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Homère n’appartient à personne, pas même aux meilleurs de ses lecteurs. Chacune de nos lectures traverse les strates des lectures antérieures, superposées sur la page comme les veines d’une roche à tel point que le texte original (si chose aussi pure a jamais existé) est à peine visible[1].

L’article se propose d’analyser le rôle de l’éditeur, au double sens de publisher et d’editor, dans la « traduction » d’une oeuvre classique et, partant, dans la construction de la signification de celle-ci. Textes patrimonialisés et transmis au nom de la valeur qui leur est attribuée[2], les classiques sont en effet des textes indéfiniment traduits. Leur universalité, constitutive de leur statut de classiques, conduit d’abord à leur traduction dans de multiples langues. Mais leur valeur symbolique porte aussi à leur constante retraduction, au sens (premier) où de nouvelles traductions voient le jour, qui viennent cohabiter avec les précédentes, mais aussi au sens (figuré) où le texte est constamment commenté, ajusté, coupé, maquetté, illustré et, par conséquent, retraduit à l’infini. Ainsi, au-delà du rôle du traducteur qui fait passer un texte d’une langue dans une autre, les travaux de Roger Chartier[3] et de Donald MacKenzie[4] sur l’histoire du livre, et ceux de Gérard Genette sur le paratexte[5], précisés par le concept d’énonciation éditoriale proposé par Emmanuël Souchier[6], invitent à considérer le rôle actif de l’éditeur (publisher) dans la perception d’un texte par ses lecteurs, à travers les collaborations que celui-ci établit avec un traducteur, un éditeur (editor), un commentateur, un auteur-adaptateur, voire un illustrateur, et les choix qu’il opère dans l’édition proprement dite du texte et dans la fabrication du livre. Les textes classiques apparaissent comme des cas particulièrement intéressants à cet égard, parce qu’en tant que textes d’auteurs disparus que l’on se réapproprie avec différentes formes de profit[7], ils donnent à l’éditeur une marge importante pour s’entourer de collaborateurs qui sont autant de traducteurs, et mettre lui-même en oeuvre des choix qui déterminent l’espace des lectures possibles.

L’Odyssée constitue à cet égard un cas d’étude exemplaire : classique antique d’une valeur symbolique incontestée et incorporée aux programmes scolaires des plus jeunes élèves du secondaire, elle fait l’objet d’un volume important de publications (environ 5 nouveaux titres par an en France au cours des 20 dernières années). La question de la « fonction-auteur[8] » se pose d’autant plus pour ce texte que l’auctorialité d’Homère est mal établie : certaines thèses, relayées jusque dans les éditions scolaires du texte, mettent en doute l’existence d’un poète unique à l’origine de l’Iliade et de l’Odyssée; rien n’est de surcroît certain quant au rôle de ce poète concernant des textes qui, manifestement, circulaient au préalable à travers les aèdes; enfin, les versions écrites de ce texte dont nous disposons sont très postérieures au moment supposé de sa rédaction. Il est par conséquent difficile de rendre à Homère ce qui lui revient à l’exclusion des apports de ceux qui lui ont succédé. À cette auctorialité vacillante vient alors se substituer ou se combiner une auctorialité secondaire, incarnée dans les différentes figures qui participent à produire le texte tel que nous pouvons le lire, et que celles-ci se partagent, dans un équilibre apparenté à un rapport de force.

Dans une thèse en cours, Marianne Reboul entend comparer les traductions de l’Odyssée du xvie au xxe siècle en utilisant des outils lexicométriques. Au xxie siècle, certaines de ces traductions sont republiées ou réappropriées, tandis que d’autres prétendent les remplacer, venant en réalité s’adjoindre à elles. Nous nous proposons d’analyser ces (re)traductions, mais aussi, plus largement, l’ensemble des éditions de ce texte, dans des versions adaptées ou partielles, à destination de publics adultes, adolescents ou enfantins, sous forme d’albums, de beaux livres, d’éditions savantes ou d’ouvrages scolaires au lourd appareil pédagogique. Ces éditions font florès, manifestant une impressionnante diversité. La requête par les mots clés « Homère » et « Odyssée », avec restriction aux publications en langue française produites en France depuis 2000, donne ainsi 185 notices dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, dont la moitié environ correspondent à des éditions, plus ou moins adaptées et tronquées, d’une traduction du texte d’Homère. Nous aborderons ici cette production contemporaine et les manières dont elle traduit l’Odyssée, non seulement en retenant telle ou telle traduction du grec ancien, mais surtout par les coupes, les réécritures et les réagencements qu’elle opère, les commentaires, les présentations et les illustrations dont elle l’accompagne, contribuant ainsi à modifier la perception du texte homérique que sont susceptibles d’avoir les lecteurs d’aujourd’hui. Le texte classique est constamment relu et réécrit, l’éditeur et l’ensemble de ses collaborateurs participant à en offrir de nouvelles versions. Nous examinerons comment l’éditeur se fait traducteur par l’ensemble de ses choix, que ceux-ci concernent les partenaires qu’il mobilise ou les versions et traductions qu’il retient, ou qu’ils relèvent de partis-pris éditoriaux, qui sont autant de médiations du texte.

Un patrimoine à faire fructifier

Oeuvres reconnues comme étant « de valeur », les classiques constituent des références partagées que nul ne peut ignorer (même sans nécessairement les avoir lus). Ils font l’objet d’innombrables lectures et relectures, mais aussi de multiples réappropriations, parce que leur prestige rejaillit sur tous ceux qui s’en emparent, les commentent, ou s’en inspirent, montrant à la fois qu’ils les possèdent et qu’ils sont capables de se les approprier pour les recréer. L’Odyssée a ainsi inspiré de nombreux auteurs devenus à leur tour très légitimes, de Fénelon à Joyce[9], mais a aussi donné lieu à de très nombreuses appropriations par d’autres acteurs moins reconnus, qui bénéficient, par transfert, du capital symbolique associé à cette oeuvre canonique.

À une période où la crainte d’une baisse de la lecture et l’augmentation de la production éditoriale poussent de nombreux éditeurs à limiter les prises de risque, les textes classiques constituent des valeurs sûres, susceptibles d’assurer un profit à la fois symbolique et économique ou, à tout le moins, des ventes suffisamment nombreuses pour garantir l’équilibre financier du projet. Un transfert de capital symbolique s’opère en effet de l’auteur à ceux qui l’éditent, et qui, à la fois, participent à constituer ou à renforcer sa valeur et bénéficient en retour du prestige attaché au nom propre de l’auteur. Ce capital symbolique auctorial contribue à valoriser le catalogue de la maison. Il légitime le rôle de l’éditeur en faisant de lui le passeur d’un patrimoine précieux – rôle symbolique au service du bien commun qui pourrait même rendre tolérable l’éventualité d’un échec commercial. Mais, la plupart du temps, le capital auctorial suffit à prémunir contre l’échec commercial en assurant un nombre minimal de ventes.

Le classique, en effet, peut au moins compter sur un triple lectorat : 1°) le lectorat déçu de la littérature contemporaine, ou désarmé pour s’y repérer, qui préfère se réfugier dans des valeurs sûres, maintes fois confirmées et réunissant un consensus, qui prémunissent contre la déception ou, en tout cas, limitent la prise de risque qu’impliquent les textes, comme l’ensemble de ce que les économistes qualifient de « biens d’incertitude »; 2°) le lectorat de « bonne volonté culturelle[10] », pour qui la lecture des classiques représente un moyen d’ascension sociale, ou, du moins, d’accès à la culture légitime, sans incursion hors du panthéon des auteurs reconnus, donc sans risque d’impair; 3°) le public, plus ou moins captif, des jeunes scolarisés, pour qui la lecture d’un classique relève soit d’une obligation scolaire, soit d’une injonction intériorisée (ou transmise par les prescripteurs, parents ou enseignants notamment) à se cultiver, c’est-à-dire à faire sien le patrimoine commun (ne serait-ce que pour pouvoir « parler des livres que l’on n’a pas lus[11] », ou pour ne pas s’exclure du groupe en ignorant ce que tout le monde semble connaître), mais aussi à enrichir sa pensée au contact d’oeuvres profondes. Le discours paratextuel accompagnant l’Odyssée met par exemple en avant l’apport philosophique d’un texte censé permettre de réfléchir à presque toutes les questions humaines, notamment morales : la fatalité, la stratégie, la fidélité, la loyauté, etc.[12]

Le marché scolaire est d’autant plus important que la défense des classiques revient comme une antienne dans le discours conservateur, qui dénonce une baisse générale du niveau intellectuel ou l’aporie de la démocratisation[13], et qui déplore, dans le passage « des lettres au français[14] », une perte des références partagées – rappelons que la diffusion des « grands auteurs » au plus grand nombre était au coeur du projet de démocratisation culturelle qui a accompagné la fondation du ministère de la culture sous l’égide d’André Malraux[15]. Il s’agit donc, pour les éditeurs, de produire à la fois du matériel pédagogique utilisable en classe et des collections moins clairement scolaires, mais susceptibles de prolonger les apprentissages réalisés en classe. L’Odyssée fait ainsi l’objet de chapitres de manuels de première année du secondaire, sert à fabriquer des cahiers d’activités et de remédiation[16] et, surtout, donne lieu à de multiples éditions dans des collections dites parascolaires mais néanmoins destinées à être utilisées en classe, éditions constituées de petits livres bon marché au format de poche, dans lesquels le paratexte pédagogique prend une place importante, parfois équivalente, en volume, au texte lui-même.

Tous les grands éditeurs de scolaire publient ainsi leur version de l’Odyssée dans leur collection propre et ont à coeur de l’actualiser régulièrement, en s’adaptant aux modifications des programmes scolaires, aux propositions de la concurrence et aux retours du marché. Les couvertures des nouveaux volumes précisent souvent le lien avec le programme scolaire (l’Odyssée faisant partie des « textes fondateurs » à étudier en classe de 6e). L’insertion d’un cahier de reproductions d’oeuvres d’art en lien avec le texte correspond à la mise en place d’une épreuve d’histoire des arts au brevet des collèges, mais la forme du cahier, outre qu’elle est moins coûteuse à fabriquer qu’une répartition des images au fil du texte – laquelle nécessiterait d’imprimer l’ensemble en couleur et sur un papier de qualité –, est manifestement copiée d’un éditeur à l’autre. Les erreurs d’édition sont rapidement corrigées, sous l’effet vraisemblable du retour du marché, comme cette couverture publiée par Hachette en 2016 qui représente une sirène poisson quand les sirènes d’Homère sont des femmes oiseaux, et qui est remplacée dès 2017 par une réédition à l’identique, à l’exception de la couverture.

Représentant une manne pour les éditeurs, l’Odyssée donne donc lieu à de très nombreuses éditions et rééditions dans tous les formats et pour tous les publics, de l’album classique au pop-up, de l’édition de poche scolaire au cahier d’activités pédagogiques, du jeu de l’oie à l’ouvrage de culture générale, des collections d’oeuvres intégrales au luxe de l’enluminure, du beau livre de photographie au livre d’art donnant à voir l’oeuvre d’un créateur. Il s’agit à chaque fois de faire du neuf avec de l’ancien, c’est-à-dire de s’approprier l’oeuvre et sa valeur patrimoniale non seulement pour la diffuser comme « du passé toujours vivant[17] », mais aussi, et surtout, pour constituer un nouveau produit susceptible de trouver sa place sur le marché. Ces ouvrages émanent aussi bien de grands éditeurs que d’éditeurs plus confidentiels, de spécialistes du scolaire, de la jeunesse ou de l’art, de professionnels, d’institutions ou d’amateurs. Le dépôt légal à la Bibliothèque nationale de France permet de prendre la mesure de cette diversité de provenances, qui correspond à une diversité de partis-pris, mais aussi de qualité. Les éditeurs s’appuient ainsi à la fois sur le patrimoine et sur le marketing[18] pour concevoir, fabriquer et mettre sur le marché une production abondante et diversifiée, inscrite dans de très nombreux segments éditoriaux, mais qui n’existe que par les collaborations nombreuses qu’elle implique.

L’éditeur et les traducteurs

La diffusion d’Homère aujourd’hui suppose le passage du grec ancien aux langues actuellement en usage, en l’occurrence au français contemporain. Le texte source est composé dans une langue qui, n’ayant plus de locuteurs, requiert un long apprentissage académique. Parvenu jusqu’à nous à travers des manuscrits bien postérieurs à sa rédaction, il n’est pas solidement établi, si bien que son établissement représente un enjeu et constitue son éditeur en savant. Le caractère mal établi du texte et l’état ancien de la langue ont par ailleurs pour effet de laisser persister des zones de flou dans l’interprétation du texte, qui devient un autre enjeu important. En outre, l’ancrage dans la culture antique implique à la fois une posture respectueuse, la Grèce étant considérée comme le berceau de notre civilisation, et une nécessité d’explicitation, liée à la distance qui nous en sépare.

Éditer l’Odyssée aujourd’hui revient donc à prendre, en termes de traduction, un parti à la fois intellectuel, symbolique et pratique, voire économique. L’éditeur choisit parfois de reprendre une traduction ancienne, le plus souvent celle du poète romantique Leconte de Lisle, qui présente un double intérêt. Il s’agit d’abord d’une traduction elle-même classique, bénéficiant à la fois de son ancienneté et du capital symbolique de son auteur (reconnu pour son oeuvre poétique dans le champ littéraire de son époque). C’est ensuite une traduction tombée aujourd’hui dans le domaine public, dispensant par conséquent l’éditeur de rétribuer le traducteur ou ses ayants droit. Certaines maisons, qui cherchent manifestement à réduire au maximum les coûts de fabrication, en limitant au minimum l’équipe des collaborateurs, reprennent cette traduction. Dans un registre plus savant que poétique, la traduction de Victor Bérard est, elle aussi, devenue classique : même si elle est soumise à une cession de droits et n’est pas toujours exempte d’une certaine lourdeur, elle offre la garantie d’une valeur sûre. Des éditeurs scolaires font d’abord paraître le texte dans cette version suffisamment établie pour les protéger de toute contestation, avant de se rendre compte, sans doute, qu’elle n’est pas la plus à même de faire sentir le souffle de l’épopée, et de publier, quelques années plus tard, une nouvelle édition fondée sur une nouvelle traduction[19].

Les traducteurs modernes n’échappent pas au clivage : occupant des positions différentes et dotés d’un capital symbolique variable, ils sont plus ou moins valorisés dans l’ouvrage. Les traducteurs consacrés s’inscrivent soit dans la lignée de Leconte de Lisle, soit dans celle de Victor Bérard, c’est-à-dire que les uns tiennent leur réputation de leur reconnaissance dans le champ littéraire, tandis que les autres sont reconnus dans le champ académique. Le premier pôle est essentiellement incarné par Philippe Jaccottet, qui publie en 1955 au Club français du livre une traduction de l’Odyssée redécouverte par François Maspero, et régulièrement rééditée ensuite par les Éditions La Découverte qui reprennent le flambeau Maspero. Cette traduction, en vers de 14 syllabes environ, mise sur la musicalité du texte, qui s’appuie elle-même sur la rythmique des vers et sur les vers formulaires repris à l’identique comme des refrains, ainsi que sur la poésie des métaphores et, en particulier, des épithètes associées aux noms des personnages[20]. Elle affiche donc très clairement un parti pris littéraire et exhibe le capital symbolique du traducteur, présenté sur la quatrième de couverture de l’édition La Découverte de 2004 comme un des plus grands poètes français contemporains (ce qui n’empêche pas l’édition en question d’introduire une coquille orthographique dans le nom du poète). Le traducteur poète est alors auteur, à quasi-équivalence avec l’auteur du texte source[21]. D’autres traducteurs, plus près du pôle savant/académique, prônent plutôt la fidélité au texte grec et la précision de la restitution[22].

Dans ces différents cas, les éditions misent sur le traducteur pour valoriser le livre, en insistant d’une part sur la nouveauté de la traduction (avec la formule « nouvelle traduction de… » sur la première de couverture) et, d’autre part, sur le capital symbolique du traducteur, qui fait l’objet d’une présentation, soit sur la quatrième de couverture, soit sur une page propre à l’intérieur du livre. Il arrive même souvent que ce dernier prenne la parole, non seulement dans les notes explicatives, mais aussi, et parfois longuement, dans une préface, une postface ou un commentaire, qui explicite les partis pris de traduction et surtout participe à la valorisation du traducteur et, partant, à sa construction. Ainsi, la traduction est surtout valorisée sur le plan symbolique. Si elle apporte une rétribution financière, c’est parce que le traducteur a obtenu un statut d’auteur et des droits afférents qui, sur le long terme, peuvent être non négligeables, et non parce qu’il a été rétribué forfaitairement eu égard au nombre de feuillets, la traduction d’un texte antique requérant souvent un temps tel que seuls peuvent s’y livrer celles et ceux dont le quotidien est assuré par une autre activité. Isabelle Kalinowski l’a montré pour les textes littéraires classiques en général[23]. On peut considérer que cela vaut d’autant plus pour des textes issus de langues aujourd’hui sans locuteurs.

D’autres éditions s’appuient sur des retraductions, mais en escamotant presque complètement le nouveau traducteur ou la nouvelle traductrice (il s’agit majoritairement de femmes) : si, sur la page de titre, sont parfois précisés ses titres académiques, notamment l’agrégation, l’ouvrage ne lui laisse nulle part la parole et ne dit rien sur sa trajectoire et ses partis pris. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle ces nouvelles traductions sont surtout des adaptations de traductions établies, destinées à les rendre plus lisibles par un lectorat collégien. Ces cas se rencontrent en effet presque toujours dans les éditions scolaires. Ainsi, dans la lignée des travaux de Pascale Casanova[24], on retrouve ici la division entre des traducteurs charismatiques, que l’éditeur met d’autant plus au premier plan que leur valeur propre est susceptible de rejaillir sur le prestige du livre, et des traducteurs institutionnels, ici enseignants, qui ne tirent pas de cette traduction une notoriété dans le champ littéraire – ce qui n’exclut toutefois pas qu’ils y trouvent d’autres formes de profit, en termes de capital symbolique valorisable dans leur carrière, ou d’intérêt intellectuel d’autant plus précieux que se dégradent simultanément les conditions d’enseignement et le statut symbolique des enseignants. Non contents de traduire, ces traducteurs enseignants produisent tout un appareil pédagogique, constitué d’informations, de questionnements et de propositions d’activités, qui fait d’eux des pédagogues plus que des traducteurs, et qui leur permet de s’approprier la première place après l’auteur, et non la troisième, derrière l’auteur et le traducteur.

Dans les cas, très nombreux, où le texte est non seulement traduit mais adapté, le traducteur s’apparente encore plus à un auteur : la question du passage du grec ancien au français est alors presque toujours escamotée et, avec elle, le travail du traducteur, alors que l’adaptateur utilise probablement plus souvent une traduction existante qu’il ne repart lui-même du texte grec. Entre le traducteur pédagogue, qui refait une traduction pour la rendre plus lisible à des collégiens, et l’adaptateur, la frontière semble ténue tant l’optique est proche. Pourtant, la posture diffère : tandis que le premier disparaît quasiment derrière l’oeuvre qu’il sert pour en proposer l’analyse, le second s’approprie l’auctorialité, en associant son nom à celui d’Homère (ce qui lui permet de bénéficier du prestige attaché au nom du poète) ou en l’y substituant. C’est notamment le cas dans un très grand nombre d’éditions d’albums pour la jeunesse, qui, sous des titres aussi variés que « Récits de l’Odyssée[25] », « L’histoire de l’Odyssée[26] », « Le voyage d’Ulysse[27] », « Les aventures d’Ulysse[28] », « L’Odyssée d’Ulysse[29] », ou même « L’Odyssée d’Homère[30] », tirent parti de la notoriété du classique tout en transférant l’auctorialité de l’auteur original vers un adaptateur qui fait figure d’auteur propre, son nom se retrouvant, par exemple, sur la couverture en lieu et place du nom d’auteur[31]. Le nom d’Homère apparaît parfois dans la présentation du texte ou à l’intérieur de l’ouvrage, associé, certes, à l’Odyssée, mais sans qu’on sache très bien à quel titre. Ce transfert d’auctorialité semble ne pouvoir s’effectuer qu’au prix d’un escamotage de la question de la traduction et du traducteur, qui, par définition, marquent l’existence d’un texte source, et donc, d’un auteur original. Éditer aujourd’hui un classique antique comme l’Odyssée, c’est ainsi opérer un choix de traduction, mais aussi parfois le passer sous silence pour mieux construire une auctorialité seconde, celle du pédagogue-commentateur ou de l’adaptateur, devenu en quelque sorte nouvel auteur.

Une auctorialité partagée

De fait, l’édition de classiques est révélatrice des luttes symboliques qui se jouent autour de l’auctorialité, dans la mesure où il s’agit de réaffirmer l’auctorialité d’un « grand auteur » mais aussi d’affirmer diverses identités auctoriales secondes, qui contribuent à faire de lui ce « grand auteur », mais qui, surtout, bénéficient en retour de son prestige. Ces figures secondaires apparaissent plus ou moins au premier plan dans l’ouvrage, l’auctorialité se trouvant partagée entre elles de manière souvent inégale. Le modèle des mondes de l’art proposé par Howard Becker[32] permet de penser la collaboration d’acteurs dans la construction de l’auctorialité de l’écrivain classique et dans sa diffusion. Mais, loin d’être irénique, cette collaboration engage des luttes et une distribution inégale de la visibilité des différents acteurs, donc du capital symbolique qu’ils reçoivent par le double effet de leur travail propre et du transfert du prestige attaché au texte classique auquel leur nom est associé.

Alain Viala a identifié les étapes du processus de classicisation, ainsi que les acteurs, professions et institutions que chacune d’elles implique, depuis la légitimation initiale jusqu’à la perpétuation[33]. À cette phase ultime de perpétuation contribuent l’école et les bibliothèques, qui assurent la diffusion du texte, mais aussi la reconnaissance de sa valeur[34], et sa constitution en référence partagée et indispensable. Mais l’éditeur qui republie le texte constitue un autre acteur essentiel de cette perpétuation. Il participe lui aussi à construire ou à renforcer le capital symbolique du classique, par exemple en l’inscrivant dans des collections de « chefs d’oeuvre » ou de textes « incontournables », ou en insérant, dans le volume, une notice biographique qui assoit l’auctorialité de l’écrivain. Mais surtout, par l’ensemble des collaborateurs dont il s’entoure pour la réédition du texte classique, il redistribue l’auctorialité et la partage entre les collaborateurs, escamotant plus ou moins les uns pour mieux mettre en vedette les autres ou, plus souvent, l’un des autres.

Le livre classique donne ainsi à entendre la voix d’un auteur classique, mais qu’a plus ou moins transformée l’ensemble des acteurs ayant oeuvré à son édition. Dans la mesure où ils en infléchissent forcément la perception, ces acteurs constituent autant d’énonciateurs secondaires, même s’ils ne font pas tous entendre explicitement leur voix, par un discours préfaciel, un commentaire ou tout autre texte signé de leur nom. À côté de l’auteur ou se superposant à lui (à la manière de calques plus ou moins opacifiants), on peut en effet distinguer une pléiade d’énonciateurs qui se partagent l’auctorialité, et qui, dans le cas de l’Odyssée, sont d’autant plus nombreux qu’il s’agit d’abord d’établir le texte, puis de le traduire, dans les différents sens du terme. En sus de l’auteur et de l’éditeur (publisher), qui décide de publier le texte classique dans une collection donnée, réunit les collaborateurs et coordonne l’ensemble du projet, interviennent ainsi successivement (quoique pas systématiquement) : 1°) dans le cas d’un texte ancien, un éditeur savant (editor) qui établit le texte original; 2°) dans le cas d’un texte originellement dans une autre langue, un traducteur qui établit une traduction à partir du texte original et/ou à partir du travail d’autres traducteurs; 3°) dans le cas d’une édition adaptée, un adaptateur qui réécrit plus ou moins librement le texte; 4°) dans le cas d’une édition abrégée ou d’une anthologie, un éditeur du texte traduit (anthologue) qui sélectionne, coupe, réorganise; 5°) dans le cas d’une édition commentée, un commentateur qui apporte des explications, des analyses et des informations complémentaires (dans une perspective savante ou pédagogique); 6°) dans le cas d’une édition illustrée de manière originale (mais aussi parfois pour la seule couverture), un illustrateur qui produit l’image de la couverture et/ou des images intérieures plus ou moins nombreuses et de format variable; 7°) dans le cas d’une édition illustrée appuyée sur des images préexistantes, un iconographe qui choisit des images complémentaires, notamment des photographies d’oeuvres d’art; 8°) dans tous les cas, un maquettiste qui définit le format, la mise en page et la typographie; 9°) un fabriquant qui détermine le papier et les couleurs de la couverture et de la partie intérieure, ainsi que la reliure; 10°) un imprimeur qui réalise le produit. Les quatre derniers acteurs travaillent conjointement avec l’éditeur, mais presque toujours anonymement, donc dans l’ombre. L’éditeur savant du texte grec qui a servi de base à la traduction n’est cité qu’exceptionnellement (dans le cas de traductions intégrales et nouvelles). L’auctorialité se partage donc entre l’auteur original et les cinq autres collaborateurs, qu’on peut regrouper en trois pôles : le traducteur-adaptateur (selon le degré de liberté qu’il prend et l’auctorialité qu’il s’approprie), l’éditeur-commentateur et l’illustrateur.

D’une édition à l’autre, le poids de ces quatre figures auctoriales (possiblement dédoublées) varie. Le souci de publier le texte intégral (plutôt que des extraits ou une adaptation), voire d’offrir le texte original en regard de la traduction dans une version bilingue, va en général de pair avec une valorisation de l’auteur original (même s’il peut aussi valoriser le sérieux du traducteur). Un autre moyen plus explicite de valoriser l’auteur consiste à lui consacrer des pages de présentation (ce que font de nombreux ouvrages), ou à utiliser à son propos des qualificatifs connotés positivement, voire dithyrambiques, mettant en avant son talent, sa maîtrise, son ingéniosité, son style ou son originalité, mais surtout son caractère hors du commun et son intérêt universel. Enfin, l’auteur n’occupe le premier plan qu’à condition qu’aucune autre figure auctoriale ne prenne le pas sur lui, c’est-à-dire que la part du commentaire et des illustrations reste moindre que celle du texte lui-même (le cas extrême étant le texte brut sans paratexte ni illustration), que le capital symbolique du traducteur, du commentateur ou de l’illustrateur, n’atteigne pas un niveau équivalent à celui de l’auteur, et que les présentations de ces acteurs secondaires ne supplantent pas dans le paratexte la présentation de l’auteur lui-même. Or, les éditions intégrales sans illustrations sont rares; celles qui, de surcroît, sont dépourvues de tout commentaire, note, préface ou accompagnement pédagogique, le sont encore plus.

L’examen du corpus des éditions et adaptations de l’Odyssée publiées depuis 2000 montre que l’essentiel des publications (ce qui explique aussi leur nombre) est fait d’ouvrages qui partagent l’auctorialité entre plusieurs figures se disputant la première place à côté de l’auteur. Parmi celles qui mettent en avant la figure du traducteur-adaptateur, il faut distinguer les éditions qui parlent de traduction, et donc construisent simultanément une figure de traducteur et une figure d’auteur qui se servent mutuellement, et les éditions où il n’est plus question de traduction et où l’adaptateur devient pour ainsi dire le seul écrivain – cas particulièrement fréquent dans le secteur des albums pour la jeunesse, dont le fragile équilibre financier pousse à mobiliser toutes les ressources (ici à utiliser le prestige du classique) pour permettre à des auteurs d’exister.

Au pôle scolaire ou académique, la figure du commentateur est particulièrement visible, ne serait-ce que par le nombre de pages dont on peut lui attribuer la paternité, mais on peut noter aussi sa préséance dans des publications de culture générale destinées au grand public, dans lesquelles le résumé-commentaire peut aller jusqu’à se substituer complètement au texte. Cette figure intervient également, quoique de manière implicite, dans toutes les éditions qui prennent la forme d’extraits, lesquelles dominent notamment le marché scolaire (la longueur de l’épopée homérique y étant considérée comme inappropriée). Dans ce cas en effet, et selon la logique mise en lumière par Emmanuel Fraisse pour les anthologies[35], l’éditeur-commentateur effectue un travail de sélection qui modifie la vision que l’on a du texte en privilégiant tel ou tel passage (ou, en l’occurrence, en passant sous silence des chants entiers et toute la partie de l’Odyssée centrée sur le personnage de Télémaque). L’éditeur peut même parfois aller jusqu’à la réorganisation, par exemple pour rétablir un ordre chronologique avec lequel la structure originelle rompait. L’Odyssée comprend en effet un récit d’Ulysse qui revient sur des épisodes antérieurs à l’histoire relatée par le début du texte. Le parti pris de linéarité qui porte à remettre en ordre les aventures du héros répond à un souci de lisibilité et de compréhension par un jeune public, mais opère une rupture narratologique avec le choix de l’auteur classique, et participe ainsi d’une affirmation d’auctorialité de la part de l’anthologue-adaptateur.

Enfin, une très grande partie de la production accorde une place à la figure de l’illustrateur. Cette place demeure parfois secondaire, l’image servant alors essentiellement à faire respirer un texte dense et possiblement rebutant. Mais, dans les albums jeunesse, elle équivaut souvent à celle qu’occupe l’auteur du texte : les images tiennent, dans le livre, autant de place que le texte, et le nom de l’illustrateur figure à égalité, ou presque, avec celui de l’auteur du texte (équilibre que reproduisent en général les contrats, dans lesquels les droits sont partagés équitablement entre les deux). Ce même équilibre se rencontre dans la bande dessinée, avec, peut-être, un poids accru du dessinateur, ne serait-ce que par l’effet de la faible proportion de la page occupée par le texte adapté. C’est dans les beaux livres, qui font la part belle à l’image, que l’illustrateur est le plus valorisé, par la matérialité de l’objet et la qualité de la fabrication, d’abord, par le discours paratextuel, notamment préfaciel, ensuite, qui met en avant son talent et construit donc sa valeur, laissant dans l’ombre celle de l’auteur classique, voire l’oblitérant. On trouve ainsi des éditions de l’Odyssée en beaux livres reproduisant avec soin des peintures réalisées spécialement pour l’ouvrage, sur lesquelles le grand format et un papier glacé restituant les couleurs et les nuances, attirent le regard, encourageant le feuilletage et l’usage comme livre d’art plus que la lecture continue du texte, rendue peu adéquate par le poids et le format du volume[36]. À l’extrême, le corpus comprend quelques livres de photographies correspondant à des projets d’artistes inspirés par l’Odyssée, et gravitant autour du thème de la mer et du voyage en Méditerranée[37] : les photographies forment alors l’essentiel du livre, valorisant principalement le photographe, tandis que l’Odyssée, dont sont reproduits de courts extraits, sert de faire-valoir ou de grille de lecture des images, dans une perspective qui renverse donc le rapport entre l’auctorialité originale et une auctorialité qui devient première en s’appuyant sur l’autre.

Un classique est ainsi un texte toujours déjà commenté[38], et donc escorté d’un discours, paratextuel ou épitextuel, savant ou pédagogique, qui valorise l’auteur autant que le commentateur lui-même. C’est en outre un texte presque toujours déjà traduit, et dans un grand nombre de langues, tant sa diffusion est considérée comme un enjeu majeur. C’est, pour la même raison, un texte qui fait l’objet de tout un travail de sélection d’extraits, d’abréviation, voire d’adaptation, visant à le rendre accessible à des publics divers et élargis. C’est aussi un texte souvent accompagné d’images qui l’agrémentent (parce qu’il est réputé difficile et austère) et/ou le traduisent (c’est-à-dire participent à en construire la signification). C’est enfin un texte dont le capital symbolique est tel qu’il peut être mobilisé comme une sorte de caution ou de faire-valoir à l’oeuvre d’un écrivain ou d’un artiste, à l’image de ce qu’il est pour l’éditeur qui le publie.

L’éditeur traducteur du classique

L’éditeur décidant de publier le texte classique pour participer à sa diffusion et/ou assurer son propre profit, à la fois symbolique et économique, est responsable de la traduction du texte original en une version éditée, qui est celle dans laquelle le texte nous est donné à lire. Aucun texte ne parvient jamais à ses lecteurs comme texte pur, mais un classique est presque toujours un texte édité, c’est-à-dire à la fois retravaillé (traduit, coupé, adapté), entouré d’un paratexte (annoté, préfacé, commenté), puis mis en page (ponctué, maquetté, illustré) et en livre (imprimé, fabriqué, recouvert). Le livre comprend ainsi autre chose que le texte, et notamment ce qu’Emmanuël Souchier a nommé une énonciation éditoriale[39]. Plus largement, l’éditeur intervient dans la conception et la gestion du projet, dans le choix des collaborateurs et le rôle qu’il leur attribue, dans l’organisation du travail de chacun et la coordination de l’ensemble, avec l’ajustement qu’elle implique entre les logiques contraires ou différentes qui apparaissent. Par la place qu’il donne à chacun dans le projet et dans le livre et la présentation qu’il fait de chacun, il assure l’arbitrage entre les diverses auctorialités qui cohabitent dans le classique édité.

L’éditeur joue également un rôle essentiel dans la perception que les lecteurs peuvent avoir du texte classique, par son choix de l’inscrire dans une collection, qui construit à la fois une image du texte et des usages de celui-ci. En termes d’image, le texte apparaît plus ou moins « classique », c’est-à-dire : 1°) plus ou moins incontournable; 2°) plus ou moins associé à l’école; 3°) plus ou moins austère. En termes d’usages, le livre pose : 1°) ses destinataires; 2°) les modalités de lecture qu’il suppose, et les usages sociaux de la lecture qu’il permet; 3°) les usages seconds qu’il autorise en dehors de la lecture.

La collection, d’abord, fait plus ou moins fond sur la valeur du classique, et notamment sur sa valeur sociale. Les éditions scolaires s’inscrivent presque toujours dans cette perspective, selon le modèle des « Classiques » des Éditions Larousse, créés en 1933, appelés un moment « Nouveaux classiques Larousse », et aujourd’hui nommés « Petits classiques Larousse ». Les autres éditeurs scolaires proposent des collections concurrentes en reprenant le concept et en tentant de le renouveler. Magnard intitule sa collection « Classiques et patrimoine ». Hatier élargit le corpus en proposant une collection intitulée « Classique & Cie »; Nathan renouvelle la maquette pour lancer une collection de « Carrés classiques »; Garnier-Flammarion s’inscrit contre l’image de textes toujours déjà connus en baptisant sa collection « Étonnants classiques ». Les éditeurs de livres de poche ne sont pas en reste avec les collections « Le livre de poche classique » à la Librairie Générale française et « FolioPlus Classique » chez Gallimard, qui contiennent l’une et l’autre des éditions de l’Odyssée.

D’autres éditeurs moins académiques jouent sur l’appartenance de l’oeuvre à un ensemble de textes qui font référence et, donc, qu’il faut connaître : ils rassemblent des titres qu’ils présentent comme devant être lus, et misent sur la bonne volonté culturelle de leurs lecteurs adultes, désireux de s’approprier cette culture de référence. Les éditions Glénat publient ainsi en collaboration avec le magazine de télévision Télé 7 jours une version de l’Odyssée en bande dessinée, dans une collection intitulée « Les incontournables de la littérature en BD » (2010), dont il est précisé qu’elle a bénéficié du soutien de l’UNESCO. Ces éléments sont signalés dès la couverture et repris à l’intérieur du livre. Les contreplats sont couverts d’une garde de couleur énumérant tous les titres de la collection et insérant ainsi le volume dans une série d’autres grands textes – mise en série qui constitue un instrument de la fabrication de la valeur du classique. L’ouvrage reparaît l’année suivante aux Éditions Nov’Edit dans la collection « Les grands classiques en bande dessinée », puis en 2015 dans une collection nommée « Les indispensables de la littérature en BD », et publiée par France Loisirs (éditeur visant un lectorat de petites classes moyennes et misant particulièrement sur la bonne volonté culturelle). Le prestige associé au nom d’auteur s’inscrit donc de manière tangible dans le livre, à travers le titre de la collection – qui comporte le terme « classique » ou des qualificatifs comme « incontournable » ou « indispensable », soulignant le caractère impératif de la lecture ou de la possession –, mais aussi à travers l’éventuelle présentation de la collection, le rappel du contenu de son catalogue et la présence fréquente d’une notice biographique sur l’auteur à l’intérieur de l’ouvrage, par exemple sur un rabat ou sur une page spécifique. La valeur du classique est ensuite réaffirmée de manière plus singulière au moyen d’autres éléments paratextuels, notamment la quatrième de couverture ou la préface, qui insistent sur le talent de l’auteur (composition, style, hauteur de vue), et le caractère à la fois ancien et toujours valable du texte patrimonialisé, qui prend ainsi une dimension atemporelle et une portée universelle.

Selon les versions, le classique apparaît aussi plus ou moins lié au monde scolaire, ce qui produit des effets soit légitimants (une garantie de sérieux et de savoirs), soit rebutants (un rappel d’expériences désagréables associées à l’école, de l’ennui à l’échec). Les collections scolaires se rattachent ainsi explicitement à l’école par la mention des programmes scolaires (qui figure souvent sur la quatrième de couverture sous la forme « (nouveau) programme de 6e »), par la reprise du lexique scolaire (« texte fondateur », « axes de lecture », « histoire des arts », etc.), et par la mention des titres et des établissements d’enseignement des enseignants qui participent à l’élaboration de l’appareil pédagogique, voire à la retraduction du texte lui-même. Par ailleurs, les questionnements construits sur les textes et les exercices proposés, y compris les exercices d’écriture, s’apparentent à ceux que présentent les manuels ou que mettent effectivement en oeuvre les enseignants dans les classes du secondaire. Enfin, les informations qui les complètent relèvent également des savoirs scolaires, à la fois par leur contenu (carte, liste des dieux de l’Olympe, points de civilisation grecque, définition générique de l’épopée), et par leur dénomination (lexique, glossaire, etc.). Si tous ces éléments sont présents et attendus dans les collections scolaires, ils figurent, au moins en partie et de manière plus surprenante, dans d’autres types d’édition. Par exemple, l’édition de l’Odyssée en BD par Glénat/Télé 7 jours comprend un cahier pédagogique très proche de ceux des éditions scolaires, à la différence près qu’il se contente de transmettre des savoirs sans proposer d’activités pédagogiques. Les albums jeunesse, y compris les adaptations faisant disparaître le nom d’Homère derrière celui de l’adaptateur, comportent très fréquemment de tels compléments, et, à tout le moins, un glossaire des dieux grecs. Tous ces éléments pédagogiques constituent bien sûr des atouts pour des lecteurs désireux de se cultiver (donc de connaître les classiques, mais aussi, plus largement, de les comprendre et/ou d’acquérir des savoirs). Ce ressort de la bonne volonté culturelle sous-tend également les albums jeunesse qui s’adressent non seulement aux enfants mais aussi aux prescripteurs, parents, enseignants et bibliothécaires, que le souci de transmission culturelle porte à choisir des classiques, mais aussi à privilégier les éditions dotées d’une plus-value culturelle.

Le livre peut enfin renvoyer une image plus ou moins austère par l’effet d’une triple caractéristique du classique : son ancienneté et son écriture travaillée en font un texte souvent difficile et son statut scolaire renvoie potentiellement aux lectures obligatoires, à l’ennui parfois éprouvé dans les cours magistraux, à l’angoisse des examens, etc. Les éditeurs s’efforcent donc de rompre avec cette image, en travaillant à la fois le contenu du livre lui-même (son aspect ludique, son iconographie attrayante), la présentation qu’ils en font dans le paratexte (par exemple par une quatrième de couverture évoquant le plaisir procuré par les « fascinantes » aventures d’Ulysse[40]), et la matérialité de l’ouvrage (en tentant d’en faire un bel objet). L’aspect ludique se manifeste sous diverses formes dans le corpus, mais reste exceptionnel. Une édition scolaire qualifie ainsi l’appareil pédagogique de « dossier jeux[41] », avant de le rebaptiser dans l’édition suivante. Un éditeur amateur proposant en album un récit des aventures d’Ulysse complète l’ouvrage par une double page de jeux, de type « mots cachés » et même « sudoku »[42]. Les Éditions du Seuil jeunesse imaginent, quant à elles, une collection de jeux de l’oie, dans laquelle l’Odyssée devient « Le jeu de l’oie d’Achille et d’Ulysse » et où les cases du jeu servent de prétexte à la narration des aventures des héros[43]. Enfin, on trouve quelques rares livres à système, notamment un album publié par Nathan dans la collection « Kididoc », avec fenêtres à ouvrir, roue à tourner et pop-ups qui permettent aux monstres de l’Odyssée de se déployer en trois dimensions[44].

Le plus souvent, c’est l’iconographie et la qualité de la fabrication qui construisent l’attractivité de l’ouvrage. Le corpus se caractérise à cet égard par une grande diversité, mais aussi par un usage assez massif de l’image. Les qualités formelles inégales (volume, propriété du papier, couleurs, impression) renvoient à des choix en termes de prix de vente et donc de coûts de fabrication. Le pôle bon marché est constitué par des livres de poche, vendus à quelques euros et imprimés en noir et blanc sur un papier parfois de piètre qualité, sans perte de place, avec, donc, des maquettes assez denses, des casses petites et des marges souvent réduites. Les éditions scolaires s’inscrivent souvent dans cette catégorie, sous l’effet de la pression du marché, dans la mesure où les livres sont fréquemment achetés par les élèves, mais aussi imposés par l’école. Ces éditions scolaires essaient cependant presque toujours d’introduire une iconographie à des fins documentaires (on voit ainsi apparaître des cahiers d’illustrations en même temps que l’histoire des arts fait son apparition dans les programmes du secondaire), ou simplement pour alléger des pages très denses en leur donnant une respiration, voire pour structurer la maquette par des repères visuels (une édition d’extraits accompagnant par exemple chaque titre d’extraits d’un bandeau iconographique). On rencontre aussi des éditions austères et bon marché chez des éditeurs qui misent sur les bas prix en vue d’une vente en supermarché, ou chez des soldeurs, comme Maxi-livres[45]. Le texte y est alors dépourvu d’iconographie, mais aussi de presque tout paratexte intérieur.

Au pôle opposé, on trouve quelques livres luxueux. Un éditeur amateur, Bernard Larroque, publie ainsi une version calligraphiée et enluminée de l’Odyssée[46], d’inspiration médiévale, avec un format proche de l’infolio, une reliure toilée, un papier glacé et une impression soignée, même si l’oeil averti peut identifier de nombreuses marques d’amateurisme éditorial, du texte de la préface aux nombreuses coquilles ortho-typographiques. D’autres beaux livres d’éditeurs plus spécialisés dans le secteur, souvent de grand format et toujours imprimés en couleurs sur papier glacé, mettent parfois autant en valeur, voire plus, le travail de l’artiste illustrateur que le texte homérique. Ainsi, Diane de Selliers publie en 2001, en deux tomes reliés sous coffret, les deux épopées attribuées à Homère dans des traductions très classiques (celle de Paul Mazon pour l’Iliade et celle de Victor Bérard pour l’Odyssée), mais avec 202 illustrations originales de l’artiste italien Mimmo Paladino, dont le travail est fortement valorisé par la préface, par une maquette qui donne une place très importante à l’iconographie, et par des choix de fabrication qui la valorisent.

La plupart des livres du corpus se situent entre le pôle bon marché et le pôle du beau livre, avec des prix de vente compris entre 12 et 25 euros. C’est le cas de la majorité des albums jeunesse et des bandes dessinées ou romans graphiques. Ces ouvrages ont en commun d’être reliés avec une couverture cartonnée rigide, et d’être imprimés sur un papier épais, souvent glacé, et presque toujours en couleurs. Par leur qualité et leur attractivité, ils reflètent à la fois la vitalité et la concurrence qui caractérisent aujourd’hui l’édition pour la jeunesse. Sur ce marché concurrentiel, miser sur un classique comme l’Odyssée peut s’avérer profitable, mais il faut aussi travailler l’objet de manière à attirer l’oeil de l’acheteur sur les étals des librairies. Le travail de l’éditeur détermine ainsi largement l’image du classique, selon qu’il en vante plus ou moins la valeur patrimoniale, morale ou esthétique, qu’il en gomme plus ou moins le caractère scolaire tout en fournissant quelques outillages pédagogiques, et qu’il le rend plus ou moins attractif, de manière à le « dépoussiérer », mais aussi, et surtout, à se démarquer d’une concurrence vive et nombreuse.

Une forme qui détermine usages et perceptions

Le travail de l’éditeur détermine aussi les usages que l’on peut faire du livre et du texte et, d’abord, les destinataires auxquels il s’adresse. Le livre pose en effet plus ou moins explicitement le public visé. Certains ouvrages, par exemple les beaux livres et les éditions savantes, ciblent expressément un public adulte, plutôt doté en capital culturel et susceptible de vouloir relire l’Odyssée (les classiques étant des textes qu’on est censé à l’âge adulte relire plus que lire pour la première fois). Les adaptations en bande dessinée[47] visent davantage un public adulte un peu plus éloigné de la culture légitime et désireux de se cultiver, en accédant au texte dans une version simplifiée mais aussi aux savoirs qui entourent le texte. Elles peuvent aussi s’adresser à des lecteurs lettrés mais non spécialistes. Actes Sud propose ainsi, dans sa collection « Actes Sud BD », un roman graphique de Jean Harambat intitulé Ulysse, les chants du retour, qui non seulement raconte les aventures d’Ulysse en suivant le fil de l’Odyssée, mais met aussi en scène ses principaux commentateurs, de Jean-Pierre Vernant à Jacqueline de Romilly en passant par Victor Bérard, présentés en train de s’interroger sur l’oeuvre homérique, de formuler des hypothèses ou de fournir des explications et des analyses (par exemple sur le jeu de mot autour de mêtis, qui peut signifier « ruse » ou « personne »)[48].

Beaucoup d’ouvrages du corpus visent au contraire la jeunesse, et sous-tendent alors presque toujours un deuxième destinataire (lui-même possiblement multiple), qui est le prescripteur. L’équivocité du destinataire se perçoit dans toutes les éditions scolaires, qui s’adressent à la fois aux pédagogues et aux élèves. Les quatrièmes de couverture, par exemple, comportent presque toujours un résumé de l’intrigue qui met en avant, à destination des jeunes, le suspense et le plaisir de la lecture, mais aussi des mentions reliant l’ouvrage aux programmes scolaires ou soulignant la richesse du matériau pédagogique, qui visent sans ambiguïté les enseignants. On remarque la même équivocité, bien que plus implicite, dans la plupart des albums jeunesse, qui visent presque toujours les parents et les autres prescripteurs, en sus des jeunes publics auxquels les destinent leur format, leur typographie en gros caractères, leur maquette aérée et leur graphisme enfantin. Les éléments paratextuels, notamment les préfaces mais aussi les compléments d’informations, peuvent sans doute aider les parents autant que les enfants et, ainsi, participer à leur décision d’achat. Le prescripteur est, du reste, le seul capable d’identifier le classique comme tel, a fortiori quand le nom d’Homère a disparu derrière celui de l’adaptateur. C’est donc bien lui que cible le projet de réédition d’un classique pour la jeunesse, qui mise sur la volonté d’un adulte de participer à la transmission du patrimoine.

Au-delà des destinataires, le livre installe des usages possibles de l’objet qu’il constitue, mais, surtout, les modalités de lecture qu’il suppose et les usages sociaux de la lecture qu’il encourage. Les éditions les plus coûteuses, apparentées à des in-folio[49], peuvent servir de livres d’apparat, qui, exposés dans un salon ou dans la partie la plus publique de la maison, deviennent des objets de décoration, mais aussi des objets symboliques valorisant leur propriétaire[50] par la combinaison de la valeur du classique et de la qualité propre de l’objet – laquelle résulte des matériaux utilisés (reliure, papier) et du soin apporté à la fabrication (maquette, illustrations), le format et le poids pouvant d’ailleurs à eux seuls faire entrer le livre dans la catégorie des beaux livres et le faire percevoir comme un livre de prix, indépendamment du soin apporté au contenu. Ces éditions peuvent aussi s’offrir en cadeau comme tous les beaux livres (particulièrement vendus en fin d’année avant les fêtes de Noël), mais avec, en prime, le statut de « valeur sûre » du classique (qui protège contre l’incertitude et contre la faute de goût), en même temps qu’un apport original suffisant (ou du moins un paratexte et une iconographie qui donnent à penser qu’on a affaire à un livre qu’on n’a pas encore lu). Ces livres ne sont pas destinés à être lus d’un bout à l’autre, mais plutôt exposés et feuilletés : leur format complique leur manipulation et leur poids impose de les lire sur une table, selon un mode de lecture plutôt associé à l’étude. Le fait qu’ils ne soient pas vraiment lus rend moins nécessaire l’outillage cognitif de type notes ou appendice, et moins importante la qualité propre du paratexte (il arrive ainsi qu’on y trouve des préfaces un peu creuses ou des coquilles, largement masquées par la beauté de l’objet, comme dans le cas de l’édition enluminée des Éditions Larroque). Les albums jeunesse, à la fabrication soignée et à l’iconographie bien présente, sont également propices au cadeau, le statut de classique de l’Odyssée les constituant en objets à la fois légitimes et patrimoniaux, dont la transmission aux enfants incombe aux adultes et valorise ces derniers comme des « passeurs ».

D’autres éditions, qui s’appuient sur le capital symbolique du texte classique mais n’en font pas un bel objet, sont dédiées à un usage exclusivement pratique, de lecture cursive ou d’étude. Les éditions intégrales avec un appareil critique minimal et les adaptations se prêtent à une lecture linéaire et continue, tandis que les éditions d’extraits choisis portent davantage à des analyses de détail, les pages de questionnement qui jalonnent le texte inscrivant dans la matérialité même de certains volumes ce mode de lecture interruptif et analytique, plutôt savant – à l’image des manuels scolaires proposés aujourd’hui aux élèves[51] – et destinés, comme eux, à un usage accompagné par un adulte incarnant le savoir, plus qu’à un usage autonome. Les ouvrages du second type ont donc la faveur des classes du secondaire, tandis qu’on rencontre plus volontiers les premiers dans les bibliothèques – les éditions intégrales répondant à la volonté de proposer les oeuvres de référence dans une version aussi complète que possible, alors que les adaptations participent à la transmission d’un patrimoine aux plus jeunes, tout en apparaissant comme des créations nouvelles (avec un nom d’auteur contemporain), et non pas comme d’énièmes versions du récit d’Homère. Ainsi, la multiplication des éditions de l’Odyssée diversifie les usages possibles du texte, permettant au lecteur, au client ou au prescripteur de choisir une version adaptée à ses propres fins.

Bien plus, les différentes éditions déterminent des postures de lecture et modifient le regard porté sur le texte. Chacune invite, par les indices qu’elle donne, à concentrer son attention sur tel ou tel aspect du texte. Par exemple, une insistance sur les dieux, traduite dans les illustrations, notamment sur le premier plat de couverture, dans un appendice de type glossaire, mais aussi dans l’inscription de l’ouvrage au sein d’une collection de mythologie, incite le lecteur à prêter une attention plus soutenue au rôle des divinités et au sens des mythes. À l’inverse, la mise en avant d’Ulysse, qui constitue la perspective largement dominante dans le corpus (notamment via les illustrations de couvertures, les titres et les textes de quatrièmes de couverture), incline plutôt à une lecture focalisée sur le héros, attentive à ses prouesses et à ses qualités, portant à l’admiration et à l’identification, et faisant passer au second plan la valeur esthétique de l’oeuvre pour s’en saisir comme d’un outil d’évasion, mais aussi de formation morale. De manière générale, le texte mis en livre se prête plus ou moins, selon les éditions, à une lecture de divertissement (aspirant au plaisir et à l’évasion), à une lecture didactique (désireuse de savoirs), à une lecture de salut (en quête de modèles et de réflexion philosophique), ou à une lecture esthète (à la recherche du beau), selon la typologie des usages sociaux de la lecture établie par Gérard Mauger et Claude Poliak[52]. Même si ces usages peuvent s’entremêler, on peut identifier quatre partis-pris éditoriaux bien distincts :

1°) Bon nombre d’éditions mettent en avant le suspense et le plaisir de lire des aventures « fascinantes », faisant donc passer au premier plan l’intrigue et les personnages. Pour faciliter cette lecture-plaisir identificatoire dans laquelle le lecteur se laisse porter par le texte, elles s’efforcent d’éliminer les possibles difficultés de celui-ci, privilégiant par conséquent les adaptations, y compris celles qui s’éloignent grandement du texte source, notamment en remettant les différents épisodes de la vie d’Ulysse dans un ordre chronologique censément plus facile à suivre que la construction du texte original, avec ses retours en arrière et ses récits enchâssés. De telles éditions soulignent le plaisir toujours intact de la lecture du texte classique et prennent ainsi le contrepied de l’image d’austérité qui peut lui être associée, fût-ce au prix d’une transformation du texte source, et de sa recatégorisation générique en roman d’aventures[53].

2°) De nombreuses éditions de l’Odyssée font du livre un outil de connaissance de la culture grecque, en y intégrant un paratexte plus ou moins savant : pages consacrées à la civilisation grecque expliquant les fonctions des dieux ou le rôle des aèdes, reproduction de documents authentiques et, notamment, de photographies d’oeuvres d’art, analyses produites par des universitaires, voire mise en scène de ces savants dans le livre même, qu’il s’agisse de louer le travail érudit de Victor Bérard ou d’en critiquer la fantaisie, ou de donner la parole à Jean-Pierre Vernant pour l’explication étymologique d’un jeu de mot[54]. Ces éditions renforcent la légitimité du classique par la double légitimité des savoirs et des savants, offrant toutes les garanties à un lecteur animé de bonne volonté culturelle et désireux à la fois d’éviter l’impair et d’accéder à la culture légitime – les éditions scolaires et une bonne partie des éditions jeunesse, mais aussi des éditions adultes, s’inscrivent dans cette optique, le discours savant sur le texte semblant indissociable du texte lui-même, et participant à le construire comme classique[55], certains ouvrages de culture générale remplaçant même le texte par le commentaire.

3°) Certaines versions insistent sur la dimension philosophique ou morale de l’Odyssée, le discours du préfacier soulignant alors la portée universelle du texte, les thèmes auxquels il touche, et les questions philosophiques, mais surtout morales, auxquelles il invite à réfléchir : l’Odyssée, dans cette perspective, devient un récit d’apprentissage qui parle de tromperie et de fidélité, de courage et de persévérance, et qui met en scène un héros profondément humain renvoyant chacun à sa propre humanité[56]. Un tel parti pris, relativement absent des éditions pédagogiques, se rencontre chez les éditeurs jeunesse, dont certains inscrivent le texte dans une collection philosophique, et vont jusqu’à établir des parallèles explicites entre les aventures d’Ulysse et ce qu’un enfant est susceptible de vivre dans le quotidien de la cour de récréation ou du cercle familial[57]. D’autres mettent en lumière cette dimension morale avec plus de subtilité, par le biais de l’adaptation même du texte. Par exemple, le récit des aventures d’Ulysse par Jean-Pierre Vernant[58] s’appuie sur l’érudition de l’helléniste pour montrer la profondeur du texte homérique et faire ressortir les questions qu’il pose à chacun en l’invitant à réfléchir sur soi et sur le monde – selon la fonction de la littérature mise au jour par des philosophes comme Martha Nussbaum[59] ou Jacques Bouveresse[60]. Le texte n’a pas à être explicitement moralisateur pour susciter cette réflexion d’ordre moral, qui n’est pas cantonnée aux versions jeunesse, même si cette visée morale se trouve au fondement historique de la littérature jeunesse[61].

4°) D’autres éditions, enfin, mettent en relief la dimension littéraire du texte, sa composition et sa musicalité, et le plaisir d’ordre esthétique que sa lecture est susceptible de procurer. Les éditions de ce type sont toutefois assez rares, à l’image de ce type de lecture parmi les usages sociaux de la lecture[62]. Elles misent beaucoup sur le travail du traducteur et offrent aussi une visibilité particulière à celui-ci (en indiquant son nom sur la couverture ou en lui donnant la parole dans une partie du paratexte, notamment dans une préface ou une note sur sa traduction). Ce travail de traducteur prétend restituer des qualités formelles déjà contenues dans le texte source, mais que seul un travail de recréation permet de révéler. Le meilleur exemple à cet égard réside dans la traduction de Philippe Jaccottet, publiée par les Éditions François Maspero puis La Découverte, qui fait aujourd’hui partie des traductions de référence de l’Odyssée. Il s’agit d’une traduction en vers qui rend au mieux la musicalité du texte. Il peut arriver aussi, dans les adaptations pour la jeunesse, qu’on sente un tel travail stylistique visant à restituer quelque chose du texte antique, mais ce parti pris demeure globalement très rare dans l’ensemble du corpus.

Conclusion

Le cas des rééditions de l’Odyssée au xxie siècle est ainsi révélateur du processus de construction de l’auctorialité et du rôle de l’éditeur en son sein. Comme l’a noté Alain Viala[63], un classique ne nous parvient presque jamais sans un discours d’escorte. On peut aller plus loin en considérant qu’il nous arrive toujours traduit par le prisme de médiations plurielles. On le lit, le plus souvent, incarné dans la forme signifiante que constitue l’objet livre, fruit d’un travail éditorial qui participe à construire cette auctorialité, mais aussi la signification du texte lui-même – ce qui est vrai pour tout texte, mais est particulièrement visible dans le cas d’un classique par le double effet de la multitude des éditions et de l’abondance du paratexte. Ce paratexte fait en effet cohabiter plusieurs voix, qui s’articulent autour de celle de l’auteur classique et se disputent la première place à ses côtés, voire tentent de se substituer à lui. En produisant l’assemblage que constitue le paratexte, l’éditeur redistribue et partage l’auctorialité entre le « grand auteur » – dont le capital symbolique est indispensable, mais qui peut être plus ou moins effacé, surtout si, comme dans le cas d’Homère, une incertitude plane sur son existence – et d’autres figures auctoriales, qui bénéficient de ce capital symbolique par transfert et qui concourent à retraduire le texte, c’est-à-dire à en modifier conjointement la forme et la signification au profit de leur propre position. Au-delà de ces jeux autour de l’enjeu de l’auctorialité, les choix éditoriaux influencent la perception que le lecteur peut avoir du texte et, partant, la lecture qu’il en fait, au double sens de la manière de lire (avec une attention prioritairement portée à tel ou tel aspect du texte et, notamment, à la dimension divertissante, didactique, morale ou esthétique de celui-ci) et de l’interprétation qu’il élabore (c’est-à-dire l’image qu’il se forme du texte et la signification qu’il lui attribue). L’éditeur contribue ainsi à la fois à construire la figure du « grand auteur », à ériger le texte en classique et à le diffuser, mais également à le décontextualiser pour mieux l’universaliser et à l’infléchir plus ou moins radicalement, au nom de l’accessibilité ou de la modernisation, ou pour en faire un outil mis au service d’autres causes, de l’histoire antique à la culture générale, de l’apprentissage de l’analyse des textes à l’expression écrite, de l’éducation morale à la formation du plaisir de lire.

Ainsi, rééditer un classique revient certes à le perpétuer, mais toujours en même temps à l’infléchir. C’est le rendre accessible et lisible à un public différent de celui pour lequel il a été écrit, quitte à en modifier pour cela la structure, l’écriture, le genre ou la perspective; c’est transmettre ce texte, mais aussi contribuer à en façonner une lecture dominante, en prenant part à ce qui s’apparente à une lutte pour l’interprétation légitime de l’oeuvre. C’est à la fois réaffirmer la valeur du classique et permettre l’appropriation de cette valeur par d’autres. C’est construire simultanément l’auctorialité du « grand auteur », dont la valeur est acquise, et diverses formes rivales d’auctorialité seconde, qui prennent parfois le pas sur elle. C’est enfin rendre possibles des usages et des appropriations multiples, qui sont suggérées par la notion même de classique, mais qui permettent aussi à l’éditeur de se faire une place sur un marché, quitte, parfois, à ce que le texte ne soit plus guère qu’un prétexte au service d’autres causes ou d’autres créations.