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Présentation

L’ouvrage collectif Au nom de la sécurité! Criminalisation de la contestation et pathologisation des marges rassemble les écrits de treize auteures et auteurs. L’ouvrage est issu d’un colloque qui a eu lieu à l’Université du Québec à Montréal en mars 2014. Deux phénomènes ayant retenu l’attention des auteures et auteurs lors du colloque y sont représentés. L’ouvrage comporte deux parties. La première pose un regard attentif sur la criminalisation de la contestation en apportant des exemples concrets d’événements qui se sont déroulés au cours de l’histoire canadienne. La deuxième se penche sur le phénomène de la pathologisation des marges et porte une attention particulière à la façon dont les élites politiques ou économiques « gèrent » la société, plus précisément les gens en marge qui résistent ou dévient de sa norme.

Partie 1 — Criminalisation de la contestation

Chapitre 1 : Mobilisation du droit dans le conflit étudiant de 2012 au Québec : quand le juridique se mêle de la contestation politique (Pascale Dufour)

La première partie de l’ouvrage s’ouvre sur un chapitre qui parcourt les liens entre la protestation étudiante de 2012 au Québec et l’arène judiciaire. Dans ce chapitre, Dufour explore la grève étudiante afin d’expliquer ce qui survient après une manifestation, c’est-à-dire lorsque les militantes et militants ont formellement été accusés et sont entrés dans un processus judiciaire. Son texte présente les résultats d’une recherche menée auprès de quatre collectifs de manifestantes et manifestants arrêtés au printemps 2012. L’auteure organise ses écrits en deux parties. Dans la première partie, elle fournit les données recueillies selon les types de droit mobilisés durant la période de manifestation étudiante et toute l’ampleur du phénomène de judiciarisation. Selon les dires de l’auteure, « c’est la première fois en 2012 qu’un conflit social est à ce point sous tension juridique au Québec » (p. 19). Afin de démontrer l’ampleur des arrestations, l’auteure insère dans son texte des tableaux construits à partir des données recueillies. C’est à Gatineau qu’il y a eu le plus d’arrestations en vertu du Code criminel, et l’arrestation de masse a été la technique de répression policière favorisée à Montréal, Québec, Gatineau et Victoriaville. Le type d’arrestation a un impact considérable sur la façon dont se déroule le processus judiciaire, et c’est ce que l’auteure démontre dans la deuxième partie du chapitre.

À cet effet, Dufour partage les résultats préliminaires des entrevues concernant les conséquences de l’arène judiciaire sur l’action collective : « pour les militantEs, poursuivre la lutte dans l’arène judiciaire n’est pas un choix, mais davantage une obligation de «posture militante», afin de défendre le droit à la contestation politique dans une société démocratique » (p. 32). Elle présente six changements ressortis lors de ses entrevues, changements qui peuvent survenir après l’entrée dans l’arène judiciaire, c’est-à-dire à partir de la réception de la contravention jusqu’au procès lui-même ou jusqu’à l’abandon des poursuites.

Chapitre 2 : La répression du droit de grève, ou comment nos gouvernements ont appris à ne plus s’en faire et à aimer la législation atomique (Martin Petitclerc et Martin Robert)

« Quel a été le rôle de la législation d’exception dans ce processus de délégitimation de la grève comme pratique démocratique et émancipatrice? » (p. 40). C’est à cette question que tentent de répondre Petitclerc et Robert, les auteurs de ce chapitre. En premier lieu, ils avancent que les lois spéciales ont une place bien particulière dans l’histoire canadienne et qu’elles ont évolué au fil des ans. Les auteurs dressent un bref historique des différentes grèves québécoises et des lois qui s’y rattachent, par exemple la grève légale de 1967 qui regroupait les travailleurs de la Corporation des instituteurs et institutrices catholiques du Québec (CICQ) et la loi 25, ainsi que la grève générale de 1972 du premier Front commun dans le secteur public et parapublic et le projet de loi 19. La toute première loi spéciale remonte à 1950; elle avait été créée dans le but de mettre fin à une grève dans le transport ferroviaire. Avant cette première loi spéciale, les grèves étaient considérées comme une liberté fondamentale et elles étaient rarement soumises au système judiciaire puisqu’aucune loi ne les interdisait.

En deuxième lieu, les auteurs estiment que c’est au Québec que les lois spéciales ont eu l’action la plus répressive. Au milieu des années 1960, ces lois, utilisées pour mettre fin à des grèves, sont devenues de plus en plus sévères. C’est en 1983 qu’a été adoptée la loi 111. Cette loi, surnommée la « bombe atomique », est reconnue comme étant la loi la plus répressive dans l’histoire canadienne. Le projet de loi 111 interdisait la grève des enseignantes et enseignants du Québec. Les grévistes étaient menacés de recevoir une amende pour chaque jour de grève ou une sanction allant même jusqu’au congédiement. Selon les auteurs, cette loi visait « à provoquer une fracture entre les individus membres et l’organisation syndicale » (p. 59). Ainsi, en brisant les liens avec les syndicats, les grévistes se retrouvaient donc devant une décision individuelle plutôt que collective.

Les auteurs terminent en ajoutant que la loi 78 dans le contexte de la grève étudiante de 2012 a suscité beaucoup de résistance de la part non seulement des grévistes, mais aussi de la population en général. Ils croient que cette résistance aura peut-être comme effet de bouleverser la législation atomique au Québec.

Chapitre 3 : La résistance innue au projet hydroélectrique de La Romaine (2009-2014) : limites légales, politiques et épistémologiques à la contestation politique (Dalie Giroux)

Ce chapitre signé Giroux nous reporte en 2009, alors que les gens de la communauté innue de Uashat mak Mani-Uteman s’opposent au projet d’Hydro-Québec. Celui-ci vise à construire plusieurs barrages dans la rivière Romaine afin de produire 1550 MW d’électricité. La grande rivière Romaine est une rivière à saumons située dans le territoire de la nation innue, le Nitassinan. Riche en ressources naturelles, ce territoire est convoité par le gouvernement du Québec pour y développer le projet hydroélectrique et le projet « Plan Nord ». Le gouvernement du Québec et les compagnies qui souhaitent exploiter les ressources sur ce territoire ont proposé diverses ententes aux communautés innues et leurs conseils de bande afin de former des accords. Même si la communauté de Uashat mak Mani-Uteman et son conseil de bande se sont opposés strictement au projet et ont tenté de défendre leurs droits territoriaux à l’aide de moyens judiciaires, les travaux de construction du projet de la Romaine se sont poursuivis de sorte qu’en 2014 ils étaient déjà très avancés.

Ces différents projets sèment l’angoisse chez les peuples des Premières Nations. En mars 2012, des manifestantes, car elles étaient majoritairement des femmes, ont érigé une barricade afin d’empêcher les camions de se rendre sur le chantier de la Romaine. Le barrage routier, qui a duré cinq jours, s’est soldé par l’arrestation de treize femmes innues. Plus tard, le même groupe de femmes a continué de manifester en marchant de Mani-Uteman jusqu’à Montréal. D’autres manifestations ont suivi dans le but de faire valoir leurs droits. L’auteure explore les raisons et surtout les nombreuses injustices qui ont fait en sorte que le projet de la Romaine ait eu lieu même sans l’accord des peuples des Premières Nations.

Selon l’auteure, à l’heure actuelle, en plus du projet de la Romaine, il y a plus d’une dizaine de projets de développement minier en cours.

Chapitre 4 : Les nouveaux habits du racisme au Québec : l’altérisation des arabo-musulmans et la (re)négociation du Nous national (Paul Eid)

La première partie de l’ouvrage se termine par les textes d’Eid, qui nous invite à comprendre que, depuis les accommodements raisonnables de 2006-2007 et la Charte des valeurs québécoises, « le processus de délimitation des frontières du Nous national est de plus en plus perméable à la catégorisation racisante, voire à un racisme culturaliste ciblant en particulier les minorités arabes et musulmanes » (p. 81). Selon l’auteur, il existerait un point de contact entre le racisme et le nationalisme. Dans cette perspective, le nationalisme se définit comme étant un sentiment d’appartenance à une nation ou à une culture. Ainsi, les membres se considèrent comme des « héritiers naturels de la nation » (p. 83) et, de ce fait, des gardiens de cet héritage culturel propre à leur nation.

De nos jours en Occident, la forme de racisme à laquelle font face les minorités, plus précisément les communautés arabes et musulmanes, est le racisme culturaliste, qui s’attaque maintenant à la culture de l’Autre. Aujourd’hui, la figure de l’Islam menace les valeurs démocratiques occidentales à un point tel que, depuis le 11 septembre 2001, de nombreuses lois ont été créées, ciblant principalement la population musulmane (Loi antiterroriste de 2001, Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés de 2002, projet de loi C-51 de 2015).

Une partie du chapitre met en avant l’égalité des sexes et la racisation des minorités musulmanes. L’auteur s’empresse de mentionner que l’objectif de ses écrits n’est pas de nier les répercussions d’une culture et d’une société patriarcale, mais plutôt de démontrer comment s’est manifesté ce phénomène et comment le Québec a assisté à la nationalisation de l’égalité des sexes et de la laïcité à des fins racistes. Il discute notamment du débat entourant la Charte des valeurs québécoises et de toute la controverse que cela a pu créer entre différents groupes féministes.

Partie 2 — Pathologisation des marges

Chapitre 5 : Visibles et invisibles : marginalités et partage des espaces publics à Québec (Éric Gagnon, Michel Parazelli et Marie-Hélène Hardy)

Le cinquième chapitre de l’ouvrage, signé Gagnon, Parazelli et Hardy, s’ouvre sur les principaux résultats d’une étude effectuée en 2010 sur le partage des espaces publics à Québec. Depuis près de vingt ans, le quartier Saint-Roch, un des quartiers les plus pauvres de la ville de Québec, fait l’objet d’importants travaux de revitalisation. À cet effet, de nouveaux commerces ont ouvert leurs portes, et ceci a favorisé l’augmentation d’une population plus fortunée. Les personnes marginalisées et même les groupes communautaires qui leur viennent en aide semblent être un obstacle en raison de l’image qu’ils projettent dans le quartier.

L’étude en question avait pour objectif d’identifier les obstacles qui empêchent le partage des espaces publics et de comprendre les problèmes qui y sont associés. Ensuite, de connaître, le cas échéant, les mesures mises en place qui favorisent la cohabitation des différents groupes occupant le quartier.

Les résultats ont démontré que la plupart des personnes marginalisées ont le sentiment de vivre une double exclusion. Premièrement, elles se sentent mises à l’écart, car elles n’ont pas les mêmes moyens financiers que les autres résidents. Elles n’ont donc pas accès aux logements, aux restaurants et aux commerces de luxe. Deuxièmement, cela entraîne de l’insécurité chez les personnes marginalisées, ce qui favorise leur isolement social ou les incite à quitter le quartier. Les auteurs insistent sur le fait qu’il ne peut donc pas y avoir une mixité, si ces personnes n’ont pas accès aux mêmes lieux publics sans subir une forme de discrimination; « la mixité, c’est la possibilité pour les ancienNEs résidentEs d’y demeurer et d’y être visibles » (p. 121).

À titre de conclusion, les auteurs énumèrent huit grandes catégories de stratégies qui visent à réguler l’espace public. Ces stratégies vont de l’exclusion totale des personnes marginalisées à l’inclusion de celles-ci à titre de partenaires afin qu’elles puissent s’exprimer et participer lors des échanges publics.

Chapitre 6 : Repenser les liens entre folie et violence : de l’individu-fou aux situations problématiques (Marcelo Otero)

[Afin de préserver l’authenticité du contenu de ce chapitre, la présente recension reprend les termes utilisés par l’auteur : les fous, les folles, la folie.]

Dans le sixième chapitre, Otero s’interroge sur les liens entre la folie et la violence. Il expose que, parmi les dernières éditions du DSM, il existe une controverse entourant cette question. En 1987, les auteurs du DSM-III-R affirment qu’ils ne savent pas s’il existe un lien entre la violence et les problèmes de santé mentale. Plus tard, en 1994, on inscrit dans le DSM-IV que « les études sont contradictoires en ce qui concerne le fait de savoir si la fréquence d’actes violents [des personnes souffrant de problème de santé mentale] est plus grande que dans la population en général » (p. 134). Enfin, dans la dernière édition, soit le DSM-5, publié en 2013, on affirme que :

L’hostilité et l’agression peuvent être associées à la schizophrénie, bien que l’agression spontanée ou aléatoire soit rare. L’agression est plus fréquente pour les jeunes hommes et pour les personnes ayant des antécédents de violence, associée à la non-observance de traitement, la toxicomanie et l’impulsivité. Il convient de noter que la grande majorité des personnes atteintes de schizophrénie ne sont pas agressives et sont plus souvent victimes que la population générale.

p. 135

L’auteur met en doute la question suivante : « Quelle est la part de «social problématique» et de «mental perturbé» dans la folie civile contemporaine qui «pose problème»? » (p. 138). Pour répondre à cette question, il utilise l’approche « situation-problème », une méthode d’analyse qui permet de mesurer ce qui pose problème dans une situation donnée. Appuyé par une recherche, l’auteur utilise différents graphiques pour illustrer cinq situations-problèmes prédominantes : la désorganisation mentale; le risque de suicide; les conflits avec la famille; les conflits avec l’entourage; les conflits avec les étrangères et étrangers. Otero fait ressortir les deux plus importantes situations-problèmes. La première réside dans le fait que les personnes qui sont aux prises avec de graves troubles de santé mentale marqués par des symptômes psychiatriques sont beaucoup plus à risque d’être démunies et de vivre de l’isolement, augmentant ainsi leur vulnérabilité. Ce type d’individu représente davantage un danger pour lui-même que pour la société. La deuxième renvoie à la majorité, soit 60 % de la folie civile. Ce sont des conflits au sein de la famille qui mettent en scène des disputes, des menaces, des actes de violence. Les personnes concernées ne présentent pas de signes de désordre mental grave, mais plutôt des traits de personnalité pathologique. À titre de conclusion, « si on veut résumer la relation entre folie, dangerosité et société, on pourrait dire que, règle générale, les personnes folles dans la cité ne semblent pas dangereuses et que les gens dangereux ne semblent pas fous ».

Chapitre 7 : La réponse sécuritaire à la pauvreté : une nouvelle morale de l’État (Céline Bellot et Marie-Eve Sylvestre)

Le début de ce dernier chapitre se construit sous un regard sociohistorique. En premier lieu, Bellot et Sylvestre proposent des repères historiques qui ont façonné le traitement de la pauvreté au Canada. Aux dires des auteures, le traitement de la pauvreté oscille entre l’aide et le contrôle depuis de nombreuses années. Au début du XXe siècle, l’État perçoit le pauvre comme le seul responsable de son destin, et l’action publique est orientée vers le redressement du pauvre ou vers la sanction. La situation change lors de la montée de l’État providence jusqu’au point culminant de la Révolution tranquille. Ainsi, la question d’offrir une protection aux individus les plus pauvres est abordée sous un angle de justice sociale et de solidarité collective. La montée du néolibéralisme est venue bouleverser le traitement des pauvres, les rendant ainsi plus vulnérables. « Exclues, elles font l’objet d’un traitement social qui a renoncé à les intégrer; tout au plus, les interventions vont chercher à réduire les risques qu’elles font peser sur l’ordre social établi en portant atteinte à leur citoyenneté sociale » (p. 171).

En deuxième lieu, pour saisir comment s’opère le traitement de la pauvreté au Québec, les auteures s’appuient sur un projet de recherche qui met de l’avant l’accroissement de la judiciarisation de deux situations typiques. La première, l’itinérance, relève de l’espace public. La deuxième est la négligence parentale des enfants chez les Autochtones, qui relève de la sphère privée. Dans les deux situations, force est de constater que la voie judiciaire, majoritairement courante, est révélatrice des formes de discriminations systémiques de la société qui valorise les interventions judiciaires aux dépens des interventions sociales. En effet, « en définissant et en traitant des problèmes de conditions de vie comme des problèmes de déviance dans l’espace public ou des problèmes de négligence parentale, les dérives sécuritaires se centrent sur les manifestations des désordres en vue de les pacifier » (p. 179).

Pour clore la discussion, les auteures présentent les conséquences punitives des dérives sécuritaires dans le traitement de la pauvreté. Le caractère discriminatoire des pratiques de judiciarisation ciblant principalement un certain groupe social et racial alimente le processus de marginalisation et d’exclusion de ces personnes et renforce l’idée selon laquelle ces groupes d’individus sont menaçants et dangereux pour la société. Ce phénomène a pour effet de produire un sentiment d’injustice chez ces gens, sans toutefois améliorer leurs conditions de vie difficiles.