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Que fait la parole ? Voilà la question qui rassemble les collaborateurs et collaboratrices de ce dossier. Frontière entre souveraineté et assujettissement, la parole humaine fait apparaître un sujet et un corps traversé — transcendé — par cette altérité familière. D’emblée, une réflexion sur « le parler dans l’écrit » suppose une prise en compte de l’oralité et de ce qu’une telle notion convoque. Disons pour commencer que nous n’abordons pas ici le domaine des oeuvres réellement communiquées oralement (littératures de tradition ou de transmission orales, chanson, rap, slam, poésie sonore[1]). Les poétiques de la parole désignent plutôt ce qui, dans l’écriture, donne à entendre et même à voir ce « faire » qui agit le corps de l’énonciation et suscite aussi bien la profération (voix, tonus, souffle) que l’écoute.

D’après Marion Chénetier-Alev[2], la plupart des travaux sur l’oralité dans la littérature écrite se répartissent en trois champs : la transposition de la langue parlée, la transposition du « style oral[3] » et le « mode d’énonciation du texte[4] ». Elle fait remarquer que le plus largement traité est le premier, qui représente pourtant « un sens restreint » de l’oralité, faisant « la part belle à l’illusion d’un possible oral dans l’écrit », même si « le caractère d’utopie linguistique » d’une telle présence a été largement reconnu[5]. Son constat, surtout fondé sur des travaux européens, vaut tout autant pour la critique du Québec, qui a abordé l’oralité essentiellement sous l’aspect de la langue parlée[6]. Il faut dire que cette forme d’oralisation de l’écrit est très importante dans la littérature québécoise, ce qui tient bien sûr à la situation du français en Amérique. Lise Gauvin écrivait ainsi que « le métadiscours sur la langue, qui prend l’aspect d’une véritable surconscience linguistique, informe tout autant les positions critiques que les oeuvres de fiction[7] ». Les publications sur les liens entre littérature et langue parlée au Québec abondent, comme le montrent les deux dossiers que Lise Gauvin a consacrés à cette question[8].

Les actes d’un colloque franco-québécois organisé par Claude Filteau en 1986, « Le français oral : sa description linguistique et ses manifestations dans la littérature québécoise[9] », ont fait date et illustrent diverses tendances des travaux sur le sujet[10]. À l’exception de ceux d’Henri Meschonnic et de Claude Filteau, tous les articles sont consacrés au roman ou au théâtre, et tous assimilent l’oralité au parlé, compris comme langue populaire, voire nationale[11] ; la réflexion sur la spécificité de la parlure québécoise et sur le joual y occupe une grande place — comme en témoigne la présence, à ce colloque, de Michel Tremblay, dont l’oeuvre représente « “l’imaginaire” de l’oralité québécoise[12] » — même si les analyses véritables de leur transposition dans les textes demeurent marginales et limitées[13]. Les questions abordées sont diverses, associées « aux situations de discours, à l’institution littéraire québécoise, aux rapports entre genre littéraire et transcription de l’oralité, etc.[14] ». Plusieurs communications abordent la langue parlée en relation avec des questions d’énonciation, notamment sous l’angle de l’hybridation ou du plurilinguisme bakhtiniens ; c’est une voie qu’emprunteront aussi d’autres travaux sur l’oralité par la suite[15].

Examinant le « parler dans l’écrit », le présent dossier vise autre chose que la transposition littéraire du ou des vernaculaire(s) québécois, ou de quelque parlure, et se rapproche davantage de ce que Chénier-Alev appelle le « mode d’énonciation du texte ». Il aborde des oeuvres et des pratiques d’écriture qui accordent une place centrale, voire fondatrice, à la parole reconnue dans son acte ou dans ses effets. Dans sa contribution au colloque organisé par Claude Filteau, comme d’ailleurs dans l’ensemble de son oeuvre théorique[16], Henri Meschonnic critiquait la dichotomie entre l’oral et l’écrit, de même que la confusion fréquente entre l’oral, le parlé et le populaire, pour proposer une définition poétique de l’oralité comme subjectivation du discours par le rythme et la prosodie :

L’oralité est […] le mode de signifier où le sujet rythme, c’est-à-dire subjective au maximum sa parole. Le rythme et la prosodie y font ce que la physique et la gestuelle du parlé font dans la parole parlée. Ils sont ce que le langage écrit peut porter du corps, de corporalisation, dans son organisation écrite[17].

Ainsi, nous comprenons l’expression « poétiques de la parole » d’abord au sens d’une « subjectivation », une énonciation qui ne se limite pas à sa représentation dans un « appareil formel[18] », mais se manifeste dans le déploiement du discours (dans son rythme, sa prosodie, son phrasé, ses inflexions), dans « ce que le langage écrit peut porter du corps[19] ».

Notre entreprise se réclame d’une analyse qualitative, puisque le déploiement de la parole humaine ne peut s’appréhender dans le détail et le décompte de toutes ses manifestations ; cette tâche serait vaine si l’on ne pouvait en même temps prendre en compte la fonction de liaison que suppose la parole, constamment « prise et reprise, répétée, rapportée, détournée[20] ». Notre désir d’aborder la question du parler dans l’écrit permet de mettre en question et en lumière, à travers les ressorts de poétiques précises, le mouvement de fondation subjective et d’assujettissement caractéristique de la parole humaine — cet acte qui engendre et médiatise notre rapport au réel tout en signant notre inadéquation à celui-ci.

Ce que nous appelons « parler dans l’écrit » renvoie donc à une pratique littéraire qui insuffle rythme et corps au texte et, de ce fait, module et infléchit son discours. Quels savoirs la littérature québécoise peut-elle nous révéler sur le statut de la parole humaine ? Quelles sont les « formes-sens[21] » et les désirs d’écriture porteurs de ce « quelque chose qui est manifestement dit mais que l’on n’entend jamais[22] » ?

Dans l’entretien qu’ils nous accordent pour ce dossier, Mathieu Arsenault et Hervé Bouchard, deux auteurs aux pratiques littéraires pourtant fort différentes, s’expriment sur cette tâche qui consiste à écrire la parole et qui leur permet, chacun à sa manière, de créer une énonciation singulière. Si, chez Arsenault, l’écriture de la parole est liée à une expérience de la vitesse dans le geste d’inscription — écrire plus vite que sa propre pensée, plus vite que la formation mentale des images — visant à contourner, à déboulonner le cliché, le sens convenu qui, toujours, guette la phrase en devenir, elle est, chez Bouchard, une manière de se « soustraire à un désagrément[23] », si ce n’est à la honte que l’interlocution risque toujours de susciter. Écrire la parole consiste en quelque sorte pour eux à se mettre à l’écoute de l’« incursion du réel dans le champ de la conscience[24] » et à refaire l’épreuve, à même le geste scriptural, de l’inadéquation de la parole au monde.

L’écart constitutif de notre condition langagière est aussi rappelé dans d’autres articles du dossier, notamment celui d’Anne Élaine Cliche, qui propose de retrouver le dire de la parole, c’est-à-dire le mouvement de frayage qu’elle implique pour tout sujet. Rappelant la « valeur de tessère[25] » de toute parole — sa fonction médiatrice —, Cliche s’inspire de la Bible pour mettre au jour une subjectivation de la parole qui s’effectue à partir de sa réception, car « la parole se parle en nous[26] ». Convoquant Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu et Gilbert La Rocque, Cliche montre que s’intéresser à la question du parler dans l’écrit permet de se mettre à l’écoute de l’effort consenti par une oeuvre pour entendre les voix et les faire entendre ; de donner à percevoir non pas tant ce corps d’où sort la voix que l’inverse, à savoir la voix d’où sort un corps.

Entre l’appropriation et le dessaisissement auxquels nous soumet l’entrée dans le langage, une interrogation demeure : d’où parle le sujet ? « D’où ça parle, et quand[27] ? » C’est cette question qu’aborde Louis-Daniel Godin en analysant la structure onomastique présente dans Mailloux. Histoires de novembre et de juin d’Hervé Bouchard. Son étude expose les mouvements de glissements et de renvois qui, toujours, opèrent entre le corps et le nom (prénom, patronyme, surnom), et témoignent de l’émergence — difficile, entravée — de tout sujet. Alors qu’il fait affleurer de l’écriture bouchardienne le refoulement inévitable contenu dans l’assignation et la reconnaissance du nom propre, Godin nous ramène à la force évocatrice de cette poétique qui repêche l’enfance comme seule posture énonciative apte à nous livrer la vérité du sujet, et dépasse de ce fait le pessimisme d’un discours critique cantonné dans le constat d’une littérature québécoise qui n’arrive pas à naître.

Laurance Ouellet Tremblay se penche sur un texte où s’affrontent, sur les plans du sens et de l’énonciation, l’immédiateté de la parole vive et la distance de l’écrit, soit le scénario commenté de La bête lumineuse, de Pierre Perrault. Dans sa lecture, elle montre que le geste d’écriture du cinéaste-poète vient réconcilier, voire transcender la dichotomie existant entre la parole vive des chasseurs, synchrone au rite de la chasse, et l’ostentatoire désir d’écriture du chasseur-poète, qui implique nécessairement une exaltation et une mise à distance de l’expérience vécue. Permettant à ces deux postures langagières de dialoguer au sein d’un même objet textuel en les présentant comme « deux versants d’un même orgueil[28] », deux vérités ne commandant nulle primauté de l’une sur l’autre, l’écriture revêt ici la seule fonction que lui reconnaît Perrault : celle de « mettre au monde[29] », de révéler le caractère incommensurable de la parole humaine, c’est-à-dire la part de souveraineté irréductible résidant dans chacune de ses incarnations.

Si l’on s’attarde plus précisément à la parole comprise comme incarnation, pour ainsi mettre au jour sa part consubstantielle au corps, on constate que la chair de l’homme désigne autant une matière organique — sang, nerfs, peau — qu’un tissu symbolique[30], surface langagière sensible permettant au sujet de lire le monde et d’y prendre part. De cela, Lucie Robert rend compte avec acuité dans une lecture de La peau d’Élisa de Carole Fréchette, où l’on comprend que la parole — dans ce cas précis, la performance de son énonciation — devient une arme permettant au corps de tenir, de ne pas disparaître au creux des replis d’une peau qui pousse trop vite. Dans cette optique, le récit de soi ne compte plus pour la véracité de ce qu’il raconte — les histoires et les faits peuvent être empruntés, remaniés —, mais pour sa simple performativité, rappelant au passage que l’on parle aussi, surtout peut-être, pour ne pas « mourir sans s’être raconté[31] », ne serait-ce que partiellement, imparfaitement.

Dans la mesure où il est nécessaire au sujet de se raconter pour s’incarner, les risques d’errance, de dépossession et de désinvestissement sont indissociables de certaines prises de parole. C’est ce que soulève l’article de Catherine Cyr à travers une analyse des ressorts énonciatifs de deux pièces théâtrales, Yukonstyle de Sarah Berthiaume et Nacre C de Dominick Parenteau-Lebeuf. Cyr révèle, en dégageant ce qu’elle repère comme des imaginaires corporels — traces et témoins de la déconstruction du sujet moderne —, ce que parler implique parfois de sortie extatique hors de soi et hors du corps.

Les poétiques de la parole mises en lumière dans ce dossier travaillent toutes la texture d’une altérité subjective. Ainsi l’analyse du parler dans l’écrit devient-elle une manière d’offrir une scène, un lieu d’apparition à l’inassignable source de la parole.