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Dans les années 1960, les réformes du système d’éducation québécois ont instauré un enseignement primaire et secondaire public gratuit, obligatoire et accessible à tous[1]. L’égalité d’accès à l’éducation, mot d’ordre de cette période de Révolution tranquille, impliquait une meilleure harmonisation entre les réseaux d’enseignement public et privé qui jusqu’alors fonctionnaient indépendamment l’un de l’autre et dispensaient des enseignements différents et inégaux. L’enseignement privé a été préservé dans son existence, mais il a dû dès lors se soumettre à des normes curriculaires et pédagogiques gouvernementales s’il souhaitait bénéficier d’un financement public partiel (à 60 ou 80 %)[2]. L’idéal d’une « école commune » était alors la référence dans le débat éducatif (Gérin-Lajoie, 1963) même s’il n’a jamais été complètement mis en oeuvre.

Dès les années 1980, le système d’enseignement québécois a recommencé à se différencier voire à se stratifier, en particulier au secondaire. D’un côté, les effectifs de l’enseignement privé ont connu une croissance de plus en plus marquée. D’un autre côté, les écoles publiques vont bénéficier d’une plus grande autonomie et pouvoir adapter et enrichir les objectifs et les contenus des programmes établis par le ministère. Depuis 1997, elles peuvent élaborer des programmes locaux pour mieux répondre aux besoins particuliers des élèves (Loi 180, article 85). Les établissements publics sont donc autorisés à classer et regrouper les élèves et à leur offrir des services éducatifs et un encadrement pédagogique différents. Aux élèves faibles et moyens sont accordés des programmes dits « réguliers » et aux élèves « forts, doués ou talentueux » des programmes « enrichis » si leurs parents le souhaitent et ont la possibilité de couvrir certains coûts financiers supplémentaires qu’exigent ces programmes. Sans être déclarée comme telle, cette différenciation pédagogique est hiérarchisée dans les faits, au moins aux yeux des parents, voire des professionnels et opérateurs scolaires.

Une triple stratification scolaire (classes régulières des établissements publics, classes « enrichies » ou « à profil particulier », et enfin établissements privés) s’est donc progressivement développée dans l’enseignement secondaire québécois, mais c’est surtout à partir des années 1990 qu’elle a pris de l’ampleur, particulièrement dans la région métropolitaine de Montréal (Lessard et Levasseur, 2007). Bien que les effets de cette stratification sur les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur et universitaire en particulier soient soulignés dans plusieurs études à l’échelle internationale (Dubet, Duru-Bellat et Vérétout, 2010), aucune étude empirique ne s’est, à notre connaissance, intéressée à cette question dans le contexte québécois. C’est ce que nous proposons de faire dans cet article.

En effet, jusqu’ici la plupart des études québécoises sur les inégalités d’accès à l’enseignement universitaire ont insisté sur l’influence conjuguée du capital économique et culturel des parents et des parcours scolaires différenciés que les jeunes empruntent dans la scolarité secondaire (Chenard et Doray, 2013), lesquels ont été associés aux différences d’aspiration et d’orientation scolaire (Bélanger, 1986; Lévesque et Pageau, 1990). Le présent article tente d’aller plus loin en montrant que la stratification scolaire au Québec est porteuse de ségrégation au sein de l’école et contribue à la production des inégalités d’accès à l’enseignement supérieur, malgré le caractère démocratique et inclusif affiché du système éducatif.

Plus précisément, l’article tentera, à partir de données empiriques, de répondre à la question suivante : dans quelle mesure, par-delà les différences de performance et les aspirations scolaires des élèves auxquelles elle est étroitement liée, cette stratification contribue-t-elle à produire les inégalités d’accès aux études universitaires? En d’autres mots, nous nous interrogeons sur les effets propres des structures scolaires (et dès lors indirectement des politiques scolaires qui les ont favorisées) sur la (re)production des inégalités d’accès à l’université québécoise.

L’article est divisé en cinq sections. La première section présentera la genèse de la stratification interne au système québécois, à partir d’un court historique des rapports entre enseignement public et privé, ainsi que de la dynamique de concurrence qui en a découlé. La deuxième donnera un aperçu des écrits scientifiques sur l’incidence des marchés scolaires, de la ségrégation entre établissements et de la stratification de l’offre scolaire sur les inégalités. Dans la troisième section (méthodologie), nous décrirons les données, les variables étudiées et les stratégies d’analyse. La quatrième section présentera les résultats, alors que la cinquième tentera de dégager quelques pistes d’interprétation. Nous terminerons par une conclusion récapitulant l’essentiel.

Stratification des établissements secondaires au québec et dynamique des relations entre enseignement public et enseignement privé

La question de la stratification du système d’enseignement québécois doit être comprise à partir de l’histoire de l’éducation dans la province. Il faut la situer par rapport à la rivalité qui oppose de longue date le secteur public et le secteur privé dans l’éducation, mais aussi la mettre en relation avec les dynamiques internes au secteur public. En effet, la différenciation de l’offre pédagogique interne à ce secteur va être favorisée par la concurrence accrue entre secteurs public et privé qui se développe dans les années 1990. Cette concurrence et cette différenciation pédagogique sont une des sources principales de la stratification de l’enseignement en classes régulières, classes « enrichies » de l’enseignement public et enseignement privé.

La réforme du système d’éducation mise en place lors de la Révolution tranquille à la suite du Rapport Parent est basée sur un relatif consensus sociopolitique concernant la nécessité de développer l’éducation pour concilier la modernisation économique de la province et la promotion de la justice sociale. L’égalité d’accès à l’éducation impliquait une harmonisation entre les réseaux d’enseignement public et privé.

De la commission Parent et des compromis qui s’y forgent entre les deux principaux interlocuteurs, l’État et l’Église, va naître la Loi 60 (1964) qui définit notamment le statut accordé à l’enseignement privé (Corbo, 2002; Rocher, 2004). La loi met en place un régime de coexistence entre les deux réseaux. Cette décision du gouvernement québécois de préserver l’école privée, en dépit de l’opposition d’une partie des membres de la Commission Parent, se fonde sur sa reconnaissance sociale, car l’école privée est considérée comme une institution d’intérêt public depuis sa fondation, malgré ses pratiques sélectives (Gérin-Lajoie, 1989). Suite à la Loi 60, l’État promeut et finance complètement le développement de l’offre publique au niveau secondaire et supérieur. Quant aux établissements privés, ils bénéficient d’un financement public garanti, à condition d’offrir la même formation que les établissements publics, de ne pas leur faire concurrence et d’accepter dans une certaine mesure le contrôle de l’État (Simard, 1993, p. 55). Il s’agit de veiller à augmenter la scolarisation tout en limitant les disparités sociales et scolaires au sein du système.

L’enseignement privé va toutefois connaître un fort déclin de ses effectifs et la fermeture de nombreux collèges classiques et établissements secondaires entre 1964 et 1968, où il ne compte plus que 4 % des effectifs scolaires (Simard, 1993). Les conditions de financement et de pérennisation des écoles privées vont dès lors être assouplies par une nouvelle loi (Loi 56, 1968) pour limiter ce déclin et soutenir la visée d’augmentation de la scolarisation. La nouvelle loi déclare en effet l’école privée d’intérêt public et assouplit les exigences de fonctionnement. Un établissement privé sera financé à même les fonds publics jusqu’à concurrence de 80 % s’il est reconnu d’intérêt public par le ministère de l’Éducation, et à 60 % s’il respecte une série d’exigences minimales imposées par ce dernier. Dans cette même loi, l’interdiction de faire concurrence au public (prévue dans la loi 60) est levée et la possibilité de sélectionner les élèves est permise, ce qui dans la suite permettra de stabiliser ses effectifs.

Les effets de ces mesures sur le « mérite » de l’école privée n’ont pas tardé à trouver un écho auprès des familles nanties, mais c’est au cours des années 1980 que l’on voit se développer un discours social célébrant les vertus supposées de l’école privée et les débuts d’une remise en question de la qualité de l’école publique (Tondreau et Robert, 2011). Au fil de divers forums et rapports, différents acteurs organisés dénoncent les lacunes des écoles « polyvalentes » et critiquent l’ « école fourre-tout » (Proulx, 2007). Cette préoccupation pour la « qualité » de l’école publique sera un des thèmes qui traversera la mise en place des États généraux de l’éducation par le gouvernement du Parti québécois de Jacques Parizeau (1994-1996). D’un autre côté, dans un contexte de concurrence économique, d’inflation des diplômes et de concurrence accrue des diplômés sur le marché du travail, les classes moyennes paraissent de plus en plus inquiètes pour l’avenir de leurs enfants en raison notamment de la fragilisation de leurs atouts sociaux et scolaires (Lessard et Levasseur, 2007).

Ces nouvelles demandes des classes moyennes vis-à-vis de l’école expliquent la remontée de l’école privée au Québec dans les parts du « marché éducatif ». La proportion des élèves scolarisés dans les écoles privées passe de 5 % à 11 % de l’ensemble des effectifs scolaires du secondaire entre 1970 et 1980 (Tondreau et Robert, 2011), à 18 % en 2007-2008 (Lessard et Levasseur, 2007). Ce phénomène est en outre favorisé par l’augmentation du nombre d’écoles privées, malgré l’établissement d’un moratoire sur leur création. Selon le rapport le plus récent du ministère de l’Éducation, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (MEESR, 2015, p. 11), en 2012-2013, un élève sur cinq fréquentait un établissement privé dans l’enseignement secondaire (secteur jeune).

Dès lors, le Québec observe le développement d’interdépendances compétitives entre écoles privées et publiques, pour reprendre l’expression de Maroy et Van Zanten (2007). En effet, les écoles publiques et les commissions scolaires ne peuvent plus ignorer que de plus en plus de parents de « bons » et « moyens élèves » tendent à préférer l’école secondaire privée à l’école publique, surtout dans les contextes urbains et métropolitains, où un « bulletin des écoles », publié depuis 1999 par le magazine L’Actualité puis par le Ministère de l’Éducation, accentue le phénomène (Desjardins, Lessard et Blais, 2011). De la concurrence entre secteur privé et public, va résulter selon Lessard et Levasseur (2007) une forme de réponse des commissions scolaires publiques, sous forme d’une différenciation accrue de l’offre scolaire au sein du secteur public, d’un développement de « projets et programmes particuliers » qui impliquent souvent des formes de sélection scolaire à l’entrée (programme international, sports, arts, langues, sciences, informatique, etc.).

Ce développement intervient de façon nette dans les années 1990-2000, après que la Loi 180 (1997) a favorisé une forme d’autonomie institutionnelle autorisant les établissements scolaires à adapter et enrichir les objectifs et les contenus des programmes établis par le ministère, et à élaborer des programmes locaux pour mieux répondre aux besoins particuliers des élèves (article 85). À partir de ce moment, rien n’oblige plus les établissements à offrir un enseignement commun à tous les élèves, comme cela avait été recommandé par la Commission Parent. Au contraire, les établissements sont, au nom de l’amélioration de la qualité de l’enseignement et de la réponse aux besoins particuliers des élèves, encouragés par les commissions scolaires à différencier l’enseignement en fonction du niveau et des aspirations des élèves. Les commissions scolaires ont pris cette décentralisation comme une opportunité de développement de stratégies pour faire face à la concurrence du privé. Comme le notent Lessard et Levasseur, « elles [les commissions scolaires] saisiront que l’esprit du temps les autorise à adopter certaines “pratiques gagnantes” de l’école privée » (Lessard et Levasseur, 2007, p. 346). Cette dynamique sera appuyée par un contexte idéologique néolibéral, valorisant la concurrence comme source d’efficacité et d’efficience des services publics et de l’école en particulier.

C’est donc dans la dynamique des relations entre école privée et école publique, mais aussi à l’entrecroisement d’une préoccupation politique de concilier à la fois accès de tous à l’éducation (et, plus tard, la réussite de tous à l’école publique), qualité de l’éducation et ajustement aux besoins différenciés des élèves qu’est née une triple stratification scolaire. Les réponses politiques données pour satisfaire les demandes des familles et soutenir le secteur public face à la concurrence du privé ont renforcé la dynamique de choix et de concurrence et favorisé de facto l’apparition d’un marché scolaire au Québec, au moins dans les grandes métropoles. Avant d’examiner les effets de la stratification sur l’inégalité d’accès à l’université au Québec, nous allons brosser un aperçu des écrits scientifiques sur l’incidence du marché sur les inégalités scolaires par l’intermédiaire d’une accentuation de la ségrégation sociale et scolaire entre écoles.

Marché scolaire et production des inégalités par l’école : l’incidence de la stratification scolaire

La littérature scientifique internationale sur les effets des marchés scolaires sur les inégalités sociales dans l’école s’est développée en relation avec l’apparition, sous des formes diverses, de phénomènes de marché, soit le choix de l’école par les parents et la concurrence entre les établissements (Felouzis, Maroy et VanZanten, 2013). Ainsi, dans des pays comme l’Angleterre, le Chili et certains États américains, des politiques de vouchers ou de « quasi-marchés » scolaires ont d’abord vu le jour sous l’impulsion de politiques néolibérales (Whitty, Power et Halpin, 1998). Dans d’autres juridictions où les possibilités de choix des écoles publiques par les parents étaient plus régulées et restreintes par les pouvoirs publics, des familles de classes moyennes et supérieures ont pu profiter de la latitude des règles d’affectation des élèves aux écoles (possibilités de dérogations) pour exercer une forme de choix qui, par la suite, a induit des formes « clandestines » de marché, comme c’est le cas en France (Barrault, 2011). De plus, dans ces juridictions, les parents avaient le choix d’opter pour l’enseignement privé (souvent d’obédience catholique) si l’enseignement public ne leur convenait pas, moyennant souvent des frais de scolarité supplémentaires par rapport à la scolarisation dans le public. Enfin, au cours des années 1990-2000, les politiques scolaires ont assoupli les possibilités de choix des parents au sein du secteur public (Mons, 2007), comme ce fut le cas en France et au Québec. L’ensemble de ces mécanismes contribue à produire des formes de concurrence et de marché non seulement entre enseignement privé et public, mais aussi au sein du réseau public lui-même.

Les études de synthèse sur les effets du marché scolaire (Belfield et Levin, 2009; Felouzis, Maroy et VanZanten, 2013) ont souligné que la concurrence scolaire et les politiques de promotion du choix de l’école par les parents tendaient à renforcer des mécanismes producteurs d’inégalités, et ce, pour une double raison. Tout d’abord, les établissements cherchent à protéger ou améliorer leur positionnement sur le marché par des stratégies qui, à l’interne (politiques relatives à l’ordre scolaire, exigence et sélection académiques, activités parascolaires) ou à l’externe (marketing scolaire, offre de programmes, politiques d’inscription), sont ajustées d’une part à leur population scolaire (favorisée ou non) et d’autre part à l’intensité de la concurrence et à leur position sur le marché (Lubienski, Gulosino et Weitzel, 2009; Maroy et VanZanten, 2007). Autrement dit, les écoles (publiques ou privées) tendent à se différencier et à se hiérarchiser les unes par rapport aux autres et, pour certaines, à pouvoir véritablement se créer des « niches » particulières sur le marché scolaire (Dupriez et Cornet, 2005).

Ensuite, par le biais du choix des parents ou de l’inscription sélective des élèves par les écoles, le marché tend à produire à partir de cette différenciation/hiérarchisation des offres éducatives une ségrégation entre les établissements du point de vue des caractéristiques (sociales, ethnoculturelles, ou scolaires) de leurs élèves (Lafontaine et Monseur, 2011; Merle, 2010), même si cette ségrégation inter-établissement peut être en partie liée à la distribution des écoles dans l’espace urbain, lui-même hétérogène et ségrégué (Oberti, Préteceille et Rivière, 2012). Or, cette ségrégation a des conséquences négatives sur les conditions de scolarisation et d’apprentissage des élèves. En effet, des établissements aux populations d’élèves fortement différenciées entrainent des conditions d’apprentissage inégales (Rompré, 2015). Nombre d’études sur les effets de composition sociale ou scolaire des élèves soulignent que ces compositions importent dans les résultats de ces écoles sur les plans cognitif et non cognitif (Thrupp, Lauder et Robinson, 2002; Monseur et Crahay, 2008; Dumay, Dupriez et Maroy, 2010). Dumay et Dupriez soulignent de plus, à partir de l’enquête PISA 2012, que les systèmes éducatifs favorisant une compétition et une autonomie plus élevées des écoles se caractérisent par une forte corrélation entre la composition socio-économique et culturelle des élèves et le taux de réussite scolaire (Dumay et Dupriez, 2014, p. 517).

Ces processus d’accentuation d’une diversification et d’une stratification des offres des établissements d’enseignement d’une part, et d’une ségrégation accentuée des populations scolaires d’autre part, conduisent certains auteurs à défendre l’hypothèse que le marché scolaire contribue à renouveler les mécanismes par lesquels les inégalités face à l’école et aux apprentissages se reconstituent. En somme le marché tendrait à remodeler les mécanismes de la reproduction sociale (Ball, 2003; Felouzis, 2014) dont plusieurs sociologues ont montré les formes antérieures au Québec (Dandurand, 1986, 1991; Dandurand, Fournier et Bernier, 1980; Lévesque et Pageau, 1990; Sylvain, Laforce et Trottier, 1985) à la suite des écrits de Bourdieu et Passeron (1970).

Cet ensemble d’études et de recherches sous-tend notre questionnement sur l’incidence que pourrait avoir la stratification de l’enseignement secondaire sur l’accès à l’université au Québec. Le propos de notre étude est de montrer que la stratification scolaire des classes et établissements secondaires (établissements privés, classes publiques « enrichies », classes publiques régulières) contribue à la production des inégalités d’accès à l’enseignement universitaire. Dans la section suivante, nous décrivons les données sur lesquelles s’appuiera notre démonstration, ainsi que les variables étudiées et les stratégies d’analyse.

Méthodologie

La source des données

Notre étude s’appuie sur les données de l’Enquête auprès des jeunes en transition (EJET) obtenues à la suite d’un suivi de dix ans auprès d’une cohorte de jeunes de 16 ans jusqu’à l’âge de 26 ans. Menée conjointement par Statistique Canada et Ressources humaines et développement des compétences Canada (RHDC), l’EJET s’inscrit dans le prolongement de l’enquête PISA 2000 auprès des jeunes élèves âgés de 15 ans en 1999 dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Au Canada, l’échantillon était constitué de 29 687 répondants inscrits aux études en 2000, dont 4 450 résidaient au Québec. À la suite de l’enquête PISA, les répondants ont été interrogés tous les deux ans sur une période de dix ans, soit entre 2000 et 2010. L’EJET a commencé en 2000 et les questionnaires utilisés au cycle 1 ont servi à recueillir de l’information sur l’année 2000. Les questionnaires utilisés dans les cycles suivants ont servi à recueillir de l’information sur des périodes de deux ans. Ainsi, le cycle 2 a recueilli de l’information relative aux parcours scolaires et professionnels des répondants sur les années 2001 et 2002, le cycle 3 sur les années 2003 et 2004, ainsi de suite jusqu’au cycle 6 qui a servi à recueillir l’information sur la situation des répondants pendant les années 2009 et 2010. La base de données utilisée contient, en outre, des renseignements sur les caractéristiques sociales et sur les divers aspects des parcours de vie (sociaux ou scolaires) recueillis soit par PISA, soit par l’EJET. Nous avons utilisé les données du cycle 4 (2005 et 2006) au moment où les répondants avaient 22 ans, un âge où la majorité est déjà inscrite soit à l’université, soit dans un programme collégial technique au cégep.

Les variables étudiées et le modèle d’analyse

La variable dépendante dans le cadre de cet article est l’accès à l’université. Elle est mesurée par le fait que, durant la période d’observation considérée (2000-2006), le répondant a entrepris, à un moment ou un autre, un programme d’études universitaires. Elle est donc dichotomique : (1) oui et (2) non.

La variable indépendante « stratification scolaire » a été mesurée par le type d’école fréquentée au secondaire ou de curriculum suivi par le répondant. Les répondants ont été regroupés en trois catégories : (1) ceux qui ont fréquenté une école privée, (2) ceux qui ont fréquenté une école publique, mais ont suivi des cours enrichis (en langue, en science ou en mathématique), et (3) ceux qui ont fréquenté une école publique, mais ont suivi exclusivement des cours réguliers. Le tableau 1 décrit la composition de l’échantillon par rapport à cette variable.

Tableau 1

Description du sous-échantillon

Description du sous-échantillon

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Les variables de contrôle. L’analyse tient compte de deux groupes de variables reconnues pour leur influence sur l’accès aux études supérieures et à l’université en particulier : les performances scolaires de l’élève au secondaire et ses aspirations scolaires, ainsi que le capital culturel de la famille. Les performances scolaires de l’élève sont mesurées par les scores PISA en lecture et ses aspirations scolaires par le plus haut niveau d’études souhaité ou envisagé à l’âge de 15 ans. En ce qui concerne le capital culturel, deux variables sont prises en compte : 1) les aspirations scolaires des parents à l’endroit de leurs enfants mesurées par le plus haut niveau d’études souhaité et, 2) leur capital scolaire mesuré par le niveau d’études du parent le plus scolarisé.

La variable dépendante étudiée étant dichotomique, nous utilisons l’analyse de régression logistique. Deux probabilités sont comparées, soit celle d’avoir suivi un programme universitaire durant la période d’observation [p(y=1)] et son inverse [p(y=0)], c’est-à-dire la probabilité de n’avoir suivi aucune forme d’études universitaires sous l’influence des variables indépendantes considérées. Pour faciliter l’interprétation, nous utilisons les rapports des cotes [Exp(ß) ou odds ratio].

Présentation des résultats

Le tableau 2 montre qu’à l’âge de 22 ans, 34 % des jeunes Québécois ont poursuivi un programme d’études universitaires. Cette proportion varie toutefois significativement selon qu’ils ont fréquenté au secondaire une école privée ou publique, comme le révèle le test du khi-deux (χ2 = 466,34; p=0,000). En effet, elle est de 60 %, soit 6 étudiants sur 10 chez ceux qui ont fréquenté des écoles privées, alors qu’elle est de 29 % pour ceux du public. Parmi ces derniers, cette proportion est moins élevée chez les élèves ayant suivi exclusivement des cours réguliers (15 %) et l’est nettement plus chez les élèves ayant suivi des cours « enrichis » en langue, en science ou en mathématique dans une école publique (51 %). Il existe donc des inégalités d’accès à l’université entre les élèves du privé et ceux du public, mais aussi entre ceux qui ont fréquenté le public régulier et ceux qui ont fréquenté le public enrichi. Force est même de constater que ces inégalités sont plus élevées entre le public enrichi et le public régulier qu’entre le public et le privé.

Tableau 2

Répartition des répondants ayant poursuivi des études universitaires selon le type d’école fréquenté (% par ligne)

Répartition des répondants ayant poursuivi des études universitaires selon le type d’école fréquenté (% par ligne)

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Afin d’estimer l’influence relative de la stratification scolaire, une analyse logistique à trois modèles a été effectuée (tableau 3). Le modèle 1 inclut seulement la variable indépendante. Les résultats précisent davantage ceux de l’analyse descriptive (tableau 2) : ils révèlent que l’élève du privé et celui du public ayant suivi un curriculum enrichi ont respectivement presque neuf (8,541) et six (5,951) fois plus de chances d’accéder aux études universitaires que celui qui a fréquenté un établissement public mais n’a suivi que des cours de niveau régulier. Cependant, on ne peut attribuer ce différentiel de chances à la seule fréquentation d’une filière particulière. C’est pourquoi nous avons tenté d’estimer l’impact net de cette dernière en tenant compte des variables associées à l’origine familiale et aux aptitudes scolaires de l’élève, dont l’influence sur l’accès à l’enseignement supérieur a été mise en évidence par les études québécoises récentes (Chenard et Doray, 2013).

Ainsi, lorsqu’on tient compte du capital scolaire des parents, de leurs aspirations scolaires à l’égard de leur enfant, ainsi que des scores PISA en lecture des élèves (modèle 2), les écarts entre les trois groupes d’élèves diminuent sensiblement, mais demeurent élevés et statistiquement significatifs. Un élève du privé et celui du public enrichi ont toujours respectivement presque trois et quatre fois plus de chances de s’inscrire dans une université que celui du public régulier. Cette diminution montre qu’une partie de l’effet du parcours scolaire (école privée et classe publique enrichie) sur les chances d’accès à l’université (mesuré par le modèle 1) est liée aux caractéristiques scolaires et sociales des élèves qui fréquentent ces classes. Elle est liée d’une part au capital scolaire des parents de ces élèves et à leurs aspirations à l’endroit de leurs enfants, ce qui pourrait s’interpréter comme un effet de leur héritage culturel et, d’autre part, aux compétences scolaires différenciées de ces élèves (telles que mesurées par le test PISA à l’âge de 15 ans). Ces différences scolaires ne doivent toutefois pas être interprétées comme des différences exclusivement liées à la scolarité reçue au préalable, car elles résultent à la fois des modalités de scolarité (notamment de la qualité des enseignements reçus, de l’engagement des élèves dans cette dernière) mais aussi du soutien et de l’influence du milieu familial. Comme l’avance Duru-Bellat (2002), plus un élève avance dans sa scolarité, plus l’influence du capital culturel familial est médiatisée par les performances scolaires.

En plus des variables incluses dans le modèle 2, le modèle 3 tient compte des aspirations professionnelles des élèves eux-mêmes à la fin du secondaire. Les différences observées diminuent, mais restent toujours significatives. Les résultats révèlent une association statistiquement significative entre les aspirations professionnelles des élèves et l’accès à l’université.

Tableau 3

Résultats de régression logistique

Résultats de régression logistique

* : significatif au seuil de 0,05; *** : significatif au seuil de 0,001.

Lecture du tableau : la probabilité d’accès à l’université est presque neuf fois (8,541) plus élevée chez les élèves ayant fréquenté un établissement privé que chez leurs pairs ayant fréquenté un établissement public dans un programme de cours exclusivement régulier (modèle 1); cette probabilité devient respectivement quatre (3,882) et trois (3,467) fois plus élevée lorsqu’on tient compte des scores PISA en lecture, de la scolarité et des aspirations scolaires des parents (modèle 2), ainsi que des aspirations professionnelles de l’élève (modèle 3).

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En conclusion, les analyses descriptives et multinomiales présentées mettent en évidence une influence à la fois directe et indirecte de la triple stratification scolaire sur les inégalités d’accès à l’université, comme le résume la figure 1. Premièrement, par rapport à leurs pairs du public régulier, les élèves fréquentant un établissement privé ou public avec classes enrichies ont une probabilité d’accès à l’université nettement supérieure, soit une différence respectivement de 45 et 36 points de pourcentage. Bien qu’elle diminue lorsqu’on tient compte du capital culturel de la famille, des aptitudes et aspirations scolaires de l’élève (modèle 3), cette différence demeure significativement élevée (21 points de pourcentage pour le privé et 15 pour le public enrichi). Deuxièmement, l’analyse permet de constater une différence, quoique relativement modérée, entre les élèves du privé et leurs pairs du public enrichi. Celle-ci est de 9 (45-36) points de pourcentage (modèle 1), mais elle diminue légèrement à 6 (21-15) points de pourcentage lorsqu’on tient compte du capital culturel de la famille, des aptitudes et aspirations scolaires de l’élève (modèle 3).

Figure 1

Effet net du type d’établissement / programme sur la probabilité d’accès à l’université (%)

Effet net du type d’établissement / programme sur la probabilité d’accès à l’université (%)

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Comprendre l’effet des classes/établissements fréquentés sur l’accès à l’université : deux pistes interprétatives

Nos analyses montrent que les inégalités d’accès à l’université ne sont pas seulement affectées par l’origine sociale des étudiants et leurs compétences scolaires (telles que mesurées par le test PISA en lecture à l’âge de 15 ans). La comparaison des trois modèles de régression (tableau 3 et la figure 1) montre que les inégalités d’accès à l’université sont partiellement le produit de la différenciation et de la stratification du système scolaire lui-même. Dès lors, comment comprendre la source de ces inégalités d’accès entre élèves, alors que leurs caractéristiques sociales et scolaires semblent comparables[3]?

Notre interprétation à ce sujet sera centrée sur quelques hypothèses pour comprendre l’effet du type de classes/établissements, au-delà leur association avec les caractéristiques scolaires et sociales des élèves. Cette interprétation peut aller dans deux directions, qui ne sont pas contradictoires, mais dont on ne peut a priori apprécier le poids relatif. La première pointe vers des différences de qualité dans l’éducation que les élèves peuvent recevoir dans les trois contextes pédagogiques, différences qui sont en fait, du point de vue d’une politique scolaire soucieuse d’égalité des chances d’accès à l’université, des inégalités de conditions de scolarisation des élèves (Felouzis, 2014). La seconde pose l’hypothèse selon laquelle des mécanismes de cheminement institutionnel plus invisibles canaliseraient les parcours vers l’université québécoise en jouant notamment sur la formation des aspirations des élèves, et ce de façon différenciée selon le type d’enseignement et de classe.

Inégalités de conditions de scolarisation et apprentissages différenciés

La première interprétation pose l’hypothèse que le type d’enseignement suivi au secondaire (école privée et classe enrichie par rapport à la classe régulière) produit un effet particulier en raison des chances inégales d’apprentissage scolaire qu’il procure. Autrement dit, au-delà des effets des aptitudes scolaires individuelles des élèves (prises en compte dans les modèles 2 et 3), il y aurait des différences importantes dans les apprentissages produits par les écoles privées et les classes enrichies de l’enseignement public d’une part, et les classes régulières d’autre part, au moins dans les dernières années du secondaire (secondaires 4 et 5), après l’âge de 15 ans. Ces différences d’apprentissage faciliteraient le passage, l’orientation et la réussite ultérieurs au collège (CEGEP) et ainsi l’admission à l’université. Il faut rappeler ici qu’un bon dossier scolaire est exigé pour l’admission au collège et que, par conséquent, celle-ci est sélective.

Cependant, en regard de cette interprétation, il importe de se demander à quoi sont dues ces différences d’apprentissage. Notre propos est qu’il faut éviter de se limiter au sens commun qui consisterait à réduire l’effet « établissement » (ou classe) à la seule « qualité pédagogique » intrinsèque des écoles et des enseignants qui enseignent dans les établissements privés ou publics avec des curriculums enrichis par rapport aux classes régulières. Plusieurs facteurs relatifs à des formes d’inégalités de conditions de scolarisation selon le type de classes fréquentées (privé et public enrichi, par opposition à la classe régulière) peuvent jouer dans la production de ces différentiels d’apprentissage.  Dans cette perspective, trois hypothèses sont envisageables.

La première fait un lien entre les différences d’apprentissage et des inégalités de ressources matérielles ou pédagogiques entre les différents contextes de scolarisation (par ex., la qualité des conditions matérielles d’enseignement, de la bibliothèque, de l’équipement didactique de l’école). Ces inégalités sont peu documentées dans les écrits scientifiques, même si dans les débats publics, les ressources financières additionnelles que les écoles privées peuvent capitaliser par les dons ou les droits de scolarité payés par les parents sont fréquemment discutées (voir, par exemple, Karsenti et Collin, 2013). Il y aurait aussi lieu de se poser la question de la répartition des ressources au sein des commissions scolaires et établissements publics, entre classes « régulières » et classes « à profil particulier ».

La deuxième hypothèse est que les inégalités d’apprentissage sont produites par une disparité de composition des classes (du point de vue du niveau scolaire et/ou de l’origine sociale) entre, d’une part, les classes régulières de l’enseignement public et, d’autre part, les établissements privés et les classes « enrichies » de l’enseignement public. Autrement dit, les mécanismes du marché scolaire produiraient une ségrégation des élèves selon le type de classes fréquentées, sur le plan du capital culturel des familles des élèves et sur le plan de leurs aptitudes scolaires. Les niveaux moyens de performance scolaire des élèves et leurs origines socioculturelles varient selon le type de classe. En effet, une analyse supplémentaire (tableau 4) corrobore cette hypothèse : 85 % des élèves fréquentant les établissements privés viennent des familles ayant un capital scolaire de niveau post-secondaire universitaire (50 %) ou collégial (35 %) contre 72 % des élèves fréquentant les classes du public enrichi et finalement seulement 54 % pour les classes du public régulier. La composition moyenne des classes selon le capital scolaire des parents est donc très différente.

Tableau 4

Distribution des répondants selon le type d’école/classe et le niveau de scolarité des parents (%)

Distribution des répondants selon le type d’école/classe et le niveau de scolarité des parents (%)

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De plus, ces classes sont composées d’élèves très différents sur le plan du degré de performance scolaire. Ainsi, le tableau 5 montre que, quel que soit le capital scolaire des parents, la proportion des élèves ayant obtenu des scores supérieurs à la moyenne canadienne au test PISA en lecture est nettement plus élevée chez ceux qui ont fréquenté une école privée ou une école publique avec des cours enrichis que chez leurs pairs ayant fréquenté exclusivement les programmes réguliers du public. De telles différences révèlent à quel point les trois types de classe n’ont pas la même « composition » tant sur le plan social que scolaire.

Tableau 5

Pourcentage des élèves ayant des scores PISA supérieurs à la moyenne canadienne, selon le niveau de scolarité des parents et le type d’école/classe

Pourcentage des élèves ayant des scores PISA supérieurs à la moyenne canadienne, selon le niveau de scolarité des parents et le type d’école/classe

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Or, la composition d’une classe a des effets importants sur les apprentissages cognitifs et non cognitifs, comme en témoigne une abondante recension des écrits internationaux récemment effectuée par Rompré (2015) et le Conseil supérieur de l’éducation (CSE, 2016). Cette composition agit à la fois par des « effets de pairs » (soit le fait que se produisent horizontalement des apprentissages entre élèves) et des « effets enseignant » (ajustement de l’enseignant à son auditoire, avec par ex. une hausse de leurs attentes et exigences si l’auditoire est plus « fort »). Ainsi, selon le type de classe (régulière, enrichie, privée) et de composition de son auditoire, il est possible que des activités et des apprentissages « hors du curriculum » officiel du ministère soient plus ou moins développés ou que le programme officiel soit inégalement approfondi[4]. Dès lors, on peut avancer l’hypothèse que la stratification scolaire de l’enseignement secondaire au Québec favorise une forme de ségrégation des « bons » élèves par rapport aux élèves « réguliers » qui tend à produire de tels effets d’inégalités d’apprentissage.

Enfin, la troisième hypothèse associe les différentiels d’apprentissage à la qualité des enseignants (formation, expérience, stabilité), au degré de leur collaboration pour la réussite des élèves, à la relation entre l’école et les communautés locales. La mise en avant des effets de composition sociale et scolaire des classes sur les inégalités d’apprentissage ne peut occulter le fait que l’effet établissement ne peut être totalement imputé aux caractéristiques du public et du contexte scolaire (VanDammeet al., 2009). Entre les établissements privés et les établissements publics en particulier, il ne faut pas exclure que des conditions culturelles ou institutionnelles puissent engendrer des différences d’engagement ou de coopération au sein des équipes éducatives qui peuvent aussi affecter les apprentissages. Plusieurs études attirent ainsi l’attention sur certains effets propres des conditions de fonctionnement de l’enseignement privé (par exemple, coleman et Hoffer, 1987 aux États-Unis ; Felouzis et Perroton, 2014 en France; Pugh et Telhaj, 2008 en Flandre).

L’incidence des cheminements institutionnels

Pour comprendre l’effet de la stratification scolaire sur les inégalités d’accès à l’université, on peut avancer une seconde piste d’interprétation, complémentaire de celle que nous venons de développer concernant les différences de conditions de scolarisation et d’apprentissage. Elle est dérivée des travaux américains et français sur les effets des « cheminements institutionnels » et des établissements scolaires fréquentés sur l’accès à l’université et en particulier aux établissements « d’élite ». Depuis les années 1980 aux États-Unis (Hill, 2008; Letendre, 1996) et plus récemment en France (Buisson-Fenet et Draelants, 2013; VanZanten, 2009), ces travaux démontrent la production continuelle de mécanismes qui « permettent d’instaurer des clôtures institutionnelles » au sein du système éducatif, et donnent ainsi la possibilité à certains élèves « d’accéder progressivement à des espaces éducatifs protégés des effets de la massification scolaire » (Draelants, 2013, p. 4). Outre l’analyse de « barrières structurelles » (sélection économique ou méritocratique) permettant de protéger l’accès à certaines universités prestigieuses, certains travaux « indiquent que le système d’aspirations se construit au cours des “enchaînements” entre établissements et types d’établissements qui dessinent les carrières institutionnelles d’élèves » (Draelants, 2013, p. 4). Ainsi, ces études ont notamment cherché à comprendre les mécanismes par lesquels se formaient les aspirations aux études supérieures, par-delà les effets de l’origine sociale des élèves. Les travaux de Draelants en Belgique montrent qu’en plus de la trajectoire scolaire antérieure de l’élève et de son origine socioculturelle, les aspirations à poursuivre des études supérieures sont modelées par un « effet établissement » (en particulier les pratiques d’information des écoles sur les études universitaires).

À la suite de ces travaux, il est donc pertinent de revenir sur un possible effet « établissement » sur la formation des aspirations des jeunes aux études supérieures, lesquelles expliquent également une partie des différences d’accès à l’université. Cela amène à se demander si le type d’établissement fréquenté au secondaire (en particulier privé vs public) n’a pas un effet particulier sur les aspirations d’études et de profession. Ainsi, selon le type de classe ou d’établissement fréquenté, il est possible que l’élève s’inscrive dans des dispositifs de socialisation qui, de façon variable, contribuent à construire et modeler ses aspirations d’études, par-delà l’influence de son milieu culturel d’origine et de sa trajectoire scolaire. Autrement dit, la fréquentation de ces types de classes peut conforter ou non l’identité du jeune quant à ses performances éducatives et contribuer à définir l’horizon (ambitieux ou non) de ce qu’il peut envisager comme avenir scolaire et professionnel.

Un autre aspect de ces cheminements institutionnels entre enseignements secondaire et supérieur, mis en évidence par les études françaises (Buisson-Fenet et Draelants, 2013), mériterait également d’être exploré au Québec. Il a trait au processus de recrutement et d’admission à l’université. En effet, ces études révèlent que le fonctionnement effectif des jurys chargés des admissions dans un niveau d’enseignement peut prendre en compte, de façon plus ou moins officielle, non seulement les notes et performances du candidat aux épreuves standardisées de fin de secondaire, mais aussi la qualité de l’établissement fréquenté. La nature des classes et établissements fréquentés colore ainsi en France l’appréciation des performances du candidat à l’entrée des classes préparatoires aux grandes écoles. Ces pratiques concourent à établir des « sentiers d’excellence » entre différents établissements et niveaux d’enseignement, qui peuvent conduire à la surreprésentation des élèves de certains types de classes et établissements (privés par exemple), dans les effectifs universitaires de certains établissements, en particulier dans les domaines d’études les plus prestigieux d’un point de vue social ou scolaire.

La présente étude avait l’objectif de saisir dans quelle mesure la stratification de l’enseignement secondaire au Québec influe sur les inégalités sociales d’accès à l’université. Les résultats obtenus à partir des données empiriques permettent de dégager trois constats principaux. Premièrement, les élèves ayant exclusivement suivi des programmes réguliers au public ont nettement moins de chances d’accéder à l’université que leurs pairs des établissements privés ou ceux des établissements publics ayant suivi des cours enrichis. Deuxièmement, on observe une différence similaire, mais moins prononcée, entre les élèves du public enrichi et ceux du privé. Troisièmement, si une partie des différences est attribuable aux caractéristiques scolaires et aux différences de capitaux (économique et culturel) reliées à l’origine sociale, l’analyse montre que l’effet du type d’établissement ou de classe fréquentés demeure significatif même lorsque ces variables sont prises en compte. Cela mène à appuyer l’hypothèse que les inégalités d’accès à l’université ne sont pas seulement à rapporter aux inégalités sociales et aux différences de capital scolaire entre les familles, comme elles ne peuvent seulement être expliquées par les différences de performances scolaires individuelles entre élèves. Nous avons ainsi avancé l’hypothèse selon laquelle les inégalités d’accès peuvent aussi s’expliquer par un effet de l’établissement et de la classe sur les différentiels d’apprentissage entre élèves et sur la formation de leurs aspirations à accéder à l’enseignement universitaire. Cet effet résulte notamment des différences de composition scolaire et sociale de leurs élèves.

Bien que cette stratification scolaire ait été légitimée et promue par les pouvoirs publics, il faut rappeler aussi qu’elle a été, du point de vue des défenseurs de l’enseignement public, partiellement le résultat de la pression et des choix des parents des classes moyennes et des interdépendances compétitives avec le privé à cet égard. En d’autres mots, on doit se rappeler qu’elle a aussi été légitimée et favorisée par un souci croissant depuis les années 1990 de prendre en compte « les besoins particuliers » des élèves, dans un contexte d’individualisation accrue de la société et des familles qui les conduit à souhaiter toujours plus de différenciation et d’adaptation de l’école aux caractéristiques de leurs enfants.

Cette différenciation de l’offre d’enseignement a surtout généré une ségrégation accrue des élèves selon le type de classes. Comme nous l’avons souligné, les classes régulières, enrichies et les établissements privés se différencient fortement tant du point de vue des performances des élèves qu’indirectement du point de vue des ressources de leurs familles d’origine. Or, cette ségrégation est porteuse d’effets inégalitaires d’apprentissage scolaire, mais aussi d’un risque d’affaiblissement de la performance scolaire moyenne du système. À cet égard, nous avons avancé l’hypothèse que cette stratification scolaire contribue à favoriser la construction d’apprentissages scolaires et d’aspirations différenciés par des effets de pairs et de composition sociale, qui au final engendrent des inégalités de chances d’accès à l’université (Felouzis et Perroton, 2009).

À cet égard, la politique éducative québécoise (concernant à la fois la différenciation pédagogique et la structuration stratifiée du système, la cohabitation entre enseignement privé et public, mais aussi les mécanismes de choix et de concurrence scolaire) mérite d’être questionnée. Comment gérer la tension entre visée d’accessibilité de l’université pour tous et politiques de différenciation des parcours dans l’enseignement secondaire public ? Si d’un côté, la différenciation de l’enseignement peut se justifier par l’obligation de prendre en compte des besoins différenciés et singuliers des élèves et d’apporter une réponse sur mesure, il faut s’interroger sur les effets inégalitaires d’une réponse à ces demandes qui introduit en amont une différenciation structurelle de types de classes et d’établissements et épouse non seulement l’opposition entre établissements publics et privés mais aussi des différenciations internes au sein du secteur public.

Il y aurait donc lieu de mener des études complémentaires pour mieux comprendre les sources de ces inégalités d’accès à l’université, et en particulier pour évaluer le poids relatif des différents mécanismes à l’oeuvre – effet de la composition du public, de la qualité des équipes, des ressources économiques et pédagogiques – mais aussi des mécanismes de clôture et d’enchaînement institutionnel entre écoles secondaires, collèges et universités. À cet égard, on doit reconnaître une limite importante de notre étude, qui est de ne pas avoir pu considérer les domaines d’études et le rôle des cheminements dans l’accès aux filières universitaires les plus prestigieuses, scolairement ou socialement. De plus, les modalités fines et diverses de la différenciation pédagogique, de la répartition des élèves entre différentes classes, de l’allocation des ressources pédagogiques et matérielles au sein des établissements secondaires resteraient à explorer.

Sur le plan des politiques, une réflexion approfondie sur les moyens de maintenir ou accentuer la mixité « scolaire » (et sociale) des classes et établissements dans le secondaire s’impose. Elle contribuerait à éviter le creusement de nouvelles formes de reproduction sociale et de perpétuation des élites par le fonctionnement même du système scolaire, sans quoi il risque d’être difficile de poursuivre l’idéal d’un système éducatif juste et équitable, comme le rappelle l'avis du Conseil supérieur de l’éducation (2016).