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Plus de 90 % des suicides seraient reliés à des problèmes de santé mentale (Organisation mondiale de la Santé, 2006)[1]. Face au geste posé, l’état d’esprit de la plupart des suicidés serait donc d’une manière ou d’une autre altéré. Un tel postulat ne va pourtant pas de soi, pas plus d’ailleurs que la détermination de ce qui constitue ou non un suicide. Sa compréhension et sa prise en charge ont en effet évolué en fonction de savoirs qui se disputent la légitimité de pouvoir le circonscrire et l’expliquer : doit-on parler d’un acte blasphématoire, d’un comportement criminel (homicide de soi-même), d’un problème de santé mentale, d’un symptôme parmi d’autres d’une société anomique, etc. ?

Au Québec, par exemple, et ce depuis la Conquête britannique de la Nouvelle-France en 1760, c’est suite au verdict d’un officier de justice, le coroner, qu’un décès pourra ou non être qualifié de « suicide » (et dans l'affirmative, qu'il sera ou non marqué du sceau de la folie) [2]. Or la décision de qualifier ou non un décès de suicide va être influencée par la formation académique des coroners, selon qu’elle soit médicale ou juridique, rappelant ainsi la part subjective inhérente aux jugements des coroners quand il s’agit de donner un sens à la mort (Clarke-Finnegan et Fahy, 1983; Neeleman et Wessely, 1997). Ajoutons que pour éviter des conséquences déshonorantes au disparu comme à ses proches, le coroner pourra aussi décider de ne pas « voir » le suicide ou encore, toujours pour dédouaner le défunt, l'attribuer à un moment de folie (Cellard et Corriveau, 2013). Enfin, les verdicts répondront souvent davantage à une forme de routine administrative qu’à une « vérité » scientifique ou psychiatrique (ibid.). Ce bref rappel historique montre en tout cas que l’association du suicide à la folie ou aux désordres mentaux ne peut pas être (seulement) lue comme un diagnostic médical. Coupler le suicide à un moment de folie, ou à une de ses variantes, dépasse souvent largement des considérations d’ordre psychiatrique.

Face à ces divers constats, il devient évident qu’une prudence s’impose quand il s’agit d’affirmer que la quasi-totalité des suicidés auraient agi dans un moment de folie ou que leur geste serait plus largement lié un problème de santé mentale. Comme si la mort volontaire ne pouvait jamais être souhaitée[3] par des individus sains d’esprit.

Quoi qu’il en soit, dans notre article, nous n’entendons pas décider, ni de l’extérieur ni de l’intérieur (cf. infra), de la validité des raisons du geste suicidaire, pas plus que nous n’entendons juger de la santé mentale d’un individu suicidaire se disant sain d’esprit. Nous remettrons par contre en question l’idée qu’il y aurait absence de toute prise de conscience de soi dans cette expérience qu’est la mise en mots du geste suicidaire. Nous serons particulièrement attentifs aux cas où, dans une lettre d’adieu, l’individu entend à la fois expliquer son geste et se départir de l’étiquette de fou, et ce alors même que le verdict du coroner lui assignera implacablement cette dernière. Mais avant de présenter notre corpus empirique et nos outils théoriques pour l’analyser, situons notre posture épistémologique par rapport aux autres grilles interprétatives du geste suicidaire.

L’état d’esprit du suicidaire : un objet hors propos, une question déjà réglée ou un sens à saisir

Dans les études sur le suicide, nombre d’entre elles ne se préoccupent pas directement de l’état d’esprit du suicidaire. Elles s’appuient sur des données statistiques ou sociologiques pour déterminer les causes du suicide ou les facteurs de risque du passage à l’acte, et ce au-delà du sens que chaque acteur pourrait individuellement attribuer à son geste (Baudelot et Establet, 2006; Caron et Robitaille, 2007; Gagné et Dupont, 2007). C’était déjà le cas avec Durkheim en 1897, quand il refusait de limiter l’acte de se donner la mort à un acte personnel et extérieur au social. Le suicide serait au contraire un acte dépendant de facteurs éminemment sociaux. Nul besoin ici, pour comprendre les causes des variations de taux de suicide, de s’intéresser de près à l’état d’esprit et notamment aux raisons (et à la rationalité) de l’auteur posant ce geste ultime.

D’autres études sur le suicide, cette fois d'ordre psycho-médical, refusent d'emblée de découpler geste suicidaire et folie ou maladie mentale (Ho, 2014). Pour ces discours, la rationalité du passage à l’acte suicidaire est difficilement concevable puisque l’esprit du suicidé est altéré par sa maladie ou son état mental. L’ancien président de l’Association américaine de suicidologie Robert Maris (1982, p. 14, notre traduction) affirmera ainsi qu’« aucun suicide ne peut être considéré comme rationnel au sens d’alternative à notre condition humaine commune[4] ». La signification que le geste revêt pour l’individu lui-même n’est pas ici constitutive de l’explication du suicide[5].

Doit-on pour autant en déduire que les savoirs psycho-médicaux ont définitivement renoncé à coupler rationalité et geste suicidaire ? Certainement pas. Des psychiatres comme Motto (1972) n’hésitent pas à remettre en cause le postulat selon lequel le suicide serait intrinsèquement lié à des troubles mentaux. Dans certains cas, soutient-il, le suicide peut être rationnel, mais il revient au psychiatre de pouvoir cliniquement différencier les cas qui le sont de ceux qui ne le sont pas. L’étude réalisée par Werth et Cobia en 1995 auprès de 202 psychothérapeutes membres de l’American Psychiatric Association (APA) est un autre exemple laissant suggérer que le suicide peut être considéré par les professionnels comme un geste rationnel (81 % des répondants). Certains d’entre eux vont avancer que puisque les individus disposent d’une autonomie, ils peuvent mettre rationnellement fin à leurs jours. D’autres retiennent que le suicide peut être rationnel lorsque l’individu est confronté à une situation sans espoir. Enfin, le suicide pourrait être rationnel à partir du moment où une décision informée a été prise par l’individu et entérinée par une autorité médicale, soit l’essence du débat sur le droit à mourir dans la dignité.

Or, dans deux des cas de figure mentionnés, il revient à un agent extérieur d’apprécier, de juger et d’établir la rationalité ou non du suicide. Le psychiatre Maltsberger (1998, p. 180, notre traduction) affirme ainsi que l’on dénote « une forte dépendance à l’égard du consensus établi par un certain groupe d’individus qui ont pour tâche d’évaluer si un suicide est rationnel ou non; en bref, la rationalité est déterminée par un jugement de groupe[6] ». L’appréciation de la personne qui désire mettre fin à ses jours n’est donc que très partiellement prise en compte voire pas du tout, notamment si elle est présumée souffrir d’un trouble mental[7]. La rationalité suicidaire reste une qualification sociale qui dépend largement de relations de pouvoir et d’interprétations qui dépassent ce qu’en pense le suicidé. Quant au cas de figure qui reconnaitrait les individus comme autonomes et aptes à poser un geste suicidaire en connaissance de cause, il serait en fait peu fréquent sinon improbable (Werth et Cobia, 1995, p. 235). Ho (2014, p. 144) note en somme que l’attitude qui prédomine consiste à dépeindre le suicide comme étant irrationnel puisqu’il découlerait nécessairement d’un trouble mental[8].

Devant cette difficulté d’assumer une rationalité suicidaire, des auteurs comme Clarke (1999, p. 459), Maris (1982) ou encore Huguet et al. (2015) proposent de ne plus aborder le suicide en termes de rationalité[9], mais plutôt en terme de compréhensibilité et d’ « expérience partagée de la vulnérabilité », car si le suicide ne peut pas être rationnel, il fait sens malgré tout et il reste intelligible et à comprendre.

Soucieux justement de laisser aux suicidés le sens à donner à leurs gestes, des auteurs comme Douglas (1967) et Baechler (1975) vont critiquer à la fois les recherches statistiques qui l’éludent complètement et les recherches d’ordre psycho-médical qui n’y voient que la preuve d’une pathologie. Le sens étant inévitablement situé et multiple, les approches compréhensives visent à reconstruire et à comprendre l’état d’esprit de la personne au moment de son passage à l’acte. Hjelmeland et Knizek (1999, p. 278) ajoutent que lorsqu’on choisit de privilégier la perspective de l’auteur du geste suicidaire sur celle d’un observateur externe, l’interprétation du geste est davantage tournée vers le futur (explication téléologique) que vers le passé (explication causale). Pour ce faire, plusieurs types de corpus empiriques sont envisageables, que ce soit les dossiers du coroner, les entretiens avec les proches, les autopsies psychologiques ou encore les lettres d’adieu.

Les lettres d’adieu comme récits adressés à soi et aux autres

La qualité et la richesse des lettres de suicide comme témoignages de première main ne laissent aucun doute (Shneidman et Farberow, 1957; Jacobs, 1967; Leenaars, 1988; Volant, 1990; Barr et al., 2007; Sanger et McCarthy Veach., 2008; Pestian et al., 2012) même si peu de recherches ont utilisé ce matériel car colliger ce type de lettres est ardu (Corriveau et al., 2016). Pour ce faire « il faut éplucher les plumitifs et commander chacun des cas individuellement. [Par exemple] pour la seule région de Montréal, sur les 107 739 enquêtes du coroner effectuées entre 1893 et 1953, seules 3 048 étaient des cas de suicide» (Cellard et Corriveau, 2013, p. 679).

Dans notre article, nous concevons les lettres d’adieu comme des récits. Comme le souligne Hewitt (2013, p. 363, notre traduction) dans l’article Why are people with mental illness excluded from the rational suicide debate?, il s’avère qu’« il y a souvent une discordance entre le récit de la souffrance d’un patient et le langage médical[10] », d’où la pertinence de s’y intéresser de plus près. Ricoeur (1984) a distingué à cet égard trois manières de conceptualiser la relation entre récit et expérience, que Polkinghorne (1988, p. 67-8) résume ainsi : 1) considérer le récit comme indépendant de l’expérience qu’il relate, mais à même d’en donner une description précise, 2) considérer le récit comme indépendant de l’expérience qu’il relate et inapproprié pour espérer la rendre, 3) considérer le récit non pas comme imposé à une expérience qui le précède, mais comme permettant de lui donner forme, de lui donner sens.

Comme notre réflexion porte sur des lettres d’adieu, il ne s’agit pas seulement de récits, mais bien de récits sur soi, à propos de soi. Le premier type de récit est en quelque sorte un compte-rendu de l’expérience vécue. Le récit est archivage ou encore témoignage. Il enregistre l’expérience telle qu’elle s’est passée (Presser, 2009, 2010 parle de narrative as record). Il importe alors de bien le distinguer des histoires qui proposent un portrait sélectif et déformé des événements et de la réalité en général (Presser, 2009, p. 182).

La deuxième conception renvoie à l’idée que tout récit est par définition subjectif, au double sens d’être biaisé et autoréférentiel (Presser, 2009, 2010 parle de narrative as interpretation). Ici la réalité ne se confond pas avec nos perceptions. Même si ce n’est objectivement pas le cas, nous pourrions par exemple considérer un moment donné notre situation affective ou financière sans issue. L’analyse de ces perceptions aide non seulement à comprendre à quelle conduite parfois a priori surprenante elles peuvent mener, mais aussi à quels discours hégémoniques elles ont pu être inféodées. Le chercheur peut ici reconnaître une vérité situationnelle (la vérité du narrateur), mais croire à des vérités plus grandes (comme des injustices sociales qui favorisent le fait que des individus finissent par se convaincre d’être inférieurs à d’autres).

Quant à la troisième conception du récit, celle que nous privilégions dans le cadre de notre article, elle ne s’intéresse pas comme tel à ce qui est arrivé au narrateur. Le récit n’a pas ici vocation à éclairer les raisons ou motivations du geste suicidaire. Il ne permet pas d’accéder au sens que le narrateur donne à son action, que ce sens soit appréhendé sur un mode objectif ou subjectif. Il renvoie plutôt à la communication d'une expérience socialement recevable, à la fois pour le narrateur et pour les autres (Presser, 2009, 2010 parle de narrative as constitutive of experience). Et parce qu’un récit vise d’abord à faire passer un message, il met toujours en forme une expérience en insistant sur certains aspects et en en négligeant d’autres. Toujours communiqué « en vue de », il varie selon son usage et les circonstances du moment (Presser, 2010, p. 443). Comme le récit de soi parle ici d’une expérience considérée socialement inacceptable sur le plan moral, il peut aider le narrateur à établir et à maintenir un sens unifié du soi, à réconcilier ses multiple selves, mais aussi à donner à ses actions des justifications qui feront sens pour ses interlocuteurs, tant réels que potentiels et imaginés (Presser, 2009, p. 179-180). Qu’elle soit consciente ou non, la manière de nous raconter (à nous-mêmes comme aux autres) ne s’inscrit jamais dans un vide culturel. Elle répond à des attentes sociales qui orienteront à la fois le contenu, mais aussi la forme du récit. Et si le fait de répondre à de telles attentes ne relève pas toujours d’un processus conscient dans l’esprit du narrateur, le récit n’en renvoie pas moins à l’usage du langage comme prise de conscience de soi (Presser, 2009, p. 185).

Sans prétendre pouvoir nous prononcer sur la lucidité des suicidés au moment où ils écrivent, nous n’en considérons donc pas moins la lettre d’adieu comme une expérience qu’un narrateur communique à soi et aux autres dans un contexte et dans une mise en forme qu’il saisit plus ou moins consciemment comme n’étant pas neutres. Là où un narrateur s'adressera explicitement à un coroner pour le convaincre qu'il n'est pas fou, beaucoup d'autres se limiteront à exposer les raisons de leur geste, la logique justifiant leur passage à l'acte, en tout cas leurs souffrances physiques et psychologiques. Mais déjà là, ces personnes communiquent aux destinataires de leurs lettres, que ce soit des proches ou les autorités en place, un sens à leur geste. Le récit éclaire donc à la fois sur le passé, le présent et le futur (Presser, 2010, p. 434). Dès lors qu'un individu écrit une lettre d’adieu, il pense en effet déjà au moment post-mortem.

L'analyse qui va maintenant suivre ne permettra pas seulement d'illustrer la pertinence de cette troisième conception du récit. Elle montrera surtout que lorsque vient le temps d'établir un verdict de suicide dans les enquêtes du coroner, la folie est souvent amenée au banc des accusés du passage à l’acte, elle est déjà inscrite sur le corps du défunt et aucune lettre, aucun témoignage, aussi posés soient-ils, ne pourront convaincre du contraire. À cet égard, Becker (1985) a déjà souligné l'importance de contester la hiérarchie de crédibilité établie et de s'affranchir des catégories de pensée instituées.

Notre article porte sur la région administrative de Montréal-Montérégie-Laval-Lanaudière-Laurentides entre 1950 et 1970[11]. Sur les 2 570 verdicts de suicide répertoriés, seuls 334 dossiers incluaient des lettres d'adieu, soit 13 % du corpus, ce qui correspond aux taux habituels des études sur le sujet depuis les années 1950 (Jacobs, 1967; Volant, 1990; Barr et al., 2007). Or, 91 % ou 304 de ces dossiers contiennent des expressions telles que « folie, dépression, aliénation, unsound mind » dans le verdict du coroner. À titre de comparaison, environ 35 % des dossiers du coroner qui n’ont pas de lettre de suicide arrivent au même type de verdict. Comme si écrire une lettre d'adieu incitait encore davantage le coroner à déceler un moment de folie.

Ajoutons que dans la grande majorité des lettres, les raisons de la mort à venir sont explicitées : peine d’amour, pauvreté, santé physique, etc. Par exemple, 35 de ces lettres d’adieu[12] font état de nombreuses douleurs physiques, d’une santé médiocre ou d’une maladie incurable, comme Lucien B., 49 ans, qui écrit : « ce qui m’est arrivé j’était atteint du maladie incurable malgré les bon soin que ma donné le Dr. [P.] et le Dr. [C.] il ny avait rien a faire. Je ne pouvais plus endurer ces souffrances »[13]. Pour John A., 44 ans, « I, John [A.], put volontarely end of my life because it was no hope of getting well after the accident I had at Masson St»[14]. Pourtant, 34 de ces 35 dossiers ont reçu un verdict de folie pour expliquer le passage à l’acte.

Pour mieux illustrer cette difficulté qu’ont les coroners à concevoir une rationalité suicidaire, nous avons choisi de nous concentrer uniquement sur dix cas où les suicidés communiquent explicitement « ne pas être fou », « avoir toute leur tête » ou encore se suicider en « toute connaissance de cause » et de façon « réfléchie ». Nous n’avons donc conservé pour l'analyse qualitative que les dossiers contenant les lettres d'auteurs qui se doutaient qu’on associerait leur suicide à la folie et qui jugeaient nécessaire de défendre le sens de leur geste et l'état d’esprit sain qui l’accompagnait. Parallèlement, et bien qu’ils ne soient pas formulés de manière similaire, tous les verdicts rendus par les coroners (Duckett, Clément[15], Trahan et Lapointe) sont du même avis... contraire : « Suicide dans un moment de folie », « Suicide while of unsoud mind », « Suicide when of unsoud mind », « Suicide dans un moment d’aliénation mentale » ou « Suicide dans un moment de dépression mentale ».

« Croyez surtout pas que j’ai perdu la tête » : présentation des dossiers[16]

Examinons maintenant ces cas où les lettres d'adieu défient frontalement, mais vainement, le verdict de suicide dans un moment de folie, que ces lettres soient appuyées ou non par d'autres témoignages[17].

Le cas Peter M. : quand le coroner n'a que le geste suicidaire pour « prouver » l'aliénation

Il y a d’abord ces situations où, alors que le coroner conclut à un verdict de folie, les autres acteurs aux dossiers ne remettent pas en question le refus par le suicidé d'une telle étiquette. L’enquête qui porte sur la mort de Peter M.[18] illustre particulièrement bien ce propos.

Lisons-le : « good by dont be thinking I am crazy I am wise to get rid of this life […] dont thing I am crazy by doing this I am intelligent to get rid of this kind of life a man that lives in this condition of life his really crazy and i mean it by by suckers ». Il met donc très vite l'accent sur les nombreuses difficultés qui peuplent son existence ; difficultés que seul un fou pourrait endurer selon lui. Il soutient encore qu’il ne peut vivre avec « 42c a day » et « [a]lways being sick and no money to live on separated from my children, and having to leave my house to enter the hospital ».

Dans son témoignage à la cour, la fille du défunt rejoint les dires de son père quant à sa pauvreté et son état de santé. Elle reconnaît les justifications qu’il avance pour présenter son suicide comme un acte nécessaire, voire inéluctable, au regard d’un ensemble de facteurs exogènes. Elle fait certes référence à son état mental lorsqu’elle mentionne que depuis « la mort tragique de son fils, il y a 4 mois, il était beaucoup affecté [et qu'] à différentes reprises [...] il a dit qu’il aimerait mourir ». Mais elle ne parle ni de folie ni même de dépression. Elle nous apprend également qu’il souffrait de tuberculose « depuis […] environ 21 ans » et qu’il devait recevoir une série de piqures, mais « comme il n’avait pas d’argent, il a laissé faire ». Peter M. lui-même, on s'en souvient, tenait à exprimer explicitement qu’il n'était pas fou. À ses yeux, son chagrin, sa maladie physique et sa situation financière constituaient autant de bonnes raisons d'en finir. Sa fille, bien qu’elle considère « que son père ne devrait pas dire ça [vouloir mourir], et [qu’il devrait] mieux y penser », ne laisse entendre à aucun moment que son jugement aurait été altéré. Son témoignage laisse au contraire transparaitre une forme de compréhension qui frôle l’empathie, même si elle regrette la décision prise par son père.

Les deux autres témoins au dossier se contentent eux de décrire la scène lors de leur arrivée et ne mentionnent rien par rapport au comportement de Peter M. Face à ces divers témoignages, le coroner semble finalement n’avoir sélectionné qu’un seul élément à même de confirmer la thèse de la folie, à savoir le suicide lui-même, ce qui n’est pas sans rappeler le commentaire du psychiatre Maris (1982, p. 14. Notre traduction) qui rappelle que « la décision de mettre fin à ses jours devient, per se, la preuve de l’existence d’une maladie mentale[19] ». 

Les cas Cécile L., John M., Angèle D., Marie Louise F., et Cécile S. : quand le coroner privilégie les témoignages plutôt que la lettre pour retenir l'aliénation

Si parfois les témoignages peuvent faire état de visions nuancées sur le sens du geste posé, voire s’approcher de ce que communiquent les suicidés rebelles par rapport à la supposée folie qui aurait dicté leur passage à l’acte, d’autres pointent dans la direction contraire et évoquent l’aliénation, et ce alors même que la lettre d’adieu discrédite, du moins partiellement, cette thèse de la folie derrière le geste. Dans les cas rapportés qui suivent, nous verrons que les mots du suicidé n’auront pas été entendus par le coroner au moment du verdict, au contraire de ceux avancés par les témoins.

Ainsi, dans le dossier de Cécile L.[20], la lettre d’adieu jointe au dossier se termine par « Signée en pleine conscience » et ne contient, à aucun moment, une référence à la dépression ou à des idées noires. Bien que Cécile mentionne une « grande fatigue », la structure du récit, au sens de Presser (2010, p. 443), porte plutôt l’attention du lecteur sur ses directives post-mortem, la lettre se rapprochant beaucoup plus d’un testament que d’un aveu de folie. Or, des deux témoins assermentés, seul le mari offre des détails sur l’état mental de la disparue. Il soutient que sa femme « était sous une dépression nerveuse depuis 10 ans, ne fut jamais hospitalisée, mais sous les soins du Dr Marcel Bastien […] voilà quelques jours elle aurait téléphoné au docteur, lui disant qu’elle avait des idées noires ».

De manière quelque peu semblable, John M.[21] dit faire le choix de mourir au moment qui lui paraît le plus opportun et sensé, c’est-à-dire lorsqu’il le décide lui-même. Dans sa lettre, il écrit notamment « I have reached my 50th year and I have all my facultys, which I think I’ve been very lucky ». Bien qu’il assure avoir toutes ses facultés, force est de constater que le coroner s’en tient à la fois à l’interprétation qu’offre un employé occasionnel de John M., qui soutient que ce dernier « was not as cheerful as usual », en plus de celle du policier ayant découvert le corps. Dans son témoignage, ce dernier émet la thèse que la note laissée par le défunt « clearly showed his intention of suicide while in a state of depression ».

Un autre dossier, celui de Mme Angèle D.[22], qui « [s]’est tirée avec une carabine de calibre 22 », est également un bon exemple d’opposition entre les témoignages et les lettres des suicidés. Son mari dira qu’« elle était malade depuis 1 ½ an, souffrant de dépression mentale […] et qu’elle a fait 7 tentatives de s’enlever la vie ». Pourtant dans sa lettre, la principale intéressée, tout comme Peter M., justifie explicitement les raisons de son geste et soutient que mourir est la « seule manière de ne plus souffrir ». Elle dit : « j’ai toujours été malade et je le suis encore j’aime mieux en finir tout de suite ». Dans son récit, elle se présente comme une « victime » de circonstances sur lesquelles elle n’a pas de prise contrairement au passage à l’acte suicidaire. En terminant sa lettre, elle semble pressentir la lecture qui sera faite de sa souffrance comme symptôme d’un geste qui serait guidé par une altération mentale et affirme haut et fort son opposition à une telle interprétation : « Je ne suis pas folle j’ai m’a pleine connaissance je ne blâme personne pour ce que je vais faire ». Malgré cela, le verdict du coroner reste implacable : « Suicide dans un moment d’aliénation mentale ».

Pour ce qui est de Marie-Louise F.[23], cette dame de 36 ans morte écrasée par un train, rien ne laissait présager son suicide. On sait que son frère était « à St Michel Archange a Québec pour traitements mentaux » mais aussi qu'elle se disait « très nerveuse et qu'elle se faisait beaucoup de souci avec la maladie de son garçon ». Dans une lettre qu’elle adresse justement à ses enfants, et qu’elle semble rédiger en attendant le train, elle écrit : « J’entend venir le train mes chers enfants soyez courageux, croyez surtout pas que j’ai perdu la tête sait surtout que je ne pouvais pas supporter le sort que Dieu ma donné ». Elle implore ses enfants de la considérer comme saine d’esprit. Malgré le fait qu’elle n’ait « aucun passé médical », le verdict sera là encore « suicide dans un moment d’aliénation mentale ».

Cécile S.[24], de son côté, soutient dans sa lettre qu’elle a très peur de ne pas réussir son suicide. Elle sait pertinemment qu’elle sera probablement déclarée folle en cas d’échec, ce qui la pousse à affirmer que « si malgré toutes mes précautions je me manque, faites moi renfermer dans une asile en me faisant passer (nous soulignons) pour folle, ce n’est pas moi qui irait vous démentir ». Un peu plus loin dans sa lettre, elle souligne néanmoins : « N’oubliez jamais que je n’ai pas fais cela dans un moment de folie, car ça fais une semaine que je me prépare. J’ai bien pesé le contre et le pour, c’est pour cela que j’ai attendu une grande semaine pour être bien sûre de ne pas changer d’idée ». L’attente devient ici garante du caractère approprié et réfléchi du suicide, l’absence d’impulsion venant confirmer la rationalité de l’acte. Verdict du coroner : « suicide dans un MOMENT d’aliénation mentale » (notre majuscule) !

Alors que d'aucuns y verraient un processus réflexif de type calcul coût-bénéfice, le coroner s’en tiendra aux discours du mari et de l’assistant-directeur Roméo Longpré de la police de Montréal. Ces derniers, tout comme dans le cas de Cécile L., mobilisent rapidement certaines expressions référant à l’aliénation. Si le premier affirme d’abord que « rien ne laissait prévoir son geste », il ajoute néanmoins très vite que « depuis une opération pour les organes [elle] souffrait de dépression ». L’assistant-directeur soutient lui avoir trouvé « une lettre contenant dix pages racontant son découragement » et que Mme S., aux dires de son mari, « était malade depuis environ 3 ans et avait des troubles depuis quelques temps ». Inutile de préciser qu’il ne fait pas mention de l’extrait de la lettre de Cécile S. présenté ci-dessus.

Par ailleurs, dans ces cinq dossiers, les témoins hésitent voire renoncent à utiliser le vocable suicide. Ils privilégient plutôt des termes comme « la décédée ». La « dépression », pourtant si lourde de sens, est par contre mobilisée presque mécaniquement, sans aucune justification ou véritable consistance pour l’appuyer.

Les cas Jeanne C., Walter M., Naomi H., et Andrew H: quand les autorités sont directement interpellées, mais que rien n'y fait...

Dans la continuité de ce qui précède, il est également fascinant de voir le type de formulation utilisé par certains auteurs des lettres pour communiquer que leur geste est sensé. Jeanne C., Naomi H., Andrew H. et Walter M. font ainsi usage d’expressions et de constructions syntaxiques qui semblent empruntées aux coroners eux-mêmes, témoignant d’une connaissance probable du traitement légal et administratif réservé aux cas de suicide.

Sur une note explicitement adressée à la police, Jeanne C.[25] écrit : « Je certifie que moi Jeanne C. J’ai fait de mon plein gré et que je suis saine d’esprit je suis écoeurée de la vie, de toujours être malade, et c’est pourquoi je me détruit Je n’en peux plus. Personne n’est responsable de ce qui arrive ».

Le cas de Walter M.[26] ne s’en éloigne guère. Après avoir dressé une liste de ses possessions, ce dernier conclura une de ses lettres en écrivant « I, Walter [M.], hereby being of sound mind and body, do hereby declare all of this to Simone [P.] ». Les éléments « nuisibles » au dossier ? Sa consommation d'alcool qui, bien que modérée, faisait qu’il « perdait la tête » de temps à autre, et les querelles avec sa femme.

Naomi H.[27], qui se suicidera en ingérant des barbituriques en 1967, terminera la lettre adressée à son copain en lui disant « ‘‘The Balance of my mind’’ by the way is not disturbed – its very cool and balanced. Please don’t let anyone say otherwise. Maybe it is wrong to love someone so much but I cannot help myself […] If by chance I live, God help me, please please please vouch for my sanity and look after me until I am better ». Sur d’autres bouts de papier, elle continue et se lance dans une diatribe, doublée d'un avertissement, à l’égard des étapes de l’enquête à venir. Pour elle, le processus tentera de la décrédibiliser en l’étiquetant comme dérangée. Craignant qu'on lui ôte sa raison, elle dit : « I am still quite sane but i have taken a scotch or two !! […] By the way if ‘‘they’’ do say ‘‘the mind was disturbed’’ it’s only because they have to categorize everything otherwise people will say they don’t know their job !! ». L’utilisation des guillemets sert sans doute d’élément visuel pour indiquer avec un cynisme teinté d'ironie qu'elle sait à qui et à quoi elle a affaire.

Un autre cas, celui d’Andrew H.[28], témoigne également de sa connaissance du processus et surtout du verdict qui suit généralement un suicide. Sur la première page de sa lettre, écrite à sa femme et rédigée sur un papier bordé d’illustrations florales, il dit : « I am of sound mind and destroy myself so that I can repay you a little for the love and devotion you showed me […]In sound mind I take my own life and can at least find peace in death ». Puis, comme s’il s’adressait au futur lecteur de sa lettre, il débute la deuxième page en écrivant « To whom it may concern, I, Andrew Hogg, do hereby make the following statement, being of sound mind ». Malgré ce type de formulation, les verdicts restent invariablement les mêmes. Tout comme pour l’ensemble des cas précédents, les coroners se rabattent sur les éléments confirmant la thèse de l’aliénation mentale, que ce soit des mentions d’épisodes dépressifs de la part des témoins ou juste le suicide lui-même. Par conséquent, l’irrationalité des personnes suicidées est toujours posée comme certaine, y compris quand le seul élément « négatif » au dossier évoque une personne qui « was continuously causing trouble[29] » et que cette information n’est rapportée que par la police. À chaque fois, le coroner livrera un verdict de suicide when of unsound mind.

Pour ne pas conclure, laissons la parole une dernière fois à une lettre d'adieu : « I dont know if i am going be able to make the meaning of this letter very clear. However I feel I must try and do something. […] I am not feeling very well myself[30] ». Ce récit fait part non seulement du désir ou du devoir de l'auteur de mettre sur papier sa vision des choses, mais aussi de son désarroi, mêlé de frustration, à l'idée qu'il ne sera probablement pas compris comme il aurait souhaité l'être. Comme Presser le soulignait, se raconter, c'est déjà per se interpeller un futur dans lequel on entend rester acteur, de sa vie comme de ce qui la suit.

Dans le contexte canadien actuel, où l’aide médicale à mourir est maintenant une option légale pour ceux dont l’état de santé correspond à un certain nombre de critères[31], la question à la fois de la légitimité et de la crédibilité du désir de mettre fin à ses jours reste plus que jamais ouverte et irrésolue. Cette question tourne en effet principalement autour de l’enjeu d’un consentement qui demande à être éclairé ; et qui demande à l’être, au moins partiellement, par une autorité autre que la personne elle-même. Il semble donc qu’aujourd’hui encore, face à la mort, la parole de soi sur soi ne puisse jamais se suffire à elle-même…