Corps de l’article

À partir d’une étude réalisée au sein des Auberges du coeur, des maisons d’hébergement pour jeunes en difficulté, cette contribution se donne pour objectif de réfléchir aux conceptions des intervenants sur la question de l’autonomie des destinataires — telle qu’elle a été posée dans l’appel de propositions de ce numéro. Plus spécifiquement, la question centrale est de comprendre la manière dont ils conçoivent l’autonomie des jeunes dans leurs pratiques d’action collective qui visent, selon les principes du Regroupement des Auberges du coeur (RACQ)[1], à contribuer au développement de l’autonomie des jeunes rejoints. Nous verrons qu’il est possible de lire dans leurs discours une tension paradoxale entre principes d’autonomie (conceptions) et pratiques (actions collectives) à laquelle font face les intervenants.

Cet article s’appuie sur une analyse secondaire des résultats d’une recherche-action participative qui portait sur la place de l’action collective dans une pratique d’hébergement communautaire (Morissette et al., 2015). C’est a posteriori que nous réfléchissons aux enjeux liés au développement de l’autonomie des jeunes à travers ces pratiques. La première partie de cet article (1) nous servira à mettre en contexte notre réflexion sur l’autonomie. Nous décrirons brièvement notre démarche de recherche-action participative pour expliciter notre cadre d’analyse secondaire des données. Nous présenterons ensuite notre problématique, en identifiant quelques perspectives théoriques de l’autonomie des jeunes en difficulté (2). Dans une dernière partie (3), à partir d’une relecture de nos données, nous ferons ressortir les discours des intervenants sur l’autonomie des jeunes, en cherchant à comprendre les tensions paradoxales entourant l’intervention dans les Auberges.

MISE EN CONTEXTE

Les Auberges du coeur : des lieux d’affiliation pour jeunes en difficulté

Les Auberges du coeur sont des maisons d’hébergement communautaires autonomes. Leur mission est d’accueillir, de soutenir et d’accompagner les jeunes de 12 à 30 ans. Aujourd’hui, 29 Auberges offrent, à travers le Québec, un hébergement de durée variable à des jeunes en difficulté. Chaque Auberge répond à la réalité de son milieu (quartier, ville, ou région). Ainsi, certaines accueillent exclusivement des mineurs, d’autres des majeurs ou les deux catégories dans des groupes d’âge restreints. Depuis une quarantaine d’années, plus de 60 000 jeunes ont été hébergés et soutenus dans leurs projets d’insertion. Chaque année, 2500 jeunes environ sont hébergés dans 300 lits en maisons d’hébergement ou 150 places en appartements supervisés et logements sociaux, et 3000 autres jeunes sont accompagnés en « post-hébergement »[2].

Les jeunes hébergés peuvent être qualifiés de « jeunes en difficulté » (Goyette et al., 2011). Souvent associés à divers problèmes sociaux (pauvreté, vulnérabilité, maladie mentale, conflits familiaux, décrochage scolaire, ou passage dans les services de protection de la jeunesse), ils vivent en fait un processus de « désaffiliation » (Castel, 1994) et, en ce sens, un double décrochage des liens familiaux et des liens scolaires ou professionnels. Nombre d’entre eux font appel à des organismes communautaires (OC) suite à une rupture familiale, à la perte d’un logement ou d’un emploi, ou à une expérience de rue.

La mission des Auberges consiste à « soutenir la progression [des jeunes] vers l’autonomie et le mieux-être » en offrant « des lieux de participation et d’appartenance » (RACQ, 2008). Ouvertes en permanence, elles constituent un lieu vers lequel un jeune en difficulté peut se tourner et prendre le temps de se réorganiser, de construire un projet, avec le soutien d’intervenants et la solidarité des autres jeunes. Cette démarche est volontaire. Elle s’accompagne parfois d’un soutien plus spécialisé en matière notamment de toxicomanie, de suivi psychologique, ou de médiation familiale. Elle prend aussi la forme d’actions collectives. Selon la déclaration de principes des Auberges, l’ensemble de ces interventions s’inscrit dans une approche communautaire alternative et globale[3].

Si les pratiques des Auberges visent l’accompagnent des jeunes dans leur processus de socialisation, on observe qu’elles les mobilisent moins sur le plan du développement de leur citoyenneté (René et al., 2007). Pourtant, traditionnellement, ces éléments se retrouvent dans les fondements des pratiques des OC au Québec : que ce soit par le biais de la vie associative — une dimension centrale qui distingue les OC du réseau institutionnel — ou en favorisant des actions collectives, visant une mobilisation autour d’enjeux communs (Duval, 2008 ; Duval et al., 2005 ; Fontaine, 2013).

Depuis 2007, face à l’individualisation de l’intervention sociale dans les organismes communautaires (René, 2009), le RACQ a initié une démarche de réappropriation des pratiques d’action collective afin de promouvoir des solutions structurelles aux problèmes sociaux des jeunes en difficulté. Il s’agit là d’un retour à ses principes d’intervention, qui reflète leur mandat de participation.

Une recherche-action participative sur les pratiques d’action collective

Cet article s’appuie sur les résultats d’une recherche-action participative[4] (Oates, 2002). Afin d’explorer les pratiques d’action collective des Auberges du coeur et de mettre en évidence les besoins de soutien et de formation des intervenants, nous avons réuni douze intervenants ou coordonnateurs de sept Auberges différentes, ainsi que deux permanents et deux stagiaires du RACQ, pour un total de 16 personnes. Les participants ont collaboré à quatre rencontres de recherche, de février à septembre 2014 (un total de 20 heures). Les résultats présentés dans la troisième section de l’article s’appuient sur les comptes rendus détaillés de ces rencontres qui, sans être des verbatim, comprennent des synthèses des échanges et réflexions des participants ainsi qu’une reproduction du contenu obtenu à l’aide des outils d’animation utilisés durant les séances d’animation[5]. Par ailleurs, entre chacune de ces rencontres, ils ont recueilli des données supplémentaires auprès de leur équipe de travail et transmis des commentaires au sujet des comptes rendus de recherche produits à la suite de chacune des rencontres. Une trentaine d’intervenants environ furent consultés par les participants de la recherche dans leur milieu de travail.

Dans le cadre de cet article, nous proposons une relecture de ces données, à la lumière du concept d’autonomie. Compte tenu de la place occupée par cette notion dans la pratique des Auberges du coeur, nous avons cherché à cerner comment elle apparaît tantôt directement dans les discours des participants, tantôt en creux dans leurs réflexions sur la pratique et leurs perceptions des limites rencontrées dans l’intervention. Cette autre catégorisation des données révèle certaines conceptions de l’autonomie des intervenants et les écarts entre principes, conceptions et pratiques. Elle permet de mieux saisir la portée réelle de leur discours sur les pratiques d’action collective, et de réfléchir aux incidences que cela peut avoir sur le développement de ce type de pratiques.

LES INTERVENTIONS DES AUBERGES DU COeUR : UNE QUESTION D’AUTONOMIE DES JEUNES

Un contexte sociétal en crise de repères : qu’est-ce que l’autonomie aujourd’hui ?

Les parcours des jeunes hébergés, comme celui de tous les jeunes dans les sociétés occidentales, s’inscrivent dans un processus de construction identitaire influencé par le contexte social et la trajectoire biographique, c’est-à-dire par des facteurs personnels et structurels (Becquet, 2012). On doit, en ce sens, tenir compte des changements sociaux (Beck, 1992) ayant notamment créé un contexte de perte de repères (Bajoit et al., 2000). Certains auteurs parlent de « désynchronisation des seuils » de passage à la vie adulte : décohabitation plus tardive, prolongation des études, incertitude de l’entrée sur le marché du travail, évolution des mises en ménage, entre autres (Galland, 2000). Les parcours ne sont plus linéaires, mais en plus de s’être allongés, ils sont marqués de grandes complexités et insécurités. Le processus de socialisation s’est complexifié, car il repose dorénavant sur des dimensions symboliques et relationnelles de (re)compositions ou de (re)définitions des liens (Gaudet, 2001)[6]. Les « jeunes en difficulté » constituent un groupe particulièrement vulnérable à ces changements (Goyette et al., 2011). Ce brouillage des repères accentue la dynamique d’insécurité et d’incertitude de leurs parcours. De ce fait, en rupture avec les formes traditionnelles de socialisation, on peut s’interroger sur la façon dont ces jeunes parviennent à l’autonomie.

Devenir autonome relève, dans le contexte actuel de société du risque, autant d’un aboutissement que d’un statut et d’un processus. Selon les racines grecques du mot, l’autonomie revient à pouvoir décider par soi-même, littéralement, se donner soi-même (auto) ses propres lois (nomos). Une certaine confusion semble exister dans les écrits entre les concepts d’autonomie et d’indépendance, souvent employés comme des synonymes (Gaudet, 2001). Or, cette confusion se retrouve également dans les pratiques d’intervention. Il y a de toute évidence, à l’instar de de Singly (2000), une distinction à faire entre indépendance et autonomie. Pour l’auteur, l’indépendance se rapporte à l’autosuffisance financière, matérielle, tandis que l’autonomie renvoie plutôt à des dimensions plus abstraites, éthiques, des règles de conduite. L’un n’est donc pas tributaire de l’autre. Cette conception de l’autonomie repose, entre autres, sur l’hétéronomie (Castoriadis, 1975). Elle n’augure pas une vision rationaliste de l’individu, mais s’inscrit dans une perspective relationnelle qui consiste à reconnaître les besoins des autres dans l’apprentissage, le processus de socialisation.

En effet, comme de nombreux philosophes l’exposent, définir sa propre loi oblige toutefois à considérer les autres (Castoriadis, 1975 ; Morin, 1979). Gaudet (2001) rappelle, en citant Mead (1934), que l’autonomie est un processus de construction de soi à travers les interactions, les liens. Cette dynamique de construction de soi repose, selon Cicchelli (2001, p. 11), sur une dialectique d’autonomie et d’hétéronomie dont l’articulation est « bricolée » par les jeunes. Ce processus d’acquisition se solde par différentes possibilités de trouver ses propres façons d’être soi (de Singly, 2003) qui, d’après Castoriadis (1975), s’acquièrent et se déploient dans différentes sphères de vie : privée (oikos), publique/privée (agora) et publique/publique (ecclesia).

L’autonomie dans l’intervention communautaire et dans les Auberges du coeur

La plupart des intitulés de mission des OC jeunesse font référence à l’autonomie. Par exemple, la déclaration de principes du RACQ mentionne viser « […] l’amélioration des conditions de vie des jeunes ainsi [que le] développement de leur autonomie sociale, économique et personnelle ». De même, le Regroupement des organismes communautaires autonomes jeunesse du Québec (ROCAJQ), dont certaines Auberges font partie, met en avant l’autonomie des jeunes comme valeur centrale de ses membres. Plus spécifiquement, le ROCAJQ définit l’autonomie selon « la capacité à définir, déterminer, repérer, orienter, décider et choisir par soi-même en mobilisant au besoin les ressources adéquates, dans un environnement donné »[7]. Toutefois, on peine à trouver une définition claire de ce concept, rarement étayée dans les missions des organismes. Qu’en est-il alors de sa mise en application ?

En hébergement temporaire, les intervenants s’attachent à accompagner les jeunes en difficulté dans un « projet de vie ». Cela consiste à donner des balises, des règles, des normes de vie en collectivité ainsi que des outils. L’intervention est rationalisée en termes d’étapes qui jalonnent le parcours des jeunes en hébergement. Pendant le séjour, ils sont invités à participer à la vie collective de la ressource. Les intervenants proposent également un accompagnement particulier en fonction du projet de vie du jeune et de la mission spécifique de l’Auberge : études, liens familiaux, travail, logement ou thérapie. Par ailleurs, des formes d’intervention plus informelles, de type milieu de vie, viennent soutenir cet accompagnement. Diverses actions collectives sont également proposées, et font l’objet de cet article. En fin de séjour, une attention particulière est portée au maintien du lien avec les jeunes. Des suivis de post-hébergement sont parfois proposés, lorsque le financement le permet. La vie communautaire est au centre de cette approche d’intervention en milieu de vie (Duval et al., 2007). L’Auberge est en effet un lieu physique, un espace partagé quotidiennement où les jeunes évoluent avec leurs pairs, sous la supervision d’adultes. C’est un contexte d’intervention et d’échanges, de liens, d’interactions.

Si l’autonomie est une notion centrale dans les missions des Auberges du coeur — avec le même engouement pour le concept d’empowerment — un certain flou existe quant à la signification qu’on lui accorde : être adapté à la réalité du monde ? Faire partie du monde ? Se sentir bien dans ce monde ? On peut se demander quelles sont les conceptions des intervenants. Dans la perspective du passage à la vie adulte d’un jeune hébergé au sein d’une Auberge du coeur, on peut également s’interroger quant à la contribution de la promotion de l’action collective dans le développement de l’autonomie des jeunes. Quelles en sont les implications ? Dans la section qui suit, nous identifierons certains des enjeux qui entourent la promotion de pratiques d’action collective dans les Auberges.

LES CONCEPTIONS DE L’AUTONOMIE DES INTERVENANTS : DES TENSIONS PARADOXALES

À partir d’une analyse secondaire du discours des intervenants, nous avons repéré des pratiques d’intervention collective qui contribuent à développer différentes formes d’autonomie que nous avons catégorisées comme suit (3,1) : personnelle (apprendre à cuisiner ou à faire son épicerie), relationnelle (comprendre la vie en collectivité et le monde qui nous entoure) et politique (« changer la donne », revendiquer une opinion ou un espace). Toutefois, si le milieu de vie d’une Auberge présente d’importants leviers pour intervenir en ce sens, les intervenants rencontrés ont identifié de nombreux freins qu’il convient d’appréhender (3,2). Dans ce contexte particulier, les intervenants développent une certaine idée de leur rôle (3,3). Des tensions se dégagent des conceptions et des pratiques d’action collective qui, in fine, soutiennent les différentes formes de l’autonomie des jeunes en difficulté (3,4).

Diversité de pratiques et de conceptions de l’autonomie des jeunes

De nombreuses formes d’actions collectives ont été nommées tout au long de la démarche. Formelles ou informelles, elles s’inscrivent dans différents espaces d’intervention : réunions de jeunes, comités de résidents, assemblées générales, actions directes ou éducation populaire au moment de la préparation des repas, entre autres. Il faut les situer en lien avec les pratiques d’intervention individuelle et de groupe, contribuant dans leur ensemble à développer différentes formes d’autonomie chez les jeunes hébergés.

L’autonomie personnelle — la sphère privée selon Castoriadis (1975) — est souvent la première forme sollicitée, fondée sur le contrôle de son environnement, sa routine, ou son horaire. Ici, le jeune cherche à combler un manque de ressources personnelles, à s’investir dans une démarche d’insertion, à se mobiliser. L’une des pratiques identifiées consiste à coconstruire le plan d’intervention avec le jeune, qui en est le maître d’oeuvre. C’est à travers ces pratiques personnelles que le jeune en vient à être en mesure de travailler sur soi. La construction identitaire des jeunes passe d’abord par un processus d’individualisation, c’est-à-dire un processus d’émancipation personnelle, de connaissance de soi (René et al., 2007). Dans ce contexte, intervenir dans le sens de la participation des jeunes serait un « processus évolutif », où ils doivent pouvoir cheminer à leur propre rythme.

La deuxième forme d’autonomie, dite « relationnelle » (sphère publique/privée), concerne le rapport aux autres, ces « autrui significatifs » (de Singly, 2003). L’autonomie se fonde ici sur la capacité d’être en interaction avec ses pairs, avec les adultes, ou avec des institutions. Cette conception repose d’une part sur des apprentissages à faire dans le milieu de vie, tels que la connaissance et la compréhension des règles et des codes de vie, ou encore la résolution de conflits au sein des maisons d’hébergement. La forme relationnelle touche alors au rapport que le jeune entretient avec l’intervenant et les autres jeunes hébergés (milieu de vie). Elle porte également sur les liens que le jeune peut développer avec son environnement.

La troisième forme, l’autonomie politique (publique/publique) est, quant à elle, facilitée par l’acquisition des formes d’autonomie personnelle et relationnelle. Il faut comprendre que ces formes d’autonomie ne s’acquièrent pas dans l’ordre. Toutefois, sans être un pré requis, les deux premières formes sont, toujours selon Castoriadis (1975), à la base de l’engagement dans le collectif. Dans la pratique, elles sont parfois intimement liées. Par exemple, dans le cadre de la Nuit des sans-abri, certains intervenants ont mobilisé des jeunes pour livrer un témoignage qui exposait leurs réalités. Quatre rencontres leur avaient permis de collectiviser ce qu’ils vivent, de rédiger un texte et d’identifier une jeune femme qui en ferait la lecture lors de l’événement. En ce sens, l’action collective s’inscrit ici dans un continuum qui s’amorce souvent par « la prise de parole des jeunes sur leur vécu » personnel, qui table ensuite sur les interactions et les liens qui se créent, avant d’aboutir à un acte de nature plus politique.

En regard des trois formes d’autonomie, l’Auberge se doit, pour les jeunes hébergés, d’être un lieu d’expérimentation pour « la prise de parole », « le pouvoir d’agir » et « les processus de changement ». Les pratiques s’inscrivant dans cette direction deviennent des leviers à l’action collective. Par exemple, changer les règles du coucher demande aux jeunes d’apprendre à débattre entre eux afin de proposer aux intervenants de nouvelles modalités, bref, à s’inscrire dans un processus collectif. De même, certains jeunes sont poussés à s’investir au sein du conseil d’administration pour être acteurs de changement.

Mais le contexte d’hébergement (repas, ateliers, intervention individuelle en support à l’intervention collective) ou le contexte politique et social (réformes de l’aide sociale, austérité économique, campagne électorale) sont aussi des opportunités pour amorcer une démarche plus collective. Au quotidien, nombre d’Auberges représentées dans la RAP (recherche-action participative) invitent les jeunes à animer eux-mêmes des ateliers en lien avec l’actualité, offrant ici des occasions pour les jeunes de « sortir d’eux-mêmes ». Aussi, d’autres espaces collectifs tels que le comité de résidents se doivent d’offrir une place réelle aux jeunes et les outils pour y accéder. Les intervenants interrogés remarquent que les processus d’actions collectives contribuent à ce que les jeunes reprennent confiance « dans le système », à « réaliser qu’ils en font partie ». C’est un élément important des formes d’intervention collective qui s’adressent à des jeunes « désillusionnés », se sentant « mis de côté » et souvent, « injustement traités » par la société.

Des freins et leviers aux pratiques d’action collective qui entourent l’accompagnement à l’autonomie des jeunes

Dans le cadre de la RAP, les intervenants des Auberges identifient plusieurs freins à leurs pratiques d’intervention collective. Les plus fréquemment cités concernent directement les jeunes et leurs parcours (sentiment d’incompétence, indisponibilité), d’autres le cadre de l’intervention (courte durée des séjours, besoin de formation et de soutien organisationnel, professionnalisation de l’intervention, roulement de personnel, manque de ressources matérielles et éloignement de certaines Auberges) et d’autres encore le processus d’action collective (chronophage, long et exigeant).

Soulignons d’abord que les jeunes hébergés peuvent être « désintéressés de la chose publique ». Souvent fragiles et vulnérables, en transition sur le plan du mode de vie, nombreux sont les jeunes qui sont a priori préoccupés par leur situation personnelle. Difficile alors de les amener à s’intéresser à des questions à caractère social ou politique, même si cela peut les concerner au premier chef. Ajoutons ici que les intervenants partagent parfois cette lecture de la situation des jeunes. Ils les perçoivent tellement préoccupés par leur situation de survie qu’ils estiment impossible de les mobiliser sur autre chose que leur propre parcours d’intégration.

Notons ensuite que pour les intervenants, la relation que les jeunes entretiennent avec eux pourrait être vue comme un frein. Les jeunes perçoivent parfois les intervenants comme les experts. Ainsi, les participants ont noté une tendance chez les jeunes à toujours avoir besoin de valider idées, pensées et projets auprès d’eux. Au lieu de placer les jeunes au centre, sans s’en rendre compte, certains intervenants deviendraient alors les porteurs d’idées, au détriment d’une certaine conception de l’autonomie des jeunes, de leurs capacités à être acteurs des actions collectives.

Un autre frein renvoie au type d’intervention privilégiée. On observe que de nombreux intervenants ont une préférence pour l’intervention individuelle. Les participants ont souligné ici le manque d’information de certains sur l’actualité, les enjeux sociopolitiques. Tous ont évoqué un besoin de formation et une nécessité d’ouverture d’esprit pour « admettre ses limites et tenter de comprendre ces enjeux avec les jeunes ». Suite à l’exercice qui consistait à recueillir les constats de leurs équipes de travail respectives, les participants à la RAP ont rapporté une tendance à la dévalorisation de l’intervention collective, une pratique soutenue de manière variable par les différentes directions d’Auberges. Ils ont parfois entendu dire que certaines activités « sont trop politiques ». En d’autres mots, il semble que pour développer l’autonomie politique du jeune, il faille agir au niveau de l’autonomie politique des intervenants et de celle des Auberges.

Nonobstant ces limites, notre recherche met en exergue certains leviers. Ils renvoient à des pratiques particulières. On pense entre autres à l’initiative du RAJE citoyenne[8], ou aux outils et formations offerts par le RACQ. Dans le cadre d’actions comme celles de RAJE, les intervenants observent que des jeunes prennent goût à l’action collective au contact des autres, des projets, des actions. Pour leur part, les formations offertes permettent de désenclaver l’action collective, qui peut parfois être perçue comme une pratique complexe et exigeante. En ce sens, les formations permettent de démystifier l’action, tout en fournissant des outils pratiques.

Un continuum de rôles

Nombre d’intervenants interrogés estiment avoir à jouer un rôle majeur dans le processus d’action collective et partant, dans le processus d’autonomie des jeunes. Plusieurs conceptions du rôle de l’intervenant cohabitent et s’inscrivent sur un continuum allant d’un rôle d’acteur très investi à un rôle beaucoup plus neutre, voire, à un « non-rôle » assumé. Malgré certaines antinomies, plusieurs rôles peuvent être endossés à la fois.

D’un côté du continuum, des intervenants se perçoivent comme des acteurs à part entière du processus d’action collective. Il leur faudrait être sans cesse à l’affût des moyens de faciliter l’émergence d’actions collectives. C’est sans doute un biais de nos résultats : les intervenants interviewés ont une conception très positive de l’intervention collective, et ils croient en leur rôle moteur pour porter des pratiques de démocratisation des Auberges. Il s’agit de permettre aux jeunes de s’exprimer, de prendre une place dans le milieu de vie et de reconnaître leur parole. L’Auberge doit en ce sens devenir « le premier espace public où les jeunes peuvent intervenir, interroger les décisions ». Dans le cadre d’interactions formelles ou informelles, ils tentent d’amener les jeunes à développer une lecture qui interroge les causes de leurs difficultés, et à identifier les avenues pour changer les choses : « nous avons comme rôle d’amener les jeunes à développer une réflexion sur la société et à réaliser qu’ensemble, on peut la transformer ». Assumant un rôle d’éducateurs, les intervenants sont à l’affût des « courants d’indignation ». Ils alimentent les réflexions, transmettent des informations et invitent les jeunes à penser autrement.

Au centre de notre continuum, on retrouve le rôle de médiateur. Il est souvent employé dans les situations de conflits entre jeunes. Les intervenants sont alors soucieux d’interagir avec les jeunes pour régler ces conflits, sans pour autant représenter l’autorité, la partie adverse. Pour les intervenants rencontrés, la médiation est un moyen d’amener les jeunes à développer des pratiques réflexives sur leur comportement en milieu de vie collectif. L’autonomie relationnelle et personnelle est au coeur de cette démarche et pour les intervenants ces formes de médiation peuvent parfois aider à développer chez les jeunes des compétences et une motivation à participer à des actions collectives. Elles ont été employées par exemple dans des situations de frustration vécues par des jeunes dont le dossier d’aide sociale était rejeté ou dont les chèques étaient coupés. Ces situations de vives tensions au sein des Auberges ont en grande partie été à l’origine du RAJE citoyenne.

À l’autre bout du continuum, il est important d’être en retrait, de laisser émerger les actions collectives. Ce rôle peut être adopté tant par les intervenants qui croient en l’action collective, que par ceux qui sont plus frileux. Une conception qui traduit le souci de ne pas travestir les actions, de respecter les idées des jeunes. En ce sens, il fait écho au frein identifié précédemment, d’éviter le piège d’être perçu comme un expert en la matière. Il y a ici, chez certains, la crainte de penser à la place des jeunes.

Mais cette posture peut aussi témoigner d’un discours selon lequel les jeunes seraient tellement préoccupés par leur survie qu’ils ne s’intéresseraient pas à l’action collective. Le risque, et c’est vraisemblablement ce qui se produit par endroits, c’est qu’aucune action collective n’émerge. D’après les intervenants interrogés, la dimension conflictuelle de l’action collective fait peur. De même, certains ne se perçoivent pas comme « agents de transformation sociale » ou comme « leaders » dans la mobilisation des jeunes. Ils se positionnent plus comme des professionnels de l’intervention individuelle. Certains ont d’ailleurs estimé que leur pratique était teintée par une « vision individualiste ». D’autres considèrent que les actions collectives ont peu de chance de succès et privilégient la défense individuelle de droits[9]. Finalement, ces conceptions traduisent un phénomène connu de séparation des rôles de l’intervenant selon les méthodes d’intervention en travail social (individuelle, de groupe et collective). Ces conceptions sont révélatrices des tensions entre principes d’autonomie et pratiques.

Tensions entre principes et pratiques d’autonomie

Notre démarche de RAP nous montre que le déploiement d’actions collectives est important pour les intervenants dans l’accompagnement des jeunes à s’émanciper au sein des différentes sphères d’acquisition de l’autonomie. Nombre d’intervenants estiment effectivement que l’intervention collective participe, entre autres, à rompre l’isolement, à reprendre confiance dans les adultes, les autres. Dans l’ensemble, on sait toutefois que les Auberges mobilisent moins les jeunes en ce qui a trait à l’affiliation politique (René et al., 2007). Si le développement de l’autonomie des jeunes n’est pas forcément entravé par les freins entourant les actions collectives, l’analyse secondaire de nos résultats a révélé l’existence de tensions entre principes et pratiques d’autonomie qui se révèlent dans les pratiques d’action collective des intervenants interrogés.

Premièrement, nous avons observé que le rôle moteur de l’intervenant dans l’action collective est lourd à porter. Être un facilitateur d’actions collectives nécessite en effet beaucoup d’énergie, de temps et de capacité d’adaptation. Les intervenants estiment manquer de ressources pour assumer cette responsabilité imposante, nonobstant les formations existantes telles que soulignées précédemment ; ce qui explique selon eux que l’on délaisse cette méthode d’intervention collective. Ces difficultés sont d’autant plus probantes qu’elles sont mises en tension avec les exigences du travail d’accompagnement et de soutien propre à l’intervention au quotidien (travail, logement, relations, etc.). Cette tension témoigne de la confusion entre autonomie et indépendance (Gaudet, 2001) ; cette dernière notion, rappelons-le, est vue comme un but à atteindre face à divers volets de sa vie quotidienne. Or, l’autonomie n’est pas seulement l’aptitude à bien tenir son logement, à payer son loyer, à ne pas dépendre des autres affectivement. Autrement dit, l’autonomie n’est pas que liberté ou indépendance, mais reconnaissance et prise de position, dans la vie communautaire et la société. L’autonomie, c’est tout autre chose que la simple responsabilité de son sort. C’est la capacité de faire des choix personnels en ayant les ressources d’action pour le faire, tant au plan personnel que structurel (Mathieu, 2004).

Deuxièmement, une autre tension que nous relevons concerne la double fonction remplie par les intervenants, soit d’être agents de transformation sociale et agents de contrôle. En effet, en contexte d’hébergement, ils doivent faire respecter le couvre-feu, relever les loyers, rappeler certaines règles de la vie en collectivité. Des intervenants se demandent dans quelle mesure cela entrave la relation privilégiée qui favorise la participation des jeunes. En regard de notre réflexion sur l’autonomie, est-ce que ce rôle de contrôle contraint son développement ? En même temps, quelle sphère d’autonomie en serait touchée ? Est-ce que le fait de s’assurer que les jeunes respectent le couvre-feu entrave le développement de l’autonomie politique, notamment si le code de vie a été discuté en groupe au préalable ? La limite entre la posture du contrôle et celle de la conscientisation des jeunes n’est pas toujours évidente à entrevoir pour les intervenants.

Troisièmement, une dernière tension observée réside dans la volonté des intervenants de pouvoir laisser les jeunes construire eux-mêmes les espaces ou les actions collectives, volonté qui se heurte souvent à la nécessité de devoir concevoir ou amorcer les choses à leur place. Des contraintes de temps, de ressources, de processus d’intervention collective obligent les intervenants à prendre une place contraire à leurs principes, avec le risque de favoriser la dépendance des jeunes à l’égard des intervenants, voire de les maintenir dans une position de consommateurs de services. Afin d’éviter de penser à la place des jeunes, d’être perçus comme des experts, les intervenants ont identifié des balises : être capable de « lâcher prise » et de donner un réel pouvoir aux jeunes. Cette posture implique pour l’intervenant de développer son identité de citoyen et de s’attacher à promouvoir une approche globale d’intervention et ainsi, des valeurs « anti-néolibérales », c’est-à-dire, une vision critique de la société. Cette façon de définir son rôle est très engageante personnellement, mais elle repose aussi, d’après les intervenants rencontrés, sur l’objectif de « s’intégrer dans le système tout en étant critique à son égard ».

En fait, deux types de questions se posent dans l’analyse de ces différentes tensions. Elles concernent à la fois le rôle et la posture de l’intervenant : s’agit-il de faciliter ou de laisser émerger les actions collectives ? Doit-on se considérer comme un citoyen, un intervenant ou les deux ? Autrement dit, doit-on s’impliquer totalement ou maintenir une distance professionnelle dans l’intervention ? La réponse à ces questions repose essentiellement sur les intervenants, mais elle concerne également les directions d’Auberges et le RACQ qui soutiennent les pratiques et veillent au respect des principes communs d’intervention.

CONCLUSION

Notre démarche de RAP fait ressortir qu’il est possible pour les Auberges du coeur d’aborder leur mandat de participation sous l’angle de l’autonomisation des jeunes, permettant ainsi l’exercice de la citoyenneté, c’est-à-dire, comme l’explique Parazelli (2004), l’expression de sa singularité. Dans le meilleur des contextes, la participation des jeunes est suscitée, et le déploiement des actions collectives dans les Auberges porte la marque d’une philosophie d’intervention qui vise non pas la responsabilisation des jeunes, mais la prise en compte de la dimension collective du problème social des jeunes désaffiliés dans la société québécoise. À l’instar de la critique portée par Martuccelli (2001), cette philosophie du développement personnel et de l’autodétermination s’écarte habilement d’une perspective de responsabilisation et de domination, d’injonction à l’autonomie ou à la participation, selon laquelle l’individu est seul à assumer sa destinée. En ce sens, l’objectif des intervenants répondants est avant tout ici de rompre avec la logique de désaffiliation.

Néanmoins, une tension perdure au niveau de l’action : entre ce qui est, ce que l’on aimerait faire, ce qui se fait, et ce qu’il est réellement possible de faire. Nous avons vu que les freins sont nombreux, tant chez les jeunes que chez les intervenants et même pour les directions d’Auberges. La conjoncture actuelle n’est pas nécessairement favorable à ce type de pratique. En ce sens, les pratiques d’action collective offrent-elles des réponses aux freins à la participation des jeunes ? Ce fut, entre autres, l’objet de notre démarche de RAP à travers laquelle des propositions ont émergé (Morissette et al., 2015). Parmi elles, retenons l’importance de la conception d’actions collectives selon de petites étapes qui s’intègrent progressivement à un long processus. Autrement dit, il est essentiel que les intervenants portent des espaces de participation, suscitent l’engagement des jeunes, en amorçant continuellement des « bouts » de processus d’action collective. C’est en quelque sorte une façon d’accompagner les expériences entourant l’entrée dans l’âge adulte en rendant possible un jeu de distanciation et d’engagement, de conciliation et de tiraillement entre des logiques identitaires hétéroclites (Cicchelli, 2001).

L’acteur, le jeune, devient sujet politique par l’expérience de la délibération (mise en commun d’idées et d’opinions) et par la mise en action de ses prises de position. En ce sens, la participation, surtout lorsqu’elle est collective, permet aux jeunes de jouer un rôle actif dans l’amélioration de leurs conditions de vie et de leur bien-être, d’affirmer positivement leurs droits, d’accroître leur pouvoir d’agir sur les inégalités sociales et de se construire une véritable reconnaissance sociale (Cicognagni et Zani, 2015). Les pratiques de mobilisation leur permettent d’être à la fois acteurs de leur vie et agents de transformation sociale. La participation permet également aux jeunes de renouer des liens positifs avec la société en participant à sa construction, à son évolution.