Corps de l’article

Comme l’ont démontré Barrault-Stella et Goastellec (2015), la question éducative a été longtemps négligée par les sciences politiques. Jusqu’au milieu des années 1990, les politologues se contentaient d’analyser les effets de l’éducation – parmi d’autres variables – sur le vote et la participation politique. Toutefois, nous observons actuellement un regain d’intérêt pour cette question dans le champ des sciences politiques et en particulier celui de l’analyse des politiques publiques. L’étude suivante s’inscrit dans ce second champ. Nous posons cette question : qu’est-ce que l’analyse des groupes d’intérêts (AGI) peut offrir à l’analyse des politiques en éducation (APÉ)? Pour y répondre, nous procéderons à une étude de cas. Prenant pour point de départ la controverse de 2006 entourant le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté de deuxième cycle du secondaire, nous nous appuierons sur un article de Prud’homme (2007) dans lequel il développe la thèse voulant que cette controverse soit née d’une redistribution des rôles de différents groupes impliqués dans l’élaboration des programmes d’histoire au Québec. Plus précisément, nous analyserons la trajectoire historique d’un des plus importants et plus anciens de ces groupes, la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ), une association fondée en 1962 et rassemblant plusieurs centaines d’enseignants d’histoire. Nous espérons montrer la pertinence pour l’APÉ d’une démarche consistant à observer la place occupée par un groupe d’intérêt au cours des différentes étapes d’élaboration, de mise en oeuvre et d’évaluation de programmes. Cet article suit un plan assez classique. Dans un premier temps, nous présentons les cadres de la recherche; dans un deuxième temps, nous procédons à l’étude du cas de la SPHQ; enfin, dans un troisième temps, nous discutons les résultats de l’étude de cas et tirons des conclusions sur les apports et les limites de l’AGI, ainsi que sur son potentiel pour la compréhension des politiques éducatives.

Les cadres de la recherche

Cette première partie se divise en trois sections. Nous présentons d’abord le problème à l'étude, c'est-à-dire la controverse de 2006, laquelle est mise en lien avec l’élaboration des programmes d’histoire au Québec. Dans la section suivante nous abordons la théorie des groupes d’intérêt, présentons les principaux penseurs et les principales approches et écoles, et définissons les concepts clefs. Enfin, nous exposons des éléments méthodologiques de l’AGI, comme les statuts des groupes et les répertoires d’action.

Problématique

C’est au début des années 1990 que sont entamées les discussions en vue d’une nouvelle réforme du curriculum québécois. L’orientation de cette réforme est confiée successivement au Groupe Corbo (1994), à la Commission des États généraux sur l’éducation (1995-1996) et au Groupe Inchauspé (1997). En ce qui concerne l’enseignement de l’histoire, à peine quelques semaines avant le référendum de 1995, Jean Garon, ministre de l’Éducation, crée le Groupe Lacoursière dont l’objectif est de répondre aux préoccupations relatives à cette question exposée dans le cadre des audiences des États généraux (Cardin, 2006). En réaction au rapport produit par le Groupe Lacoursière se met en place la Coalition pour la promotion de l’histoire au Québec (CPPHQ), qui regroupe une quarantaine d’organismes rassemblés autour de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (SSJB-Montréal) et qui dans sa résolution d’adhésion – publiée dans le Bulletin d’histoire politique – souhaite « que soit faite une place privilégiée à l’histoire nationale du Québec » (CPPHQ, 1996, p. 73). Accusant le Rapport Lacoursière d’avoir abandonné la référence nationale, cette coalition, lancée le 15 février 1996 et coordonnée par son porte-parole Robert Comeau, lui livre une lutte quelque temps avant de cesser ses activités au cours de la préparation des programmes.

Il faut attendre le 27 avril 2006 pour que le problème de l’enseignement de l’histoire nationale réapparaisse dans l’actualité. C’est Antoine Robitaille (2006), journaliste au Devoir, qui ranime le débat en révélant les grandes lignes d’un document de travail devant servir de base au futur programme d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté (HEC). Son article, qui critique vivement les orientations du futur programme, provoque une véritable controverse. Les oppositions qui s’expriment mèneront en 2009 à la création d’une nouvelle coalition, la Coalition pour l’histoire (CPH), qui devient petit à petit le principal groupe de pression dans le domaine de l’enseignement de l’histoire nationale au Québec. Mais comment en est-on venu à cette controverse qui a provoqué la publication de dizaines d’articles de journaux et de plus de dix numéros thématiques de périodiques et d’ouvrages collectifs?

Comme l’affirment Dagenais et Laville (2014), on rencontre un peu partout dans le monde ce genre de tensions au sujet de l’enseignement de l’histoire nationale. Au Japon, par exemple, Takayama (2009) a bien montré comment la réécriture de l’histoire nippone par les élites japonaises et américaines lors de la reconstruction démocratique et pacifiste du pays, dans les années 1980, a suscité les critiques de la faction conservatrice du Parti libéral démocrate (LPD). Opposé à la nouvelle interprétation, ce groupe a mis sur pied une Société pour l’écriture de nouveaux manuels d’histoire. Entre 2006 et 2012, il est à l’origine d’importants changements dans l’éducation japonaise, notamment l’introduction du salut au drapeau et l’hymne national (Pajon, 2008). Au Québec, Létourneau (2014) a livré un combat semblable et parlé d’une « opération publique d’histoire ». Dans son étude, il considère la controverse de 2006 comme l’un des éléments ayant conduit à la mise en oeuvre de nouvelles politiques visant à renationaliser l’histoire du Québec.

C’est Prud’homme (2007) qui a avancé l’hypothèse se rapprochant le plus d’une AGI. Dans son article, il se fixe pour objectif de suivre l’évolution de la production des programmes d’histoire nationale de niveau secondaire de 1963 à 2006 et d’identifier les principaux acteurs ayant participé à leur élaboration. De cette façon, il entend observer l’influence de ces derniers sur la mécanique des réformes et le contenu des programmes. D’après lui, ces principaux acteurs sont, depuis la Commission Parent, le ministère de l’Éducation (MEQ) – qui devient le MELS à partir de 2005 – et sa Direction générale de l’élémentaire et du secondaire (DGES), le Conseil supérieur de l’éducation (CSE), la Commission scolaire des écoles catholiques de Montréal (CECM), les enseignants, les conseillers pédagogiques, les chercheurs universitaires en éducation (didacticiens et psychopédagogues) et les historiens. Au fil de son analyse, il identifie d’autres groupes comme la SPHQ, la SSJB-Montréal ou le Conseil pédagogique interdisciplinaire du Québec (CPIQ). Il en vient à la conclusion que le programme de 1967 était un programme d’historiens, que le programme de 1982 était un programme d’enseignants, et que le programme de 2006 était un programme de pédagogues. Par le fait même, il suggère que la controverse de 2006 serait le résultat d’une aliénation des enseignants et des historiens dans le processus d’élaboration.

Comme le mentionne Legris dans un ouvrage phare portant sur l’élaboration des programmes d’histoire en France, si les programmes sont des construits sociaux et des textes arbitraires masquant la réalité conflictuelle des situations scolaires – comme le soutiennent aussi des sociologues britanniques tels que Michael Young ou Basil Bernstein –, la question est donc « de savoir qui dispose du pouvoir de contrôle sur l’élaboration des programmes » (Legris, 2014, p. 8). Pour répondre à cette question, elle parcourt l’histoire de l’administration de l’éducation en France, de la Commission Langevin (1944-1945) à l’élaboration de différentes séries de programmes entre 1955 et 2013. Elle documente un très grand nombre de confrontations, de débats et de luttes de pouvoir entre différents acteurs tels que le cabinet ministériel, les enseignants, les universitaires, les historiens, les didacticiens, les spécialistes du ministère, les coalitions ou les minorités. Bref, l’étude de Legris s’avère fort inspirante, et ce, bien qu’elle ne mobilise pas les outils offerts par l’AGI.

Recension des écrits

Comme le mentionnent Grossman et Saurugger (2012), la genèse des groupes d’intérêt est difficile à retracer. En fait, s’il apparaît nécessaire à la vie en société de se rassembler en groupes pour défendre ses intérêts, la diversification de ces intérêts et la demande grandissante d’une plus importante participation dans le processus de décision politique ne se révèlent pleinement qu’avec l’avancement de la société démocratique. Selon Hayward (1996), c’est le phénomène démocratique qui mène à une multiplication des corps intermédiaires – situés entre les individus et l’État –, faisant perdre à l’État son caractère monolithique. Les premiers penseurs modernes de la question – Hobbes et Rousseau principalement – se sont montrés très méfiants vis-à-vis de ces corps qui menacent le pouvoir souverain ou l’expression de la volonté générale. Ne voyant pas de remède à ce factionnalisme, Madison, quatrième président américain, propose d’en faire un atout en en réglementant l’organisation et les actions pour éviter ses effets déstabilisateurs (Grossman et Saurugger, 2012). Si cette conception prend du temps à s’imposer, petit à petit les autorités constatent la nécessité impérative de consulter les groupes.

Grossman et Saurugger (2012) mentionnent une autre référence historique incontournable, celle de von Gierke qui, au milieu du 19e siècle, a proposé une analyse du droit associatif allemand depuis le Moyen Âge, au terme de laquelle il a élaboré une conception normative de la société fondée sur les groupes. Cette conception se rapproche, d’après Runciman (1997), de la conception moderne du « pluralisme », première grande approche de l’analyse des groupes. En fait, c’est à Bentley (1908) que nous associons la naissance de cette approche établissant une relation entre trois composantes, soit le groupe, ses intérêts et les activités auxquelles il se livre[1]. Cette approche est principalement enrichie par Truman (1951), qui s’interroge sur les raisons poussant les individus à s’unir pour influencer la politique. Il apporte aussi une retouche importante aux positions de Bentley en brisant l’« automatisme » de la formation des groupes à partir des intérêts présents dans la société. Pour lui, certains intérêts sont latents jusqu’au jour où des perturbations mènent des acteurs à se réunir pour les défendre. Il faut néanmoins attendre Dahl (1961) pour que cette approche fasse véritablement école dans les sciences politiques états-uniennes. Enfin, un autre principe central du pluralisme est celui du checks and balances entre les groupes et vis-à-vis du groupe dominant (Grossman et Saurugger, 2012). Cette sorte de « main invisible » assurerait la protection des minorités. Cette idée, fondamentale chez Madison, est reprise par Tocqueville, à la suite de son voyage aux États-Unis, pour qui la liberté d’association serait devenue une garantie contre la tyrannie de la majorité. 

Dès les années 1960, Olson (1966) critique le caractère fonctionnaliste de ce principe, sa confiance démesurée envers la spontanéité et sa vision holiste de la société. Si cette critique permet un renouvellement du programme de recherche en proposant de recentrer l’analyse sur les composantes internes des groupes et sur l’« entrepreneur politique » (Salisbury, 1969), cela n’empêche toutefois pas l’AGI de connaître un certain recul dans les années 1970, alors qu’elle est freinée par la redécouverte du corporatisme. C’est au penseur roumain Manoïlesco qu’on doit cette redécouverte, lequel introduit une distinction entre le « corporatisme pur » et le « corporatisme subordonné » (Grossman et Saurugger, 2012). Schmitter (1974) reprend cette distinction en proposant de distinguer entre un « corporatisme étatique » – fasciste et inutile au plan analytique – et un « corporatisme sociétal » qui renverrait aux rapports entretenus entre le secteur public et les intérêts extérieurs susceptibles de fournir des informations et un soutien à l’action publique (Hayward, 1996). Si elle permit d’introduire l’idée d’une interdépendance croissante entre le privé et le public, cette approche connaît une courte vie. En fait, c’est l’approche des réseaux qui permet de dépasser les limites du pluralisme et du néo-corporatisme, laquelle propose d’analyser les réseaux politiques, perçus comme le résultat d’une coopération entre des organisations interdépendantes et partageant des normes et des intérêts (Marsh, 1998). Cette approche insiste aussi sur la place de l’« idée » comme élément central de développement et de cohésion du réseau et, plus particulièrement, sur le concept de « communauté épistémique », qui fait référence à un groupe réunissant des membres partageant des compréhensions intersubjectives, des manières de raisonner et des valeurs communes. Ce concept s’apparente à celui de « coalition de cause », introduit principalement par Sabatier (1998), selon qui, ce sont les convictions communes (deep core) qui assurent la cohésion des coalitions en en constituant le « liant » (glue).

Au Québec, Léon Dion a ouvert le champ de l’analyse des groupes dans les années 1960 et au début des années 1970. La recherche sur les groupes a depuis pris de l’expansion au Québec, notamment grâce au développement toujours grandissant de la science politique, mais aussi des sciences des communications et, plus précisément, des relations publiques (Maisonneuve, 2004). Comme l’ont affirmé Boivin et Savard (2014), malgré l’ensemble de ces travaux, il existe assez peu d’ouvrages et d’études analysant les transformations des groupes dans la longue durée. Considérant l’abandon relatif de cette question par les historiens comme une lacune à combler, ces auteurs ont récemment constitué un collectif ayant pour objet l’histoire de quelques groupes de pression. On trouve également quelques études plus proches de l’APÉ, comme la thèse de Saint-Pierre (1999) sur l’influence des groupes d’intérêt sur le processus d’élaboration de la loi québécoise de l’Instruction publique, ou encore l’étude par la même auteure des intérêts des groupes dans la gouvernance universitaire (Saint-Pierre, 2015). Enfin, Allard (2015) a consacré une recherche se rapprochant d’une perspective d’AGI à l’histoire d’un groupe intéressé à l’histoire, le Groupe d’intérêt spécialisé dans l’éducation muséale.

Ayant présenté l’approche développée par l’AGI pour l’étude de la participation et des relations entre les représentants de certains intérêts sociétaux, économiques et politiques, il est maintenant temps de définir ce qu’il faut entendre par « groupe » dans le cadre de ce texte. Comme le soutient Offerlé (1994), une des distinctions classiques est celle d’Almond qui trace le contour du groupe par ce qu’il n’est pas : un parti. En effet, alors que le parti vise la représentation générale et la conquête du pouvoir, le groupe se concentre sur la représentation particulière et l’influence sur le pouvoir. Par ailleurs, le « groupe d’intérêt » se distingue aussi du « groupe de pression ». Selon Boivin et Savard, un groupe d’intérêt désigne un « groupe formé par des gens qui ont un intérêt en commun », alors qu’un groupe de pression est un « ensemble de personnes organisées qui tentent d’influencer l’autorité étatique dans sa prise de décision » (Boivin et Savard, 2014, p. 21). Autrement dit, un groupe de pression est un groupe d’intérêt poursuivant son intérêt en exerçant une pression sur l’État. Un autre terme lié à celui de groupe est celui de lobby. Ce terme est né du parlementarisme britannique. Il fait référence aux représentants des intérêts corporatifs et commerçants rassemblés dans le lobby de la Chambre des communes pour influencer le vote des députés. Un lobby est donc un groupe de pression poursuivant un intérêt économique ou financier.

Méthodologie

L’AGI offre une panoplie de modèles permettant d’observer l’intervention ou la participation des groupes dans les phases du cycle d’une politique publique. Dans les lignes qui suivent, nous insisterons sur deux modèles que nous utiliserons pour notre étude de cas, soit les statuts des groupes et les répertoires d’action. Les stratégies que les groupes emploient pour intervenir dans le cycle d’une politique publique dépendront entre autres du moment où elles sont mises en oeuvre et de leur statut. Ainsi, pour défendre leurs intérêts, les groupes peuvent recourir à une vaste gamme d’actions. Pour faciliter l’analyse, des chercheurs ont tenté de proposer une typologie des statuts possibles des groupes d’intérêt. Selon Maisonneuve (2004), les groupes peuvent être identifiés selon trois statuts : interne, externe et ambigu. D’abord, l’objectif des groupes à statut interne – le plus convoité des trois, sauf pour ceux qui rejettent la légitimité du pouvoir – est de se rapprocher le plus possible des gouvernements, de l’administration publique et du processus décisionnel pour être consulté le plus régulièrement possible et exercer le maximum d’influence sur l’orientation d’une politique. De leur côté, les groupes à statut externe ont plutôt pour objectif de faire pression sur le gouvernement en influençant les médias et l’opinion publique. Enfin, les groupes à statut ambigu utilisent leur ambivalence pour mettre en oeuvre les stratégies permettant de faire avancer leur cause (Maisonneuve, 2004).

Les stratégies déployées par un groupe doivent être adaptées au statut du groupe. Un groupe à statut externe, par exemple, doit se montrer beaucoup plus visible qu’un groupe à statut interne, étant donné qu’il ne fait pas partie du processus décisionnel et qu’il doit donc prouver sa représentativité et sa légitimité auprès du gouvernement. Pour ces raisons, ses stratégies seront surtout tournées vers les médias. Le travail d’un groupe à statut interne est beaucoup plus subtil. En effet, il se contente souvent d’effectuer une veille médiatique, de commander des recherches et de rédiger des rapports. Ici, la matière brute de la stratégie, c’est l’information. Pour faire valoir ses intérêts et ses opinions, le groupe peut dresser des listes de personnes influentes et favorables à sa cause, rencontrer des hauts fonctionnaires, organiser ou se présenter à des évènements à haute fréquentation politique et participer à des commissions parlementaires, des tables de concertation et des organismes consultatifs parallèles aux centres décisionnels. L’objectif ici est d’influencer l’élaboration des politiques par un échange d’informations avec les titulaires d’une charge publique (TCP). Pour sa part, le groupe à statut ambigu n’hésite pas à utiliser toutes formes de stratégies pour défendre ses intérêts (Maisonneuve, 2004).

Comme le soutient Maisonneuve (2004), c’est par l’intégration et l’utilisation de divers moyens que les groupes parviennent à positionner leurs points de vue dans l’espace public. Le chercheur s’intéressant à ces groupes a donc intérêt à cerner les stratégies et les ressources qu’ils ont mobilisées pour positionner leur point de vue. Si plusieurs chercheurs – Meynaud, Tilly et Offerlé – ont proposé des typologies de ces répertoires d’action, il nous semble que ce sont Grossman et Saurugger (2012) qui ont présenté la typologie la plus complète. Ils distinguent cinq idéaltypes de répertoire d’actions : la négociation et la consultation, le recours à l’expertise, la protestation, la judiciarisation et la politisation. La négociation relève d’un caractère officiel et institutionnalisé, la consultation renvoie davantage à un mode d’action où le groupe entre en contact avec les autorités pour mieux éclairer leurs orientations et leurs décisions (Hudon, 2011). La négociation entre les groupes et les TCP est assez fréquente dans un régime néo-corporatiste ou, encore, dans les relations entre les groupes (Clamen, 2005).

Le recours à l’expertise est présenté comme une réponse rationnelle à un problème précis. Les groupes se livrent constamment à la préparation de rapports, de dossiers, d’études pour être prêts à tout moment, puisque ce sont ceux qui fournissent le plus rapidement de bonnes informations aux TCP qui sont favorisés. Pour identifier les thèmes mobilisateurs, ainsi que les experts auxquels les groupes se réfèrent, Offerlé (1994) suggère d’analyser les programmes des colloques annuels ou biannuels, lesquels sont des moments de réunion et de réflexion privilégiés. La protestation, pour sa part, passe par une utilisation des lieux publics pour tenter de mobiliser les autorités politico-administratives, l’opinion publique, les médias et les sympathisants de la cause. Le recours au nombre, à la manifestation ou au boycott sont de bons exemples de ces pratiques. Le scandale est une autre forme commune de protestation. De son côté, la judiciarisation est très utile lorsque le droit est favorable aux intérêts d’un groupe. Malgré l’aspect technique, économique et financier, ce répertoire est souvent employé en premier recours lorsque cela est possible, étant donné que les tribunaux rendent des décisions qui apparaissent rationnelles (Clamen, 2005). En dernier recours, un groupe peut aussi se transformer en parti politique lorsqu’il juge que ses intérêts ne sont pas bien défendus par ceux en place.

Enfin, pour mieux saisir la complexité des relations possibles entre le groupe et le gouvernement, Hayward (1996, p. 14) a proposé le schéma suivant :

Graphique 1

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D’après lui, la situation du conflit endémique correspond à celle des groupes exclus du processus politique et se trouvant en conflit permanent avec le gouvernement. La seconde situation correspond à une façon plus harmonieuse et routinière de résoudre les problèmes politiques. La consultation apparaît ici comme la façon la moins porteuse d’obligations pour les autorités, car elle garde les groupes à distance. De son côté, la concertation fait référence à une collaboration très étroite qui peut aussi bien se pratiquer à travers un réseau informel qu’à l’intérieur d’une communauté politique. Hayward (1996) montre qu’on peut passer de la situation de routine à une situation de crise. Cette dernière survient au terme d’une longue période de défaillance du processus politique. D’une part, nous retrouvons les « contrats sociaux », qui font référence à des accords liés entre des groupes pour dépasser un état de crise. Ces accords sont habituellement rompus une fois la crise terminée. D’autre part, nous avons l’effondrement d’institutions importantes conduisant habituellement vers un nouveau modèle.

Les cadres de la recherche étant établis, nous sommes maintenant en mesure de procéder à l’étude de cas. L’étude de cas est souvent considérée comme une stratégie méthodologique pouvant faire appel à plusieurs méthodes dans l’objectif de fouiller un cas sélectionné de façon subjective, afin d’en tirer une description et une interprétation. En ce sens, si le cas n’est pas représentatif sur le plan statistique, il doit l’être au plan théorique. Dans le cadre de la présente étude, nous utiliserons pour méthode les modèles présentés plus tôt et nous nous pencherons sur le cas de la SPHQ.

Étude de cas

Depuis sa création en 1962, la Société des professeurs d’histoire du Québec a oeuvré à faire valoir les intérêts de ses membres en intervenant dans les sphères politiques, administratives et médiatiques. Elle apparaît ainsi comme un objet des plus révélateurs pour l’analyste souhaitant prendre connaissance des préoccupations des enseignants d’histoire du Québec depuis 1962. Pour l’aborder, nous commencerons par une revue de la littérature à son sujet, puis nous présenterons sa trajectoire avant d’en proposer une analyse à l’aide des outils offerts par l’AGI.

La SPHQ dans la littérature

Plusieurs études ont abordé la SPHQ de façon périphérique. Parmi elles, nous pouvons mentionner celle de Prud’homme (2007) ou encore un article de Moreau (2004) rendant compte du jeu d’alliances auquel la SPHQ a participé pour provoquer les réformes de l’enseignement de l’histoire au Québec. Dans la même lignée, Comeau (2008) s’est penché sur le mouvement de contestation orchestré depuis la fin des années 1990 contre le Rapport Lacoursière et le Renouveau pédagogique. Dans un chapitre consacré aux années 1970-1983, Bouvier (2012a) a également consacré quelques lignes à la SPHQ, lesquelles présentent ses réactions vis-à-vis des publications du MEQ incluant les programmes et des rapports. Bref, ces contributions ont pour mérite d’inscrire le parcours de la SPHQ à travers l’histoire politique de l’éducation québécoise.

S’il n’existe pas d’études portant exclusivement sur la SPHQ en dehors des pages de sa revue, il demeure que son Bulletin de liaison – devenu Traces en 1988 – offre plusieurs articles la prenant comme objet central. Ces articles sont surtout parus à l’occasion d’anniversaires. En fait, c’est Dumont[2] (1977a; 1977b) qui offre une première rétrospective sur les réussites et les échecs des premières années de la SPHQ. Pour ce faire, elle a compulsé les archives de la SPHQ, l’ensemble des Bulletins de liaison (63 numéros), les procès-verbaux des réunions et les correspondances de l’exécutif. De surcroît, elle a interrogé ses dirigeants comme Pierre Savard (1962-1964), Konrad Fillion (1965-1967), Christian Laville (1967-1969) ou René Durocher (1974-1975). D’autre part, elle présente en détail les évènements ayant conduit à la création de la SPHQ.

Pour souligner le vingtième anniversaire de la SPHQ, le Bulletin de liaison rassemble des articles faisant le bilan de ses actions. Après s’être penchés sur les origines et les réussites et échecs de la société, Hébert et Trifiro (1987) suggèrent que deux constantes sont visibles dans l’histoire de la SPHQ, soit son rôle de groupe de pression et celui de promoteur de la didactique de l’histoire. Ils développent cette idée en prenant appui sur des exemples tirés des années 1973 à 1986, dont certains illustrent son lien avec le MEQ. Ensuite, Augé (1987) présente une analyse du contenu éditorial de sa revue démontrant qu’il faut attendre la période 1971-1977 pour que deviennent fréquents les éditoriaux critiquant de front le MEQ. Selon cette même étude, il semblerait que, de 1977 à 1987, les éditoriaux abandonnent cette critique pour traiter de l’implantation du nouveau cours d’histoire. La même année, Dumont (1987) propose un nouvel article dans lequel elle explore le passé de la SPHQ, dont l’histoire serait liée à la laïcisation et la massification de l’éducation.

En prévision du cinquantième anniversaire, l’histoire de la SPHQ est brossée. En 2010, Allard porte son regard sur la période 1966-1968. Cependant, il faut attendre le numéro spécial de l’été 2012 pour qu’une série d’articles explorent le demi-siècle parcouru par la SPHQ et par l’enseignement de l’histoire en général. Cardin, Bouvier et Duquette (2012) y font un tour d’horizon de la pensée didactique qui s’est déployée dans les pages du Bulletin de liaison de la SPHQ dans les années 1960[3]. Simard (2012) raconte comment il a participé, à titre d’étudiant d’histoire, à la création de la SPHQ. Allard (2012) présente pour sa part son opinion sur l’évolution de la SPHQ depuis 1962, et Dumont (2012) se livre au même exercice en explorant les luttes menées pour défendre l’enseignement de l’histoire. Bouvier (2012b) revient quant à lui sur les évènements ayant causé le schisme entre la SPHQ et l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS), une rivale née d’une scission en 2006.

En somme, si aucun mémoire, thèse ou monographie n’a pris pour objet principal la SPHQ, la littérature offre quelques articles ayant abordé des périodes précises de l’histoire de la SPHQ. C’est dans l’objectif d’en proposer une synthèse que nous avons d’ailleurs entamé, en 2015, une série d’articles publiés dans Traces et couvrant période par période l’histoire de la SPHQ (Lemieux, 2016a; 2016b; 2017a; 2017b; à paraître). Enfin, si cette série d’articles propose une synthèse historique de la SPHQ, celle-ci n’est pas accompagnée d’une analyse. C’est ce à quoi nous consacrerons les prochaines lignes.

Trajectoire de la SPHQ

C’est avec la massification et la laïcisation de la scolarité et du métier d’enseignant qu’apparaît au Québec, au cours des années 1950, un nouveau besoin : celui, pour les enseignants d’une même discipline, de se rencontrer et d’échanger des idées sur leurs pratiques (Dumont, 1977b). Alors qu’une première association de ce type apparaît en 1959 pour les mathématiques, c’est sous l’impulsion de Pierre Savard, professeur et secrétaire de l’Institut d’histoire de l’Université Laval (IHUL), que se rassemblent, en 1962, les fondateurs de la SPHQ. Cette réunion est présidée par Marcel Trudel, éminent historien de l’IHUL. La SPHQ se dote à ce moment d’une constitution, qui donne pour objectifs de « tenir les membres au fait du mouvement de la science historique et [d’] aider à l’amélioration des techniques de l’enseignement » (Hommel et Jacques, 2006, p. 1). Il faut ajouter à ces objectifs le souhait de mieux former les maîtres et de faire reconnaître leur spécialité. Au cours des premières années, toutefois, la SPHQ s’apparente davantage à une amicale de l’IHUL qu’à une association d’enseignants. En 1964, cependant, une excursion à Trois-Rivières permet de recruter de nouveaux membres parmi lesquels se trouve la populaire équipe du journal Boréal express. En 1966, le même genre d’excursion a lieu à Montréal, provoquant la création de deux sections, la SPHQ-Montréal et la SPHQ-Québec.

Dès son élection à la présidence de la SPHQ-Montréal, le père Giguère fait preuve d’une énergie hors du commun. Il s’associe à plusieurs groupes comme l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF) ou la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) – devenue CSQ en 2000 –, organise des évènements comme des journées d’étude et participe à l’Expo’67. Il se montre aussi critique à l’endroit du MEQ, ce qui contraste avec l’attitude de la SPHQ-Québec (Allard, 2010). Si les deux sections sont actives, le sectionnement entraîne des tensions. Par exemple, le MEQ ne les consulte pas pour l’élaboration du Document C (1967), premier document ministériel en matière d’enseignement de l’histoire, ce qui serait imputable à l’attitude de Giguère (Prud’homme, 2007). Ces tensions et ces rivalités, auxquelles il faut ajouter la mauvaise gestion de quelques dossiers, conduisent les deux entités vers un essoufflement. Cet essoufflement est interrompu seulement en 1971, lorsque les membres de la SPHQ se mobilisent autour de la SPHQ-Québec pour entreprendre un combat contre le nouveau Plan d’études en histoire du Canada de 1970 (Bouvier, Cardin et Duquette, 2009). Lettres aux journaux et au MEQ, pétitions et manifestations font partie des stratégies déployées pour protester (Moreau, 2004). C’est aussi dans ce contexte que la SPHQ organise des États généraux sur l’enseignement de l’histoire (1971). Les années suivantes, elle raffermit sa position en participant aux travaux du Conseil pédagogique interdisciplinaire du Québec (CPIQ), en obtenant des subventions et en organisant le congrès de Cap-Rouge (1974), qui déclenche une nouvelle lutte visant à rendre obligatoire la réussite du cours d’histoire nationale pour tous les élèves du secondaire (Dumont, 2012).

Pour mener le combat, la SPHQ se donne alors Durocher comme président. Historien notoire, ce dernier rencontre un député péquiste – Claude Charon – pour qu’il s’approprie le dossier, et il donne des entrevues à la radio, écrit aux journaux et tisse des liens avec des organisations comme l’IHAF ou le Mouvement national des Québécois (MNQ). Il parvient à faire voter à l’Assemblée nationale, à l’unanimité, une motion allant dans le sens des revendications de la SPHQ (Dumont, 2011). Après cette victoire, il quitte la présidence et en confie les rênes à Berger, conseiller pédagogique et ancien agent de développement pédagogique au MEQ. Le Parti québécois (PQ) est élu en 1976, alors qu’apparaît un nouveau dossier, celui du Livre vert (1977), un document fixant les grands traits d’une nouvelle réforme scolaire. En mai 1977, la SPHQ forme un front commun avec les autres associations d’enseignants de sciences humaines, soit la Société des professeurs de géographie du Québec (SPGQ) et la Société des professeurs d’économie du Québec (SPEQ), afin de présenter un mémoire commun (Berger, 1978). La plupart des principes de ce mémoire sont acceptés par leurs membres, puis par le gouvernement. Dès lors, la SPHQ forme un comité interne ayant pour objectif de proposer des orientations pour les futurs programmes. Cette initiative s’avère un franc succès, puisque le MEQ met Dubé – un ancien président de la SPHQ – et Charpentier – membre dudit comité – à la tête de ses comités d’élaboration de programmes (Hébert et Trifiro, 1987). Cette collaboration étroite entre la SPHQ et le MEQ se poursuit au cours des années suivantes (Bouvier, Cardin et Duquette, 2013a). Au cours de ces années, la SPHQ continue de multiplier ses activités par des publications et l’organisation d’évènements avec d’autres associations comme l’IHAF, la SPGQ, la SPEQ ou le Groupe de responsables en sciences humaines (GRSH)[4].

Les mémoires présentés à la Commission des États généraux sur l’Éducation (1995) et au Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire renouent quelque peu avec une attitude critique vis-à-vis du MEQ, ce qui laisse présager les tensions qui surviendront entre les deux entités (Bouvier, Cardin et Duquette, 2013b; 2013c). Au début des années 2000, mis à part le dossier de la réforme des programmes du primaire et du secondaire – bientôt rebaptisée « Renouveau pédagogique » –, un autre dossier prend de l’importance à l’époque, celui d’une fusion entre les trois sociétés de sciences humaines. Si ce projet est déjà discuté au cours des années 1970, les coupes budgétaires prévues à la formation continue des enseignants appellent une mise en commun des services. Cela commence en 1998, avec la mise en place d’un congrès commun, puis se poursuit avec la mise sur pied de comités de fusion dont les propositions sont rejetées par les assemblées. Alors que Goulet – président de la SPHQ de 1996 à 2004 – s’avère plutôt favorable à ce projet, l’arrivée de Laurent Lamontagne, en 2004, marque une rupture. D’une part, Lamontagne croit que les intérêts des enseignants d’histoire seraient moins bien servis par une association en « univers social » que par une société leur étant entièrement dédiée; d’autre part, il renoue avec une attitude très critique à l’endroit du MEQ. Ainsi, son CA et lui bloquent le projet de fusion. En réaction, les anciens membres de la SPEQ et les membres de la SPHQ favorables à cette fusion se réunissent autour de la SPGQ et forment l’AQEUS.

Contrairement à ce qui s’était passé lors de l’élaboration de la dernière génération de programmes, la SPHQ n’a pas été mise directement à contribution dans la conception, la rédaction ou la validation du programme de 2006. Si elle est consultée à quelques étapes, dans la majorité des cas, le MELS fait appel à ses propres experts. Pour ces raisons, les dirigeants de la SPHQ préparaient déjà une lettre dénonçant les principes de ce programme lorsque la controverse éclate en 2006 (Robitaille, 2006). La SPHQ devient alors l’un des groupes les plus actifs dans la lutte contre ce programme et, en contrepartie, l’AQEUS en devient l’un des principaux défenseurs aux côtés du GRUS. Ainsi, à la suite de la création de l’AQEUS, la SPHQ se voit privée de ses alliés traditionnels, la SPGQ, la SPEQ, le GRUS et, a fortiori, le MELS. Pour survivre, elle doit se trouver de nouveaux alliés. C’est dans ce contexte que naît la Coalition pour la promotion de l’histoire au Québec (CPPHQ) en 2009 (Comeau, 2008). Cette nouvelle organisation reçoit notamment l’appui du comité exécutif du PQ et de la CSQ (Lamontagne, 2010a; 2010b). Les luttes orchestrées par la CPH trouvent écho lors de l’élection du PQ en 2012, alors qu’on assiste à la création d’un comité – le Comité Beauchemin-Fahmy-Eid – dont les orientations épousent d’assez près celles prônées par la SPHQ et la CPH. Enfin, les travaux de ce groupe donnent lieu, en 2014, à l’annonce d’un nouveau programme au secondaire dont l’implantation – encore partielle – a débuté à l’automne 2016.

Analyse des statuts et des actions de la SPHQ

Comme l’affirmait Truman (1951) parlant de la naissance des groupes, c’est une perturbation des fondements et des institutions scolaires qui a provoqué la création de la SPHQ. Alors qu’aucune association ne réunissait les anciens étudiants de l’IHUL, la massification et la laïcisation du métier d’enseignant d’histoire ont éveillé un intérêt latent : celui d’assurer chez eux une formation continue et de faire reconnaître leur spécialité. Assez rapidement, les membres de la SPHQ prennent conscience qu’ils doivent augmenter leur nombre et s’entourer d’experts pour devenir une organisation dynamique et légitime. C’est clairement à cet objectif que répondent le voyage à Trois-Rivières, qui leur permet d’inclure dans leurs rangs la réputée équipe du Boréal express, un « journal historique » très populaire à l’époque, et le voyage à Montréal, qui entraîne une croissance considérable de son effectif (atteignant près de 600 membres). Pour autant, la SPHQ n’est pas consultée lors de l’élaboration du Document C. Comment l’expliquer? Denis Vaugeois a mentionné dans un entretien que son comité de consultation était surtout formé de gens de l’École de Montréal comme Dumont, Deshaies ou Lefebvre. Sachant que le président de la SPHQ-Montréal se montrait très critique vis-à-vis du MEQ et que la SPHQ-Québec était encore très liée à l’IHUL, il n’est pas défendu de croire qu’elles n’ont pas été consultées simplement parce qu’elles n’appartenaient pas à la même communauté épistémique. Une autre hypothèse serait que la SPHQ apparaît peut-être encore à l’époque comme un simple groupe d’intérêt.

Si la SPHQ est passée, au cours des années 1960, d’interlocuteur légitime du gouvernement à une société léthargique et dévitalisée, elle se ranime avec l’arrivée du programme de 1970. Ce premier combat permet de réunir les forces autour d’un noyau dur, la section de Québec, et de véritablement devenir un groupe de pression. Très rapidement, elle délaisse la bataille contre ce document pour concentrer ses efforts sur un autre enjeu de taille, l’obligation pour tous les élèves de réussir le cours d’histoire nationale pour obtenir le Diplôme d’études secondaires. Jamais la SPHQ n’avait jusque-là manifesté autant d’énergie pour un combat de nature politique. Elle mobilise alors toutes les stratégies typiques d’un groupe à statut externe en puisant abondamment dans le répertoire de protestation, afin de connaître un écho dans les médias et de capter l’attention publique (Maisonneuve, 2004). Cette expérience lui permet d’acquérir un savoir-faire en matière de protestation.

La présidence de Berger marque assez clairement le passage d’un groupe de pression à statut externe vers un groupe de pression à statut interne, ce qui se confirme avec la présidence de Robitaille. En effet, cette période est marquée par le développement de relations cordiales avec le MEQ, mais également avec d’autres sociétés de même nature, la SPGQ, la SPEQ et, plus tard, le GRSH. Cette fois, les consultations du ministre Morin pour le Livre vert s’avèrent un épisode de transition pour la SPHQ. Typique d’un groupe à statut interne, elle participe activement aux négociations, mais semble prête à monter aux barricades si le ministre rejette la proposition commune – la grille horaire principalement – des trois sociétés. Si tel avait été le cas, sans doute la participation de la SPHQ à l’élaboration des programmes se serait-elle avérée beaucoup moins poussée et cordiale. Or, c’est l’inverse qui se produit, puisque l’un de ses anciens présidents est chargé d’élaborer le programme d’histoire générale de niveau secondaire et qu’une ancienne membre d’un comité interne de la SPHQ est chargée d’élaborer celui d’histoire nationale. Ainsi, l’utilisation d’un répertoire de négociation et de consultation a porté ses fruits et entraîne la SPHQ vers un statut interne.

Si la SPHQ se trouve plutôt en bonne posture à l’aube du 21e siècle, une vaste réforme s’annonce et risque d’entraîner de nouvelles perturbations dans l’environnement de la Société. En effet, bien que le MEQ la sollicite toujours dans ses consultations, son statut interne semble moins évident qu’au cours des années 1980 et au début des années 1990. Contrairement à ce qui s’était passé lors de l’élaboration de la dernière génération de programmes, elle ne positionne pas ses membres à la direction des comités d’élaboration de programmes. Cette fois, c’est le responsable des programmes de sciences humaines du MEQ qui coordonne les comités en s’entourant d’enseignants de son choix. À la même époque, un certain nombre de conjonctures poussent les sociétés de sciences humaines vers une fusion, comme les coupes dans la formation continue des enseignants, la réforme Chagnon ou encore la création du domaine de l’univers social dans les nouveaux programmes du primaire et du secondaire en histoire et en géographie, l’économie disparaissant à ce moment comme matière distincte. Aussi, dès 1994, le MEQ confie la formation des enseignants aux facultés d’éducation, lesquelles favorisent la formation d’enseignants de sciences humaines ou d’« univers social » plutôt que d’enseignants spécialisés en histoire, un profil partagé alors par la majorité des membres de la SPHQ, et ce, bien que peu d’enseignants d’histoire n’enseignent que cette discipline durant leur carrière. Toutes ces conjonctures provoquent des tensions entre les dirigeants de la SPHQ et le MEQ.

Si le statut de la SPHQ semble de plus en plus ambigu au début des années 2000, la controverse de 2006 vient vraiment confirmer cet état de fait. Privilégiant depuis la présidence de Berger (1975-1978) un répertoire de négociation et de consultation, la SPHQ quitte très visiblement ce répertoire pour livrer son combat contre le programme de 2006, moment où elle fait appel à toutes les actions offertes par le répertoire de protestation. En 2009, la création de la CPH – véritable coalition de cause au sens de Sabatier (1998) – lui permet toutefois de quitter les premières lignes du combat pour mieux se concentrer sur sa reconstruction. Ayant perdu ses alliés traditionnels au profit de l’AQEUS, la CPH lui permet d’en trouver de nouveaux, qui sont souvent liés à des milieux nationalistes ou au domaine de la discipline historique. Surtout, en ces temps difficiles où elle partage ses membres et ses experts avec l’AQEUS, la CPH lui donne accès à des fonds et de nouveaux experts. Finalement, l’élection du PQ en 2012 et la formation d’un comité devant orienter les principes d’un nouveau programme d’histoire nationale permettent à la SPHQ de revenir vers un répertoire de consultation et d’abandonner la protestation. Aujourd’hui, son affiliation à la CPH et le retour du Parti libéral du Québec (PLQ) au pouvoir en font toujours très clairement un groupe à statut ambigu.

Discussion

En observant l’évolution politique de la SPHQ depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, nous avons noté que si son statut était d’abord externe, les chaudes luttes qu’elle a menées au cours des années 1970 lui ont permis d’accéder à un statut ambigu (1975-1978), puis interne, ce dernier statut s’étant maintenu jusqu’au début des années 2000. Au fil des années 2000, son statut s’est avéré de plus en plus ambigu, une évolution consacrée par la controverse de 2006 et l’alliance avec la CPH. Son attitude envers le programme d’HEC et le projet de fusion lui ont fait perdre une partie de ses effectifs et de ses alliés, et cela l’a considérablement affaiblie. Néanmoins, force est de constater que ces décisions lui ont aussi permis de survivre. En effet, en refusant la fusion avec la SPGQ et la SPEQ, la SPHQ a évité sa disparition. Ainsi, une partie des enseignants d’histoire continuent de pouvoir apprécier une association leur étant totalement dédiée.

La mobilisation des outils offerts par l’analyse des groupes nous a permis d’identifier certaines phases de l’histoire de la SPHQ, de suivre les transformations de son statut depuis 1962, mais aussi de dévoiler les répertoires auxquels elle a fait appel pour faire valoir les intérêts de ses membres à chacune de ces phases. Si nous n’avons pas trouvé d’exemple de recours à la judiciarisation et à la politisation, nous avons relevé la présence des trois autres répertoires définis dans la typologie de Grossman et Saurugger (2012). Peu importe le statut de la SPHQ, elle a toujours fait appel à l’expertise. Dès sa naissance, elle invite Trudel à présider l’assemblée, la présence de ce dernier ajoutant au sérieux et à la légitimité de l’entreprise. Plus tard, elle s’entoure de l’équipe du Boréal express, puis d’éminents didacticiens comme Laville ou Dumont et, plus tard, Martineau. Après la naissance de l’AQEUS, elle réussit à obtenir l’appui et l’éclairage d’autres experts souvent issus, cette fois, des sciences humaines et sociales. Bref, le recours à ce répertoire est omniprésent dans sa trajectoire.

Si le recours à l’expertise est omniprésent, la SPHQ fait appel de façon épisodique à la protestation, à la négociation et à la consultation. Lorsqu’elle doit composer avec un statut externe ou ambigu, la SPHQ n’hésite pas à mobiliser les actions rattachées au répertoire de protestation. C’est ce que révèlent les protestations contre le plan d’études de 1970 et le programme de 2006, et le combat pour un cours d’histoire nationale obligatoire au niveau secondaire au milieu des années 1970. A contrario, lorsqu’elle profite d’un statut interne, la SPHQ collabore étroitement avec le MEQ. Cette collaboration s’est parfois effectuée de façon à la garder à une certaine distance, comme l’ont révélé les consultations des États généraux sur l’éducation ou celles du Groupe Lacoursière. D’autres fois, elle s’est avérée beaucoup plus étroite, comme l’ont révélé la négociation entourant le Livre vert et, surtout, la quasi-concertation entourant l’élaboration du programme de 1982.

Bien que l’utilisation des statuts et des répertoires classés par l’AGI ait permis de dresser un premier portrait de la SPHQ, certains points soulevés au cours de l’étude mériteraient d’être creusés. Par exemple, nous avons vu que des congrès de la SPHQ ont initié des actions importantes. Une analyse plus fine de leurs programmes et des procès-verbaux des assemblées générales permettrait à la fois d’observer l’évolution des thèmes qui mobilisent les membres de la SPHQ et d’identifier ses leaders d’opinion (Offerlé, 1994). Autre exemple : alors que nous avons mentionné à plusieurs reprises des organisations avec lesquelles la SPHQ a eu des échanges depuis 1962, une analyse des correspondances entretenues par les dirigeants de ces organisations et ceux de la SPHQ nous permettrait de mieux connaître le réseau de l’enseignement de l’histoire qui s’est développé depuis cinquante ans (Sabatier, 1998).

Enfin, le concept de communauté épistémique mériterait aussi d’être creusé. En effet, bien que nous nous y soyons référés pour formuler des hypothèses, nous pourrions creuser cette théorie pour observer les liens tissés entre les fonctionnaires du MEQ et la SPHQ. Ce genre d’analyse permettrait d’observer s’ils partageaient des compréhensions intersubjectives, des manières de raisonner et des valeurs communes (Sabatier, 1998). Pour ce faire, il serait à nouveau adéquat de se pencher sur les correspondances entretenues par les dirigeants de la SPHQ, le responsable des programmes de sciences humaines du MEQ et les membres de ses comités. Nous pourrions aussi procéder à une analyse de discours des mémoires présentés par la SPHQ à différentes étapes de consultation du MEQ, puis en comparer les résultats avec ses publications, afin d’observer s’il y a concordance ou divergence entre les idées. Bref, tous ces exemples démontrent la pertinence et le potentiel de l’AGI pour l’APÉ.

Dans cet article, nous avons exploré l’influence des groupes dans le cycle d’une politique éducative. Notre objectif était de démontrer que l’analyse des groupes est une voie que devrait privilégier celle des politiques d’éducation. Si nous avons observé plusieurs moments de transition dans la trajectoire de la SPHQ, la victoire que représente pour la CPH et la SPHQ l’adoption d’un nouveau programme d’histoire nationale – implanté partiellement depuis l’automne 2016 – pourrait bien s’avérer un point tournant. Que réserve l’avenir à la SPHQ? L’association reviendra-t-elle sur certaines de ses positions abandonnées depuis 2006, comme celle d’une participation active aux travaux du MELS? Son existence sera-t-elle liée, plus qu’elle ne l’a jamais été, à son rôle de groupe de pression? Pour l’instant, nous l’ignorons. Tout ce que nous savons, c’est que la SPHQ a relevé le défi de demeurer, encore aujourd’hui, un groupe légitime en matière d’enseignement de l’histoire.