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Pourquoi jumeler la recension de ces deux livres récents, si différents par leurs thèmes et leur approche? À y regarder de près, ils ont plusieurs points de ressemblance : ce sont deux recueils de textes ayant leur origine, l’un, dans le séminaire annuel de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN), et l’autre, dans un colloque de circonstance organisé pour faire le point sur les États généraux du Canada français, quarante-cinq ans plus tard. Si les disciplines concernées ne sont pas les mêmes, dans les deux cas l’approche est pluridisciplinaire. Mais ce qui les rapproche le plus, c’est qu’ils s’attaquent, soit explicitement, soit implicitement, à la problématique de l’adaptation à l’intérieur de la francophonie nord-américaine. Qu’il s’agisse de l’adaptation de l’expression française ou de l’adaptation identitaire et historiographique, ce questionnement paraît particulièrement pertinent dans le contexte actuel où les francophones québécois et canadiens sont confrontés à une réalité sociale multiculturelle et un paysage politique changé.

Le livre dirigé par Aline Francoeur aborde la question de l’adaptation du point de vue des lettres et des sciences humaines, le parti pris étant celui des regards croisés. Les champs de spécialisation des auteurs vont de la littérature à la phonétique en passant par l’ethnologie, les études cinématographiques, l’histoire, la sémiologie et la traduction. Malgré cette diversité, en s’appuyant sur une abondante littérature (Hutcheon, 2012; Sanders, 2015), les auteurs s’accordent à définir l’adaptation à la fois comme un produit et comme un processus : de (re)création, d’une part, et de réception de l’autre. Dans une première partie intitulée « D’une version à l’autre », ils se penchent sur les transferts de formes dans des domaines aussi variés que la chanson populaire, le récit de tradition orale, le film ou le programme d’enseignement en histoire au niveau secondaire. Tout aussi éclectique, la seconde partie, « D’une variété à l’autre », se veut une réflexion sur les transferts intralinguistiques et sociolinguistiques dans la bande dessinée, le livre de cuisine et la production vocale (l’accent).

Dans un premier chapitre sur la chanson populaire, Joanne Melançon fait le tour du phénomène de l’adaptation musicale. À part les variantes et les versions, inhérentes à la chanson folklorique de tradition orale, il faut considérer les esthétiques, les interprétations et les contextes, ainsi que les nouvelles technologies. En posant la question du contexte historique de l’interprétation, l’auteure frôle celui des transformations idéologiques qui est au coeur du deuxième ouvrage considéré ici. Dans sa collection La bonne chanson (1937-1955), l’abbé Charles-Émile Gadbois modifie les paroles de chansons folkloriques pour en adapter le contenu à l’idéologie de la survivance, une démarche comparable à celle du docteur Thomas Bowdler, le censeur victorien de Shakespeare. Dans les années 1970, si plusieurs chansons québécoises se prêtent à l’interprétation néonationaliste, ce sens politique disparaîtra à son tour des adaptations de ces mêmes chansons au 21e siècle.

Dans son chapitre sur les récits de tradition orale et leur adaptation, Martine Roberge soulève la question connexe des continuités et ruptures de la mémoire. Tout en reconnaissant le défi de « raconter les histoires d’autrefois sans les folkloriser » (p. 64), elle n’oppose pas la tradition à la modernité et conclut à l’existence d’une « tradition bien vivante » (p. 66).

Si la plupart des études de l’adaptation au cinéma concernent le transfert d’un texte littéraire vers le visuel, Elspeth Tulloch s’intéresse plutôt aux questions linguistiques et culturelles, souvent négligées. Seule auteure de ce recueil à aborder explicitement la question des minorités francophones hors Québec, elle emprunte à Hutcheon le concept d’indigénisation pour parler de l’adaptation à un nouveau contexte culturel (Hutcheon, 2012). Dans son analyse de l’adaptation cinématographique de Le vieillard et l’enfant (1985), une nouvelle de Gabrielle Roy, elle remarque une indigénisation à la québécoise au détriment des accents et des expressions franco-manitobains, malgré le contexte de la lutte pour la reconnaissance de la langue française au Manitoba. Cet écart linguistique n’est qu’un aspect de la différence au coeur de la francophonie nord-américaine dont l’ouvrage dirigé par Laniel et Thériault sondera la dimension politique.

Selon Pierre Beaudoin, la diversité culturelle au Québec sous-tend la réforme du programme d’enseignement en histoire nationale adoptée en 2007. Axé sur l’apprentissage de la méthode historique, celui-ci s’avère plus adaptable à une société multiculturelle que le programme de 1982 dont l’objectif était d’enseigner le récit de la population francophone du Québec. Ce changement, comme celui dans la réception des chansons populaires, reflète le déclin, ou au moins l’adaptation, du néonationalisme québécois à la suite des échecs référendaires.

Le même phénomène est perceptible si l’on considère l’évolution de la langue dans l’histoire de la bande dessinée québécoise, selon Gabriel Tremblay-Gaudette. Du « bon parler du parfait petit catholique » (p. 115), on passe dans les années 1970 à la prédominance du joual, en lien avec la ferveur néonationaliste. Dans les années 1980 et 1990, pourtant, le statut du joual passe de l’affirmation identitaire à une représentation conforme à la réalité, où le niveau de français varie selon le contexte et la pluralité des options remplace le tout ou rien.

L’avant-dernier chapitre par Étienne Lehoux-Jobin et Aline Francoeur porte sur l’adaptation intralinguistique des livres de cuisine européens pour le public québécois, et le dernier, par Vincent Arnaud et Johanna-Pascale Roy, fournit une analyse très technique de la production sonore afin de comparer l’accent de Québec à celui de Saguenay. Dans un recueil de moins de 200 pages, les auteurs ont réussi à faire le tour de l’adaptation de l’expression française au Québec, sans pourtant approfondir les questions du bilinguisme ou de l’alternance de codes linguistiques. Il y aurait en revanche beaucoup plus à dire sur les espaces et les cultures francophones minoritaires de l’Amérique du Nord.

Sans que cela soit explicite, sauf dans le chapitre sur l’historien Gaétan Gervais et son projet d’adapter l’identité à de nouvelles réalités, l’adaptation est aussi le sujet de l’excellent recueil que dirigent Laniel et Thériault, qui se veut une réflexion sur les États généraux du Canada français presque un demi-siècle après l’événement. Cette adaptation est d’abord historiographique, née de la crise du mouvement souverainiste au Québec et du constat que les dead ducks, pour emprunter l’expression tristement célèbre de René Lévesque, vivent encore. Il est donc nécessaire de repenser la mémoire consacrée de la rupture entre le Québec et les francophonies minoritaires, symbolisée par les États généraux du Canada français de 1966, 1967 et 1969, ainsi que les rapports contemporains entre les Québécois et les francophones hors Québec. Au lieu de rupture, vaut-il mieux parler de l’adaptation de la Franco-Amérique (Louder et Waddell, 2005) depuis les années 1960?

Pour citer l’historien Michel Bock sur le sort réservé au projet national canadien-français, « La question est d’une grande complexité et exige que le chercheur tienne bien compte, avec toutes les nuances qui s’imposent, de l’évolution du contexte intellectuel, politique et institutionnel dans lequel elle s’est posée » (p. 220). Le défi est de taille, mais cet ouvrage est à la hauteur. Les directeurs ont rassemblé un groupe très divers – professeurs et doctorants, sociologues, historiens et juristes – pour débattre de façon approfondie et respectueuse. C’est un livre incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à la mémoire collective du Canada français.

Selon la première mémoire des États généraux du Canada français, le passage d’un projet traditionaliste et catholique à un projet moderne et étatiste aurait enclenché la provincialisation des identités et des institutions francophones en même temps que l’adoption de stratégies politico-juridiques différenciées de la part du Québec et des francophonies minoritaires. Sans faire un effort systématique, j’ai relevé dans le texte les vocables suivants pour caractériser l’impact des États généraux sur les relations entre Québécois et francophones hors Québec dans l’historiographie : la rupture, la césure, le schisme, le divorce, la division, la fragmentation, l’éclatement, le morcellement, le fractionnement, la fracture, le démantèlement, la dissolution, le déclin, la marginalisation, l’étiolement, la fin, la mort, le décès, le chant du cygne, le deuil du Canada français. Cette interprétation s’enracine dans les années 1990, au moment même où des changements profonds au et hors Québec commencent à la rendre caduque. Dans le contexte actuel, la situation paraît beaucoup plus embrouillée. Les directeurs de ce recueil, dont un a contribué lui-même à l’élaboration de la première mémoire (Thériault, 1998), font appel à une complexification du récit. Il s’agit de « reconsidérer les défis de faire société en français en Amérique du Nord, sans pour autant les résoudre, mais en maintenant ouvertes ses figures du possible » (p. 10).

Si une deuxième mémoire des États généraux est en voie de se constituer, entre rupture et continuité, les auteurs de ce recueil ne s’accorderont pas tous sur l’héritage que les États généraux nous ont légué. On peut distinguer grosso modo entre ceux qui acceptent qu’au fond une rupture ait eu lieu, tout en relativisant le rôle des États généraux dans ce processus de longue durée, et ceux pour qui, pour citer Gaétan Gervais, le « grand projet historique du Canada-Français continue » (Gervais, 1994, p. 169). On pourrait classer dans la première catégorie les sociologues Jean-François Laniel et Julien Massicotte ainsi que l’historien Michel Bock, tandis que d’autres contributeurs, dont le président des États généraux lui-même, mettent l’accent sur l’adaptation et la continuité. Il est dommage que Marcel Martel, historien par excellence de la première mémoire (Martel, 1997; 1998), ne fournisse qu’une courte note de recherche sur l’attitude de la Gendarmerie Royale du Canda face aux États généraux. On aurait aimé qu’il intervienne aussi dans le débat actuel.

Jacques-Yvan Morin, le président des États généraux dans les années 1960, donne le ton du recueil dans un premier chapitre intitulé « Les États généraux. Du Canada français ou du Québec? ». Pour lui la réponse est claire : les deux. Il met l’accent sur l’intention à l’origine de la convocation : renouer le dialogue et colmater la brèche causée par la découverte de leur État comme moyen de consolider l’identité francophone des Québécois (et des Acadiens du Nouveau-Brunswick), à la différence des francophones de l’Ontario et de l’Ouest qui redoutent les pouvoirs provinciaux depuis les crises scolaires et se tournent vers l’État fédéral pour la défense de leurs droits. Plutôt qu’un échec, les États généraux représentent un « appel à la solidarité qui a mis du temps à s’imposer » et dont les résolutions « constituent un véritable programme pour l’avenir » : celui de rendre compatibles les deux logiques légitimes des pouvoirs et des droits (p. 38).

Plusieurs auteurs suivent l’exemple de Jacques-Yvan Morin en insistant sur la pertinence de la référence canadienne-française à l’époque des États généraux ou après[1]. Serge Miville note la résistance dans la presse francophone des années 1960, y compris au Québec, au néonationalisme québécois qui ferait table rase du Canada français. Comme Miville avant lui (Miville, 2012), Marc-André Gagnon confirme que la Saint-Jean-Baptiste est célébrée en tant que fête nationale en Ontario dans les décennies qui suivent les États généraux, en continuité avec le symbole du Canada français. François-Olivier Dorais voit dans l’historien Gaétan Gervais un « intellectuel franco-ontarien entre ruptures et constantes » (p. 109) dont le projet est d’adapter l’identité collective à la modernité « sans pour autant tourner le dos à la mémoire du Canada français » – d’où sa revendication, toujours actuelle, d’une université franco-ontarienne (p. 120).

Dans un chapitre sur les rapports entre Québécois et francophones hors Québec, Anne-Andrée Denault rejoint Jacques-Yvan Morin en soulignant « l’essence même du projet des États généraux, celui d’un rassemblement de collectivités ayant à coeur le fait français » (p. 268). Si les États généraux sont un rendez-vous manqué, de nouveaux réseaux seront mis en place par l’État québécois dans les décennies qui suivent en vue de « maintenir ses liens et d’exprimer sa solidarité envers les francophones de l’extérieur du Québec » (p. 269). Du Service du Canada français d’outre-frontières (1963-1975) au Centre de la francophonie des Amériques (2008-) en passant par le Secrétariat permanent des peuples francophones (1981-1992), il y a une continuité dans les discours (esprit de solidarité, sentiment d’appartenance et de mémoire) et les relations (échanges scolaires, tournées de conférenciers), nonobstant les allégeances politiques.

Comment concilier cette conclusion d’Anne-Andrée Denault avec l’attitude négative de René Lévesque envers les minorités francophones, symbolisée par sa remarque sur les dead ducks et confirmée par Éric Bédard dans sa note de recherche sur « René Lévesque et la fin du Canada français ». C’est que cette note de recherche porte uniquement sur les années avant la prise du pouvoir alors que le gouvernement péquiste ne négligera pas pendant son mandat les relations avec les francophones minoritaires, y compris ceux d’un espace politique différent, les États-Unis.

À quel point l’adaptation fait-elle place à la rupture? Pour plusieurs auteurs de ce recueil, la désintégration du Canada français est bien réelle, malgré de telles expressions de solidarité. Quelle est la cause de cette rupture? En partant du cas de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, Julien Massicotte l’explique par le déclin de l’Église catholique, l’institution qui aurait autrefois rassemblé les diverses branches de la francophonie canadienne en Amérique du Nord et entretenu la référence canadienne-française réduite aujourd’hui à un lieu de mémoire. En Ontario, selon Michel Bock, la rupture, tout en étant un fait accompli, se met en place à trois moments charnières, en commençant par le retrait de l’Église de l’organisation sociale dans les années 1960, suivi de la mise en application de la Charte canadienne des droits et libertés dans les années 1980 et de la redéfinition pluraliste et multiculturaliste de la communauté francophone comme communauté uniquement linguistique, dans les années 1990. Jean-François Laniel souligne également ce passage depuis les années 1990 de l’Amérique française à la francophonie d’Amérique, c’est-à-dire de l’ambition de faire société, basée sur l’appartenance, à celle d’un partenariat multiculturel. Comme Charles-Philippe Courtois, qui décrie la « rupture mémorielle » des francophones d’aujourd’hui (p. 352), Laniel déplore que la « pensée moderniste utilitaire de la francophonie » ait remplacé l’idée d’une société globale nationale, d’une communauté de destin nationale partagée entre Québécois et francophones hors Québec, d’une aventure collective (p. 330).

Le débat continue donc entre ceux qui mettent l’accent sur l’adaptation réussie des francophones québécois et minoritaires à la diversité culturelle, démarche qui ne compromet pas selon eux la mémoire de l’Amérique française, et ceux qui, croyant à une rupture, veulent renouer avec les forces vives d’une mémoire délaissée.

L’adaptation est-elle donc un concept-clé pour la compréhension de la francophonie nord-américaine d’aujourd’hui? L’idée ne fait pas l’unanimité, mais il est certain que le concept de l’adaptation ouvre des perspectives fructueuses, tant en sciences sociales qu’en lettres et sciences humaines.