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Manuscrits

« Mais même avec eux, l’endroit où l’on m’avait placé, certaines personnes ne voulaient pas de moi car ils disaient que je faisaient beaucoup de bruit. Il est vrai que je suis bruyant lorsque je deviens anxieux mais je croyais qu’ils étaient compréhensibles. C’est un endroit qui avait déjà accepté des personnes autistes dans le passé, mais j’ai remarqué que l’acceptation est souvent conditionnelle. Comment peuvent ils dire qu’ils acceptent des personnes autistes dans ce cas là […] »

Clifford, 20 juin 2016

« Que de larmes et de découragement suite aux entrevues et a voir les offres d’emplois! J’ai essayé dans des entrepôts et magasins. J’en est conclue que le monde de l’emploi ne reconnaît pas toutes les qualités qu’une personne peut avoir […] »

Tango, 21 juin 2016

« Il ne semble pas exister beaucoup d’endroits qui acceptent des personnes autistes […] »

Gaga/Jojo, 25 juin 2016

Introduction

L’autisme[1] a fait l’objet d’un nombre croissant d’études au cours des deux dernières décennies. Or, en dépit de l’attention grandissante qu’il génère auprès des médias, des parents et de la communauté médicale et scientifique, le phénomène demeure complexe à saisir. Les nombreux débats et controverses entourant sa définition (Davidson et Orsini [dirs.], 2013; Dawson, 2004; Mottron, 2004; 2016), la grande variété des symptômes, tout comme l’étendue très large des différents profils autistiques sous le spectre et les multiples conditions associées, représentent un défi pour la recherche (Des Rivières-Pigeon et Poirier [dirs.], 2013). Dans la dernière version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) — communément qualifié comme étant la « Bible » de la communauté médicale (Davidson et Orsini [dirs.], 2013) — , le nouveau label diagnostique de l’autisme se nomme le « trouble du spectre autistique (TSA) »[2]. Être sur le spectre signifie avoir un « trouble neurodéveloppemental se caractérisant par un déficit persistant dans le domaine sociocommunicatif et par la présence de comportements, d’activités et des champs d’intérêt restreints, stéréotypés et répétitifs » (Association américaine de psychiatrie [APA], 2013). Bien qu’il soit de plus en plus reconnu que l’autisme n’est pas une maladie, ce « trouble n’en demeure pas moins mystérieux » pour plusieurs (Des Rivières-Pigeon et Courcy [dirs.], 2014, p. 4).

De plus, la majorité des écrits scientifiques sur l’autisme traitent davantage des enjeux reliés aux enfants sur le spectre autistique (Davidson et Orsini [dirs.], 2013; Des Rivières-Pigeon et Poirier [dirs.], 2013; Dawson, 2004; Mottron, 2004; 2016). À l’instar des enfants, les adultes autistes représentent aussi 1 % de la population (Fombonne, 2012). Or, les adultes autistes demeurent de grands oubliés de la recherche (Des Rivières-Pigeon et Poirier [dirs.], 2013). À ces considérations s’ajoute le constat d’inégalités telles des barrières d’accès à l’équité en matière de santé et services sociaux. Ces inégalités sociales de santé ont été soulevées dans les récentes études ontariennes (Accardi et Riosa, 2013; Stoddart, et collab., 2012; Stoddart, et collab., 2013). En Ontario, nous apprenons qu’ils sont laissés pour compte devant un système mal préparé à répondre à leurs besoins (Stoddart, et collab., 2013). D’autres « zones d’ombre » demeurent à être éclairées. Sachant que ces recherches ont été menées auprès d’un échantillon issu de la majorité anglophone de l’Ontario, il nous importe de mieux définir les conséquences de ces inégalités chez une population sous-minorisée, en l’occurrence les adultes autistes francophones vivant en situation linguistique minoritaire. Sans oublier qu’il est désormais établi que le fait de vivre en contexte linguistique minoritaire engendre des inégalités sociales, notamment causées par les barrières d’accès aux ressources et services sociaux et de santé en français (Drolet, et collab., 2015).

Parallèlement, nous apprenons que depuis les années 1990 plusieurs personnes autistes refusent de porter l’étiquette « normocentrique[3] » (Mottron, 2016) d’un être neurologiquement troublé. Dès lors, des associations de parents, des personnes autistes ainsi que des chercheurs portent un regard davantage critique et socioculturel sur cette définition qui tend, à leurs yeux, à définir les personnes autistes comme n’ayant que des stéréotypies indésirables[4] (Chamak, 2008; 2009; 2010; Davidson et Orsini [dirs.], 2013; Grandin, 2012; Mottron, 2004; 2016; Sinclair, 2005). En redéfinissant l’autisme plutôt comme une différence, et non une maladie, les personnes autistes et leurs alliés s’inscrivent dans une logique d’émancipation du modèle biomédical (Chamak, 2008). Ces personnes aspirent ainsi à s’affranchir des effets de la stigmatisation en positionnant leur condition autistique comme étant une simple différence à nommer et à défendre au sein d’un mouvement connu sous l’appellation « neurodiversité » (Brownlow et O’Dell, 2013; Chamak, 2008; 2009; 2010; 2011; 2013; Davidson et Orsini [dirs.], 2013; Grandin, 1996; 2012; Mottron, 2004; 2016; Ortega, 2009; 2013; Silverman, 2011; Silberman, 2015). Ces voix militantes s’élèvent de plus en plus fort pour revendiquer que l’autisme soit considéré comme une simple variation sur le spectre de la neurobiologie humaine plutôt qu’un trouble associé à une pathologie cognitive (Davidson et Orsini [dirs.], 2013; Cazalis, 2014; Chamak, 2008; 2009; 2010; 2011; 2013). Pourtant, la voix des jeunes et adultes autistes francophones de l’Ontario demeure inaudible sur le sujet. Qu’en est-il de leur point de vue? Par cet article, il nous importe de le faire entendre.

Le présent article se distancie donc des discours biomédicaux de l’autisme focalisés sur l’enfance, les causes et les taux de prévalence. Il s’appuie sur les résultats d’une étude exploratoire de type participative réalisée par l’entremise d’un blogue[5] collaboratif coconstruit dans le cadre d’un mémoire de maîtrise en service social[6]. Menée avec la participation de quatre jeunes et adultes autistes francophones de l’Ontario âgés de 17 à 35 ans, l’étude a un double objectif : 1) faire entendre leurs [voix] pour mettre en lumière leurs expériences liées aux principaux déterminants sociaux et d’inégalités sociales; 2) analyser le potentiel de reconnaissance de la neurodiversité en tant que [voie] émancipatrice de leur identité autiste encore associée à une étiquette d’« être troublé ». Appréhendé selon une approche critique, sous la lorgnette du cadre théorique de l’étiquetage modifié de Link et Phelan (2001), l’objet d’étude mettait en relation trois phénomènes sociaux que sont : 1) l’autisme; 2) les inégalités sociales en contexte minoritaire linguistique franco-ontarien; 3) la neurodiversité. Servant de support virtuel à leur savoir émique, le blogue Voix autistes franco-ontariennes a été diffusé du 17 juin au 4 juillet 2016. Ce dispositif méthodologique a facilité une prise de parole engagée de la part de ces représentants d’un groupe minoritaire au sein d’une minorité linguistique. Absents de la blogosphère franco-ontarienne, leurs savoirs émiques portent sur des thèmes peu documentés dans les écrits sur l’autisme que sont leurs expériences de socialisation, d’éducation et de formation, de leur vie active, de leur autonomie, de leur santé et bien-être ainsi que de leurs motivations et aspirations.

Se déclinant en quatre parties, l’article traite davantage des éléments recoupant le potentiel de reconnaissance de la neurodiversité en tant que voie émancipatrice pour les jeunes et adultes autistes francophones de l’Ontario. En première partie, nous présentons le contexte empirique et théorique de l’évolution de la nomenclature diagnostique de l’autisme à la source de débats et de controverses; de la genèse du concept de neurodiversité à l’origine du mouvement militant éponyme ainsi que du cadre théorique de l’étiquetage modifié (Link et Phelan, 2001) privilégié dans cette étude. En deuxième partie, nous traitons de l’approche méthodologique adaptée à la population à l’étude, expliquée de manière explicite, afin de rendre compte des aspects les plus novateurs. Il est d’abord question de la justification de l’utilisation d’un blogue collaboratif comme dispositif de collecte de données, puis d’un survol des critères d’échantillonnage, de la collecte des données et d’une démarche d’analyse hybride. Les principaux résultats sont exposés dans la troisième partie, suivie d’une courte discussion. Nous terminons par des pistes de réflexion et d’action sociale destinées aux travailleuses et travailleurs sociaux afin de mieux répondre aux besoins, préoccupations et aspirations des jeunes et adultes autistes francophones en contexte linguistique minoritaire et une brève conclusion.

Contexte empirique et théorique

L’autisme : l’évolution d’une nomenclature diagnostique normocentrique controversée

Le terme autisme, dont l’étymologie grecque du mot autos signifie « soi-même », est attribuable au psychiatre suisse Eugen Bleuler, qui l’a utilisé en 1911 pour désigner des comportements adaptatifs répertoriés dans le cadre explicatif des cas de schizophrénies juvéniles (Des Rivières-Pigeon et Poirier [dirs.], 2013). Passant dans l’oubli pendant plus de trente ans, le terme a été redécouvert en 1943 par le pédopsychiatre américain Leo Kanner et défini comme étant un désordre neurologique générant des comportements d’indifférences sociales et des troubles affectifs, tant chez les enfants verbaux que non verbaux (Kanner, 1943). Sensiblement à la même période, en 1944, le pédiatre autrichien Hans Asperger s’en est servi pour décrire des comportements similaires attribués à des adolescents n’ayant pas de trouble de langage. Son patronyme servira à définir la sous-catégorie diagnostique du même nom. L’autisme infantile de Kanner n’est inclus dans le DSM comme une catégorie diagnostique distincte que depuis 1980, soit à la troisième mouture. Délaissant la grande famille de la schizophrénie, le syndrome d’Asperger n’y a fait son entrée qu’en 1994. À cette période, le DSM-4 définissait l’autisme comme un trouble envahissant du développement (TED) décliné en sous-catégories : le trouble autistique, le syndrome d’Asperger, le trouble envahissant du développement non spécifié, le syndrome de Rett et le trouble désintégratif de l’enfance (Des Rivières-Pigeon et Poirier [dirs.], 2013). Dans le DSM-5 paru en 2013, ces sous-catégories, touchant de près ou de loin la définition d’un « déficit social », se retrouvent désormais amalgamées sous le même terme parapluie du trouble du spectre de l’autisme (TSA). D’après les écrits, cette nouvelle appellation diagnostique respecterait « l’aspect dimensionnel du concept d’autisme en introduisant la notion de spectre » (Des Rivières-Pigeon et Poirier [dirs.], 2013, p. 13) tout en permettant de mieux préciser les degrés d’atteinte ou d’intensité de symptômes chez les individus. Aplanissant ainsi leur singularité, le terme « spectre » se voudrait aussi plus inclusif, car il signifie que « toutes les personnes identifiées comme autistes ne sont pas identiques » (Mottron, 2016, p. 25).

Or, ce n’est pas l’avis de tous. Plus de 100 ans après la trouvaille de Bleuler, plusieurs auteurs critiquent le fait que l’autisme se voit encore aujourd’hui campé dans le carcan de la maladie, du trouble développemental, voire d’un trouble psychiatrique qui se doit d’être médicalisé ou traité, perpétuant ainsi une marginalisation et une vision normocentrique des personnes autistes (Mottron, 2004; 2016; Chamak, 2009; 2010; Orsini et Smith, 2010; Ortega, 2009; 2013). Dans cette perspective, une attitude normocentriste renvoie à l’affirmation d’idéologies normatives en matière d’intérêts, d’intellect et de comportements (Mottron, 2016). Comme le fait remarquer Mottron (2004, p. 133) : « Les pics [d’habiletés] et les creux des personnes autistes n’ont donc de sens que par rapport à une ligne de base de performance que les personnes autistes obtiennent à des tâches construites pour des non-autistes. » Dit autrement, les habiletés jugées comme étant socialement acceptables et normales pour certains n’ont pas leur équivalent pour les personnes autistes. Il convient alors de considérer que les comportements autistiques partagés par une majorité des personnes autistes peuvent constituer une norme pour eux, sans égard à la normativité des comportements sociaux construite pour des non-autistes (Mottron, 2004).

Ainsi défini, l’autisme continue d’alimenter les débats de perspectives issues de champs disciplinaires très variés. Ces points de dissidence figurent au premier rang des critiques du DSM-5 (Davidson et Orsini [dirs.], 2013). De ce fait, nous pouvons entrevoir comment la dissension sémantique, épistémique et ontologique a favorisé un terreau fertile à l’émergence d’un mouvement militant souhaitant redéfinir l’autisme comme une « autre forme d’intelligence » (Mottron, 2016, p. 189) : celui de la neurodiversité.

La neurodiversité : l’origine d’une nouvelle identité neurologique et d’un mouvement social militant

Méconnu avant les années 1990, le concept de la neurodiversité est attribué à Judy Singer, « une sociologue australienne dont la mère et la fille ont été diagnostiquées du syndrome d’Asperger et qui estimait, elle aussi, présenter des caractéristiques autistiques » (Chamak, 2010, p. 108). Le premier usage du terme « neurodiversity » aux États-Unis revient au journaliste Harvey Blume du New York Times (Chamak, 2010). En évoquant le nouveau courant de la culture « geek », Blume (1998, para. 4) en fait mention dans son article paru en septembre 1998 dans la revue The Atlantic :

La neurodiversité s’avère être aussi cruciale pour la race humaine que la biodiversité l’est pour le vivant, en général. Qui peut affirmer, au fil du temps, quelle configuration cérébrale sera prouvée comme étant la meilleure? [traduction libre]

La neurodiversité cherche à dépeindre l’identité autiste simplement comme « une différence, un autre mode de fonctionnement cognitif » (Harrisson, et collab., 2010, p. 59). Brownlow et O’Dell (2013, p. 97) quant à eux nous expliquent comment, au sein des discours critiques des droits des personnes autistes, « les explications biologiques de l’autisme ont été remodelées afin de prendre en compte les aspects neurologiques [positifs] de la neurodiversité » [traduction libre]. Ce nouveau militantisme a pour objectif de « recadrer la personne autiste en tant que citoyen biologique » lui permettant non seulement de définir elle-même son identité autiste, mais également de pouvoir « se joindre, résister ou même se retirer du modèle de société qu’on lui propose » (Ibid. p. 110). Rappelons qu’un citoyen possède des droits, un statut social et une voix se traduisant comme une forme de pouvoir d’affranchissement social. Cette notion d’affranchissement n’est pas sans nous rappeler les conseils que Goffman (1975; 1997) donne aux personnes dont les stigmates rendent discréditables, soit de se dévoiler volontairement et radicalement.

Apparue dans la foulée de l’émergence d’Internet, d’abord au sein des associations de parents, la neurodiversité s’est vue propulsée au fil du temps au rang de mouvement militant. Nourries par l’activisme des personnes autistes et leurs alliés sur la toile, leurs revendications sont claires : l’autisme ne doit plus être considéré comme étant une maladie à soigner (Cazalis, 2014; Chamak, 2008; 2010; Ortega, 2009; 2013). D’ailleurs, les autistes se réclamant de cette neurodiversité ne se considèrent pas comme des malades (Ortega, 2009). Il n’est pas question de leur administrer un remède ou de les guérir de leur autisme. À ce propos, Ortega (2009, p. 426) stipule que :

Ceux qui se réclament du mouvement de neurodiversité croient que leur condition n’est pas une maladie à traiter, voire à guérir, mais plutôt une spécificité humaine [comme le genre ou la couleur de la peau] qui se doit d’être respectée. [traduction libre]

Ayant désormais accès aux savoirs médicaux par l’intermédiaire des sites Internet, ces petits groupes de militants ont tôt fait de remettre en cause leurs rapports asymétriques au monde médical « où le psychiatre est celui qui décide » (Chamak, 2008, p. 769) sur les nouveaux réseaux sociaux.

Les écrits portant sur le mouvement social de la neurodiversité illustrent comment cette démarche militante se décline en plusieurs phases. Ce qui n’est pas sans rappeler l’approche structurelle (Moreau, 1987). Le tout débute par une prise de conscience que sa propre identité autiste puisse être affublée d’un stigmate, tel un invalide social (Dawson, 2015; Frances, 2013; Morrow, 2013). Ensuite, la personne autiste ou son parent souhaitant s’en affranchir choisit de se rallier à un groupe d’alliés (Chamak, 2008; 2009). Ceci génère une collectivisation d’expériences similaires favorisant une réappropriation d’un pouvoir d’agir pouvant ultimement mener une action collective ayant le potentiel d’éveiller les consciences collectives sur l’autisme (Chamak, 2010). C’est ainsi que la reconnaissance de la neurodiversité est devenue militante.

En dépit de sa portée émancipatrice reconnue, la neurodiversité demeure controversée. À cet effet, Ortega (2009) nous rappelle qu’à ses débuts ce mouvement rassemblait majoritairement des parents d’enfants autistes et des personnes autistes de type Asperger communément considérées comme étant de « haut niveau ». L’expression « de haut niveau » inférait que certaines personnes autistes possédaient des capacités considérées comme supérieures à celles des autres, mettant ainsi davantage l’accent sur les aspects fonctionnalistes de l’autisme, tels que les capacités cognitives, les aptitudes langagières et le degré d’autonomie, plutôt que sur les écarts-types issus d’un spectre de sévérité de symptômes (Chamak, 2009; Davidson et Orsini [dirs.], 2013; Orsini et Smith, 2010; Ortega, 2009). Or, comme le rappellent Des Rivières-Pigeon et Poirier (dirs.) (2013, p. 13) : « Bien qu’il existe une différence marquée entre le portrait clinique d’une personne qui présente un trouble autistique classique (c’est-à-dire montrant tous les symptômes) et celui d’une personne qui a un syndrome d’Asperger, un grand nombre d’individus possèdent un mélange de caractéristiques de ces deux conditions. » C’est donc le continuum d’intensité des symptômes individuels qui prévaut et non la distinction catégorielle. Ainsi, depuis l’apparition de la notion terminologique plus unificatrice du spectre de l’autisme du DSM-5, la vision polémique de la neurodiversité comme étant le seul apanage des personnes autistes sans déficience intellectuelle est révolue, ou du moins en voie de l’être (Grandin, 2012; Ortega, 2013; Dawson, 2015; Mottron, 2016). Il est désormais notable que, dans sa plus récente conception, la neurodiversité se veuille plus rassembleuse, inclusive et critique du pouvoir établi (Davidson et Orsini [dirs.], 2013).

Le cadrage théorique : l’étiquetage modifié et l’autisme

L’utilisation de la théorie de l’étiquetage, tel que modifié par Link et Phelan (2001), nous a permis de conceptualiser l’autisme sous l’angle de la stigmatisation. Cette révision critique du concept de stigmate d’Erving Goffman (1975) reconsolide sa définition et y adjoint la notion de relations de pouvoir avec d’autres concepts clés issus d’une recension exhaustive des écrits entreprise par les auteurs. L’opérationnalisation conceptuelle se décline en cinq volets :

  1. l’étiquetage (le « labeling ») et les étiquettes (ou « labels »);

  2. la stéréotypisation ou les stéréotypes; ici il s’agit « des croyances culturelles dominantes qui lient les personnes étiquetées à des caractéristiques indésirables, des stéréotypes négatifs » (Link et Phelan, 2001, p. 6);

  3. la distance sociale : les personnes étiquetées sont placées dans des catégories distinctes qui impliquent un degré de séparation entre « eux » et « nous »;

  4. la perte de statut et la discrimination; ces deux processus impliquent un traitement basé sur l’iniquité et l’inégalité;

  5. les relations de pouvoir (Lacaze, 2008).

Selon Link et Phelan (2001), la conceptualisation du stigmate exige une évaluation des multiples résultats, afin de pouvoir en évaluer pleinement l’ampleur. Comme ces théoriciens le stipulent (Link et Phelan, 2001, p. 21) : « Le stigmate existe lorsque des éléments de l’étiquetage, des stéréotypes, de la séparation, de la perte de statut, et de la discrimination se produisent ensemble, dans une situation de pouvoir qui les permet. » Ils nous rappellent que les gens dans les groupes stigmatisés ne sont pas des « bénéficiaires passifs » (Ibid., p. 23) de leur stigmatisation en ce sens qu’ils peuvent trouver des ressources et moyens de résister au processus de stigmatisation. Link et Phelan (Ibid., p. 27) affirment qu’il est possible de changer le stigmate selon une approche fondée sur deux principes : 1) être « multiforme et multiniveau », et 2) savoir « s’attaquer à la cause fondamentale du stigmate ». L’aspect multiforme rappelle que l’approche d’affranchissement devra répondre à plusieurs mécanismes sociaux et structurels; celui de multiniveau fait référence au fait qu’elle doit s’attaquer à la fois à la discrimination individuelle et systémique. Cette démarche permettrait d’esquiver l’effet négatif de l’étiquette et de s’en affranchir. Ces moyens prennent la forme de résistance et de luttes de pouvoir, même si « la résistance ne peut pas totalement surmonter la contrainte » (Ibid.).

Pour ce qui est de devoir s’attaquer à la cause fondamentale du stigmate, Link et Phelan nous expliquent le modus operandi :

[…] il faut soit changer les attitudes et les croyances profondément ancrées dans les groupes puissants qui conduisent à l’étiquetage, aux stéréotypes, mise à part, la dévaluation, et la discrimination, ou on doit changer les circonstances de manière à limiter le pouvoir de ces groupes à rendre leurs cognitions dominantes.

2001, p. 27

Cette mise en relation des concepts de la théorie de l’étiquetage modifié en adéquation avec l’état des connaissances sur l’autisme, les enjeux liés au contexte linguistique minoritaire et les objectifs de la recherche ont servi à alimenter le postulat que l’autisme a tout avantage à être défini autrement, telle une variation neurologique différenciée plus inclusive et respectueuse de la diversité humaine, ce que les militantes et militants du mouvement de la neurodiversité revendiquent.

Approche méthodologique adaptée : pour une inclusion de la diversité autistique en recherche

L’étude exploratoire s’inscrivait d’abord et avant tout dans une posture de recherche critique qui prend comme « point de départ la perspective de l’acteur » (Bryman, 2000, p. 213). L’approche méthodologique qualitative a été privilégiée afin de mieux saisir le sens que donnaient les participants de la recherche à leur identité sociale de jeunes et adultes autistes franco-ontariens exposés à des inégalités sociales[7]. Comme le précise Brigitte Chamak[8] (2009, p. 65) : « Les personnes autistes, qui s’expriment, insistent sur l’importance de leur expérience pour comprendre leur situation et résoudre les problèmes rencontrés. »

Justification de l’instrument de collecte : un blogue collaboratif

Avec ses trois milliards quatre cent quatre-vingts millions d’utilisateurs,[9] en constante croissance, Internet est rapidement devenu l’espace de prédilection pour échanger virtuellement avec des personnes qui partagent les mêmes affinités, intérêts et préoccupations que soi et pour discuter librement et franchement sur des sujets parfois très intimes. L’usage de forums ou de groupes sur Internet pour des membres d’une même communauté « sensible » génère un sentiment de sécurité et de confiance permettant « d’aborder des sujets ne correspondant pas aux normes de leur environnement » (Sayarh, 2013, p. 228). Harvey Blume (1997, para. 2) précise ceci : « Dans le cyberespace, plusieurs personnes autistes aux États-Unis font ce qu’à bien des égards leur diagnostic les déclare inaptes à faire — communiquer » [traduction libre]. Martijn Dekker (1999, para. 5), directeur académique de l’École de sciences sociales de l’Université d’Amsterdam, luimême autiste, nous rappelle qu’« Internet est aux autistes ce que le langage des signes est aux sourds et que les forums et échanges sur Internet facilitent la communication entre personnes autistes et leur permettent d’être moins isolées » [traduction libre]. Grâce à ce dispositif, nous avons non seulement délimité un nouvel « espace de pertinence » permettant de clairement définir le terrain de notre recherche (Brossard, 2013, p. 197), mais également soutenu les participants dans l’apprivoisement d’un nouvel espace de prise de parole propice au partage de leurs intérêts, de leurs besoins et de leurs préoccupations tout en établissant un espace sécuritaire et inclusif.

Stratégie de recherche participative adaptée

Cette recherche « avec » s’inspire de la méthodologie propre à la recherche-action participative (RAP) parce qu’elle tient compte « des droits 1) de parole, 2) de produire, 3) d’analyse, 4) de cité » des participants (Gélineau, Dufour et Bélisle, 2012, p. 35). Sans être qualifiée, à proprement dit, de véritable RAP, elle tend vers l’une de ses finalités, soit d’instaurer « un processus de collaboration entre des chercheurs et des populations concernées » (Gélineau, Dufour et Bélisle, 2012, p. 53). Nous avions anticipé que certains d’entre eux puissent avoir recours à un soutien, ne serait-ce technique ou humain. Savoir adapter les critères d’inclusion, l’approche méthodologique, l’instrument de collecte, etc. constitue un des principes clés de la recherche participative avec des personnes autistes nous expliquent Raymaker et Nicolaidis (2013).

Échantillonnage : critères de sélection inclusifs

L’échantillon était constitué entièrement de personnes francophones âgées de 16 ans[10] et plus ayant obtenu un diagnostic d’autisme ou se considérant comme étant autistes[11] résidant en Ontario depuis plus de deux ans. D’après la Définition inclusive de francophone (DIF), sont considérées comme francophones « les personnes pour lesquelles la langue maternelle est le français, de même que les personnes pour lesquelles la langue maternelle n’est ni le français ni l’anglais, mais qui ont une bonne connaissance du français comme langue officielle et qui utilisent le français à la maison » (Office des affaires francophones, 2009). Dans la littérature, des jeunes en pleine transition vers la vie adulte, âgés de 16 à 25 ans, sont qualifiés « d’adultes émergents » (Franke, 2010, p. 9). Ils sont susceptibles de vivre, eux aussi, des inégalités sociales de santé liées à plusieurs déterminants individuels (Ibid., p. 26). Dans l’étude, les déterminants individuels les plus saillants étaient la situation linguistique minoritaire, la condition autistique considérée comme une situation de handicap ainsi que l’âge des jeunes et adultes autistes participants en regard des constats des écrits en autisme qui traitent davantage des enjeux touchant les enfants.

Profil des participants-blogueurs

En dépit du petit nombre de participants, quatre jeunes et adultes autistes franco-ontariens âgés de 17 à 35 ans, nous avons été en mesure de composer un échantillon ayant :

  1. une pluralité de voix francophones

    [femme (n=1), homme (n=3); jeune de 18 ans et moins (n=1) et adultes (n=3)];

  2. une diversité de provenances

    [région de l’Est (n=3) et région du nord de l’Ontario (n=1)];

  3. une capacité à témoigner de leur expérience

    [par écrit (n=2) ou d’autres formes d’expression comme avec un choix d’images (n=3), avec l’assistance d’un proche (n=2)];

  4. une diversité de profils neurologiques liés à l’autisme, révélée dans les réponses au sondage de recrutement des participants qui demeurent confidentielles.

Deux des participants-blogueurs ont eu recours à une proche aidante pour rendre plus compréhensible le récit de leurs expériences et préoccupations. Certains chercheurs et chercheuses de la recherche empirique plus traditionnelle pourraient y trouver là un biais ou une faille méthodologique. Sous ce rapport, Hacking (2009) estime que les autistes ne sont pas tous uniformément de haut niveau, capables de faire usage habile des mécanismes linguistiques communément utilisés afin de nous convaincre de croire à la véracité de leur récit. Il convient donc d’accepter que certains d’entre eux puissent avoir recours à un soutien, technique ou humain, quand vient le temps de les interroger sur ce qu’ils perçoivent comme étant leur réalité. Par conséquent, « qui » a écrit les billets a très peu d’importance pour autant que le compte rendu et le partage des points de vue de la personne soient les plus fidèles possible à son vécu.

Collecte de données

Afin de favoriser la participation maximale des blogueurs, une conception déclinée en deux phases a été prévue. Lors de la première phase, un « web focus » (Kozinets, 2010) — une version de « groupe focus » en ligne — a été planifié afin de maximiser la contribution des participants-blogueurs à l’étude. Ce « web focus » a pris la forme d’un sondage créé à partir de l’outil Survey Monkey afin qu’ils puissent exprimer leur préférence sur le choix et l’ordre de diffusion des thèmes à traiter, ainsi que la fréquence de diffusion de leurs billets de blogue (Tableau 1).

Tableau 1

Thèmes du blogue retenus et rejetés par les participants-blogueurs

Thèmes du blogue retenus et rejetés par les participants-blogueurs

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Les participants-blogueurs se sont aussi prononcés sur le choix du nom du blogue, par ordre de préférence, à partir d’une liste de six noms inspirés de l’objet à l’étude. Le nom Voix autistes franco-ontariennes a obtenu la faveur de la majorité des participants (Tableau 2).

Tableau 2

Sélection des noms de blogue

Sélection des noms de blogue

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La deuxième phase était celle de la publication des billets de blogue. À l’aide d’un guide d’utilisation simplifié du logiciel Blogger de Google, la majorité des participants ont eux-mêmes[12] publié leurs contenus écrits ou multimédias (photos, vidéos, liens). Afin de les soutenir dans la rédaction de billets de blogue sur les thèmes à traiter, un guide contenant des questions-références leur a été soumis. Une fois le dispositif du blogue créé, nous avons intégré cette communauté virtuelle, par la voie d’un avatar[13], en tant que modératrice et commentatrice, sans imposer notre participation.

Analyse des contenus hybrides

Au terme de l’étude, les participants-blogueurs ont publié dix-sept billets (n=17) de blogue ayant généré dix-neuf commentaires (n=19) de relance et de rétroaction consultés à 345 reprises par les internautes. Ceci a constitué le matériau de recherche. Pour en faire l’analyse, nous avons opté pour une démarche hybride inspirée de la netnographie adaptée à Internet, inventée par Robert V. Kozinets, chercheur en marketing de l’Université York à Toronto. En combinant les mots network (réseau) et ethnographie afin d’étudier les environnements virtuels, cette méthode d’analyse reprend les étapes classiques de l’ethnographie de façon moins intrusive et plus courte, et les adapte afin d’étudier les interactions des membres d’une même communauté en ligne (Kozinets, 2006; 2010). Selon Sayarh (2013, p. 231), « l’intérêt de la netnographie relève du fait qu’elle permet d’observer l’interaction des individus en ligne par rapport au sujet d’intérêt, et ce, sans s’interposer ». Nous communiquions avec les participants-blogueurs par l’entremise de relance dans les commentaires ou par courriel. À leur demande, nous avons aussi contacté certains participants par téléphone afin de clarifier une question et une démarche techniques (ex. comment répondre aux commentaires) et, d’autres fois, pour les relancer sur leur publication à venir.

Nous avons aussi effectué une préanalyse en continu (Paillé et Mucchielli, 2012) en procédant à une lecture préliminaire des billets de blogue dès leur publication. Notre approche d’analyse thématique de contenus s’inspire aussi de la vision de Blanchet et Gotman (1992) parce qu’elle « défait en quelque sorte la singularité du discours et découpe transversalement ce qui, d’un entretien à l’autre, se réfère au même thème » (p. 97-98). Plus spécifiquement, il s’agit d’une démarche itérative en ce sens que « l’identification des thèmes et la construction de la grille d’analyse s’effectuent à partir des hypothèses descriptives de la recherche […] Elles procèdent d’une itération entre hypothèses et corpus […] » (Ibid., p. 98). Cette approche a permis d’atteindre une cohérence thématique pour l’ensemble des unités de sens en procédant à une analyse horizontale relevant des différentes formes sous lesquelles apparaît le même thème d’un sujet à l’autre, conjuguée à une analyse verticale effectuant une revue des thèmes abordés par chaque sujet pris séparément dans un but de synthèse (Blanchet et Gotman, 1992).

Les principaux thèmes constituant la grille d’analyse sont les suivants :

  1. les barrières d’accès aux services en français (en matière d’évaluation et d’accès au diagnostic, de soutien financier, d’insertion en emploi, en loisirs adaptés et en formation);

  2. leurs motivations à la socialisation;

  3. leurs expériences de marginalisation sociale;

  4. leurs aspirations à l’autodétermination;

  5. l’importance accordée au réseau de soutien (de type parental, par les pairs et par des intervenants sensibilisés à l’autisme);

  6. leurs relations au pouvoir normatif.

Principaux résultats

Dans cette partie, nous présentons quelques extraits des billets de blogue parmi les 166 unités de sens codifiées en respectant la fréquence d’apparition des catégories de la grille d’analyse. Le nom de l’avatar[14] choisi par le participant-blogueur ainsi que la date de publication du billet de blogue ont été mis entre parenthèses.

Les barrières d’accès aux services en français

Les extraits[15] de cette catégorie illustrent les résultats répertoriés en sous-thèmes :

  1. les limitations de l’offre et leurs difficultés d’accès aux services;

  2. la rareté des services spécialisés offerts aux francophones;

  3. le manque de ressources et de soutien financier.

Ce corpus rassemble les préoccupations les plus partagées par les participants-blogueurs.

Les limitations de l’offre et difficultés d’accès aux services

Parmi les énoncés, tous les participants-blogueurs ont exprimé leurs préoccupations concernant leur difficulté à repérer et à accéder aux différents services dont ils ont besoin, et ce, de manière plus marquée pour Tango. L’un d’entre eux, soit Échecs au cube, a plutôt évoqué sa méconnaissance des services offerts.

« Il faut savoir cependant comme plusieurs services, savoir leurs existences et où ils sont localisé […] »

Tango, 17 juin 2016

« Quant aux services sociaux disponibles, je n’en connais pas beaucoup… […] »

Échecs au cube, 17 juin 2016

« Je pourrais dire que mes expériences de travail sont inexistantes. Cependant, je vois comment ma mère se bat pour essayer de me trouver un lieu pour faire du bénévolat. Elle a dû mettre beaucoup de pression au sein de l’école pour que l’on puisse me trouver un endroit pour faire quelques heures de Coop durant la semaine […] »

Gaga, 20 juin 2016

« Au collège, s’était de jouer des coudes pour avoir ce que j’avais droit (recommandation de la neuropsychologue fait sur papier) un preneur de note et un ordinateur pour les examens écrit. Pour les services reçu, il en avait pas quand j’était au primaire […] »

Tango, 24 juin 2016

« La seule expérience de travail que j’ai pu avoir c’est à travers le programme aux adolescents offert par un organisme local […] »

Clifford/Jojo[16], 28 juin 2016

La rareté des services spécialisés offerts aux francophones

La rareté des services en français, surtout ceux dédiés aux personnes autistes, a aussi été mentionnée, presque exclusivement par Tango. Échecs au cube, au contraire, mentionne qu’il accédait à plusieurs activités offertes en français.

« Vers la fin du primaire, je me suis intéressé au cours de natation … en anglais pour la plus part […] »

Tango, 17 juin 2016

« Beaucoup plus tard (rendu adulte) à force de chercher, piocher et faire des demandes, car il faut chercher fort et a plusieurs pour trouver des services en français pour adultes qui pouvait m’intéresser […] »

Tango, 17 juin 2016

« Je faisais de la natation, je participais à des camps d’été, j’ai fais parti des scouts pendant 7 ou 8 ans et été dans un club d’échecs quelques années. Le tout en français […] »

Échecs au cube, 17 juin 2016

« D’après ce que j’entent au tour de moi, si je pouvais changer une chose, ça serait d’avoir un organisme francophone qui aide financièrement pour différents service qui pourrais être très profitable : (monter a cheval, offrir des cours de musique […] »

Tango, 24 juin 2016

« Ce que je pourrais dire des organisme responsable a l’aide a l’emploi c’est : le manque flagrant de francophone pour aider […] »

Tango, 26 juin 2016

Le manque de ressources et de soutien financier

Il a aussi été question du manque de ressources financières et de mesures de soutien pour assurer le financement relié aux coûts d’accès ou d’utilisation des services, et de ses impacts. Ces affirmations proviennent principalement de Tango. Les autres billets de blogue font plutôt état du fait que les participants-blogueurs n’ont pas besoin de travailler, en l’occurrence ceux publiés par Gaga et Clifford, en raison du fait qu’ils fréquentent encore l’école.

« C’est seulement depuis 4 ans que je sais que je suis autiste (TED-ns). C’était de début d’une longue démarche pour obtenir... après 3 ans d’attente, de l’aide financière (ODSP) […] »

Tango, 19 juin 2016

« Par après... Faute de budget et de subvention, j’ai dû essayer autre choses […] »

Tango, 21 juin 2016

« Pour le manque de budget je fait référence aux organismes qui m’embauchait a ce moment là […] »

Tango, 24 juin 2016

« Mais le futur est ce qu’il est. Si ce n’était pas de ma mère et de sa condition financière, où pourrais-je trouver pied à terre? […] »

Tango, 27 juin 2016

Les principaux résultats qui ressortent de ce premier thème démontrent que les participants ont bel et bien été confrontés à des barrières d’accès à certains services en français dont ils affirment avoir eu besoin. Ce faisant, ils témoignent des inégalités sociales vécues en lien avec des déterminants sociaux (Organisation mondiale de la santé, 2017) intrinsèques à leur identité et à leurs réalités (langue, statut d’emploi, logement, niveau d’éducation, conditions de santé et socioéconomiques ou situation de handicap), et ce, tout au long de leur parcours de vie.

Les motivations à la socialisation

Qu’est-ce qui motive ou non les jeunes et adultes autistes à socialiser? Les nombreux témoignages sur leurs expériences de socialisation varient sur la forme, mais se rejoignent toutefois sur le fond. En effet, la majorité des participants-blogueurs indiquent avoir pris part à plusieurs activités sportives ou sociales en bas âge. Toutefois, tous ne partagent pas le sentiment d’y avoir trouvé beaucoup d’intérêt ou de satisfaction, même encore aujourd’hui, rendus à l’âge adulte. Ils ont des intérêts communs pour la musique, le bénévolat et les activités sportives pratiquées individuellement. Ce sont autant de sources de fierté personnelle (estime de soi) et de valorisation sociale (sentiment d’être utile). Plusieurs démontrent aussi de la persévérance dans leurs efforts à socialiser et à faire de nouveaux apprentissages malgré les défis reliés à leur condition autistique.

« Je ne socialisais pas beaucoup lorsque j’étais très jeune […] Encore aujourd’hui, je ne sors pas souvent pour faire des activités sociales. Je ne vois pas vraiment le mal à ça […] Je pense qu’il faut peut-être un peu de vie social, mais pas à l’extrême. Quelques heures par semaine suffisent amplement pour moi […] »

Échecs au cube, 17 juin 2016

« Très jeune, je ne socialisais pas, car ça ne m’intéressait pas […] J’ai tenté un camp d’été et une année avec les Jeanettes pour réaliser que ce n’était pas pour moi […] Certaines activités m’ont fait découvrir de nouveaux lieux et aussi j’ai pu apprendre à dessiner des figures.  Par la fin du cour, j’ai réussie mon auto-portrait! J’en suis très fière et je l’ai fait encadrer pour pourvoir le contempler. Je ne pourrais passer sous silence les bienfaits que les atelier de jours m’apporter pour la continuité de l’habileté à socialiser si précieuse pour fraterniser en société […] Autrement j’ai été participantes dans différents groupe de musique a l’adolescence et a l’âge adultes […] »

Tango, 17 juin 2016

« La socialisation pour moi n’est pas un facteur important car cela ne me dérange pas ne pas socialiser. J’adore faire mes affaires tout seul […] »

Clifford, 20 juin 2016

« Pour moi, le bénévolat est très sérieux et important dans notre communauté. Je vais faire du bénévolat à chaque fois que je le peux. Je vais faire du bénévolat comme s’il s’agissait d’un emploi […] En attendant, je vais vous dire que le bénévolat est l’occasion pour moi de socialiser avec les gens lorsque c’est approprié […] »

Échecs au cube, 24 juin 2016

« Je me sens utile quand je fait du bénévolat. Je trouve plus facile de faire du bénévolat pour avoir travailler et fait du bénévolat car c’est plus facile de décider a y aller ou non si je suis malade ou que je n’ai pas d’énergie. Aussi, s’il arrive quelque chose de plus important, c’est plus facile de dire non […] »

Tango, 26 juin 2016

« […] pour moi socialiser c’est sortir de la maison pour participer a diverses activites de loisirs. Mais je dois avouer que le seul plaisir que j’eprouve dans la socialisation c’est de faire ces activites et non le fait de rencontrer du monde […] »

Clifford/Jojo, 28 juin 2016

Ces extraits démontrent qu’en dépit du peu d’intérêt à participer à des activités organisées en bas âge, les participants sont tout de même motivés à socialiser, mais, à leur manière et à leur rythme, exprimant ainsi le besoin de participer à des activités qui s’inscrivent dans leur champ d’intérêt et qui leur procurent du plaisir.

Les expériences de marginalisation sociale

La marginalisation sociale découle du processus de stigmatisation de l’autisme comme étant une pathologie à soigner où la personne autiste est affublée d’une étiquette pathologisante qui l’exclut de la norme sociale. Considérée comme étant inapte, elle est réduite à ses simples attributs propres à sa condition autistique. À cet égard, plusieurs énoncés et images publiés, sauf ceux d’Échecs au cube, témoignent d’une marginalisation sociale ressentie et vécue telle une exclusion lors des interactions avec les différentes organisations sociales (employeur, système d’éducation, organisme communautaire, etc.). Voici un échantillon des témoignages les plus probants :

« [Le temps scolaire] Je pourrais en parler longuement mais en résumé : Au primaire j’étais très gêné. J’ai fait 6 écoles au conseil des écoles catholique française. J’ai été identifier enfant hyper actif. Mais finalement ça été un constat d’échec […] J’ai été identifier avec des difficultés d’apprentissage […] Je ne me suit jamais rendu au bout de mon premier programme (technique de la documentation) car je me sentait incomprise et je me suis décourager car même avec des papier dument remplis je devais allez voir chaque professeur et espérer avoir l’aide que j’avais besoin. Rien n’étais acquis. Et le personnel n’était pas coopératif. J’en est conclu que le monde de l’emploi ni le monde scolaire était pour moi […] »

Tango, 19 juin 2016

« Ce qui m’as le plus nuit lors de mon primaire et secondaire, s’était l’intimidation et de ne pas savoir ce que j’avais (pas encore diagnostiquer). On pensait surtout que j’était hyper active ou autre […] »

Tango, 24 juin 2016

Les questions de relance suivantes ont été posées aux participants-blogueurs : Que voulez-vous dire quand vous parlez de constat d’échec? Quels ont été les éléments qui vous ont le plus nui dans votre parcours scolaire et de formation à l’intégration à l’emploi? Voici ce qu’ils ont partagé :

« Il ne semble pas exister beaucoup d’endroits qui acceptent des personnes autistes […] »

Gaga/Jojo, 25 juin 2016

« J’ai remarqué qu’il n’est pas facile de trouver du travail lorsque tu as un handicap et malgré l’existence de divers programmes […] »

Gaga, 20 juin 2016

Images accompagnant la publication, Gaga, 20 juin 2016

Images accompagnant la publication, Gaga, 20 juin 2016

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Les témoignages répertoriés sous ce thème sont ceux qui recoupent le plus les concepts du cadrage théorique sélectionné dans l’étude. Ils laissent entrevoir le besoin des participants-blogueurs de se sentir valorisés, reconnus et acceptés socialement en tant que personnes autistes, et ce, dans tous les aspects de leur condition humaine.

Les aspirations à l’autodétermination

Aspirant à assouvir leurs besoins d’autonomie, de compétence et d’appartenance sociale à leur identité franco-ontarienne et à leur identité autiste, les participants-blogueurs font état de leur aspiration à l’autodétermination et à l’autonomie en dépit des barrières à leur intégration. Ils témoignent de leur capacité et de leur satisfaction à vivre (ou aspirer à vivre) de manière autonome, à poursuivre leur passion; de leur intérêt à acquérir de nouvelles compétences et des ressources nécessaires pour y arriver. Les extraits suivants rendent compte de cette aspiration.

« […] je me crois suffisamment compétent pour m’organiser tout seul. Je vais donc probablement m’organiser seul […] »

Échecs au cube, 17 juin 2016

« J’ai essayer une 2e fois en 2007 [retour aux études postsecondaires] (aide en alimentation) mais dans un autre milieu. Pas de travail mais au moins j’ai réussi a avoir un diplôme […] Le défi c’était de trouver un domaine d’étude, et aussi je voulait faire honneur a ma famille. Tous avait une réussite post-secondaire […] Entre temps j’ai fait aussi une formation de 200 heure avec d’autre qui voulait devenir professeur de yoga. Je n’ai jamais pu enseigner le yoga […] »

Tango, 19 juin 2016

« J’ai même commencé à faire de la natation compétitive depuis quelques années dans le régulier et avec les Olympiques spéciaux. Je trouve cela très valorisant car je gagne plusieurs médailles à chaque fois […] »

Gaga, 20 juin 2016

« Ma mère est propriétaire d’un duplex et je suis sa seule locataire. Pour l’instant, c’est une très bonne situation et je suis fière d’en être rendu là!! […] Mon rêve : d’être autonome dans mon appartement et de continuer a jouer de la musique […] Mes succès : Habiter dans mon appartement (avec mes parents pas loin). Jouer de la flûte. Crocheter. D’être avec le groupe d’adultes francophone depuis 2 ans. »

Tango, 27 juin 2016

Les voix franco-ontariennes expriment ici leur aspiration à combler leurs besoins d’autodétermination et d’autonomie et, surtout, leur souhait que l’ensemble de la société y collabore et les soutienne dans leurs efforts.

L’importance accordée au réseau de soutien

Les participants-blogueurs reconnaissent l’importance d’avoir un réseau de soutien stable de type parental, par les pairs ou par des intervenants sensibilisés à l’autisme disponibles, afin de pouvoir accéder aux services et aux ressources nécessaires à leur bien-être. Bien que certains affirment dépendre de leurs parents pour répondre à leurs besoins quotidiens, les autres, plus autonomes, ont tout autant besoin du soutien familial ainsi que de celui en provenance des autres intervenants issus de leur communauté. Ces quelques énoncés nous permettent de mieux définir cette importance.

« En plus de la natation, j’adore faire du vélo avec ma famille. »

Clifford, 20 juin 2016

« Certain sont des stages coop du secondaire d’autre les fruits des connaissances de mon père ou ma mère!! […] »

Tango, 21 juin 2016

« J’ai été mis en contact avec ces activités grâce à ma mere. Je trouve que ce sont de bonnes activités. »

Échecs au cube, 21 juin 2016

« L’élément déclencheur pour ma demande de soutient a l’emploi c’est ma soeur qui croie fermement que je pouvais faire plus que le travail que je faisais […] »

Tango, 24 juin 2016

« Oui, mes parents font toujours part du choix du lieu du coop tout en tenant compte de mes interets. De plus, mes parents font souvent des recherches de leur cote et font par de leurs suggestions a l’organisme. Tant et aussi longtemps que j’aurais une personne de soutien qui m’accopagnerait a mes activites, je me sentirais tres bien, cela ameliorerait ma situation sans probleme […] »

Clifford/Jojo, 25 juin 2016

« […] oui j’ai besin d’un accompagnateur pour m’emmener a mes pratiques de natation. J’ai aussi besoin de quelqu’un pour m’aider a me faire comprendre durant mes competitions. C’est souvent mon pere ou une intervenante qui va etre avec moi. Les personnes qui m’accompagnent font quasiment office d’interprete car les gens qui ne me connaissent pas ne savent pas comment communiquer avec moi. Et quequefois je ne les comprends pas non plus. Oui, je crois que j’aurais toujours besoin de soutien tout au long de ma vie […] »

Gaga/Jojo, 28 juin 2016

Les relations au pouvoir normatif

À l’instar d’autres populations en situation de minorité sociale, culturelle, économique, politique et linguistique, les jeunes et adultes autistes franco-ontariens participant à l’étude sont impliqués au sein de relations de pouvoir normatif auprès d’institutions et de structures qui touchent aux domaines majeurs de leur vie (éducation, santé, logement, emploi et relation interpersonnelle). Bien que peu nombreux, certains des extraits révèlent les dynamiques de pouvoir (stigmatisé vs stigmatisateur) vécues par certains d’entre eux.

« Tant et aussi longtemps que les employeurs ne sont pas forcés, c’est eux qui ont le dernier mot. Alors si tu tombes sur un employeur qui n’a pas la volonté et c’est souvent ceux qui ne connaissent rien sur l’autisme, il y’a rien que tu puisses faire […] »

Gaga, 20 juin 2016

« Depuis que j’ai commence a frequenter le systeme scolaire, le plus grand obstacle que j’ai souvent rencontre etait l’integration dans une classe reguliere […] »

Gaga, 23 juin 2016

Image accompagnant la publication, Gaga, 23 juin 2016

Image accompagnant la publication, Gaga, 23 juin 2016

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Discussion

L’émancipation sociale des adultes autistes franco-ontariens, par quelle voie?

Il est manifeste que le blogue collaboratif a facilité une prise de parole engagée de la part des participants, répondant ainsi au premier objectif de l’étude. Une discussion plus détaillée sur ces constats n’est pas le propos de cet article. Il convient alors de se pencher sur le deuxième objectif de l’étude, soit la reconnaissance de la neurodiversité en tant que voie émancipatrice sociale, qui n’est pas ressortie dans les récits des participants-blogueurs, du moins, pas explicitement. Cela n’est pas surprenant, étant donné que le thème ne leur a pas été proposé formellement sous ce vocable, et ce, délibérément afin de respecter ce dont les participants-blogueurs avaient envie de partager sur les grands thèmes reliés à la problématique.

En regard du cadrage théorique proposé de Link et Phelan (2001), l’étiquetage de l’autisme prend forme lorsqu’il est défini comme étant un trouble, comme étant un déficit neurologique. Sous cette lorgnette critique, nous avons été à même de saisir comment la stigmatisation de l’autisme engendre la perception qu’une personne autiste a des comportements anormaux et troublants qui se doivent d’être normalisés. Celle-ci se voit alors attribuer le stigmate d’une personne anormale atteinte d’un trouble incompréhensible la liant ainsi à des caractéristiques indésirables. Elle porte le poids d’un label diagnostique qui l’écarte de la majorité considérée comme ayant une neurologie normale et en vient à perdre le statut de personne normale et en bonne santé mentale, la rendant ainsi plus vulnérable aux effets de la discrimination. Il s’agit là d’une situation sociale qui illustre l’ampleur de la stigmatisation causant des inégalités sociales probantes. Il y a lieu ici de faire un rapprochement avec le processus de changement réel de la stigmatisation proposé par Link et Phelan (2001), qui s’inscrit précisément dans les motivations d’émancipation sociale des membres du mouvement de la neurodiversité. Selon l’approche multiforme et multiniveau préconisée par les auteurs de la théorie de l’étiquetage modifié, les participants-blogueurs se sont déjà engagés dans cette voie 1) en prenant part à cette recherche, 2) en prenant conscience qu’ils ne sont pas seuls, et 3) en collectivisant leurs expériences au sein d’une communauté soutenue par leurs pairs et leurs alliés.

Pour arriver à s’affranchir de cette stigmatisation, la personne est amenée à enclencher un processus de prise de conscience et d’acceptation de sa propre identité autiste. À cet égard, la neurodiversité a de fortes similitudes avec les différentes étapes incluses dans le processus d’acceptation identitaire d’autres groupes minorisés, comme les personnes issues des minorités sexuelles au sein du mouvement LGBTQ[17]. Certains chercheurs et chercheuses l’affirment, notamment en raison de la nature de cette prise de conscience qui devient un acte politique pouvant avoir des répercussions positives et négatives, toutes proportions gardées, sur la personne (Chamak, 2010; Ortega, 2009). Il faut aussi reconnaître que ce ne sont pas toutes les personnes autistes qui peuvent ressentir le besoin d’entamer ce processus, comme cela semble être le cas pour certains des participants-blogueurs. L’absence de ce discours au sein de la blogosphère francophone de l’Ontario, précisément là où la majorité des sympathisants de ce nouveau mouvement social autistique s’y adonnent, en est un indice. Peut-être rejoignent-ils les blogues anglophones? Bien que cette piste n’ait pas été examinée, elle pourrait faire l’objet d’une autre étude.

En plus d’avoir agi comme support virtuel à leur savoir émique, le blogue collaboratif s’est révélé un pertinent outil de collectivisation de leurs expériences. Les écrits sur Internet (Davidson et Orsini [dirs.], 2013; Ortega, 2013) tendent aussi à démontrer que les activités en ligne enrichissent la vie des personnes autistes. Encore faut-il qu’elles puissent y avoir accès et, à l’instar de cette étude, qu’elles puissent le faire dans la langue de leur choix au sein d’une communauté à laquelle elles s’identifient. La périodisation des écrits sélectionnés sur le mouvement militant de la neurodiversité illustre bien comment la mobilisation des personnes autistes, leurs proches et leurs alliés s’avère un travail de longue haleine pour lutter contre la stigmatisation de l’autisme, encore largement véhiculée au sein des discours dominants des différentes sphères de la société (médicale, médiatique, politique, sociale, publique et privée).

En raison du caractère exploratoire de cette étude, nul ne peut s’attendre à ce que les données qui en ont découlé soient généralisables à l’ensemble des jeunes et adultes autistes franco-ontariens. Toutefois, le riche bagage d’expériences partagées directement par les participants-blogueurs est révélateur d’un savoir émique unique, très peu cité en recherche, nous donnant un rare accès à leurs réalités subjectives. Ce faisant, nous estimons qu’il convient de poursuivre nos recherches au niveau doctoral afin d’analyser plus en profondeur l’articulation complexe des différentes formes d’oppressions et inégalités multiples auxquelles les personnes ayant des (in)capacités se heurtent.

Pistes de réflexion et d’action pour le travail social

Les milieux de pratiques du travail social sont vastes, et les problèmes sociaux à élucider sont complexes. Les approches d’intervention sont multiples et modulables en fonction de nombreux facteurs, notamment les limites structurelles, légales et politiques. Les contextes d’intervention sont tout aussi variés. Ainsi, les travailleuses et travailleurs sociaux sont amenés à jouer plusieurs rôles auprès des individus, des familles et des groupes particulièrement vulnérables, isolés ou exclus. Les personnes autistes et leurs proches ne font pas exception à la règle. Comme l’affirment Drolet, Dubois et Nugent (article à paraître), savoir « pratiquer le travail social en contexte linguistique minoritaire, c’est savoir s’attaquer à l’écart des privilèges entre le groupe majoritaire et le groupe minoritaire ».

Par rapport à la norme sociale, cette étude porte à la réflexion sur l’équilibre des forces entre « nous », les travailleuses et travailleurs sociaux, et « elles », les personnes autistes requérant notre soutien. Quelle posture éthique devrions-nous adopter face à un jeune ou adulte autiste qui a besoin de notre soutien? Aurons-nous tendance à réduire la complexité de cet individu à ses fonctionnalités cognitives, à ses capacités langagières ou à son aptitude à bien juger du sens qu’il donne à ses pensées? Ce faisant, notre approche d’intervention serait non seulement réductrice, mais également dévalorisante, constituant un frein à son émancipation sociale au sein d’un monde où tout un chacun aspire à être reconnu, accepté et valorisé. Bien que nous n’abondions pas dans les aspects plus fonctionnalistes de la théorie de la valorisation des rôles sociaux (VRS), nous sommes d’avis que les travailleuses et travailleurs sociaux se doivent d’en considérer l’un des principes fondateurs : l’importance de valoriser la personne, là où elle se trouve dans son cheminement d’intégration, avec ses forces et ses limites, comme autant de clés lui permettant de l’aider à se libérer du carcan normocentriste. Pour Szasz (1996), le diagnostic psychiatrique est essentiellement un outil politique, car il sert à contrôler, voire exclure. Il nous rappelle que :

C’est une chose de comprendre la structure de l’ADN ou [voire] de contrôler un chien dans un chenil. C’est une toute autre chose de saisir [la complexité] les comportements humains ou même encore de contrôler les droits d’une personne au sein d’une société qui s’engage apparemment à respecter les droits humains.

Szasz, 1996, p.140, [traduction libre]

La considération de la personne autiste dans toutes ses dimensions permet de rendre compte de la richesse de sa complexité humaine qui transcende les limites de son diagnostic — un diagnostic, en outre, qu’elle se voit dans l’obligation d’avoir afin d’accéder aux services dont elle a besoin. Considéré d’une manière inclusive, l’autisme s’inscrit ainsi dans une vision élargie du spectre de la diversité neurologique humaine. Les travailleuses et travailleurs sociaux ont la responsabilité éthique de tendre vers une perspective respectueuse de la diversité humaine qui caractérise les valeurs de leur profession. C’est précisément ce dont les participants-blogueurs de cette étude témoignent avoir besoin.

Conclusion

En collectivisant leurs savoirs émiques sur le blogue Voix autistes franco-ontariennes, les participants-blogueurs à l’étude ont pu partager les situations où ils se sont sentis exclus d’un groupe, privés d’accès ou brimés dans leurs droits, voire mis à l’écart de certains services. Ils témoignent, sans nécessairement la nommer, de la stigmatisation de leur condition autistique ayant eu pour effet de les écarter de la norme sociale. La majorité d’entre eux ont cumulé une succession d’interactions inégales et mésadaptées avec les différents services communautaires, sociaux et de santé, créant des déséquilibres de pouvoir. En comblant aussi un vide dans la blogosphère francophone de l’Ontario, cette étude exploratoire a facilité une prise de parole engagée et une prise de conscience de soi, au vu et au su de centaines d’internautes devenus des témoins actifs de la portée des impacts des inégalités sociales sur leur vie et des effets de la stigmatisation sur l’identité autiste des participants-blogueurs.

Cet article visait à offrir des pistes de réflexion aux travailleuses et travailleurs sociaux afin de les engager à porter un regard différent sur l’autisme, distancé des visées biomédicales qui définissent la condition autistique tantôt comme un désordre neurologique, plus tard, comme une pathologie et, dorénavant, comme un trouble. En acceptant de jouer un rôle de catalyseur des revendications des personnes autistes et leurs alliés, les intervenantes et intervenants sociaux peuvent contribuer à faire avancer les droits des personnes autistes et à mieux définir les conditions d’un meilleur accès aux services sociaux et de santé, d’éducation et de soutien à l’intégration communautaire et en emploi, de qualité en français.

Sous l’éclairage de la vaste recension des écrits dirigée par Des Rivières-Pigeon et Poirier (2013) et Des Rivières-Pigeon et Courcy (2014), force est de constater que la large prise en charge des besoins ainsi que la responsabilité d’assurer un soutien tout au long de la vie des personnes autistes incombent majoritairement à leurs parents, avec les répercussions d’isolement social, de stress, de problèmes financiers, d’épuisement et de détresse qui s’ensuivent. Qu’en est-il des enjeux, des défis et des besoins des familles ethnoculturelles, adoptives ou immigrantes ayant un, deux et parfois trois enfants autistes qui seront les adultes de demain? Il convient donc aussi de recommander aux chercheuses et chercheurs en sciences sociales de s’interroger davantage sur les stratégies d’interventions prometteuses, les politiques sociales et la coordination des services susceptibles de mieux soutenir ces individus en situation de vulnérabilité et leur famille, et de mieux répondre à leurs besoins.

Il serait aussi souhaitable de voir s’accroître de nouveaux blogues administrés par des jeunes et adultes autistes franco-ontariens pour faire écho à leur réalité partout dans le monde et définir eux-mêmes les contours de leur identité sociale. De ce fait, une prochaine génération de chercheuses et chercheurs serait à même de réaliser une étude longitudinale pour rendre compte de l’état de l’émancipation sociale de ce groupe minoritaire francophone typiquement neurodiversifié.

Nous pouvons désormais mieux percevoir comment cette démarche participative a été un premier pas vers la reconnaissance du potentiel de la neurodiversité en tant que voie militante émancipatrice, plus respectueuse de l’identité singulière des jeunes et adultes autistes francophones en situation minoritaire.