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Introduction

Si la crise de 2007 et ses prolongements au sein de l’Union européenne (UE) semblent avoir eu raison des ambitions de convergence sociale « par le haut », comme de la référence au « Modèle social européen » (Scharpf, 2002), il n’est pas sûr qu’elle remette en cause la dynamique de l’européanisation sociale. Ce processus — entendu au sens d’ajustements institutionnel, normatif, cognitif et stratégique induits par la construction européenne (Palier et Surel, 2007) — conserve une partie de sa pertinence, en particulier, si on veut bien ne pas le réduire à une dynamique de convergence « par le haut » et que l’on considère ses potentialités de soutenir des processus congruents de déréglementation à l’échelon national.

Entrées dans l’UE en 2007, la Roumanie et la Bulgarie se révèlent sous plusieurs aspects emblématiques à ce dernier égard, confortant une européanisation toujours opérante, alors que l’empreinte des référentiels européens semble en perte de vitesse et fortement contestée ailleurs dans la région, mais de moins en moins porteuse d’une montée en gamme des régimes socio-économiques et d’une consolidation des régulations qui les sous-tendent.

Ce constat d’une européanisation opérant au rabais trouve son origine dans une pluralité de facteurs politiques et économiques propres aux pays concernés et prenant la marque de la longue expérience socialiste ou de la « dépendance de sentier » (Stark et Bruszt, 1998): dynamiques de transition politique plus heurtées et encore inachevées (non-séparation des pouvoirs, corruption, faiblesse des contre-pouvoirs sociaux et sociétaux), déficit des régulations étatiques et conventionnelles, faible compétitivité des régimes économiques fortement dépendants de ressources externes.

Ces caractéristiques ont doté l’UE de leviers d’européanisation plus nombreux, mais aussi plus efficients pour les Balkans orientaux (la Bulgarie et la Roumanie) que pour le reste de la région: promesse d’intégration à l’Espace Schengen[1], sanction de non-délivrance des fonds structurels, conditionnalités liées aux programmes d’aide financière. Par ailleurs, la fragilité des États et les crises de légitimité politique qui les traversent ont conduit les acteurs domestiques (politiques, partenaires sociaux, ONG, etc.) à recourir davantage aux ressources cognitives, légales et financières de l’UE, nourrissant un processus d’européanisation, que celui-ci soit uniquement opportuniste et de façade, à visée régulatrice ou encore à vocation dérégulatrice.

Radicalisant cette dernière modalité durant la période de crise, la Roumanie et la Bulgarie exemplifient encore un processus de « déseuropéanisation sociale » relevant de dynamiques d’ajustement institutionnel, normatif, cognitif et stratégique qui viennent contredire — au-delà des seuls principes de convergence — les règles de l’UE en matière sociale (directives, règlements, etc.).

Le champ des relations professionnelles (RP) éclaire avec force cette européanisation ambivalente. Les systèmes de RP bulgare et roumain ont été relativement prompts à transposer « l’acquis communautaire » en droit, tout comme à se doter de structures de dialogue social articulées hiérarchiquement sur trois niveaux (tripartite, sectoriel, entreprise), relayant les recommandations pressantes de l’OIT.

Une décennie après l’adhésion de ces pays à l’UE, l’européanisation se révèle cependant parcellaire, souvent formelle, sinon de façade, insuffisante pour doter les systèmes de réelles capacités régulatrices. Dans le même temps, et en lien avec le déficit de ressources internes et de légitimité des acteurs parties prenantes des RP, l’européanisation est alimentée par des usages de l’UE à répétition.

Questionnant en ce sens les dynamiques d’européanisation et leur résistance pour les systèmes de RP en Bulgarie et Roumanie, l’article propose respectivement : une section analytique synthétisant les différents leviers et dimensions de l’influence et des usages de l’Europe, doublée d’une note méthodologique (1ière section); une section discutant, à partir de la littérature, les dynamiques et limites de l’européanisation des pays d’Europe centrale et orientale[2] (PECO) (2e section); une analyse des trajectoires propres à la Bulgarie et à la Roumanie depuis la première décennie de transition, en accordant une attention particulière à la période ouverte par la crise de 2007 (3e section); enfin, une conclusion qui invite à voir une certaine continuité, sinon complémentarité, entre la dynamique d’européanisation sociale portée par la conversion « néolibérale » de l’UE (Hermann, 2007) et les signes d’une déseuropéanisation programmée de plus en plus manifeste.

Grille d’analyse et méthodologie

Processus complexe, fonction du contexte sociopolitique et économique dans lequel se recompose le cadre de l’action publique, des jeux d’acteurs et de leurs ressources, l’européanisation a donné lieu à une série d’approches et d’analyses au pouvoir heuristique variable pour la région des PECO.

Au sein du courant institutionnaliste et pour apprécier les limites à la mise en conformité des règles domestiques avec les normes de l’UE, la distinction devenue classique entre une européanisation de haut-en-bas (top-down en anglais, décrétée par l’UE et appliquée à des degrés divers par les États-membres-EM) et une européanisation de bas-en-haut (bottom-up en anglais, prenant en compte la capacité des EM à influencer le cadre normatif européen, une hypothèse peu pertinente dans le cas des PECO) s’est enrichie d’une variété d’approches. Certains auteurs au sein de ce courant ont mis l’accent sur le contexte de réception des normes exogènes et discuté des correspondances (fit en anglais) ou de leur absence (misfit en anglais) entre les cadres institutionnels nationaux et la norme communautaire (Börzel et Risse, 2000); une hypothèse pertinente pour éclairer certaines des limites de l’européanisation est-européenne, contenue par un misfit initialement, sinon structurellement, élevé (Graziano et al., 2013).

Fondée sur un agenda de recherche davantage constructiviste, une autre série de travaux s’est attachée à questionner la capacité de structuration des normes de l’UE en lien étroit avec les rationalités et le contexte des acteurs domestiques. Schimmelfennig et Sedelmeier (2005) ont ainsi proposé de distinguer deux logiques au fondement d’un processus d’européanisation fortement contingent de la nature des pressions exercées sur les acteurs : la « logique de conséquences » (au sens de conséquences pour les acteurs domestiques) induite par le rôle des conditionnalités, de la compétition, des externalités négatives, des incitations émanant du niveau européen ou international; la « logique d’appropriation » induite par des dynamiques de socialisation, d’apprentissage, ou d’imitation par les acteurs domestiques. Dans la continuité, d’autres travaux ont invité à questionner les interactions entre niveaux de gouvernement (national et européen) et entre acteurs pour analyser au-delà du transfert formel des normes communautaires, les processus de définition et de négociation de celles-ci, mais aussi les opérations d’interprétation, voire de conversion des fonctionnalités de la norme exogène à l’échelon domestique (Thelen, 1999; Dumoulin et Saurugger, 2010). Prolongeant un questionnement souvent circonscrit à l’examen des seuls acteurs politiques, d’autres contributions ont ouvert la focale sur les usages multiples des normes communautaires et la possible conversion de ces dernières en ressources politiques, légales, financières, et cognitives susceptibles de soutenir des finalités multiples (Graziano et al., 2013); des ressources pouvant offrir un gage d’européanité pour les pays en phase de négociation de l’adhésion, une source de légitimation externe pour des gouvernements faibles ou, encore, un rempart contre les déréglementations sociales engagées à l’échelon national.

Prenant inspiration d’une appréhension de l’européanisation comme construction sociale, le Tableau 1 synthétise les principaux éléments d’analyse en distinguant : 1- les différents leviers de pression de l’UE et des acteurs transnationaux susceptibles d’impacter les régimes domestiques (colonne 1); 2- les modalités d’influence de ces leviers sur le niveau domestique dont la force structurante variera avec les contextes et les stratégies d’acteurs, mais aussi la convergence ou coalition de ces pressions exogènes (colonne 2); 3- l’incidence de ces dynamiques sur la convergence (légale, procédurale ou opératoire et cognitive) des régimes nationaux avec la norme communautaire, sur la dynamique de consolidation des régulations (réglementation) ou sur le processus inverse de déréglementation (colonne 3). Volontairement, le tableau ne distingue pas les logiques « top-down » et « bottom-up » qui interviennent pour tous les leviers concernés, selon des complémentarités originales donnant plus ou moins de poids à l’une ou l’autre logique.

Enfin, le travail d’analyse se rapportant à la Bulgarie et la Roumanie repose sur une série de recherches menées par les auteurs, conjointement ou séparément, sur les deux dernières décennies[3]. Ces recherches ont été complétées par 30 entretiens récents (semi-directifs) menés entre 2012 et 2016 auprès d’acteurs syndicaux à différents niveaux (confédération, fédération, entreprises), de responsables patronaux, dirigeants de chambres de commerce étrangères, employeurs domestiques et étrangers, ainsi qu’avec des responsables politiques et administratifs. Ce suivi au long cours a permis de révéler les effets de contexte (transition, préadhésion, adhésion et crise) sur un corpus de thèmes communs (fonctionnement du dialogue social, stratégies syndicales face aux employeurs ou au gouvernement, usage des normes communautaires et supranationales par les acteurs domestiques, etc).

Tableau 1

Leviers et modalités d’européanisation

Leviers et modalités d’européanisation

* Le Semestre européen est un cycle de coordination des politiques économiques et budgétaires au sein de l’Union européenne. Il s’inscrit dans le cadre de la gouvernance économique de l’UE. Ce cycle se concentre sur les six premiers mois de chaque année, d’où son nom. Dans le cadre du Semestre européen, les États membres alignent leurs politiques économiques et budgétaires sur les règles et les objectifs arrêtés au niveau de l’UE.

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Une européanisation sociale sélective et ambivalente : un état des lieux

Sans prétendre à l’exhaustivité, le développement qui suit reprend les conclusions d’une série de travaux portant sur l’européanisation sociale des PECO, à partir de trois instruments-clés de l’UE et de leur réception par les acteurs domestiques : la « hard law » ou la norme contraignante découlant du droit communautaire (directives) ; la « soft law » ou recommandations non contraignantes; les incitations financières et contraintes macro-économiques qui se situent sur le continuum entre « hard law » et « soft law » selon les dimensions de politiques publiques concernées.

Une européanisation par la norme contraignante : parcellaire, voire ambivalente

Les dynamiques d’européanisation portées par la « hard law » invitent à un constat ambivalent pour les PECO. Si elles rendent compte de performances notables sur le terrain de la convergence institutionnelle (Falkner et Treib, 2008), elles mettent en exergue la dimension largement formelle de celles-ci, les nouvelles règles importées de l’UE n’imprégnant que faiblement les pratiques concrètes, suivant le « régime de la lettre morte » (« regime of dead letter » en anglais, soit des lois et régulations qui ne sont pas appliquées) identifié par Falkner et Treib (2008).

Le déficit de pouvoir structurant de la norme supranationale et son absence d’intériorisation par les acteurs domestiques ne tient pas uniquement à la distance de la norme interne vis-à-vis de la norme externe imposée. Il doit être lu aussi comme la résultante de deux facteurs exemplifiés pour les deux pays étudiés. Le premier relève de la faible capacité de régulation de la puissance publique ou modèle de « l’État faible » (Bohle et Greskovits, 2012). Ce déficit de gouvernabilité va de pair avec une relation lâche et/ou instrumentale des acteurs non étatiques vis-à-vis de la règle publique (notamment lorsqu’elle est dictée de l’extérieur) qui prend aussi sa source dans l’histoire longue de ces pays tenus à la périphérie des empires (domination ottomane, dépendance juridique, commerciale et financière à l’égard de l’Europe occidentale, soviétisation). Le second facteur, alimenté par le premier, dérive de la forte dépendance économique de ces pays vis-à-vis de l’UE qui se mesure au fort degré d’ouverture commerciale, au poids des investissements directs étrangers (IDE) dans le PIB, à celui des transferts monétaires des migrants ou encore au déficit de compétitivité et d’attractivité. Cette réalité accroit le nombre et la force des leviers de pression de l’UE (voir Tableau 1), limite les marges de manoeuvre des États et conduit en retour ces derniers à offrir des gages de mise en conformité institutionnelle, garanties d’autant moins couteuses que le régime demeure permissif en matière de régulation (la permissivité institutionnelle ici est entendue comme la potentialité d’écart vis-à-vis de la règle laissée aux acteurs sensés formellement s’y conformer). Si la recherche de sources de compétitivité et d’attractivité fondées sur la permissivité institutionnelle relève d’un compromis national entre États et élites économiques, on notera qu’il est aussi l’expression d’un contrat tacite entre l’UE, les nouveaux États-membres et les anciens : la première révisant à la baisse ses demandes de mise en conformité pour garantir aux secondes des marges de compétitivité et d’attractivité, ainsi qu’aux représentants économiques des derniers, des territoires d’investissement peu contraignants (Pilat, 2007). Ce contrat implicite trouve également à s’illustrer dans la non-intervention de la Commission face aux dysfonctionnements constatés du dialogue social dans les pays candidats[4]; reportés dans les rapports réguliers de préadhésion, ces diagnostics n’ont jamais été une raison pour entraver les négociations ou imposer des sanctions comme ceci a pu être le cas dans d’autres domaines.

S’ajoutant à ce premier constat d’européanisation sociale parcellaire, un second constat vient souligner l’influence ambivalente des règles de l’UE sur les modèles sociaux est-européens (Meardi, 2016 ; Contrepois et al., 2011). À de nombreux égards, l’acquis communautaire en matière sociale a permis de réorienter et consolider le socle formel de l’État social, la norme contraignante (hard law) imposant l’introduction de nouvelles protections en termes d’emploi et, surtout, de conditions de travail, ou de droits d’information et de consultation pour les représentants salariés. Vient illustrer cette conclusion le rôle joué par la directive sur le temps de travail comme rempart contre les tentatives patronales de déréglementation du temps de travail pour la Roumanie (Trif, 2013).

Dans d’autres cas (Meardi, 2016), l’acquis communautaire a joué un rôle nettement plus ambivalent. Facilitées par les marges de manoeuvre laissées aux acteurs domestiques, les transpositions parfois minimalistes de la norme communautaire ont été à l’origine de révisions législatives antisociales et antisyndicales. Tel est le cas de la directive sur la représentation du personnel qui, appliquée à des contextes où le pouvoir syndical est plus chancelant, a conduit dans plusieurs pays de la région à instituer un canal dual de représentation venant fragiliser le pouvoir de représentation syndicale dans l’entreprise. Tel est le cas, plus nettement encore, de la directive sur le temps de travail dont l’adaptation domestique a souvent permis d’accroître la flexibilité du temps de travail (via l’allongement de la période de référence pour le calcul du temps de travail, l’annualisation du temps de travail, les droits unilatéraux attribués aux employeurs), une mesure participant à expliquer l’absence de convergence de la durée du travail en Europe, les PECO maintenant des durées nettement supérieures (Meardi, 2016).

Une européanisation ténue par la norme non contraignante : acculturation et reprise opportuniste de référentiels

Plus attendues, les limites de l’européanisation tiennent encore au faible pouvoir structurant de la soft law communautaire (lignes directrices, recommandations, bonnes pratiques, etc.), dont l’impact sur les logiques d’action publique, les politiques publiques et les référentiels cognitifs reste globalement de faible portée. Elles tiennent aussi à une absence de correspondance (misfit) entre les enjeux européens et nationaux plus prononcée pour les Balkans où, pour ne citer qu’un exemple, la part de l’emploi informel constitue une problématique nettement plus aiguë que celle du chômage de longue durée.

Si les Plans nationaux de réforme (que les États membres doivent fournir à l’UE pour répondre aux « recommandations-pays » de la Stratégie européenne pour l’emploi[5], puis du Semestre européen) jouent clairement le jeu de l’européanisation cognitive, leur traduction reste bien en deçà des engagements affichés. En témoigne, par exemple, l’absence d’augmentation dans les dépenses actives d’emploi ciblées sur la formation — restées à un niveau plancher dans les PECO depuis leur entrée dans l’UE — ou, encore, sur le plan des procédures, la faible participation des partenaires sociaux dans la définition des programmes nationaux de réforme (Meardi, 2016).

Rabattues au registre de la soft law, les recommandations de promotion du dialogue social ont aussi montré leur faible capacité structurante: mise en place d’instances de dialogue social sectoriel restées à l’état de quasi « coquilles vides »; conversion du dialogue social tripartite — dominé par l’acteur gouvernemental — à des fins de légitimation politique (Ost, 2010; Bernaciak, 2013), le tout donnant du crédit à une européanisation déviée et largement opportuniste.

D’autres travaux plus récents ont davantage insisté sur la capacité de la soft law à fournir des ressources stratégiques (cognitives, argumentatives, politiques, voire réglementaires) aux acteurs domestiques. Ce constat vaut en particulier pour les acteurs syndicaux, qui privés de ressources et d’appuis politiques internes, ont puisé dans le référentiel syndical et politique communautaire pour se réformer en interne, comme pour revendiquer un renforcement des droits syndicaux ou, encore, la revalorisation du salaire minimum (Spasova, 2015).

Dans le contexte de crise, la recherche de telles ressources externes par les acteurs sociaux a pris des voies complémentaires à celles de l’UE, toujours plus garante des normes macro-économiques au détriment des normes sociales. Si certains s’en sont remis aux seules ressources politiques domestiques (Kahancova, 2015 : 354), d’autres ont eu recours aux conventions et à l’expertise de l’OIT, suivant une stratégie visant à « externaliser le conflit domestique » (Greskovits, 2015 : 284), mais stratégie de plus en plus diffuse dans les pays de la périphérie de l’UE.

Incitations financières, gouvernance macro-économique : des aiguillons performants pour l’européanisation ou … la déseuropéanisation ?

Relevant d’une logique brouillant les frontières entre lois contraignantes (hard laws) et lois non contraignantes (soft laws), les Fonds structurels[6] ont, sans doute, constitué le plus sûr aiguillon de la dynamique d’européanisation, témoignant du pouvoir structurant d’incitations financières adossées à un ensemble de conditionnalités et de sanctions. Peu étudiée, cette capacité des Fonds européens à infléchir les principes et cultures de gouvernance ou d’action trouve à s’illustrer avec force dans le champ des RP. En conditionnant l’accès aux Fonds communautaires à l’inclusion des partenaires sociaux dans la gestion des programmes européens, l’UE a, non seulement, participé à la mise sur pied d’instances de dialogue social à tous les étages des administrations, mais les Fonds ont aussi orienté de manière significative des cultures syndicales est-Européennes en recomposition (Delteil et Kirov, 2016). Cette manne financière, déterminante pour des acteurs sociaux structurellement en mal de ressources, a poussé ces derniers à s’investir sur le terrain des projets européens, suivant des logiques d’action syndicale privilégiant la gestion, l’expertise de projets, ainsi que le partenariat et la coopération avec l’acteur patronal, au détriment de stratégies relevant d’un registre plus revendicatif et militant (Petkov, 2015).

La période postérieure au déclenchement de la crise de 2007 a vu se renforcer le poids structurant des incitations financières sur la régulation domestique. Les programmes d’assistance financière délivrés par les institutions internationales (Banque centrale européenne-BCE, Fonds monétaire international-FMI et Banque mondiale-BM) ont assujetti les pays sous tutelle — Roumanie, Estonie, Grèce, etc. — à une série d’engagements sur le terrain macro-économique (austérité budgétaire, fiscalité), tout en débordant sur les terrains salarial et social (dépenses sociales, emploi et salaires, fonctionnaires en tête). Si les prescriptions des bailleurs de fonds ont, parfois, laissé peu de marges de manoeuvre aux décideurs politiques, elles ont également pu offrir des ressources de légitimité externe à ces derniers (ressources d’autant plus puissantes que présentées comme « non négociables »), ainsi qu’aux acteurs économiques domestiques ou transnationaux qui ont alors pu faire avancer leurs revendications.

De manière plus indirecte, la pression financière a également opéré avec force via les acteurs économiques transnationaux (multinationales, chambres de commerce étrangères). Mêlant lobbying actif et expertise (juridique ou de politiques publiques), menace de délocalisation ou transfert de charge, ces acteurs ont réussi à marquer de leur empreinte certaines révisions législatives, comme illustrée de manière emblématique par la réforme du Code du travail roumain (voir 3e section). Le poids de ces acteurs a été d’autant plus significatif que les États manquaient d’expertise en interne, ainsi que de capitaux externes (Bohle et Greskovits, 2012).

Transcendant également l’opposition hard law/soft law, la nouvelle gouvernance économique de l’UE mise en place en 2011 autour de la procédure du « Semestre européen » (Zeitlin et Vanhercke, 2014) est venue compléter le jeu de ces pressions financières par un ensemble de recommandations-pays. Ces dernières, initialement cantonnées aux seuls critères macro-économiques, se sont progressivement immiscées sur le terrain de la dépense sociale et de la politique salariale (au nom de la maîtrise des dépenses publiques, de la lutte contre l’inflation, du renforcement de la compétitivité mesurée en termes de solde commercial) via des injonctions de gel des dépenses publiques, de modération salariale ou, encore, de décentralisation de la négociation collective (Bernaciak, 2015). Bénéficiant de l’asymétrie originelle au sein de la CE, ainsi que du nouveau rôle de bailleur de fonds de l’UE, les pressions de la Direction générale « Affaires économiques et financières » de la Commission Européenne (DG Ecfin) ont eu largement le dessus sur celles de la Direction générale « Emploi, affaires sociales et inclusion » (DG Empl).

En outre, ces forces externes ont pesé d’autant plus que coalisées entre elles et relayées par certains acteurs domestiques. Elles ont paradoxalement permis aux acteurs politiques — au nom de la crise et de l’urgence d’y répondre — de se dédouaner du respect de certains principes européens, depuis le contournement du tripartisme (Meardi, 2016) jusqu’à la remise en cause de certains droits syndicaux (voir 3e section).

Ce faisceau de pressions externes a renforcé la présomption d’ambivalence portée à l’endroit de la norme communautaire et de ses effets potentiellement dérégulateurs sur les États-membres (Kahancova, 2015; Drahokoupil et Myant, 2015; Meardi 2016). « L’intégration négative » (Scharpf, 1999), initialement dictée par les forces du marché, a, de fait, trouvé un relais dans des règles communautaires potentiellement favorables à la déréglementation. Au-delà, et plus implicitement, l’intervention de l’UE bailleuse de fonds, ou son silence complice, a pu peser dans le sens d’une « déseuropéanisation » (top-down), relayant une dynamique d’ores et déjà engagée par les États périphériques en mal de compétitivité, au travers de tentatives de contournement de la norme européenne. L’opposition des PECO à la révision de la directive sur le détachement des travailleurs[7] en apporte une preuve récente.

Les relations professionnelles bulgare et roumaine: spécificités et dynamiques

Après un bref aperçu des modèles originaux de RP en Bulgarie et en Roumanie, cette troisième partie détaille les trajectoires des deux pays depuis l’adhésion à l’UE et le début de la crise récente sur trois processus distincts : l’européanisation (essor du tripartisme, reprise formelle des règles de l’UE et acculturation à la coopération); la dérégulation sociale en partie cautionnée par l’UE; enfin, les réponses syndicales, dont celles utilisant les ressources de l’UE.

Originalité et européanisation a minima des RP bulgare et roumain

Dans la continuité de la rupture politique de 1989, la Bulgarie et la Roumanie, comme tous les PECO, s’engagent sur un vaste volet de réformes dans le cadre de la transition de l’économie planifiée à l’économie de marché ou, autrement dit, du système totalitaire à la démocratie. La mise en place d’instances de dialogue social est considérée comme un levier précieux pour tenir de front restructurations profondes et paix sociale, tout comme pour offrir une légitimité politique aux gouvernements de transition. Dès les premières années des réformes, les deux pays vont mettre sur pied une instance de dialogue tripartite, ainsi qu’un cadre structurant la tenue de négociations collectives sectorielles et d’entreprise, avant de reprendre, une décennie plus tard, l’acquis communautaire en matière de droits sociaux et syndicaux.

La longue recomposition syndicale donne lieu à des paysages contrastés dans les deux pays concernés. En Bulgarie, l’ancien syndicat unique réformé (Confédération des Syndicats indépendants en Bulgarie) partage une scène bipolaire avec la Confédération du Travail « Podkrepa » issue de la dissidence anticommuniste, chacune avec un nombre considérable de fédérations affiliées (Kirov, 2015). En Roumanie, la fragmentation syndicale l’emporte avec la présence de cinq confédérations (CNSLR-, BNS, CSDR, CNS Cartel Alfa et Meridian). L’érosion de l’audience syndicale est également contrastée, la syndicalisation roumaine résistant davantage que dans le cas bulgare (respectivement 33% et 20%[8]), lui-même plus résilient que le reste des PECO. Le pouvoir de mobilisation syndicale demeure aussi plus élevé (Glassner, 2013), une des explications résidant dans un processus de dépolitisation ou une autonomisation des syndicats vis-à-vis des partis politiques moins affirmés qu’ailleurs dans la région, qui assure ainsi davantage de canaux d’expression sinon d’influence aux partenaires sociaux. Cette politisation relative a aussi son revers. Elle creuse une crise de légitimité politique (input legitimacy[9]), également malmenée par le corporatisme voire la corruption de certaines organisations (Roumanie en tête). Une crise à laquelle se superpose une crise de légitimité par les résultats (output legitimacy), dérivant de la caution syndicale portée à des réformes contredisant les intérêts des salariés. Plus fondamentalement, ces tendances soulignent la difficulté des syndicats à s’extraire d’une fonction de coopération (avec le parti, avec le management) issue du passé et à endosser un rôle de défense des intérêts des travailleurs.

Du côté patronal, la recomposition est tout aussi complexe et problématique. La fragmentation est particulièrement marquée avec six organisations en Bulgarie jusqu’en 2012 (puis quatre et de nouveau cinq à partir de 2016) et pas moins de treize organisations en Roumanie. Organisations nouvellement créées après 1989, elles regroupent initialement le management des entreprises encore publiques avant d’agréger des employeurs privés nés des grandes vagues de privatisations de la deuxième moitié des années 1990. Le patronat qui s’affirme est un acteur faiblement structuré, manquant de ressources, « fuyant » les arènes de la négociation (notamment à l’échelon sectoriel) pour préférer les registres du lobbying ou de la relation informelle de gré à gré.

Enfin, la faiblesse des capacités de l’État à médiatiser les intérêts, discipliner le capital, filtrer les demandes des élites et la force des lobbyings, ainsi qu’à assurer le respect et l’applicabilité des lois (Delteil, 2016) participe à l’originalité des systèmes de RP. D’un côté, le gouvernement, acteur fort du tripartisme, dispose de larges marges de manoeuvre pour un usage instrumental du dialogue social. La permissivité institutionnelle ouvre aux différents échelons, et notamment dans les entreprises, à des processus de déréglementation qui peuvent aussi se lire en termes de déseuropéanisation.

Le constat d’européanisation formelle, plus prononcé pour ces pays que pour le reste des PECO, trouve ici à s’illustrer avec force. En premier lieu, dans la conversion des fonctionnalités du tripartisme. Activé au gré des besoins du politique, à des fins de légitimation de réformes socialement délicates et/ou de neutralisation des forces potentiellement contestataires, comme cela a été le cas en 1991, 1997 ou 2010 en Bulgarie, le tripartisme est ponctué de fréquents retours à l’unilatéralisme gouvernemental (Delteil et Kirov, 2016) et associé à une fonction faiblement régulatrice (la consultation l’emportant sur la négociation). Cet usage à des fins de légitimation politique rencontre régulièrement la complicité des partenaires sociaux, soucieux de s’assurer une place formelle dans la décision publique.

Une seconde illustration est donnée par le sous-développement du dialogue social sectoriel, défini comme le véritable ‘maillon faible’ à l’Est (Ghellab et Vaughan-Whitehead, 2003). À ce niveau, l’examen des critères formels des systèmes de RP permet d’identifier plusieurs dysfonctionnements, qu’il s’agisse de la faible couverture conventionnelle (pour la Bulgarie et, depuis la crise, pour la Roumanie) ou, encore, du contenu souvent minimaliste des conventions collectives de travail (CCT) : de nombreuses conventions sectorielles répliquent plutôt qu’elles ne complètent le Code du travail (à l’exception des droits syndicaux qu’elles renforcent), laissant ainsi de côté les thématiques-clés que sont les salaires ou les conditions du travail, et renvoyant au mieux la négociation vers les entreprises.

Au terme d’une décennie d’intégration dans l’UE, la Bulgarie et la Roumanie illustrent avec force cette européanisation parcellaire. La transposition de la directive sur l’information et la consultation des salariés s’est soldée par une législation relativement lâche, notamment en Bulgarie. L’opportunité de créer des comités d’entreprises existe, mais n’étant pas obligatoire, elle ne s’est que rarement répercutée dans la mise en place d’instances de représentation. Des études ont démontré que, cinq ans après l’introduction de cette législation, seulement 10% des entreprises disposent de représentants de salariés élus (Mihaylova et Mikova, 2011); une réalité expliquant la faiblesse des CCT.

L’acquis en matière de santé et sécurité de travail fait partie de la législation, mais il demeure quasiment lettre morte dans les pratiques, comme en témoignent les nombreuses violations constatées par les inspections du travail dans les deux pays. En matière de temps de travail, la Bulgarie a également porté un processus de déseuropéanisation en introduisant une période de référence de six mois pour le calcul du temps de travail cumulé, bafouant les quatre mois requis par la directive.

L’européanisation par la norme non contraignante (soft law) est plus contenue et ambivalente encore. Les partenaires sociaux s’impliquent sur des thématiques communautaires, depuis la promotion de la responsabilité sociale d’entreprise, les débats sur la transposition nationale de la Stratégie européenne de l’emploi ou, encore, le développement du dialogue social. Cependant, les résultats de ces actions restent de portée limitée, fortement contingente du volontarisme ténu qui prévaut au sein des entreprises ou des secteurs concernés.

Les Fonds européens ont, à l’inverse, montré leur pouvoir à orienter fortement les systèmes de RP et les logiques d’acteurs. Dans les deux pays étudiés, les opportunités d’accès au Fonds pour le dialogue social ont conduit la puissance publique à multiplier les instances de concertation à tous les échelons administratifs (phénomène plus marqué qu’ailleurs en Europe). Les incitations ont également joué pour favoriser le partenariat social, poussant les organisations à coopérer autour de thèmes d’intérêt commun — comme le développement des compétences, la lutte contre l’économie informelle ou encore la flexisécurité. Le projet bulgare de « Limitation et prévention de l’économie informelle », porté par l’organisation patronale AIKB et la CSIB entre 2009 et 2014, témoigne de l’opportunité de ces fonds pour renforcer une certaine européanisation cognitive, sans toutefois assurer l’efficacité de tels projets qui ont peut-être avant tout pour intérêt de renforcer la capacité financière et organisationnelle de ces organisations. Si l’engagement des syndicats dans la gestion de projets et le registre du partenariat social vient faire écho à l’interprétation minimaliste ou fonctionnaliste du dialogue social par l’UE, il vient aussi faire concurrence à des logiques d’action plus vindicatives.

Une déréglementation portée par la crise et relayée par l’UE

La crise a sérieusement frappé les deux pays en 2008-2009, entrainant une baisse du PIB de 6,6% en Roumanie et 5,5% en Bulgarie, et une hausse du chômage (voir Tableau 2). Dans le cas roumain, le déficit budgétaire a grimpé à 9% en 2009, conduisant le pays à se placer sous la tutelle des bailleurs de fonds internationaux. L’influence externe s’est renforcée sous l’effet de leviers de pression financiers et politiques particulièrement actifs, associant désormais l’UE au FMI et à la BM, par le biais de l’imposition de lourdes contreparties en termes de réformes structurelles, via le relais et la complicité d’un gouvernement partageant l’agenda néolibéral.

Tableau 2

Indicateurs-clés pour la Bulgarie et la Roumanie

Indicateurs-clés pour la Bulgarie et la Roumanie
Source: Eurostat, ICTWSS database

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Plus généralement, et pour les deux pays étudiés, l’UE a pu actionner deux nouveaux leviers de poids : la menace de gel des fonds structurels (mis en application en Bulgarie en 2008, puis en 2013), la menace de report de l’adhésion à l’Espace Schengen (mis à exécution jusqu’à la date actuelle), levier puissant pour des gouvernements ayant fait de l’adhésion pleine et entière à l’UE une promesse électorale de premier ordre.

À partir de 2011, la nouvelle gouvernance européenne, organisée autour du « Semestre européen », va également relayer des recommandations spécifiques de plus en plus pressantes, notamment pour promouvoir la flexibilisation des marchés du travail et le contrôle serré de la croissance des salaires, salaire minimum inclus. Dans les deux pays, cette influence externe sur le jeu politique et social interne n’a pu prospérer que sous l’égide d’une double convergence d’agenda : celui de l’UE convertie désormais au credo néolibéral des autres tutelles (FMI, BM, etc.), et celui, plus ou moins opportuniste, des gouvernements de centre droit bulgare et roumain poursuivant un agenda tout aussi austéritaire que celui promu par l’UE. Pour preuve, la signature volontaire des deux pays au Pacte pour l’Euro-plus[10] en 2011, décision gouvernementale visant à donner des gages d’européanité dans la négociation pour l’adhésion à Schengen, mais aussi moyen de disposer d’un complément de légitimité (ici externe) visant à contenir la contestation sociale. Cette européanisation volontaire a pu aussi être portée par la volonté de certains acteurs (politiques ou socio-économiques) de disposer de garde-fous vis-à-vis des instrumentations et des corruptions de l’administration.

Ces pressions externes ont conforté ou renforcé l’inflexion néolibérale des réformes, telle qu’emblématisée par les refontes profondes de la législation du travail et du Code du dialogue social orchestré par le gouvernement roumain d’Emil Boc en 2011. Ces réformes vont exemplariser à l’extrême l’exigence de « décentralisation de la négociation collective » réclamée par l’UE depuis la crise, via l’abandon de la négociation collective interprofessionnelle et de la règle d’extension des conventions collectives de branche, la mise en pause prolongée de la régulation sectorielle (via la mise à plat de la représentativité syndicale au niveau des nouveaux secteurs économiques), enfin le durcissement des critères d’implantation syndicale dans l’entreprise (Trif, 2013). Elles vont, également, éclairer le pouvoir désormais explicite d’acteurs transnationaux comme la chambre de commerce américaine, qui réussira par le canal de l’expertise juridique à imposer mot pour mot les termes de la nouvelle législation (Delteil, 2016).

Si la conduite de ces dernières réformes reflète l’usage politique de la conditionnalité européenne, présentée par le gouvernement Boc comme impérative et, donc, « non négociable », elle révèle aussi le silence complice de la Commission européenne (DG Ecfin en tête) face à une stratégie de déseuropéanisation où les droits syndicaux revus à la baisse viennent désormais contredire une clause de l’acquis communautaire.

Protégée de l’assaut des bailleurs de fonds, la Bulgarie a davantage résisté à l’européanisation formelle. Cette dernière est cependant sensible à la dynamisation du tripartisme dans la période de crise (Bernaciak, 2013), rare ailleurs dans la région (sauf en Slovénie ou, dans les premiers mois de la crise, en Roumanie). Ce tripartisme de crise est venu en un sens épouser les recommandations de l’UE, incitant à recourir à la consultation pour assurer la légitimité de réformes structurelles difficiles. Mais il a aussi fourni aux partenaires sociaux l’occasion de s’impliquer davantage dans la définition d’un paquet de 59 mesures anti-crise, attestant de la montée de l’expertise dans le camp syndical.

Reflétant la dimension formelle de la convergence, les derniers accords tripartites négociés vont rester pour l’essentiel lettre morte, l’avancée sociale consistant à introduire le principe d’extension des CCT de branche, des extensions n’ayant concerné qu’un nombre limité de CCT depuis 2010, sans être reconduites par la suite.

La crise a plus fondamentalement alimenté un mouvement de dérégulation sectorielle et d’entreprise. En Roumanie, la réforme radicale du Code du dialogue social introduite en 2011 a fait péricliter le nombre de CCT de branche et entrainé une chute du taux de couverture des salariés (à peine 20% en 2012, contre plus de 80% auparavant), redoublée par une diminution marquée des CCT d’entreprise (4209 en 2012, contre 7732 en 2008).

En Bulgarie, après une légère hausse entre 2008 et 2012 (1493 à 1616 CCT d’entreprise, voir NICA 2016), les CCT sectoriels, tout comme les CCT d’entreprise, ont à nouveau baissé, de même que la densité syndicale et la couverture par les CCT (NICA 2016 :16). Et, en 2015, le nombre des CCT a plafonné à 1024, dont seulement 11 accords sectoriels, en grande majorité concentrés en éducation et en santé dans le secteur public.

De nouvelles stratégies syndicales interpellant la règle communautaire

Face à ces processus de déréglementation sociale, les organisations syndicales vont être amenées à déployer de nouvelles stratégies, ainsi qu’à élargir leurs répertoires d’action.

Les syndicats vont, en premier lieu, s’affirmer davantage sur le registre de l’expertise et endosser plus souvent un rôle de « forces de proposition ». En Bulgarie, ils vont aussi, en réaction à l’instrumentation gouvernementale du tripartisme, revendiquer une autonomisation de la régulation conventionnelle qui s’affiche en référence à deux normes supranationales. Ainsi, deux accords nationaux bipartites sont signés en novembre 2010, l’un sur les travailleurs à domicile (s’inspirant de la Convention n° 177 de l’OIT de 1996), l’autre sur le télétravail (basé sur l’Accord-cadre européen sur le télétravail du 16 juillet 2002). Passé le temps fort de la crise, le tripartisme est redevenu intermittent et davantage conflictuel, avec une intensification des débats sur le salaire minimal.

Rendant compte d’un usage de l’UE ou de l’OIT de plus en plus stratégique, les acteurs syndicaux vont, en outre, mobiliser les normes légales ou indicatives pour appuyer leurs revendications domestiques. Suivant un scénario proche de celui observé en Hongrie quelques mois plus tôt, les syndicats roumains vont solliciter l’appui et l’expertise de l’OIT dans le but de tenter de contrer l’érosion des droits sociaux et syndicaux portés par les réformes du Code du travail et du Code du dialogue social de 2011. Les « Memorandums techniques » délivrés par l’OIT vont confirmer la violation de la norme communautaire (ou déseuropéanisation menée sous l’égide de l’UE) et faire pression sur le gouvernement roumain pour une correction législative; cette dernière, promise par Victor Ponta (centre gauche) à son arrivée au pouvoir en 2012, devra cependant attendre l’intervention extraordinaire du Président de la République pour être instaurée en 2015.

En Bulgarie comme en Roumanie, la norme communautaire va également appuyer le combat pour la revalorisation du salaire minimum. Les syndicats vont, en effet, mobiliser la résolution du Parlement européen portant sur le ratio du salaire minimum sur le salaire médian (fixé a minima à 60% contre 40% environ pour les deux pays étudiés), une manière de contrer l’option de la modération salariale promue avec plus ou moins de succès selon les années par le Semestre européen.

Enfin, la période de crise a également été marquée par la constitution de nouvelles alliances tactiques à l’échelon domestique, dont certaines relativement inattendues, et articulées à l’immixtion de références externes. En premier lieu, les syndicats vont tenter de se reconnecter à un mouvement sociétal ayant fait montre d’un pouvoir de contestation, sinon plus opérant, du moins, plus légitime. Attaqués avec virulence pour motif de corruption (notamment en Roumanie), mis en cause dans leur capacité à porter une partie des demandes sociétales dans un large mouvement social les dépassant (incluant la lutte contre la corruption, la défense de l’environnement, etc.), les syndicats vont chercher à forger de nouvelles alliances avec les ONG. Illustrant cette tendance, l’alliance de 2014 formée en Bulgarie entre les deux grandes confédérations syndicales et des ONG sociales, qui fait suite à la publication des recommandations-pays soulignant le niveau censément trop élevé du salaire minimum (Kirov, 2015).

D’autres coalitions plus circonstancielles, également initiées par les syndicats, sont orientées vers les partis politiques et, parfois, de façon plus surprenante, vers les organisations d’employeurs. Dirigées contre l’acteur gouvernemental, les coalitions syndicat-patronat vont se concrétiser par des retraits conjoints des conseils tripartites, mais aussi par l’envoi de « Lettres communes » aux gouvernements (dans les deux pays) ou, encore, comme dans le cas bulgare, de revendications de reconnaissance légale du bipartisme ou d’appels à l’intervention régulatrice de l’État pour réduire les prix de l’énergie (Delteil et Kirov, 2016).

Les succès de ces stratégies seront souvent timides, mais ces dernières témoignent d’une ouverture des syndicats à de nouveaux registres d’action plus militants et politiques. Cette ouverture associe la relativisation du tripartisme comme levier de possibles conquêtes syndicales (Myant, 2016) à l’usage récurrent de la norme externe comme outil susceptible de combattre la dérégulation étatique et conventionnelle.

Conclusion: défaut d’européanisation et/ou européanisation a minima en Bulgarie et en Roumanie ?

Au terme de cet article, de nombreux faisceaux convergent pour souligner les limites, tout comme l’ambivalence, du processus d’européanisation dans la sphère du travail et des relations professionnelles des pays étudiés. Plusieurs interprétations complémentaires viennent étayer le constat d’une européanisation a minima. La première, endogène aux économies concernées, provient de la résistance des acteurs locaux à la norme communautaire, reflet à la fois d’une culture de relations sociales privilégiant l’informalité et du poids des alliances politico-économiques (impliquant les milieux d’affaires transnationalisés) cherchant à préserver la permissivité institutionnelle comme source de compétitivité.

La seconde interprétation renvoie à la remise en cause par l’UE, sous couvert de crise, d’un volontarisme en matière de convergence « par le haut » des systèmes et des pratiques de RP est-européens. Inscrite sous le jeu d’une pression macro-économique redoublée, cette tendance vient conforter un recul des ambitions de l’UE valant, en particulier, pour ses périphéries déjà sensibles dans la révision à la baisse des prérequis négociés à l’heure des élargissements est-européens.

Ce constat interpelle le sens à donner aux tendances précitées : faut-il y voir le signe d’un gel de l’européanisation sociale, celui de la poursuite d’une européanisation de plus en plus minimaliste ou bien, encore, celui d’une déseuropéanisation sociale tout à la fois orchestrée par les facteurs domestiques et communautaires ? Si notre analyse vient créditer la thèse d’une conjugaison de ces trois logiques, adossées à une pluralité de stratégies d’acteurs et de leviers, elle invite également à mettre en lumière le sens le plus évident de ces dynamiques : la conversion du modèle européen de dialogue social en un dispositif toujours plus instrumental aux exigences du néolibéralisme. Ce glissement de paradigme vient écorner la pierre angulaire que constituait le registre de la négociation dans les systèmes de RP. D’un côté, il tend à secondariser ce registre de la négociation (cela à tous les niveaux) au profit de formes de dialogue consultatives et sans portée régulatrice; de l’autre, il vient aussi redessiner le cadre et la logique qui sous-tendent la négociation suivant deux directions. D’une part, la valorisation de procédures de dialogue social “à l’ombre de la loi” — écho au « protocole sur la politique sociale » introduit dans les Traités de l’UE à partir de 1993 — vient offrir une légitimité nouvelle à l’unilatéralisme gouvernemental en cas d’échec des négociations entre acteurs sociaux. D’autre part, la promotion d’une décentralisation « désarticulée » de la négociation collective, associée à la remise en cause de la coordination et de la hiérarchie des normes entre les niveaux de RP.

Ce nouveau paradigme implicite s’affirme aussi dans la consolidation du registre de la coopération et du « partenariat social », consolidation qui tend à évincer toute place à la conflictualité sociale et à ses potentialités régulatrices.

Eu égard à ce nouveau paradigme, et aux tendances décrites au fil du texte, la Bulgarie et la Roumanie ne seraient pas tant ou pas seulement un espace réfractaire à la norme communautaire qu’un espace d’expérimentation au long cours d’un modèle de relations sociales plus accordé aux exigences de la mondialisation néolibérale. Alimentant une dérive plus ancienne du projet européen de démocratie sociale, ce constat n’est pas sans incidence sur un contexte où prospèrent déréglementation et anomie sociale, sur fond de populisme autoritaire.