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VOIX ET IMAGES Cher Hervé, cher Mathieu, j’ai voulu mener cet entretien avec vous parce que vos oeuvres, bien qu’éminemment différentes sur le plan de la forme ou des thèmes abordés, me semblent porter une attention particulière à ce que permet la parole tout comme à ce qu’elle empêche. Commençons donc directement : quelle est votre conception de la parole, et d’où vient ce souci, cette nécessité ressentie de l’éprouver à même vos textes ?

MATHIEU ARSENAULT Mes trois livres les plus importants, Album de finissants[1], Vu d’ici[2] et La vie littéraire[3], sont presque uniquement du gros désordre. Ce qui les fait tenir ensemble a peut-être rapport avec la parole, avec les choses que l’on se fait dire, plus précisément. J’ai écrit les trois livres de la même manière, en commençant chaque jour par taper dans mon document Word tout ce qui me passait par la tête, ce qui me donnait une vitesse d’écriture qui me laissait pris au dépourvu devant la prochaine page, les prochaines lignes, le prochain bout de phrase à faire. J’écrivais trop vite pour raconter quelque chose, pour construire le récit de quelque souvenir ou expérience. Tout m’arrivait par bribes. Par exemple, pour Album de finissants, me sont arrivées des images de casiers, des souvenirs de la matière d’un cours de maths, de garçons qui figent devant les filles. Je laissais tout apparaître pêle-mêle. Quelque chose émergeait petit à petit, sourdement, chaque fois que ça fonctionnait et qu’un texte réussissait à s’organiser assez pour se tenir et donner une cohérence à l’ensemble. Ce quelque chose a rapport avec les choses qu’on nous dit et qui nous écrasent. Les choses qu’on dit à l’école, qu’on dit à la télé, qu’on dit aux écrivains qui commencent. Les choses souvent blessantes qui nous installent dans une position inconfortable : « Vous, les jeunes, vous avez tout cuit dans le bec. Toi, le banlieusard, tu n’es rien de plus qu’une donnée statistique et économique. Toi, la petite étudiante en littérature, tu veux faire ta marque mais tout a déjà été dit et tu n’y peux rien sinon le redire de la meilleure façon. » C’est pour cela que j’ai écrit mes livres, pour prouver que dire notre expérience du monde est un phénomène plus fort que la volonté du monde de nous dire. S’il y a une conception de la parole dans mes livres, elle réside dans ces choses banales que l’on entend dire, ces énoncés que l’on éprouve, qui nous traversent et qu’on essaie de détourner, de travestir pour ne pas être emportés, diminués par eux dans notre être.

HERVÉ BOUCHARD J’ai une conception plutôt naïve de la parole. Je ressasse des choses à propos de la parole, des choses que j’ai entendues, que j’ai lues au cours de mes études, au fil de mes lectures et au contact de toutes sortes de gens. Je suis attentif à ce qu’on dit à propos de la parole. Comme si j’espérais une réponse. Je ressasse des mots de Heidegger, de Benjamin, de Novarina, de la Bible, de Mark Twain, de ma mère. Je les ressasse en les transformant sans m’en rendre compte, comme on travestit un souvenir ou un rêve en se le racontant. Et tous ces mots que je ressasse, bien que je n’en comprenne parfois que des bribes ou que j’y accorde tantôt peu de foi, la plupart du temps je les mets en relation les uns avec les autres et avec ce que je fais afin de trouver une raison à mon obsession de les ressasser. Je trouve là une sorte d’encouragement à continuer à faire ce que je fais. C’est ainsi, par exemple, que je considère la parole comme un souffle, comme le souffle qui s’élève du texte quand celui-ci semble trouver sa forme. C’est un souffle, oui, peut-être ; un mouvement. L’expression d’une énergie propre au corps de la personne. L’expression d’une énergie propre au corps de la personne figurée dans ce mouvement. Ce mouvement qu’est la parole a une durée à côté du temps. C’est un charme. Bien entendu, il s’agit d’une conception mystique pour moi qui suis un naïf. La parole, à la fois quelque chose qui m’échappe et une présence évidente. Comprenez que je donne ici à la parole un sens proche de celui de la grâce ou de l’art. La parole non pas comme chose dite ou comme action de dire, mais plutôt comme transport — la parole créatrice d’un effet de transport. Cette parole-là, c’est l’esprit que je sens parcourir l’oeuvre si, par moments, celle-ci est réussie. C’est la parole qui fait la joie de l’être justement là, dans le sentiment d’être où il faut, comme le dit autrement Mallarmé. Par moments, je crois donner à entendre dans mes textes une joie de parler et de raconter et de dire qui est en lien avec cette forme de ravissement de la parole. Comme si le texte était un chant. Comme s’il évoquait le chant du monde et faisait sentir la joie d’exister. Ce que je décris là, c’est l’expérience à la fois quelconque et fascinante de l’enseignement, quand la porte de la salle de classe est fermée, que le temps ordinaire est entre parenthèses et que la parole tient ensemble tous ceux qui sont là. Jean-Pierre Vidal décrit très bien ce qui jaillit lors de cette expérience. Et les musiciens, les acteurs et les sportifs connaissent bien aussi ce moment où quelque chose les saisit, qui est à l’intérieur d’eux-mêmes et qui est une joie. Ça revient en somme à dire que je considère le texte comme un moyen de fuir la réalité. Ou enfin, que je souhaite par l’écriture me soustraire à un désagrément. Car parler, c’est d’abord la chose que je me sens incapable de faire. C’est ce qui va me couvrir de honte. Ça ne remonte pas seulement à l’enfance et à ma timidité maladive d’enfant sauvage avec tout le remuement de sensations violentes à l’intérieur et l’embarras des proches, etc. Ça vient aussi du contact de mon père sans mots, mon père toute sa vie interrompu dans l’expression de sa pensée par une parole qui se dérobait. De quelques autres scènes aussi de ma petite vie, autour desquelles je forge ma petite idée d’une parole qui manque et qui menace et qui fait de l’être un objet de honte. La parole est une source de grande inquiétude. Je suppose qu’au moins sous ces deux rapports, de la parole empêchement et de la parole ravissement, je peux essayer de décrire la tension qui se dégage de ce que je fais. Mes personnages sont des acteurs forcés de jouer une pièce qu’ils n’aiment pas. Ça ne sera pas toujours comme ça. Ils doivent parler ou mourir. Ils se lancent donc, et comme ils sont assez piètres acteurs, on sent parfois le travail. Au sens où le corps perce de temps en temps au travers de leur racontage, comme pourrait dire Victor-Lévy Beaulieu. Le travail de l’acteur dans le dire du personnage, c’est la lutte rendue visible avec la langue et avec l’histoire qu’il faut raconter. Et c’est probablement dans ce dépêtrement obligé qu’on sent la matière affleurer. On sent l’éprouve. On sent le jouisse. On sent que l’acteur sent les mots lui passer dedans. Le texte est ce qui reste de sa lutte.

VOIX ET IMAGES Qu’elle se réclame de la banalité, du ravissement ou de l’empêchement, voyez-vous l’écriture de la parole comme une exigence supplémentaire du texte ? Et si oui, y êtes-vous assujettis ? Que commande cette exigence dans la fabrique de l’écriture ?

MATHIEU ARSENAULT Je ne dirais pas que la parole est un but, une exigence ou une préoccupation. La parole écrite est arrivée involontairement, parce que je me suis entraîné à courir plus vite que les images romanesques ou poétiques qui me faisaient écrire de la marde lorsque j’ai commencé à écrire et que rien encore ne fonctionnait. Tu sais, les « badauds aux visages contrits », le « tripot qui ne paie pas de mine » ; pendant des années, je n’ai fait qu’essayer d’écrire le plus rapidement possible pour me libérer de cette posture où j’écrivais en me regardant écrire, où je pensais qu’en imitant le style et les obsessions de Kafka (en traduction), j’arriverais à quelque chose. Mais je n’arrivais absolument à rien. Je me suis rendu compte qu’en écrivant le plus rapidement possible, j’atteignais ce point où je n’avais plus le temps de formuler de belles phrases ; je devais écrire comme je pensais, c’est-à-dire comme je parlais parce que ça allait trop vite pour que j’aie le temps de transposer ma pensée dans une langue chargée de toute la monumentalité kitsch de la littérature. C’est peut-être de là que vient l’effet « parlé » de ce que j’écris. Pourtant, je ne cherche pas à donner une forme littéraire à ma manière de parler ; je ne cherche ni la profération ni la transcription de mon monologue intérieur. Lorsque j’écris tout ce qui me passe par la tête, vient un moment où, sans trop savoir pourquoi ni comment, je me retrouve en train de travailler une image, un souvenir, un discours. Je développe rapidement, j’esquisse seulement. À un moment, j’arrive au bout de l’esquisse. Mais l’obsession de la vitesse, celle de continuer à avancer, fait en sorte que je ne peux revenir en arrière pour développer. Je dois aller plus loin, mais comme l’image est derrière, cela m’est impossible. Je dois alors passer à autre chose. Le plus souvent, la suite est sans rapport, j’écris par morceaux, de manière désordonnée. Mais c’est au sein du désordre qu’une nouvelle esquisse peut commencer à s’organiser et revenir vers ce quelque part où pointait le premier texte. Je ne me rends compte de rien, mais les esquisses en viennent à se concentrer autour d’une question principale. Et je ne fais ensuite que développer autour de ce pivot central. Quand je suis chanceux, ces questions me permettent d’avancer dans mon projet de livre. D’autres fois c’est trop mince, j’écris dans le vide des choses qui ne cherchent qu’à me divertir de ce vide. Bref, j’essaie de penser avec des images ce que je n’arrive pas à articuler avec des idées ; pour y arriver, je dois écrire à une vitesse où ce que je tape s’entend comme une parole retranscrite.

HERVÉ BOUCHARD Mes textes sont proches du théâtre parce qu’ils sont faits dans la perspective d’être dits, lus à voix haute, articulés. C’est leur clarté. L’action qui consiste à faire entendre le texte par la parole donne au texte une clarté dont il semble privé dans la lecture silencieuse. Construire des images claires avec du texte obscur, c’est ce qui semble se produire avec mon écriture. Je ne suis pas convaincu que cela soit effectivement vrai, mais je suis très mauvais juge puisque j’écris avec les oreilles grand ouvertes et que j’ai donc l’impression d’écrire avec une limpidité d’eau de source. La parole est ici considérée comme ce que j’entends. Et entendre signifie sentir la justesse de ce qui est énoncé, prononcé. Si je n’entends pas, il n’y a pas de parole, ça ne parle pas, ça ne dit rien et il faut recommencer. L’exigence de la parole est un critère d’évaluation de l’efficacité de l’écriture. Tel est le jeu auquel je me livre. Je travaille le texte comme un acteur. Je ne cherche pas quelque chose à dire ou à raconter, j’ai assez à dire et à raconter. Je travaille le rythme et les sonorités, je travaille le rendu, je fais du montage, je compose des séquences, toujours dans un esprit très musical. Je ne jongle pas avec des idées, plutôt j’invente des moyens de faire paraître des images. Je pense en termes de flot, de défilement, de passage, de descente. Toujours afin de garder la parole vivante. De mon point de vue, ça va. J’ai donné à entendre mes textes pour rompre avec l’ennui que j’éprouvais à l’écoute des poètes lors des soirées de lecture. Pas toujours des poètes ; des conteurs, etc. Je me trouvais en manque de clarté et je désirais entendre. Je désirais voir vivre. Je souhaitais ardemment sentir quelque chose. Ça ne se produisait pas. C’est par-dessus tout le désir d’entendre qui m’a conduit à produire ces textes. Ils sont à l’opposé du silence et de l’obscurité. C’est dire qu’ils sont tournés vers la parole et la lumière. Telle que je l’entends, la parole est franche et directe et claire, elle est brutale et elle est rapide, elle est souveraine. J’y suis entièrement assujetti ou je ne suis pas un écrivain de la parole. Ce n’est bien entendu qu’une manière de voir et elle n’est pas exclusive.

VOIX ET IMAGES Mathieu, si j’ai bien compris, l’écriture doit toujours avoir un pas d’avance sur l’image finie, qui fige la langue et nous la fige aussi. L’idée, c’est d’écrire presque en adéquation avec le mouvement de la formation mentale des images. Le « stream of consciousness » dont parle si souvent la critique lorsqu’elle évoque tes livres ne se manifeste-t-il pas, justement, dans ce surgissement un peu bordélique d’images (et de signifiants) dont tu veux rendre compte dans l’écriture (la manière dont le sujet se dit, pour les autres, oui, mais surtout pour lui-même, intérieurement, donc pas nécessairement syntaxiquement) ? Dirais-tu que ton expérience de la vitesse dans l’écriture est un moyen, une ruse pour approcher esthétiquement ce surgissement caractéristique du monde intérieur du sujet ?

MATHIEU ARSENAULT Je cherche depuis quelque temps la manière de décrire le plus concrètement possible ce qui se produit lorsque j’écris. J’essaie d’arriver à l’image, à la pensée à partir, oui, d’un flux, que je ne nommerais pas « flux de conscience » parce que la conscience n’en est qu’une infime partie. J’écris avec tout ce qui m’a traversé récemment, les choses que j’ai vues, les idées qui me sont passées par la tête, mais aussi les inquiétudes informulées, les inconforts physiques provoqués par telle situation sociale ou tel événement ; le fleuve dont parlent les fragments d’Héraclite, la petite partie du fleuve du monde que j’ai traversée dernièrement. Le fleuve ne s’arrête jamais de couler, tu es traversé par lui, mais il est insaisissable dans sa totalité. Le tout de l’expérience possède une forme indéterminable parce que le langage est tenu en échec par le disparate du vécu ordinaire. On fait en continu l’expérience du réel, mais il est indicible parce qu’il est trop bruyant et serait trop long à raconter. Le réel est un indicible non mystique. Il est mon matériau mais il n’est jamais ma question principale, jamais le sujet du livre que je suis en train d’écrire. Le matériau se dépose en images, en pensées, en morceaux de raisonnement que je maintiens dans l’enclos du sujet du livre (école secondaire, banlieue, milieu littéraire), même s’il en déborde constamment. L’an dernier, j’ai installé un logiciel-espion sur mon ordinateur qui archive à mon insu tout ce que je tape sur mon clavier. Le plus fascinant de cette expérience, c’est qu’au coeur de ce document qui s’archive de lui-même, ma vie apparaît démesurément distordue par les raccourcis du clavier, les retours en arrière ou les fautes de frappe que je n’arrête pas de faire. Le logiciel-espion roule encore présentement : « xpéirencerienc e c’es quet que lma vie en lgneieng gne apparaît dans distordu edémesurméemntment ». Je ne sais pas ce que ces parasites grammaticaux signifient, mais assurément ils pointent vers quelque chose du réel que ma démarche d’écriture laisse de côté. C’est le réel qui est plus rusé que moi, parce que je veux encore écrire de belles choses, mais cette quête est pleine d’orgueil. Je ne gère pas la honte comme le fait Hervé. Je suis encore un petit garçon, pas un adulte, j’ai encore du chemin à faire pour affronter la complexité ordinaire du rapport au monde, là où l’on est parfois beau mais sale.

VOIX ET IMAGES Et toi, Hervé, quel est ton rapport à l’image dans l’écriture ? Tu dis faire des livres d’images, ou plutôt des livres qui sont les partitions de leur formation, un moyen de les faire surgir. Ça me semble, d’une certaine manière, très voisin de la démarche de Mathieu, non ? Dirais-tu que tes textes sont porteurs d’un dire ayant une préséance sur le voir ? Tu as toi aussi un rapport avec la vitesse dans l’écriture, dans le déploiement de ces listes (« tantôt pommé d’l’écorce, tantôt singeant d’l’ovale[4] ») que tu qualifies de descentes dans le langage. À quoi ces listes te permettent-elles de toucher, en quoi ce rythme de « l’accélération infinie » t’est-il nécessaire dans l’écriture ?

HERVÉ BOUCHARD Mon rapport à l’image est encore une fois très naïf. J’en parlais précédemment, à propos de la parole et du souffle et de la clarté ; je vais essayer de développer tout ça. J’appelle « image » cette sorte de vision intérieure que forme l’imagination à l’écoute ou à la lecture du texte. L’image, c’est ce que le texte produit, le plus possible en série. Je suis un écrivain figuratif. Je conçois le texte comme un défilé d’images fixes, le livre comme un tableau grand format du genre de ces peintures réalistes de la Renaissance flamande par Brueghel l’Ancien ou Brueghel le Jeune, scènes d’hiver, scènes de carnaval, etc., que l’oeil parcourt un détail à la fois, et chaque détail est une histoire et on n’a jamais fini de regarder ; et l’oeuvre est comme une exposition ou une galerie ou un entrepôt où le regard se déplace. C’est aussi simple que ça. Je voudrais que ce soit aussi simple que ça. C’est ça que je veux faire, c’est ça que j’essaie de faire. C’est ça que je pense faire. Je voudrais que ce soit toujours aussi simple que ça, mais je suis vaniteux autant que je suis naïf et je pense savoir ce que je fais. Le texte a-t-il préséance sur l’image ou l’image préséance sur le texte ? Je ne sais pas, je suppose qu’il s’agit d’un va-et-vient. Il faut des images toutes faites, des clichés, des métaphores faciles, des emprunts à l’esprit du temps ; et il faut des images tordues, des constructions originales, des descriptions inédites, des figures éclatantes parce que singulières. Le texte a préséance sur l’image, le plus souvent, parce qu’il est la forme de son jaillissement. Le texte est le côté obscur de l’image, il est combat, souffrance, encombrement, circonvolution, gêne, travail. Il n’est pas que ça, mais il est ça. L’affaire du texte, c’est l’évocation. Les mots appellent les mots, et l’écriture est une extrême attention à ce qui advient en elle et ne pouvait être prévu par moi et que pourtant elle préparait. Le texte produit l’image, c’est-à-dire captive la conscience de celui qui entend, et je suis celui qui entend. Je ne cherche pas à être attentif à un flux intérieur ou à une sensation réelle que je tenterais de capturer ou à laquelle je réagirais, il n’y a pas d’urgence ou de hâte ou de précipitation dans le geste de l’écriture, dans le geste de la consignation par l’écriture. Il y a une tension, certes, une menace, une poussée derrière, un train, mais pas de presse. La fabrique des images participe du même travail que la fabrique des vers, la clarté de l’une est dans la forme de l’autre. D’accord, je ne fais pas de vers, mais c’est tout comme. Ça va, ça vient. Je monte quelque chose. Je construis quelque chose. Je le fais en accumulant des images. Je suis peut-être un écrivain de la parole, mais j’écris en cinéaste du muet. Je me prends pour un montreur de choses. Je fais comme si le monde existait. Je fais comme si ça comptait. Le jeu consiste à lancer la machine à dire, la machine à produire du récit, des images, des histoires. Une manière de croire en la vie, ce mouvement. Dans le geste de l’écriture, c’est ce que je cherche, ce mouvement. Et cependant, toute cette profusion d’images en chapelets qui se croisent trace les contours de ce que le livre porte en son centre et qui ne peut être conté. La réalité ne peut être décrite, ni montrée. Le livre en trace les contours approximatifs comme le ruban esquisse la silhouette du cadavre sur le sol dans une scène de crime. L’écriture est le jeu aveugle de l’accumulation des images qui composent un tableau que je ne sais pas voir parce que je ne peux m’extraire de la vie que le mouvement de l’écriture mime. Les images n’ont guère d’importance en elles-mêmes, généralement ce sont des banalités. C’est le mouvement qui les anime qui fait l’art et donne l’impression de la vie. La vitesse, la sensation d’infini, tout ça pour essayer de donner l’impression de la vie. Ça peut toujours continuer. On peut toujours ajouter quelque chose. La vie ne meurt jamais.

VOIX ET IMAGES À la suite de ces réponses, je ne peux m’empêcher de remarquer que vous écrivez tous les deux en résistance à un réel qui se joue de vous, et au coeur duquel votre rapport au langage incarne autant le rôle de vecteur d’assomption — faire comme si le monde existait — que celui de point d’achoppement à rendre complètement compte de la vie — ce qui ne peut être conté (compté). Ainsi l’écriture advient-elle à partir de vous, mais aussi au-delà, comme une espionne qui vient vous raconter ce quelque chose qui échappe au dicible et semble se trouver à la base de vos deux démarches, de vos deux désirs d’écriture. Diriez-vous que cette épreuve de l’inadéquation de la parole au réel, sans cesse rejouée dans vos textes à travers vos ruses et vos inventions, peut être un moyen d’approcher une certaine forme de sacré — non religieux et non mystique —, quelque chose comme le noyau dur d’une expérience commune aux êtres doués de parole ? Et n’est-ce pas dans cet écart que se situe la possibilité non pas de se libérer de la honte, mais bien de « libérer la honte[5] », de la porter comme une condition d’existence ?

MATHIEU ARSENAULT Il y aurait une part de sacré si mon rapport à l’écriture avait des comptes à rendre au réel. Mais le réel va toujours nous échapper. Tout ce qu’on a appris, tous nos souvenirs, tous les détails des sensations ordinaires qui nous dépassent à chaque instant, on peut toujours commencer à les écrire, mais il faudrait écrire simultanément et en plusieurs dimensions pour rendre compte de tout. Et même le compte rendu de la minute la plus calme et la plus plate se buterait à l’impossibilité de ce que Leibniz appelle le « principe de raison suffisante » : chaque élément vécu en cette minute, sensation, souvenir, petit événement, demanderait une énumération infinie des causes et des raisons qui l’expliquent. Chaque détail exige de cartographier un territoire infiniment vaste. Que peut-on faire alors ? On peut essayer de confronter le réel ; c’est ce que j’essaie de faire quand j’écris. Je ne veux pas le confronter pour en donner une représentation, car celle-ci serait nécessairement imparfaite. Je ne veux pas non plus ressasser l’échec de la parole à l’égard de cette expérience continue que nous faisons du réel, céder à la honte d’être inadéquat parce que nous ne pouvons jamais dire complètement ce que nous vivons. Je ne veux pas susciter une mélancolie du réel qui nous briserait et nous ferait choisir par dépit la réalité — du roman, de la série télé ou d’une vie active — et nous laisserait diminués par l’impossibilité de dire la vérité de notre expérience. Non, je veux confronter le réel pour le rendre occupable, pour qu’on puisse s’y maintenir. Je cherche à plonger, jour après jour, par l’écriture, dans le réel, et à en aligner les morceaux que je reçois dans le désordre du quotidien et qui se succèdent de manière accidentelle. Les liens entre les fragments que j’écris peuvent être de toutes les modalités : rythmique, émotive, rationnelle, métaphorique, ironique, narrative, etc. En eux-mêmes, ces liens ne pointent pas vers un sens précis, mais vers une intensité du sens dans la mesure où je ne cherche pas une organisation qui mettrait fin à l’accidentalité de l’expérience du réel ou laisserait croire qu’un ordre de réalité est possible, mais bien une amplification de la richesse et de la profondeur du lien lui-même. Les morceaux de texte qui me satisfont me semblent tendre vers un excès d’explication, comme dans l’art pictural du Moyen Âge, où chaque élément est une surcharge de symboles résonnant avec les autres éléments, faisant ainsi de chaque tableau une instance indéfiniment interprétable. Quand un texte réussit à produire un tel foisonnement d’éléments mis en lien de manière polysémique, quelque chose est créé : un espace que la subjectivité peut occuper. Parce que l’immensité, à ce moment, n’est plus celle du monde, mais la nôtre. Alors le réel n’est plus cette masse écrasante qui nous fait sentir trop petits. Je recherche cette vie inépuisable qui peut supporter l’épreuve du réel. C’est pour cela que j’écris. C’est à l’égard de cette nécessité de survivre au réel que j’ai des comptes à rendre. Peut-être que ça ne marche pas tout le temps dans mes textes, mais c’est ce que je vise. C’est ce que je vise aussi à travers mon expérience de lecteur et de spectateur ; c’est ce que je vise aussi dans mes relations avec les autres.

HERVÉ BOUCHARD La honte est liée à cette incursion du réel dans le champ de la conscience. Elle est la révélation de la nature de l’être méprisable d’abord, tragique ensuite. C’est probablement dans le rapport tragique au réel que l’écriture touche au « noyau dur d’une expérience commune aux êtres doués de parole » comme l’énonce ta question. Il y a là, oui, quelque chose. La honte est le sentiment du réel. Elle est la conscience de mon inadéquation au réel. C’est dire que le réel est ce dont je ne peux m’accommoder que dans la souffrance. Sur le plan anecdotique, c’est Jacques Mailloux qui se réveille dans son lit mouillé[6]. J’ai été Jacques Mailloux. La menace du réel au coucher, plus qu’un soupçon, dans l’angoisse ; puis la souillure au lever dans la honte. Tous les matins, ça vaut la peine d’exagérer. Entre ces deux sentiments, rien, absolument. Je suis cela qui me couvre de honte et je n’y peux rien. Je suis le loup-garou. Pas encore tout à fait. Car la honte vient aussi du fait que l’embarras face à l’objet qui la cause est sans mesure avec la réalité en elle-même, qui est objectivement insignifiante, si je peux me permettre. Il n’est aucun bien du monde, comme le dit Clément Rosset, qu’un examen lucide ne fasse apparaître en définitive comme dérisoire et indigne d’attention (il dit ça dans La force majeure). D’où le ridicule de la honte elle-même. Dans sa constitution émotionnelle particulière, l’être se trouve alors au plus bas. C’est ce qui devient très drôle. Car on fait toujours beaucoup de bruit pour rien. (En ce sens, s’il arrive que l’écriture semble préoccupée par une quelconque forme de sacré, ce ne peut être que par un détour momentané.) C’est en cela que la vie est tragique. Et c’est probablement sous ce rapport, comme tu le suggères dans la dernière partie de ta question, qu’on peut imaginer porter la honte « comme une condition d’existence ». Car on n’échappe pas au réel. Il n’y a pas d’extérieur au réel. Quand on y est, on y est bien, comme dit Céline. On n’en sort pas. On ne peut en avoir une vision ni complète — Mathieu l’expose clairement — ni extérieure. On ne peut pas s’en aller. Dans En attendant Godot, quand les personnages disent qu’ils vont s’en aller et pourtant ne s’en vont pas, c’est ce qu’ils illustrent absolument : ils ont beau prétendre pouvoir s’en aller, ils ne le peuvent pas. C’est l’une des plus fortes illustrations du célèbre mot de Shakespeare, « all the world’s a stage ». Il n’y a rien en dehors de la scène. Il n’y a rien en dehors du monde. Il n’y a rien en dehors du jeu de vivre. C’est la grande tragédie, que d’y être et de savoir comment ça finit et de ne pouvoir l’éviter. Il n’y a pas d’action qui permette l’évitement du réel. Je pense à cette scène d’Apocalypse Now où le personnage interprété par Robert Duvall, Kilgore, le chef de la division aéroportée, est là sur la plage, on est en pleine bataille, il prétend qu’on y pourra surfer et il va et vient, il se défait de son foulard jaune et de sa chemise militaire, il va torse nu, coiffé d’un chapeau qui rappelle une autre guerre vieille d’un siècle, il rassure les soldats, il commande les bombardements, il prend soin d’une mère et de son enfant, il se tient là, souverainement dressé et calme alors que les bombes et les balles fusent et que ses hommes sont accrochés à leur fusil et à leur casque, la peur au ventre. Il fait une pause étonnante au milieu de l’agitation et il décrit l’odeur du napalm au petit matin, elle est pour lui l’odeur de la victoire. Puis il s’assombrit. Il entrevoit déjà la fin des combats, qu’il va regretter. Pour lui, la réalité déplaisante correspond à la certitude d’un après à la guerre. Un peu plus, il se mettrait à chialer comme un enfant qui a perdu son chien. Cela, il ne peut le dire. Et on dirait que c’est son euphorie de raconter les bombardements qui a ramené à sa conscience la noirceur de ce qui ne manquera pas d’advenir. Son inadéquation dans la paix. C’est le paradoxe du soldat, qui travaille à la paix, laquelle est la pire chose qui lui puisse arriver. Cette scène est d’une intolérable cruauté. Le réel se manifeste au moment où on avait commencé à l’oublier. Mais tout finit toujours par se savoir, comme dit la mère Mailloux. Le réel arrive toujours. Dans cet aspect tragique de l’écriture, ce qui m’intéresse, c’est cette disposition tendue, très lucide, très au fait de la menace du réel, toujours prêt à jaillir. La menace qui travaille comme par en dessous et qui ne se nomme pas parce que la nommer, justement, c’est se couvrir de honte, c’est en dévoiler le ridicule. « Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin », dit Malone. La tragédie tout entière est dans ce « quand même ». Il ne s’agit pas d’un aveu qui me libérerait d’un poids et m’aiderait à supporter ma pauvre nature, du genre : « Bonjour, je m’appelle Hervé et je suis un toxicomane. » Mais je suis un toxicomane et mon dire conserve enfouie l’évidente menace qui me guette et que tout le monde connaît. Et cela est d’une telle évidence que le dire est idiot. Et le taire est bien entendu impossible. En cela, l’écriture tient toujours un peu de la métalepse. Ne vous abaissez pas à vous croire meilleur que celui qui ne sait rien cacher, dit le prêtre alpiniste dans Parents et amis… L’écriture s’attache à fabriquer des objets suivant cette structure tragique du réel. Et les exemples dans la littérature, où cette structure semble suivie, sont si nombreux qu’il paraît cliché de continuer dans cette veine. N’empêche. Le réel surprend toujours. Et l’écriture qui l’évoque finit elle aussi par laisser voir sa propre matière, ce qui transparaît dans l’abandon. Heureusement, le réel se manifeste par intermittence. C’est-à-dire qu’on ne passe pas sa vie dans l’angoisse de la mort. On vit. On continue. On raconte des histoires.