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Le 15 octobre 2015, Centraide du Grand Montréal présentait son Projet Impact Collectif (PIC) devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Cette initiative, qui est le fruit d’une réflexion de Centaide sur l’évolution du paysage philanthropique au Québec, témoigne du repositionnement de l’État en matière de lutte contre la pauvreté. En effet, ce dernier prône déjà depuis plusieurs années l’approche territoriale intégrée (ATI), qui relègue à des acteurs locaux et non étatiques la responsabilité d’enrayer ce fléau. Dans ce texte, nous exposerons les impacts de cette tendance, notamment sur l’autonomie des organismes communautaires et des personnes qui les fréquentent.

Lutte contre la pauvretÉ

En 2002, l’Assemblée nationale du Québec adoptait la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Cette loi instituait une Stratégie nationale de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, qui avait pour but d’amener progressivement le Québec au nombre des nations industrialisées comptant le moins de pauvreté. Découlant de cet effort législatif, deux plans d’action ont été mis en oeuvre : le Plan d’action gouvernemental en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale entre 2004 et 2010, puis le Plan d’action gouvernemental pour la solidarité et l’inclusion sociale adopté en 2010, qui devait prendre fin en 2015. Or, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale annonçait le 6 novembre 2015 que le plan d’action en cours serait prolongé jusqu’au 31 mars 2017. Du même souffle, il lançait une consultation publique en vue de rédiger le prochain document décrivant les politiques à mettre en place afin de lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

Dans les deux premiers plans d’action élaborés par le gouvernement québécois, on a vu apparaître une incitation à adopter l’ATI et à renvoyer vers les communautés locales la responsabilité de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale en accordant une place grandissante à l’entreprise privée, à la philanthropie et aux organismes communautaires. Cette même orientation transparaissait clairement dans la manière dont était articulée la consultation publique lancée par le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale en 2015. En effet, le développement d’initiatives locales est devenu un moyen privilégié d’intervention plutôt que la bonification ou la mise en place de nouvelles politiques de redistribution de la richesse et de programmes sociaux au niveau national. L’ATI, qui permet à l’État de se désister de ses responsabilités sociales, a également ses partisans dans le milieu philanthropique québécois, entre autres du côté de la Fondation Lucie et André Chagnon (FLAC) et désormais, chez Centraide du Grand Montréal.

L’approche territoriale intÉgrÉe

L’ATI est une approche mise en oeuvre afin de prendre en considération les spécificités des quartiers vulnérables et de répondre aux besoins qui en émergent. D’entrée de jeu, nous reconnaissons que l’ATI puisse contribuer à l’atténuation des effets de la pauvreté. Toutefois, nous sommes d’avis que cette approche ne peut agir sur les causes structurelles de celle-ci ni contribuer à une meilleure distribution de la richesse au sein de la société québécoise.

Dès les premières réflexions portant sur le développement social au Québec, notamment dans le cadre de la politique de santé et de bien-être lancée en 1992, certains acteurs ont perçu ces démarches comme destinées « à distraire l’attention publique des conséquences importantes découlant des compressions budgétaires effectuées dans plusieurs ministères » (Morel et Boisvert, 2005, p. 31) dans un contexte de crise des finances publiques et de remise en question du rôle social de l’État. Jusqu’alors, le développement social passait par des politiques en matière de santé et services sociaux, d’éducation, d’aide sociale et d’emploi. C’est toutefois à partir des années 1990 que le virage vers le local, vers le partenariat et vers la concertation intersectorielle et multiréseaux s’est amorcé.

Un des principaux objectifs de l’ATI est de favoriser l’émergence de stratégies locales sur les territoires reconnus comme étant pauvres. Ainsi, elle implique en théorie les différentes instances représentant la population afin que celles-ci définissent ensemble les problèmes et les solutions locales au fléau de la pauvreté. Cette approche se caractérise par « une concertation des intervenants [et intervenantes], une intervention intersectorielle qui place l’amélioration de la situation des membres de la communauté au centre d’une action globale et qui améliore la capacité d’agir tant des collectivités que des individus qui les composent » (ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 2014, p. 24).

Une des craintes du RIOCM par rapport à cette approche est que cette réorientation vers le local s’inscrive dans la tendance néolibérale des dernières décennies et participe au repositionnement de l’État, qui souhaite se délester de ses responsabilités sociales et les transférer vers des acteurs locaux et non étatiques comme le milieu communautaire, philanthropique ou encore celui des affaires. Là où l’ATI est mise en oeuvre, les concertations se multiplient pour s’attaquer à des problématiques d’envergure nationale avec des budgets à l’échelle locale. Par exemple, un quartier peut bien vouloir lutter contre le décrochage scolaire, la portée de ses actions risque d’être très limitée si les familles du quartier vivent dans la pauvreté et que les écoles primaires et secondaires du coin manquent de ressources humaines et financières. Les enjeux de lutte à la pauvreté auxquels sont confrontées les collectivités nécessitent des mesures et des politiques qui vont bien au-delà des appels à la concertation locale.

Pour le RIOCM, la lutte à la pauvreté et à l’exclusion sociale doit être menée d’abord et avant tout par le gouvernement du Québec par le biais de mesures fiscales visant à redistribuer la richesse et par l’entremise de programmes comme la construction de logements sociaux, l’aide sociale, les subventions aux services de garde, etc.

L’ATI et la nouvelle philanthropie

Sur le territoire montréalais, la logique qui sous-tend l’ATI s’est récemment manifestée sous la forme du PIC de Centraide du Grand Montréal, qui a été mis sur pied grâce aux dons totalisant 21 millions $ de sept grandes fondations privées[1]. Le PIC est présenté comme un « accélérateur de changement » visant à « augmenter l’impact de la mobilisation et à obtenir des résultats mesurables et marquants sur la réduction de la pauvreté dans les quartiers montréalais » (Centraide du Grand Montréal, 2015). Ainsi, Centraide a sélectionné 17 quartiers pour leur offrir un soutien financier afin qu’ils puissent s’engager activement dans une démarche de développement social en lien avec un plan d’action local pour les cinq prochaines années.

En plus de s’inscrire dans une localisation grandissante de la lutte contre la pauvreté, le PIC s’inscrit aussi dans une transformation du paysage philanthropique québécois. Depuis plusieurs années, les gouvernements qui se succèdent tentent par tous les moyens de réduire leurs dépenses. Ce faisant, ils ont eu tendance à accroître la sous-traitance des services sociaux aux secteurs communautaire, privé et de l’économie sociale, tout en encourageant le développement de sources de financement philanthropiques pour compenser une stagnation ou une réduction du financement public. C’est dans ce contexte de repositionnement de l’État que se situe l’action des fondations, qui agissent avec la conviction que l’argent qu’elles investissent est mieux utilisé et qu’il est plus efficace d’appliquer les méthodes du milieu des affaires à la gestion des problèmes sociaux[2].

De nos jours, les fondations ne se perçoivent plus comme de simples bailleurs de fonds ou comme des mécènes ; elles ont des visées plus globales et veulent contribuer au progrès social. À ce propos, Centraide affirme dans son Rapport d’évaluation de la stratégie de développement social 2010-2015 vouloir renforcer sa posture de « changemaker » dans les années à venir. De plus, la fondation souhaite que ses relations avec les organismes qu’elle finance ne soient plus centrées « sur la reddition de compte et le renouvellement du financement », mais plutôt sur « l’atteinte d’objectifs stratégiques » (Centraide du Grand Montréal, 2016, p. 19). Pour atteindre ces objectifs, Centraide est d’avis que les groupes doivent adopter une approche territoriale de concertation intersectorielle et multiréseaux. La fondation compte d’ailleurs renforcer l’adhésion à cette approche tout en concentrant son soutien aux organismes qui « favorisent le développement du plein potentiel des générations montantes et l’amélioration de leurs conditions de vie » (Centraide du Grand Montréal, 2016, p. 11).

Dans le cadre du PIC, Centraide privilégie l’impact collectif, une approche développée aux États-Unis selon laquelle la venue d’un important financement est susceptible d’inciter les acteurs d’un même secteur à unir leurs efforts pour mettre en branle un plan d’action issu d’un exercice de concertation. À Montréal, cette approche est appliquée de manière territoriale, c’est-à-dire qu’elle est déployée au sein d’un quartier de manière intersectorielle et multiréseaux. Ainsi, Centraide sort de l’impact isolé, une approche qui consiste à financer les groupes individuellement pour la réalisation de leur mission, en espérant obtenir des résultats plus significatifs sur les territoires ciblés. Pour les promoteurs de l’impact collectif, le seul moyen de cheminer vers la résolution des problèmes complexes et urgents de notre temps est l’adoption de cette approche par tous les acteurs sociaux. Cet enthousiasme pour l’impact collectif s’explique, entre autres, par une désillusion quant à la capacité de l’État de répondre aux défis auxquels fait face la société (Hanleybrown, et al., p. 2012). Il va sans dire que cette vision heurte de plein fouet celle développée depuis 30 ans par le mouvement communautaire autonome.

Qu’en est-il de l’autonomie des personnes et des groupes ?

Selon la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, la pauvreté est « la condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour acquérir et maintenir son autonomie économique ou pour favoriser son intégration et sa participation à la société » (PL 112, 2002, p. 6). Lorsque le revenu d’une personne est insuffisant, il ne lui permet pas d’avoir un logement adéquat, il limite son accès à l’éducation et ne lui permet pas de se nourrir sainement ; ses droits, son autonomie et sa dignité sont alors brimés.

Agir sur le revenu des personnes est donc le premier levier pour réellement améliorer la situation des personnes vivant dans la pauvreté. La direction de santé publique de Montréal abonde dans le même sens en affirmant que le facteur le plus déterminant des inégalités sociales de la santé est le revenu économique et que les différents paliers de gouvernement doivent user de leur pouvoir pour améliorer celui-ci (Le Blanc et al., 2011). Il existe également d’autres facteurs structurels expliquant la pauvreté et sur lesquels le gouvernement peut agir en instaurant des politiques sociales universelles comme l’assurance maladie ou encore les Centres de la petite enfance, deux programmes qui ont eu un impact considérable sur l’amélioration des conditions de vie des gens.

Au cours des dernières années, nous avons assisté à une harmonisation des approches de plusieurs bailleurs de fonds des organismes communautaires. Ceux-ci ont notamment pris exemple sur la FLAC qui, par le biais des partenariats publics-philanthropiques avec le gouvernement québécois, a réussi à orienter les politiques sociales en imposant ses objectifs et ses stratégies d’action dans un large spectre d’intervention : de la grossesse jusqu’aux soins de fin de vie en passant par la petite enfance et la persévérance scolaire (Coalition Non aux PPP sociaux, 2014). Les programmes mis en place par la FLAC, notamment Avenir d’enfants et Québec en forme, ciblaient principalement les causes individuelles de la pauvreté. En fait, les projets soutenus par ces fonds cherchaient à modifier le comportement des individus à l’aide d’interventions précoces auprès des enfants, du développement des compétences parentales ou des saines habitudes de vie, et ce, afin qu’ils se conforment aux exigences du marché de l’emploi et qu’ils coûtent ainsi moins cher à l’État (Coalition Non aux PPP sociaux, 2014). Plutôt que de chercher à agir sur le revenu des familles, la FLAC a entrepris de changer les habitudes de vie de celles-ci.

À Montréal, c’est désormais Centraide qui accentue ses efforts pour lutter contre la pauvreté à l’échelle locale avec le PIC. Parmi les résultats attendus, la fondation souhaite que les projets qu’elle soutiendra puissent par exemple améliorer le taux de diplomation des jeunes, augmenter la participation des parents à l’école, développer un réseau complet de sécurité alimentaire, réduire le taux d’incivilité et de criminalité, etc. Comme nous l’avons déjà mentionné, les initiatives locales qui seront financées par le PIC vont au mieux atténuer les effets de la pauvreté, mais ne peuvent agir sur les causes structurelles de celle-ci ni faire en sorte que la richesse soit mieux distribuée à l’échelle nationale. En ce sens, elles sont insuffisantes pour redonner l’autonomie et la dignité aux personnes pauvres.

En ce qui a trait à l’autonomie des organismes communautaires, les fondations comme la FLAC ou Centraide du Grand Montréal prétendent détenir une grande expertise en matière de lutte contre la pauvreté. Elles imposent donc leur vision des problématiques sociales et des solutions à y apporter sans égards à l’expérience et la connaissance du terrain qu’ont développé les groupes oeuvrant directement avec les personnes vivant dans la pauvreté. Dans le cadre des PPP conclus entre la FLAC et le gouvernement du Québec, plusieurs difficultés ont été rencontrées : rigidité des critères, lourdeur des processus, non-respect des dynamiques locales, proportion élevée du financement lié à la gestion des projets versus les activités destinées à la population, hyperconcertation, etc. (Coalition Non aux PPP sociaux, 2014).

Le RIOCM reconnaît l’apport du milieu philanthropique dans le soutien des organismes communautaires dans la mesure où celui-ci prend la forme d’un financement à la mission ou de projets définis démocratiquement par les groupes et leurs membres. Si les fondations ne doivent pas orienter les politiques publiques, elles ne devraient pas non plus orienter l’action des groupes comme cherche à le faire Centraide avec le PIC, en les forçant à adopter l’approche d’impact collectif dans chacun des quartiers. Cette façon de faire menace l’autonomie des organismes et va à l’encontre de la politique de reconnaissance de l’action communautaire adoptée par le gouvernement québécois en 2001. Bien que la fondation affirme que le PIC n’est ni un fonds ni un programme normé, mais une nouvelle forme de soutien flexible répondant aux demandes du milieu, celui-ci contraint les organismes à travailler en concertation intersectorielle et multiréseaux s’ils veulent bénéficier du financement disponible. De plus, le fait de ne pas avoir de critères d’attribution des fonds clairement définis laisse place à l’arbitraire dans la sélection des projets qui seront soutenus.

À notre avis, il est également important de souligner l’enjeu de la pérennité des initiatives qui seront financées. Avec la fin des PPP sociaux conclus entre le gouvernement du Québec et la FLAC, plusieurs projets qui bénéficiaient d’un financement devront tout simplement cesser, laissant ainsi non comblés les besoins auxquels ils répondaient. Les projets mis sur pied dans le cadre du PIC bénéficieront d’un budget sur cinq ans. Qu’adviendra-t-il si les fondations décident de ne pas reconduire leur don à Centraide ? Qui prendra le relais quand les philanthropes définiront de nouvelles priorités ou changeront à nouveau leur manière de faire ?

Conclusion

Depuis plusieurs années déjà, le gouvernement du Québec a encouragé la localisation de la lutte contre la pauvreté, notamment en faisant la promotion de l’ATI. Cette reconfiguration de l’État a laissé le champ libre au développement d’un nouveau « marché » de la lutte à la pauvreté dans nos communautés. Au sein de cet espace, les fondations privées rivalisent pour prouver leur compétence et ainsi attirer les capitaux privés et publics en prétendant offrir des solutions novatrices à la lutte à la pauvreté ou à d’autres problèmes sociaux. Ces dernières ont implanté leurs différents programmes de financement des organismes communautaires, qu’il s’agisse d’Avenir d’enfants et de Québec en forme dans le cas de la FLAC ou du PIC dans le cas de Centraide, selon une approche territoriale.

Dans le contexte d’austérité dans lequel le gouvernement Couillard nous a plongés, il est clair que les initiatives locales de lutte contre la pauvreté sont insuffisantes. En effet, celles-ci ne s’attaquent pas aux causes structurelles de la pauvreté et n’agissent pas sur le revenu des personnes. En augmentant le revenu des personnes qui vivent dans la pauvreté et en leur donnant accès à des services publics et des programmes sociaux adéquatement financés, leurs droits, leur autonomie et leur dignité seront respectés. À notre avis, la lutte contre la pauvreté doit être menée par le gouvernement québécois par le biais de mesures fiscales visant à redistribuer la richesse et par l’entremise de programmes sociaux comme la construction de logements sociaux, l’aide sociale, les subventions aux services de garde, etc.

De leur côté, les organismes communautaires peuvent atténuer les effets de la pauvreté, mais encore faut-il que ceux-ci soient en mesure de déterminer eux-mêmes leur mission et les moyens à mettre en oeuvre pour la réaliser. Les groupes issus des communautés et souvent implantés depuis plusieurs années sont les plus à même de connaître les besoins des personnes avec lesquelles ils travaillent. Les menaces à leur autonomie ne datent pas d’hier et leur sous-financement chronique les pousse à recourir au financement des fondations, qui leur imposent l’adoption de leurs objectifs et de leurs approches. Dans ce contexte, il semble clair que la réappropriation démocratique des actions mises en oeuvre dans les quartiers et de l’élaboration des politiques publiques de lutte contre la pauvreté est une condition du maintien de l’autonomie des organismes communautaires et des personnes qui les ont fondés.