qu’à l’aube des États généraux, on se demandait que « faire de la mémoire nationale du Canada français, dont le souvenir est encore très vif dans l’esprit d’une majorité de francophones hors Québec? » (dans Laniel et Thériault, p. 113) Or, il est possible de prolonger la question en s’interrogeant sur la persistance de cette mémoire du Canada français auprès de la jeunesse francophone d’aujourd’hui. En effet, lorsqu’on interroge des jeunes francophones albertains comme nous l’avons fait à l’automne 2014, et qu’on leur demande de s’auto-identifier et de se décrire à l’aide d’un questionnaire ouvert, on s’aperçoit alors que le vocable de Canadiens français ou de Canada français ne fait guère partie de leur vocabulaire identitaire, du moins de celui qu’ils utilisent spontanément pour se représenter. Sans entrer dans le détail de l’étude, mentionnons tout de même que seulement 4 répondants sur les 92 qui ont répondu à notre questionnaire ont utilisé les termes de Canadien français, contre 31 répondants préférant francophones ou franco-albertains pour parler d’eux-mêmes (Boily, 2015). L’étude étant limitée à une seule institution, elle n’est pas représentative de l’ensemble de la province; en revanche, elle apparaît indicative d’un effacement de cette catégorie de Canada français dans la perception identitaire des jeunes étudiants(es) du seul Campus universitaire francophone de l’Alberta.

Il faut ainsi continuer à s’interroger sur la question de la francophonie canadienne, comme le fait d’ailleurs Jean-François Laniel dans le collectif qu’il codirige. Quelle est la nature de cet espace pancanadien, se demande-t-il? Sans pour autant apporter une réponse définitive, il rejette cependant ce qu’il appelle le « modernisme révisionniste postcolonial » (p. 331). Il invite donc à retrouver le politique, entendu au sens de ce qui permet à une communauté de donner une identité à un Canada français nouvelle formule, qu’il resterait à développer.

Cependant, d’autres voudront plutôt se tourner vers le projet de l’Amérique française, ce dont discute l’historien Charles-Philippe Courtois dans un texte qu’on trouve dans le même collectif (p. 369-371). Qu’il faille forger des solidarités entre les francophones du continent est en effet une entreprise stimulante. Il s’agit d’un vaste chantier, s’il en est, puisque le développement de solidarités effectives entre les francophonies du continent ne peut se faire, pour donner cet exemple, par le recours aux leviers juridiques des tribunaux qui, au Canada, ont permis de faire avancer les causes des communautés francophones canadiennes et d’assurer leur vitalité linguistique. Et cela, sans compter que la langue anglaise est le vecteur de l’économie. Dans un contexte où il paraît difficile, sinon impossible, de retourner au Canada français d’antan, il restera tout de même ardu d’opérer le « grand changement de paradigme » souhaité par ceux défendant l’idée d’une francophonie des Amériques (PlamondonEmond, 2014).