Corps de l’article

Nécessaire à la gestion de la complexité sociale (Barroso-Méndez et al., 2014) et incontournable dans un monde où la production de la santé et du bien-être est devenue une obligation pour les pouvoirs publics (OMS, 2008), le partenariat est impossible sans compromis sociaux[1] (Bélanger et al., 2013). Le compromis social renvoie dans ses principes mêmes à la notion d’autonomie (Freund, 1983). Dans cet article, notre objectif consiste à mettre en évidence les liens entre compromis social et autonomie, et à comprendre comment se traduit concrètement l’autonomie dans le cadre d’une expérience partenariale dans le champ du vieillissement.

Le partenariat

La réflexion sur le partenariat a évolué au fur et à mesure que se précisaient les connaissances sur cet objet. Par exemple, Bourque le définit d’abord comme une relation d’échange structurée entre État et tiers secteur (Bourque, 2003), ensuite comme un engagement contractuel entre acteurs sociaux (Bourque, 2008). On notera l’élargissement de la définition, qui intègre l’ensemble des acteurs sociaux mais exclut les acteurs économiques, même si ceux-ci sont partie intégrante du social. Pour cet auteur, le partenariat prend trois formes : complétif, négocié ou pervers. De son côté, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ, 2002) conçoit le partenariat comme un projet commun fondé sur un engagement contractuel entre divers acteurs. En management, on le voit comme une alliance sociale aux niveaux micro, méso ou macro entre différents acteurs et prenant place entre secteur public et secteur privé, entre secteur privé et secteur à but non lucratif ou entre ces trois secteurs (partenariat tripartite) (Kolk et al., 2008).

Ces définitions montrent que le partenariat est à la fois action sociale (Touraine 1965) et solution contingente (Crozier et Friedberg, 1977), à la fois résultat et processus. Ainsi, Bourque évoque son côté dynamique en l’associant à une « relation d’échange » (2003, p. 2), tout en mettant l’accent sur l’un de ses produits, à savoir le contrat. La notion de projet évoquée par l’INSPQ sous-tend l’idée de processus. Car un projet n’est jamais définitif (Boutinet, 2010), il se réajuste continuellement en fonction des aléas du milieu et des contraintes de toute nature qu’il rencontre lors de sa mise en oeuvre. Pourtant, le fait que le partenariat s’élabore au moyen d’un processus de négociation est trop souvent occulté. Rappelons que « tout n’est pas contractuel dans le contrat. Les seuls engagements qui méritent ce nom sont ceux qui ont été voulus par les individus et qui n’ont pas d’autre origine que cette libre volonté. Inversement, toute obligation qui n’a pas été mutuellement consentie n’a rien de contractuel » (Durkheim, 1893, p. 191).

Notre analyse s’appuie sur les travaux de Crozier et Friedberg, selon lesquels les humains qui font face à des problèmes à résoudre en commun vont solutionner ces problèmes en mettant en place des structures négociées en fonction de leurs intérêts et de leurs ressources. Ces structures et ces solutions, toujours spécifiques et contingentes, reposent sur un « minimum d’intégration des comportements des acteurs concernés qui poursuivent des objectifs divergents, voire contradictoires » (1977, p. 18). Cette intégration se fait soit par contrainte ou manipulation affective ou idéologique, soit par contrat, c’est-à-dire via la négociation et la discussion. Touraine (1984) va dans le même sens et affirme que le moteur du changement social, et donc de la production du social, est l’historicité, c’est-à-dire la résultante du jeu relationnel entre des acteurs motivés par des attentes légitimes et engagés dans une démarche de transformation des pratiques sociales. Si Touraine considère que ces relations sont de nature conflictuelle, d’autres auteurs tels que Caillouette (2001) remarquent qu’elles intègrent aussi des mécanismes de négociation sous-tendant la recherche et la réalisation de compromis sociaux pour parvenir à l’harmonie nécessaire à l’atteinte des objectifs convenus d’un commun accord. Ainsi, le compromis social constitue le socle des mécanismes de coconstruction de l’action et le produit de l’autonomie des acteurs.

La nÉgociation

Démarche visant à convenir d’un compromis acceptable pour l’ensemble des parties concernées, la négociation suppose des échanges et des procédures se déroulant « entre des personnes ou des représentants de groupes ou de collectivités aux idées et aux intérêts divergents en vue de parvenir à un accord [sur le] dissentiment en cause » (Freund, 1983, p. 279). La négociation s’oppose à l’utilisation de la force. On notera ici que la négociation est possible à l’extérieur du conflit parce qu’une divergence de perspectives entre acteurs n’y aboutit pas nécessairement. Nous croyons néanmoins que la controverse fait partie du processus de négociation puisque les acteurs peuvent avoir des points de vue différents. Toutefois, le conflit auquel peut conduire une controverse peut être évité par l’intermédiaire de la négociation. Négocier implique « le désir de débattre, en principe de bonne foi, des différends en cause sans vouloir imposer d’avance une solution unilatérale » (Freund, 1983, p. 280). Mais, étant donné que la négociation ne saurait « espérer obtenir satisfaction sur tous les points puisque, par principe, elle renonce à imposer unilatéralement la volonté d’un groupe ou d’une collectivité » (Freund, 1983, p. 284), elle va s’employer à essayer de « trouver un accord ou un arrangement sur la base de concessions réciproques ou de compensations » (Freund, 1983, p. 284), sa principale limite résidant dans le fait que tout n’est pas négociable.

Le compromis social

Différent du compromis politique, le compromis social réfère à la capacité de chaque acteur de se mettre à la place des autres acteurs pour convenir d’un arrangement raisonnable du point de vue des deux parties. Ce critère de raisonnabilité pose le compromis comme producteur d’une solution qui dépasse la relation de moyen à fin (Canivez, 2011). Prenant en compte les sentiments et les valeurs caractérisant toute relation humaine, le compromis social n’est pas le résultat d’un calcul froid de leurs intérêts par des acteurs agissant de façon égocentrique, il représente une forme de compromis de fait, c’est-à-dire un mode d’intégration sociale des divergences propres au monde ordinaire (Nachi, 2011b) dont le fruit est une solution « Pareto supérieur au statu quo » (Van Parijs, 2011, p. 6), c’est-à-dire efficace puisque profitable à l’ensemble des parties. Le compromis social intègre une « structure normative où le calcul rationnel de l’intérêt est subordonné à l’accord raisonnable des valeurs qui servent à justifier les intérêts et qui donnent un sens à l’action collective » (Carens, 2011, p. 38). En même temps, il constitue un principe de réalité qui se soucie des médiations et de la praticabilité des décisions.

Le véritable partenariat, fondé sur le compromis social, porte l’idéal d’une société dans laquelle les acteurs sociaux, en dépit de leurs différences, sont « condamnés à cohabiter et à entretenir des relations pacifiées pour construire un monde commun débarrassé des conflits, des tensions, des violences » (Nachi, 2011a, p. 9).

Il existe deux grandes catégories de compromis, à savoir le compromis entre adversaires, qui consiste à mettre fin à un conflit ou à une controverse par le biais d’une démarche de convergence pragmatique qui se révèle légèrement plus satisfaisante qu’une absence d’entente, et le compromis entre partenaires, qui rend possible une action commune. Dans cette situation, les acteurs consentent à faire tout ce qui est nécessaire pour assurer la réussite d’un projet d’intérêt collectif (Canivez, 2011 ; Carens, 2011). Ce compromis dit intégrateur instaure un principe de synthèse pratique (Müller, 2011) et procure d’importants bénéfices aux partenaires (Carens, 2011).

Toute situation pratique est marquée par l’incertitude (Crozier et Friedberg, 1977) et la contradiction (Carens, 2011), mais, malgré ces contraintes, les êtres humains agissent. D’ailleurs, il s’agit d’un des motifs du recours au compromis. Ici, le compromis social n’est pas assimilable à la gestion des controverses, dont l’aboutissement, toujours provisoire, est généralement la suprématie d’un camp sur l’autre (Callon, 1981), il apparaît plutôt comme la recherche d’un équilibre dont la stabilité dépend dans une grande proportion des intérêts des divers acteurs engagés dans le processus.

Pour sa part, l’autonomie renvoie à la faculté de se déterminer par soi-même et d’agir librement. Ce concept est relié à la liberté des personnes et des groupes, y compris celle « d’exprimer ouvertement leurs mécontentements et de susciter des conflits » (Freund, 1983, p. 286). Ainsi, le jeu de la négociation est aussi, du moins en partie, le jeu des autonomies. Être autonome, c’est se reconnaître dans sa différence et sa singularité et s’assumer comme tel sans se laisser imposer des perspectives contraires à ses valeurs et à ses orientations stratégiques.

MÉthodologie de recherche

Nos données proviennent d’une étude de cas unique portant sur la première mise en oeuvre au Québec de l’approche Vieillissement en santé (VES) par un Centre de santé et des services sociaux (CSSS) situé en territoire semi-urbain. Le choix de l’étude de cas tient au fait qu’il s’agit d’une approche adaptée « à la mise au jour d’une spécificité, d’une particularité d’ordre qualitatif » (Hamel, 1989, p. 6). L’unité d’analyse est constituée des instances de décision impliquées dans le partenariat. L’échantillon fut conçu pour obtenir les points de vue des acteurs engagés dans la démarche. Quatre méthodes de collecte de données (entretiens semi-directifs (n=28), séances d’observation directe (24 heures, analyse documentaire, rencontre de validation) furent effectuées de 2013 à 2015. Les données provenant des entrevues et des observations ont été analysées à l’aide des catégories conceptualisantes de Paillé et Mucchielli (2012)[2]. Les documents internes ont été analysés au moyen des catégories définies dans plusieurs recherches sur le partenariat (ex. : Bilodeau et al., 2008).

L’expression de l’autonomie au coeur du partenariat de Vieillissement en santÉ

Le projet VES a été expérimenté pour la première fois dans une région semi-urbaine du Québec à partir de 2010 sous le leadership du directeur du programme Perte d’autonomie liée au vieillissement (SAPA) du CSSS local. Cette initiative découlait du constat du vieillissement démographique accéléré de la région, dont plus de 25 % de la population était âgée de 65 ans ou plus au moment de l’étude. La mise en oeuvre de VES exprime la volonté du CSSS de revoir l’organisation des services du SAPA avec ses « partenaires sectoriels et intersectoriels »[3], conformément aux exigences de l’approche populationnelle structurant sa mission et du cahier des charges d’Agrément Canada. VES a donc été l’expression du choix des partenaires locaux de joindre leurs efforts pour assurer le bien-être des personnes âgées.

Fondée sur la conception de la santé adoptée par l’OMS (2008), VES s’articule autour d’un cadre écosystémique prenant en compte l’ensemble des environnements médiats et immédiats de la personne et l’inscrivant dans une dynamique de relation de réciprocité avec l’ensemble des sous-systèmes de son environnement (Cardinal et al., 2008)[4]. Ce territoire comporte un centre urbain et quatre sous-territoires ruraux. Chacun de ces territoires d’appartenance est animé par un comité d’action locale, qui délègue son représentant à un comité de coordination régional, lequel regroupe les représentants des territoires et des organismes à vocation régionale. L’ensemble des acteurs du territoire constitue l’assemblée des partenaires.

Ainsi, le partenariat s’articule selon une structure à la fois horizontale et territorialisée. Le cas de partenariat étudié ici se distingue par le fait qu’il regroupe à la fois des acteurs communautaires, des élus locaux et des responsables politiques (maires, conseillers municipaux, préfet de la MRC), des institutions privées (compagnies d’assurance, résidences privées), des citoyens engagés dans leurs communautés, etc.

Volonté du CSSS d’assumer la responsabilité populationnelle

À partir de 2009, le CSSS s’engage dans un virage populationnel à 1800. Cette réorientation découle d’une intense période de remise en question et de réflexion stratégique qui aboutira à l’adoption du Plan stratégique 2010-2015, qui comprend un ensemble d’orientations stratégiques, plusieurs mesures visant l’adaptation, l’intégration, l’accessibilité et la continuité de ses services, et l’affirmation de son leadership dans la réponse aux besoins de la population du territoire. Pour assumer ce leadership, le CSSS opte notamment pour l’implantation de l’approche V[5]. En 2010, un vaste partenariat est lancé, conceptuellement fondé sur une démarche de responsabilité populationnelle (RP) et par une approche de développement communautaire. La personne responsable du SAPA s’engage alors à « respecter les priorités, en autant que [celles-ci] s’inscrivent dans les axes d’intervention [de VES] — des priorités qui ont été identifiées par les partenaires ou par la population » (Entretien 17).

Pour elle, la RP est une responsabilité partagée. Ici se donne à voir un CSSS conscient des limites de l’expertise technoscientifique et ouvert à la négociation autour d’une approche (VES) offrant la possibilité de mener une action globale et concertée autour de l’enjeu du vieillissement. Ainsi, l’établissement s’inscrit dans une logique de respect des différences et de l’autonomie des partenaires dans le nouveau jeu relationnel instauré par le partenariat. Cette vision a été portée par toute l’équipe stratégique du CSSS, comme le dit l’adjoint du directeur du programme SAPA : « La responsabilité populationnelle est l’affaire de tout le monde, c’est une responsabilité qui est partagée » (Entretien 5).

La coordination du projet fut confiée à une personne qui s’était montrée très à l’écoute des préoccupations des communautés et qui avait adopté un langage proche des attentes des milieux avec lesquels elle travaillait, ce qui lui a valu l’admiration et la confiance des membres des divers comités locaux et leur pleine collaboration dans la démarche. À ce propos, des responsables des comités témoignent : « Avant, on avait [Éliane[6]] ; parce qu’elle était trop bonne, ils nous l’ont ôtée » (Entretien 3). « Elle est extraordinaire. Tu peux te fier à elle. Tu peux lui demander de quoi, elle le fait. Elle apporte des idées. Lorsqu’elle n’a pas une réponse, elle va chercher l’information » (Entretien 12).

La démarche est celle d’une coconstruction de l’offre de services dans laquelle le terrain est investi d’un leadership à la fois de contenu et opérationnel. À cette fin, le CSSS s’entoure d’acteurs externes légitimes. Il signe un contrat d’accompagnement avec l’Agence de la santé et des services sociaux (ASSS) et avec l’Initiative sur le partage des connaissances et le développement des compétences (IPCDC), cherche l’appui de l’INSPQ et fait appel à l’Université de Sherbrooke pour un accompagnement scientifique de la démarche.

La marge de manoeuvre du CSSS était plutôt mince du fait que, dans son plan stratégique, aucune ressource financière n’était prévue pour cette initiative et rien ne permettait de conclure à une intention de négocier cette marge avec le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), son ministère de tutelle. Cette absence d’autonomie du CSSS face au MSSS fut structurante des possibles et contraintes du partenariat local.

À partir de 2013, la nouvelle direction du programme SAPA adopte une conception différente de la RP, qu’elle voit dorénavant comme une démarche visant à « amener l’usager, le patient, le client ou le résident, peu importe son nom, à prendre en charge lui-même sa santé et à ne pas juste être tributaire ou dépendant du réseau » (Entretien 18). Dans cette optique, le rôle des comités locaux et des organismes partenaires est moins de contribuer à la coconstruction de l’offre de services, mais d’apprendre aux usagers à se prendre en charge sous le leadership du CSSS qui détermine les priorités en fonction des exigences du MSSS dont il est le représentant.

Dès lors, le réseau local de services (RLS) est perçu comme un moyen pour le CSSS de répondre aux exigences du MSSS et non plus comme un partenaire invité à contribuer activement à l’élaboration de l’offre de services. Désormais, il ne s’agit plus d’une approche de type développement communautaire, mais bien d’une approche d’animation communautaire. Selon les responsables eux-mêmes, la démarche s’organise autour d’une perspective occupationnelle de la population. C’est également à ce moment qu’une organisatrice communautaire est nommée à titre de responsable du projet, mais, comme l’approche qu’elle adopte entre en confrontation avec celle à laquelle adhère CSSS, elle se retrouvera dans une situation assez inconfortable.

Ainsi, la volonté du CSSS d’assumer la RP est modulée non seulement par sa relation avec le MSSS, mais aussi par les changements fréquents dans son équipe administrative qui influe sur la lecture différenciée des cadres de la notion de RP et leur volonté de s’inscrire dans un type ou l’autre de relation avec les partenaires du RLS. Selon la direction du programme SAPA, l’orientation initiale, qui consistait à « faire participer les communautés aux stratégies à élaborer pour développer des services médicaux de première ligne […] n’a pas été une bonne stratégie utilisée par le CSSS » (Entretien 26). De fait, nous observons que l’effort d’un CSSS pour s’inscrire dans une logique de coconstruction n’est pas une posture toujours soutenable compte tenu des contraintes qui sont les siennes. Dès lors, la question qui s’impose consiste à savoir comment un CSSS peut se donner suffisamment d’autonomie ou de marge de manoeuvre par rapport, entre autres, à son ministère de tutelle pour pouvoir se constituer lui-même en véritable partenaire.

Réceptivité des acteurs de terrain et capacité de négociation

À l’invitation individualisée du CSSS à bâtir un vaste partenariat sur le territoire en vue d’élaborer une réponse concertée aux défis posés par le vieillissement accéléré de la population du territoire, les acteurs de terrain répondirent positivement et avec beaucoup d’enthousiasme. Bien avant l’initiative du CSSS, et par conséquent sans être contraints par cette instance, ces acteurs avaient entamé une démarche de portraitisation de la réalité de leur territoire. En effet, depuis 2005, des consultations sont menées afin de faire le point sur l’état de la situation : « On voulait savoir, dans notre MRC, ce qu’on pouvait faire. Il y avait un souci d’aller chercher les besoins des aînés » (Entretien 11). Cette attitude explique sans doute l’empressement du milieu à se joindre au mouvement, même si le concept semblait confus au départ : « au début, on avait quand même, en tant qu’organisme, une petite crainte en disant : “on fait encore une autre table de concertation.” Mais, plus ça s’est développé, plus les gens se sont rejoints quand on a vu qu’on pourrait faire seulement une table tout le monde ensemble. » (Entretien 6) L’adhésion des acteurs à l’approche VES ne s’est pas démentie au cours des premières années et jusqu’au changement de cap du CSSS. En effet, le nombre d’acteurs est passé de 16 à 44 de 2010 à 2012 et a commencé à décroître sensiblement en 2013. Le profil des acteurs de terrain est conforme aux données probantes sur le partenariat : ce sont des directeurs d’organismes ou des organismes les plus représentatifs en termes de couverture territoriale. Pour les sous-régions, les comités locaux se sont fait représenter à la coordination par des personnes proches de la parole publique (Carel, 2013), qui pouvaient reproduire la « conception standardisée et culturellement constituée de la citoyenneté » (Neuveu, 2011, p. 44). Il s’agissait par exemple de la veuve d’un ancien maire, d’un ancien cadre du CSSS : « C’est sûr que quand tu as été gestionnaire, tu te fais connaître » (Entretien 3), ou d’une personne qui, grâce à sa notoriété, a fait venir le Lieutenant-gouverneur dans sa communauté : « On a même fait venir le Lieutenant-gouverneur ici pour décerner les certificats. C’est notre bonbon ! Les gens ont bien apprécié » (Entretien 12). Dans le choix des représentants, il est possible de déceler une volonté d’être porteur d’un discours audible et susceptible d’être pris en compte dans le débat public, de contrer la tendance à l’instrumentalisation de la participation citoyenne[7]. Les gens choisis étaient capables de faire valoir le point de vue des acteurs qu’ils représentaient et de le défendre sans se laisser imposer des orientations par le CSSS. De notre point de vue, ceci traduit l’invention de nouvelles articulations entre l’individuel et le collectif, où l’autonomie des acteurs apparaît comme un facteur incontournable. Sur le plan des comités locaux, plusieurs conseillers municipaux se sont engagés et ont assuré une visibilité des besoins de leurs communautés. Dans ces conditions, il est évident que l’imposition de solutions toutes faites par une des parties était, sinon impossible, du moins extrêmement difficile.

Expression de l’autonomie au travers des compromis sociaux issus du partenariat VES

Le jeu de négociation se déroulait au niveau des différentes instances du partenariat. Il a permis d’aboutir à plusieurs formes de compromis social ; pour les fins de notre analyse, nous en avons retenu trois.

La première forme de compromis social est le redécoupage du territoire. Elle se révèle à travers le montage structurel, qui fut validé en assemblée des partenaires puis accepté, légitimé et intégré par les acteurs du partenariat, qui était axé sur un regroupement par affinités des gens des différentes communautés (proximité des besoins, proximité géographique, etc.) et non sur une base uniquement de nature géographique ou d’ordre statistique. Cette reconfiguration de l’espace en territoires d’appartenance animés par un comité d’action locale laisse transparaître une volonté de rechercher des critères de similarité dans les préoccupations, les besoins et les alliances naturelles en fonction de l’occupation particulière de l’espace. « Quand on travaille avec les acteurs de [la communauté X], c’est un ensemble de petits villages qui ont des projets guidés par la municipalité, mais qui ont un impact avec les acteurs économiques ou touristiques » (Entretien 5).

Une deuxième forme de compromis est l’accord autour du partage du leadership. De 2010 à 2012, l’assemblée des partenaires constituait le lieu où étaient définies les grandes orientations de VES. Réunis en ateliers, les représentants des comités locaux et du comité de coordination discutaient des propositions du CSSS, apportaient et défendaient les besoins de leur milieu respectifs, proposaient et soutenaient des positions corporatives. De ces rencontres ont émergé les besoins d’informer la population des services disponibles sur le territoire et de redéployer les services de proximité. Les comités locaux jouèrent un rôle prépondérant dans la diffusion de l’information sur les services disponibles et fournis par le CSSS et par d’autres prestataires de services de la région. Ainsi, au cours des premières années, l’assemblée des partenaires a constitué un espace de consultation et d’orientation de la démarche.

Ça s’est fait dans le cadre des assemblées des partenaires organisées deux fois l’an, qui nous amènent à faire valoir nos points de vue et à identifier des priorités pour l’ensemble des comités. C’est un travail de concertation. On travaille chacun en équipe ; on identifie, par équipe, des priorités. On ramène tout ça en plénière. On va chercher une majorité d’adhérents à des priorités ramenées pour chacun des comités.

Entretien 19

Pour sa part, le CSSS consentait à assumer le leadership du processus et le rôle d’accompagnement et d’orientation stratégique de la démarche en convoquant les acteurs, en proposant la structure à mettre en place, en instituant une cellule de réflexion et en engageant des moyens pour répondre aux priorités identifiées par les acteurs locaux. Ce leadership s’est manifesté tout au long du déploiement du dispositif à travers le soutien à la mise en place de la structure VES dans la MRC, la délégation d’un représentant au comité de coordination et l’attribution à une personne d’un mandat d’accompagnement des comités d’action locale dans l’actualisation des différents plans d’action issus des discussions en assemblée des partenaires et déployés tant au plan de la MRC que sur le plan local. Évidemment, le monopole du contenu ne revenait pas exclusivement aux structures locales puisque le CSSS était alimenté aussi par les acteurs accompagnateurs en données probantes et en expériences similaires effectuées ailleurs.

Une troisième forme de compromis social est l’entente négociée sur la délimitation et la redélimitation convenue des expertises et des statuts de chacun des partenaires. Cette délimitation s’effectue au moyen d’actions visant à obtenir que tous les acteurs engagés dans la relation partenariale reconnaissent, acceptent et respectent mutuellement leurs expertises, leurs rôles et leurs statuts, ce qui se manifeste par une plus grande précision des mandats, la réaffirmation des expertises et le respect du territoire d’autrui :

Étant donné que les gens veulent demeurer de plus en plus longtemps à domicile et qu’ils ne veulent pas être hospitalisés, être en soins palliatifs ou être dans un CHLSD, on s’est dit : « On n’a pas de problème à les garder longtemps chez nous, mais le réseau de la santé va devoir donner des services. » C’est comme ça que ça a commencé. Nous autres, on n’offre pas de services. Chacun son rôle. On n’a pas de docteurs.

Entretien 1

Cette délimitation ou redélimitation des frontières est l’indice d’un niveau d’autonomie revendiqué, accepté et profitable à tous les partenaires dans les limites de ce qui était possible, compte tenu des atouts et des contraintes de chacun. Pour Freund (1983), le compromis requiert que chaque partie engagée dans la négociation soit sûre d’elle-même et qu’elle soit en mesure de faire la différence entre l’essentiel et le secondaire et capable de transiger sur l’accessoire sans renier ses principes, c’est-à-dire qu’elle se montre autonome dans l’expression de sa différence, ce qui de toute évidence a manqué dans la relation entre le CSSS et le MSSS. Ce compromis social repose sur l’expression et la mise à profit des expertises, des faiblesses et des forces de chacun.

Conclusion

Notre analyse du partenariat VES suggère que le degré d’autonomie dans le jeu relationnel est tributaire du contexte d’action (relation entre le CSSS et le MSSS, par exemple), du profil des acteurs stratégiques et de leur lecture du mandat qui leur est confié. Dans tous les cas, ce degré d’autonomie s’avère indispensable au jeu de négociation nécessaire à un partenariat véritable et construit sur des compromis sociaux raisonnables, qui peuvent prendre une variété de formes en fonction des enjeux, des acteurs, de la marge de manoeuvre dont ils disposent ou se donnent. Mais ultimement, les efforts des acteurs de terrain pour bâtir leurs relations sur des compromis sociaux doivent être soutenus par une culture partenariale entre les instances de tutelle et leurs représentants locaux, culture établie elle aussi sur le compromis social. Le cadre VES s’est avéré utile à l’élaboration de compromis sociaux raisonnables, mais insuffisant à agir sur certaines conditions déterminantes de l’autonomie de l’important partenaire que devait être le CSSS.